La Musique aux Tuileries ou les auditeurs des musiques de plein air, entre culture et loisirs au XIXe siècle

Patrick Péronnet, chercheur associé à l'IReMus (CNRS UMR 8223)

Citer
Patrick Péronnet, « La Musique aux Tuileries ou les auditeurs des musiques de plein air, entre culture et loisirs au XIXe siècle », dans Revue Silène, n° 1, déc. 2023, p. 1-18 Url : https://www.revue-silene.com/2024/03/10/06_la-musique-aux-tuileries-ou-les-auditeurs-des-musiques-de-plein-air-entre-culture-et-loisirs-au-xixe-siecle/

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Sommaire

Lorsqu’Édouard Manet peint La Musique aux Tuileries, en 1862, le concert de plein air connaît ses heures de gloire. En présentant un épisode de la vie contemporaine en plein air, pionnière chez les impressionnistes, Manet donne un témoignage. Il nous invite aussi à entendre l’univers musical probable de ces auditeurs installés sous les denses et frais ombrages des Tuileries à l’heure estivale. Le concert de plein air est un lieu de diffusion musicale passablement négligé par la musicologie1. Et pourtant, que serait le jardin urbain de la seconde moitié du XIXe siècle, sans ses animations musicales ? Comment ne pas prendre en compte la diffusion musicale auprès de toutes les classes sociales à l’heure du concert où se bousculent des centaines d’auditeurs attentifs ou dilettantes ?

Loin du salon ou de la salle de concert, le concert de plein air, avec ou sans kiosque, est dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le symbole d’une musique partagée et démocratisée. Il est aussi un besoin social. La géographie parisienne des lieux de concerts distingue aussi les publics, entre parc ou place, rive droite ou rive gauche, grands jardins historiques (Les Tuileries et le Luxembourg notamment) et nouveaux espaces hygiénistes haussmanniens, quartiers bourgeois ou populaires. Loin de la caricature souvent admise, la régularité des concerts « militaires » annoncés par les médias, permet la rencontre de publics fidèles, attentifs, connaisseurs et critiques. Un certain goût musical y naît qui échappe à la critique musicale (et aux puristes de la musique en salle), véritable liturgie bourgeoise pour public d’initiés.

Les musiques militaires sont longtemps les seules à s’installer sous les ombrages et il est bien rare qu’on s’attache à leurs programmes. Le plein air n’est pas restrictif dans les formes de diffusion musicale. S’il est implanté dans les villes de garnison par son lien originel avec les musiques militaires, il est aussi le luxe des villes thermales ou de villégiature. Mieux encore, il devient l’attraction du demi-monde dans le Paris des fêtes estivales nocturnes, lorsque Musard fait de la musique à tous vents. Qu’entend-on sous les frondaisons pendant l’été alors que les grandes salles de spectacle font relâche et que nombre d’artistes essaient de se faire embaucher dans les lieux de villégiature à la mode ? Quelle typologie établir entre le concert militaire du jardin urbain, des villes thermales ou balnéaires, ou des Champs-Élysées ? Qui s’assemble autour de ce lieu symbolique et pourquoi ? Comment y entend-on la musique ? Écoute mondaine ou écoute distraite ?

L’invitation au jardin

Pour mieux approcher les auditeurs des musiques de plein air au XIXe siècle, il est heureux d’ajuster le focus de l’œil sur un plan panoramique, et d’essayer par plans rapprochés d’aller vers l’intime de la représentation de l’auditeur. Le choix du plein air est en soi un contre-exemple de l’intériorité nécessaire à l’écoute réflexive ou structurelle et autres déclinaisons chères à Martin Kaltenecker2. Pour mieux appréhender ce contrechamp volontaire, il est nécessaire de convoquer l’œil de l’artiste, la mélodie du poète, la plume du nouvelliste ou du romancier, les égarements du feuilletoniste, pour une promenade au jardin en des temps anciens et estivaux, éloge du promeneur, de l’oisiveté, d’une activité sans contrainte chère à Rousseau, image d’un temps où le dandy flâneur peut prendre... son temps, luxe inestimable et anticonformiste pour un XIXe siècle laborieux.

Voici arriver les beaux jours, les douces soirées, les ombrages désirables et le besoin d’air frais. Le temps des plaisirs en serre chaude passe avec la saison des pluies et du froid, il nous faut maintenant des plaisirs de plein air, des divertissements sous la voûte des arbres, de la musique dont l’harmonie se mêle à la brise nocturne, des orchestres et des danses dont la poussière, la cadence et le mouvement se perdent dans l’immensité de l’atmosphère.

Viennent donc le jardin, les concerts, les arbres, les vertes salles ouvertes à la fraîcheur qui vivifie. Avec l’été Paris devient méridional, italien, napolitain, oriental, andalous ; Paris sait varier ses jouissances, les adapter aux actualités atmosphériques. Il a raison. Paris a ses théâtres, ses salles de concert, ses bals, ses assemblées pour l’hiver ; et pour le printemps il se fait faire des Tivoli, des concerts aux Champs-Élysées, des fêtes au bois de Boulogne, des Ranelaghs, des jardins, des musiques aériennes et des orchestres de tout nom et en tout endroit.

Quand on ne peut se sauver aux magnifiques solitudes des châteaux, quand on ne peut atteler pour aller à Barèges, à Bourbonne, à Aix, à Luxeuil, à Bagnères, à Vichy ; lorsqu’on est cloué dans la grande prison de pierre que domine Montmartre et que lave la Seine, alors il faut bien de temps en temps voir quelques arbres verts, savourer un peu d’air semi-pur.

Lorsqu’on ne peut suivre tout l’itinéraire de l’élégance et de la fashion [...], les loisirs de l’aristocratie du faubourg Saint-Germain [...], alors on soupire quelquefois sur les pelouses [...], on veut fouler l’herbe de ces pieds si fatigués du grès de nos rues, alors on se trouve heureux de la prévoyance de ces spéculateurs bien inspirés qui ouvrent à cette population attachée à la glèbe parisienne des oasis de plaisir en plein air.3

Le texte introducteur de Jérôme-Léon Vidal (1797-1873), poétique et évocateur, plus réaliste, voire vériste, que romantique, introduit un mode de vie urbain tout à la fois lointain et très proche de nos sociétés postindustrielles. Dans un Paris printanier ou estival, la promenade urbaine, si bien étudiée par Robert Beck4, mène les pas sur les boulevards ou dans les grands jardins. Derrière cette forme apparente de nonchalance, il est aussi un autre impératif, celui de l’ordre public, que les événements de 1848 avaient passablement perturbé. Le plein air est aussi la possibilité de rassemblements séditieux. Le 15 juillet 1848, le ministre de l’Intérieur Antoine Jules Sénard (1800-1885) permet aux préfets, par circulaire ministérielle, « d’autoriser les concerts publics en plein air, à la condition qu’ils aient lieu en des endroits au préalable définis et facilement cernables par les forces de police en cas d’apparition de troubles »5. Cette mesure prudemment libérale ne sera pas remise en cause ultérieurement. Dès lors le jardin public, à Paris comme en province, sert d’écrin verdoyant aux concerts de plein air.

Sous le Second Empire, le concert de plein air participe à l’effort de cohésion sociale voulu par le régime, un mélange respectueux des classes sociales et l’usage sain d’un temps libre pour les classes laborieuses à l’occasion du dies dominicus, autrement dit du dimanche. Il est l’occasion d’élever culturellement les masses, sans leur donner un pouvoir réel sur le devenir du régime. Ce que l’on qualifie encore de « concert d’harmonie à la mode allemande » est en fait héritier des concerts militaires donnés sur les boulevards de Paris à la veille de la Révolution de 1789. Les musiques militaires jouent un rôle important, particulièrement sous le Second Empire. Grandement favorisées par le régime politique, dotées d’un instrumentarium Sax novateur et usant d’un personnel de musiciens professionnels, elles deviennent un instrument du pouvoir politique. Casernées à Paris ou dans les grandes villes de province, elles offrent dès les premiers beauxjours l’occasion de lier militaires et civils dans l’esprit consensuel de la promenade de l’aprèsmidi ou du soir, toutes classes sociales confondues, le spectacle y étant gratuit. Le succès populaire accompagne l’élévation de qualité des musiques militaires et la multiplication des lieux de concerts. Dans le Paris intra-muros, on distingue encore quelques « chapelles » sociales, selon les quartiers.

En consacrant tout récemment quelques lignes à la musique en plein air, notre collaborateur E. Barateau a omis involontairement de parler de l’excellente musique d’harmonie exécutée, le soir, quand le temps le permet, dans les divers jardins publics de Paris, le Luxembourg, les Tuileries, le Jardin du Palais-Royal, ainsi que sur la place Vendôme et Place-Royale [actuelle place des Vosges] au Marais. Ces agréables concerts ont recommencé depuis plusieurs semaines, et voient se grouper autour d’eux une nombreuse affluence d’amateurs, qui, sans bourse délier, entendent les chefs-d’œuvre de nos grands maîtres, supérieurement arrangés en fantaisie, en marches, en pas-redoublés, et rendus avec beaucoup de verve et d’habileté. Ces musiques militaires ont chacune leur cercle de dilettantes spéciaux.6

Ou encore,

[...] nous devons mentionner l’excellent concert d’harmonie qui a lieu tous les soirs dans le jardin du Palais-Royal, à la mode allemande. Bien que l’heure de ce concert (6 heures) prive un grand nombre de personnes d’y assister, le jardin est littéralement encombré d’auditeurs, et les chaises sont occupées par d’élégantes dames qui dérangent l’heure de leur dîner pour se délecter de cette musique.7

De par « l’autorité militaire supérieure » les musiques militaires occupent dans Paris intra-muros des lieux de plein air très marqués historiquement et peu modifiés dans les trois premiers quarts du XIXe siècle : les jardins des Tuileries, du Palais-Royal, du Luxembourg, la place Royale (ou place des Vosges), auxquels s’adjoint sous le Second Empire la place Vendôme et parfois le Jardin des Plantes. Le rituel du concert militaire est invariable. Les horaires en sont annoncés dans les journaux. Nombre d’entre eux ont lieu simultanément entre six à sept heures du soir, hormis ceux des Tuileries, de mai à octobre.

Monsieur Manet en ses habitudes

Peint en grande partie dans son atelier, d’après des études sur nature, La Musique aux Tuileries d’Édouard Manet (1832-1883) évoque le regroupement d’une bourgeoisie simple, mêlant hommes, femmes et enfants autour du concert de plein air. Mais ce n’est pas sans quelque surprise que dans La Musique au Tuileries, la musique ne soit pas « visible ». Pas d’orchestre, pas de musicien, le tableau semble un contre-champ photographique, et devient un tableau-portrait, représentation d’une brochette de proches et d’amis identifiables.

Antonin Proust [ami d’enfance de Manet et l’un de ses premiers biographes] raconte qu’à la suite du succès du Guitarrero Manet avait déjà sa petite cour d’anciens condisciples, épatés par son talent, par son arrogance, par son insolence. [...] Presque tous les jours, il va aux Tuileries suivi de cette cohorte [...] accompagné de Baudelaire, après avoir déjeuné chez Tortoni. [...] Sur le thème et le contenu [de ce tableau], les iconologues [...] s’en sont donné à cœur joie. C’est une scène de la vie parisienne. [... Manet] s’est représenté lui-même : il est à l’extrême gauche et il tient à la main quelque chose qui est ambigu – ça peut être une canne, ça peut être un pinceau. [...] il se met juste à la frontière de l’œuvre, tout à fait au bord [...] il se fait quasiment disparaître puisqu’il est coupé par le bord de la toile et à peine discernable, entouré par ses amis, son frère Eugène, Baudelaire, Théophile Gautier, Champfleury, Fantin-Latour, etc.8

Édouard Manet (1832-1883), La Musique aux Tuileries, 1862, huile sur toile, 76 x 118 cm, Londres, The National Gallery © Londres, The National Gallery

Manet nous invite à entendre l’univers musical probable de ces auditeurs installés sous les denses et frais ombrages des Tuileries à l’heure estivale. Inutile de chercher le kiosque à musique, il n’est pas encore construit. Dans les années 1860, le concert est donné « sur un des emplacements aménagés à cet effet dans le jardin du palais des Tuileries et donnant du côté de la rue de Rivoli, près de la place Vendôme »9. Il n’est pas question dans ce tableau d’un public attentif à l’heure du concert mais bien d’un rendez-vous précédant ou succédant à l’audition de celui-ci. L’assemblée, réunie sous le pinceau de Manet, est nombreuse comme l’écrit Émile Zola. « Imaginez, sous les arbres des Tuileries, toute une foule, une centaine de personnages, qui se remue au soleil ; chaque personnage est une simple tache, à peine déterminée, et dans laquelle les détails deviennent des lignes ou des points noirs. »10 Que s’apprêtaient (ou que venaient) à entendre les auditeurs distraits de ce formidable tableau ?

La musique du régiment de gendarmerie de la garde impériale exécutera des morceaux d’harmonie, de 5 à 6 heures du soir dans les jardins du palais des Tuileries, les 18, 24 et 30 juin [1862] courant.11

Ainsi que nous l’avions annoncé, les musiques des régiments de la garde impériale en garnison à Paris ont commencé le 1er mai [1863] à exécuter des morceaux d’harmonie dans le jardin du palais des Tuileries. La musique du régiment de gendarmerie, caserné au Louvre, a ouvert hier ces concerts militaires, qui continueront d’avoir lieu, comme les années passées, pendant toute la durée de la belle saison.12

Comme en témoignent les journaux du temps, du 1er mai au 21 septembre de cinq à six heures du soir, tous les jours, excepté le dimanche, les musiques des régiments de la garde impériale, autrement dit l’élite des musiques militaires françaises investissent les Tuileries13. La Musique de la Gendarmerie de la Garde impériale, casernée au Louvre, est dirigée par André Riedel « chef habile et compositeur distingué, qui a pris cœur d’avoir l’ensemble d’exécution le plus pur et le plus parfait que puisse donner un orchestre d’harmonie »14. Cette formation d’élite15 a les honneurs du concert aux Tuileries et les éloges de la presse.

Puisqu’il faut nous attacher aux auditeurs de ce petit monde des concerts de plein air, lisons ce que Pierre Véron écrit en 1865 au sujet de la « comédie humaine » qui s’assemble sous les marronniers dans le rituel estival du concert des Tuileries.

L’été nous étant revenu d’une façon foudroyante, il a bien fallu que tout imitât sa précocité et l’on a pu lire dans tous les journaux : « À dater du 17 avril les musiques militaires recommenceront à jouer tous les jours dans le jardin des Tuileries. » Un des endroits les plus curieux à observer et des plus dignes de tenter le physiologiste que ce coin de promenade où tous les ridicules contemporains, représentés par des échantillons très-réussis, pivote autour des saxophones et des clarinettes. Alphonse Karr a écrit Sous les tilleuls. Qui écrira Sous les marronniers ?

Étrange défilé ! Tohu-bohu pittoresque ! Un rendez-vous des vanités réunies. Le petit employé à quinze cents francs parodiant les gandins du boulevard et exécutant le carnaval de Venise du pince-nez. La petite bourgeoise faisant froufrouter sa robe de soie et posant à la haute élégance, pendant que sa couturière qui vient de l’apercevoir se demande comment elle va profiter de l’occasion pour lui rappeler sa note. Les jocrisses de la musique dandinant la tête en mesure et levant au ciel des yeux rêveurs pour singer le dilettantisme, puis se penchant vers la personne qui les accompagne en s’écriant : Ce Verdi, quel talent ! lorsque c’est un quadrille de Musard que l’orchestre vient d’achever. Le turco écoutant surpris ces éclats de cuivre auxquels il préfère son biniou africain, ô gué ! Le pauvre honteux que dénonce son habit, aux coutures duquel l’encre a essayé vainement de refaire une seconde jeunesse, et qui est venu là pour tromper sa faim, oubliant que ventre affamé n’a pas d’oreille. Le bohême jugeant les maîtres du point de vue du bout de cigare. Le pick-pocket sondant les poches qui l’honorent de leur confiance. Le gardien au bicorne officiel semblant pénétré de son importance et proclamant par toute la majesté de sa personne :

Que c’est un métier difficile... De défendre la propriété.

Le chef de musique se cambrant avec désinvolture, ses hommes soufflant avec résignation. L’Anglais obstiné murmurant entre ses dents :

« Aoh ! il était bien plus belle à Hyde-Park ! » Les célibataires chassant au mariage, sous l’invocation du grand de Foy, leur patron. Les mères à prétentions promenant par la main une grande jeune fille de seize ans qui porte encore des jupons courts. La loueuse de chaises circulant dans les groupes pour nous rappeler que la devise de l’époque est en tout et pour tout : Frères, il faut payer.

Toute la comédie humaine en réduction, sans compter les excentriques que possède la musique des Tuileries.

Les journaux ont parlé de l’un d’eux, personnage aux allures militaires qui arrive toujours des premiers, se place sur un des sièges de devant, écoute religieusement, se lève après chaque morceau, ôte son chapeau, fait des saluts cérémonieux et se rassied.

Il en est un, entre autres, qui ne mérite pas moins que le précédent une mention spéciale.

C’est un vieillard long, sec, mélancolique, au visage osseux, encadré de rares cheveux blancs. Le vieillard s’installe sur une chaise, place devant lui un cahier de musique et tout le temps que dure le concert, bat la mesure avec sa canne, comme si c’était lui qui dirigeât. Quand on applaudit, il essuie une larme d’émotion. On me l’a nommé. C’est un vieux compositeur, second prix de Rome, il y a bien des années, que l’impossibilité d’arriver a rendu monomane.

Il s’imagine que ce sont ses œuvres qu’on exécute. N’est-ce pas que cette inoffensive folie ne donne pas du tout envie de rire ?16

Mais cette musique que l’on entend sans vraiment l’écouter n’a pas que des adeptes tout comme la peinture de Manet. Cette intervention du réalisme et de l’impressionnisme dans un univers artistique très conservateur est vivement attaquée. Ainsi en témoigne Paul de Saint-Victor (1827-1881)17 qui écrit au sujet du tableau de Manet : « Son concert aux Tuileries écorche les yeux comme la musique des foires fait saigner l’oreille »18. Si Saint-Victor rejette avec mépris l’impressionnisme de Manet tout comme ces musiques fanfaronnes, d’autres élites n’ont pas la même fermeture d’esprit. Raymond Bouyer conte l’anecdote suivante issue d’une conversation de salon :

« Ça me fait grand plaisir, ce que vous dites-là. Je suis comme vous, je préfère le silence à la musique... » C’est Théophile Gautier qui répond aux Goncourt en belle humeur d’avouer leur « complète infirmité », leur « surdité musicale », - « nous qui n’aimons tout au plus, disent-ils, que la musique militaire ! »

Paroles estivales qui ne sont pas tout à fait d’hier puisqu’elles remontent à 1862, l’année même où Manet coloriste ombrageait la foule des Tuileries autour de ces musiques « riches en cuivre » qui n’obtenaient que les dédains de Baudelaire, un des rares mélomanes parmi les magiciens ès lettres françaises de son temps.19

Il est vrai que la satire ou la dérision s’est abattue sur la musique militaire et sur le public des concerts en plein air depuis déjà fort longtemps de la part des élites ou de ceux qui rêvent d’en faire partie. Les dix croquis comiques et satiriques d’Alfred-Henri Darjou (1832-1874) évoquant « La Musique militaire à Paris » dans le Journal amusant20, épinglent à la fois les musiques militaires et le public du demi-monde parisien des concerts de plein air en 1864. Charles Baudelaire (1821-1867), déjà nommé, évoque cette ambiance particulière en 1866.

Les Petites Vieilles […]

III

Ah! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,

Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;

Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier !21

Plus acerbe encore, cette caricature de l’orchestre militaire et de ses auditeurs assemblés autour du kiosque à musique de Charleville-Mézières, sous la plume de l’anticonformiste et caustique Arthur Rimbaud (18541891). Du haut de ses quinze ans il épingle un public composé de bourgeois poussifs, gandin, notaire, rentiers, grosses dames, clubs d’épiciers retraités, bourgeois, voyou, pioupiou, alertes fillettes, bébés ou bonnes, et ne retient de l’aspect auditif, que les couacs et la Polka des fifres22.

À la Musique

Place de la gare, à Charleville

Sur la place taillée en mesquines pelouses, Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs

Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. L’orchestre militaire, au milieu du jardin, Balance ses schakos dans la Valse des fifres : Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ; Le notaire pend à ses breloques à chiffres ;

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :

Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames

Auprès desquelles vont, officieux cornacs, Celles dont les volants ont des airs de réclames ; Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme, Fort sérieusement discutent les traités, Puis prisent en argent, et reprennent : « En somme !... »

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins, Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande, Savoure son onnaing d’où le tabac par brins Déborde – vous savez, c’est de la contrebande ; Le long des gazons verts ricanent les voyous ; Et, rendus amoureux par le chant des trombones, Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…

Moi, je suis, débraillé comme un étudiant, Sous les marronniers verts les alertes fillettes : Elles le savent bien ; et tournent en riant, Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :

Je suis, sous le corsage et les frêles atours, Le dos divin après la courbe des épaules

J’ai bientôt déniché la bottine, le bas… Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres. Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas… Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…

Il est vrai que le public des concerts de plein air offre une brochette de portraits et silhouettes rarement réunie en un seul lieu, que les littérateurs mettent à profit pour décrire ces auditeurs peu sérieux, cherchant jeux ou loisirs sur une chaise métallique, dans une fraîcheur relative. Le parc, le jardin, c’est aussi le monde des enfants, des voiliers sur le bassin, des cols marins, des cerceaux, des ballons, des cordes à sauter et autres jeux sur allée sablée. La cohabitation entre adulte auditeur et enfant joueur est loin de satisfaire l’amateur de musique. Dans un poème anonyme, chantant la beauté du tapis vert23 des jardins et les charmes du concert de plein air à Versailles, on trouve cet énervement de l’oreille, doublé de quelques attitudes d’auditeurs.

[...]

On vient se promener sur le doux Tapis Vert, Après avoir posé sur les bancs du concert ; Mais parmi ces poseurs, il est quelques oreilles

Que Klosé24, que Hérold charment de leurs merveilles.

Oui ! les belles surtout adorent les beaux-arts, Et je sais mainte dame amante de Mozart !

Bien plus, quand nos lanciers ou mieux l’artillerie25

Ont ravi tant de cœurs par leur mâle harmonie, J’ai surpris maintes fois de petits doigts charmants,

Qui donnaient le signal des applaudissements ! Vains efforts ! le complot, avorté, téméraire, S’éteignait, rougissant, palpitant, solitaire !

Avare d’applaudir, peut-être on veut aussi Éloigner de ces lieux tout désordre et tout cris ; Mais pourquoi des enfants cette folle cohue ? Pourquoi dans un concert tous les bruits de la rue ?

Le parc est assez vaste ! allez, petits garçons bruyants,

Mais pourtant laissez-nous vos sœurs et vos mamans.26

[...]

La musique au jardin

Des jardins de Paris, celui du Luxembourg est aussi prisé que celui des Tuileries. Sa courte description par le journaliste Arthur Hustin (1850-1924) nous permet d’en respirer l’air. « De-ci, de-là, des boutiques où l’on débite des rafraîchissements, des friandises pour les enfants, des jouets, des manèges, des tracés pour les jeux, un kiosque où les musiques militaires viennent donner des concerts. »27

Dans cet univers onirique, les souvenirs d’enfance de Maurice Griveau, né en 1851, nous offrent les possibles d’une musique semée aux quatre vents.

Quelles furent mes premières impressions musicales, mes impressions d’enfance ? – Comme tous les bambins, ce fut la musique militaire qui m’attira d’abord... Et cela est tout naturel : ne s’associe-t-elle pas aux beaux uniformes de teinte voyante, aux défilés alertes et solennels, au geste glorieux des sabres d’officiers mis au clair, comme au ton d’or, reluisant au soleil, d’énormes instruments dans lesquels on souffle tout en marchant ?...

Même au repos, sous l’abri d’un kiosque, aux Tuileries, au Luxembourg, ils m’imposaient et transportaient mon âme d’enfant, ces militaires musiciens, au point que je ne pouvais concevoir d’autre musique au monde que celle exécutée debout, dans l’attitude martiale, par des jeunes gens à l’air crâne portant pantalon rouge, épaulette et shakos, et lisant leur partie, chacun, sur un petit carton rayé des cinq parallèles. Il se plantait si bien, si prestement, ce texte mystérieux et plein de promesses, sur le cou de l’ophicléide ou le ventre de la grosse caisse. [...]

Longtemps plus tard…. Mes 13 ans révolus [1864] [...] Je me rappelle ce temps-là, ce temps de collège, comme la plus sèche et la plus ingrate période de ma vie. Pourtant la Muse de mon enfance, la divine Euterpe, me réapparaissait par intervalle... Hélas ! toujours plus ou moins formelle, et se teignant au hasard des circonstances, de toutes sortes de couleurs étrangères. Nous étions conduits chaque semaine en promenade, et, dans la belle saison, on nous menait souvent au Jardin des Tuileries, à la musique. Mais cette musique militaire de mon jeune âge, qui m’exaltait, surtout, quand précédée des tambours, des clairons, elle rythmait le passage du régiment en marche, combien différente elle s’offrait à moi, dans ce parc, à moi, collégien gauche, ahuri, sortant d’un préau de prison, les doigts encore tachés d’encre sous mes gants blancs !... Il y avait dans ce « beau monde » un cercle populeux, chatoyant, concentrique au cercle plus serré, plus homogène, des uniformes, et dans ces feuillages tendres des marronniers, et dans ce soleil d’avril déjà lourd, un « je ne sais quoi » de gênant, qui se mêlait à l’harmonie lente et chaude des saxophones, ces traînantes cantilènes d’amour, ou ces airs de bravoure galante, transcrits des partitions d’opéra pour l’orchestre de la Garde républicaine, donnaient aux artistes sanglés dans la tunique d’ordonnance et portant le bicorne posé sur l’oreille d’une façon de troubadours modernisés... ; tandis qu’un escadron volant de belles dames, guindées aussi dans leurs pimpants atours, caracolait de-ci, de-là, semant un nuage d’iris, avec des messieurs en serre-file, aux habits de cérémonie luisants et funèbres, et des bambins tout en dentelles...

Or, l’auditoire, et le concert, le ciel, les marronniers, le parfum mélangé des sachets et des cigarettes, tout cela me mettait l’âme en un malaise singulier, un trouble d’intimidation devant quelque chose de banal et de mystérieux à la fois, comme une vision brouillée de gloire et d’amour... Et j’avais, encore une fois, le désir fou de n’être plus là, de m’en aller vite, et très loin, d’être seul...28

Pour Maurice Griveau le passage de l’enfance à l’adolescence est identique à celui vécu par Arthur Rimbaud. Les yeux remplacent les oreilles. La musique s’efface devant l’émoi généré par le tableau troublant « des jeunes filles en fleur », et l’auditeur devient spectateur.

Dans cette fresque humaine qu’est le concert de plein air, il y a tous les âges de la vie. Les « petites vieilles » de Baudelaire, les bonnes « aux frêles atours » de Rimbaud, les « belles dames » de Griveau ou encore les enfants  joueurs  perturbant  l’audition  des « belles » de Versailles. Mais en ce qui concerne les enfants, le concert de plein air est aussi un lieu d’initiation pour la famille pour assumer un rang social. C’est ce que montre le témoignage de Madame Camescasse, représentante de la bourgeoisie provinciale de Douai lorsqu’elle revient sur ses « droits » d’enfant vers 1863. « Je jouissais, dès l’âge de neuf ans, des plaisirs mondains permis aux enfants : concerts en plein air [...], dîners de famille, soirée au théâtre »29. À cela s’ajoute une initiation musicale toute gratuite, c’est aussi ce qu’affirme Le Ménestrel en évoquant « les légions de blonds enfants qui se forment l’oreille tout en jouant à la balle »30. Loin d’être absents, les hommes « aux habits de cérémonie luisants et funèbres » s’effacent devant les femmes aux toilettes éclatantes et renforcent l’aspect visuel d’une scène composée avec soin dans les ombres et lumière de La Musique aux Tuileries.

Gabriel Boutet (1848-1900), La musique de la Garde républicaine au Luxembourg, 1889, huile sur bois, 90 x 71 cm, Musées d’Art et d’Histoire de La Rochelle, MAH.1899.1.4 © Musées d’Art et d’Histoire de La Rochelle / Max Roy

Dans la fraîcheur de l’été 1860, le musicographe Adolphe de Pontécoulant (17951882) taquine le goujon à Crégy, près de Meaux. Il communique au rédacteur en chef de La France musicale une Correspondance musicale d’un pêcheur à la ligne, texte parfaitement impressionniste qui n’est pas sans rappeler la régate ou le canotier.

J’étais hier sur les bords du canal de l’Ourq, non loin de la ville de Meaux, aux pieds d’un vieux mur qui soutenait jadis un couvent des Carmes, dont il n’existe plus que deux tourelles. La musique des dragons de l’Impératrice se faisait entendre ; ses accords me parvenaient distincts et sans confusion, la distance enlevant à mon oreille tous les sons hétérogènes qui accompagnent presque toujours une musique exécutée en plein air et écoutée de près. Le poisson ne mordant pas, je me mis à réfléchir naturellement à la musique que j’entendais. [...]

J’ai entendu une fantaisie sur Il Trovatore, fort bien exécutée et qui a fait une très grande sensation. On ne saurait croire combien l’audition de cette musique de la garde, qui a lieu deux fois par semaine, a amélioré le goût musical de l’habitant de Meaux. Il lui faut aujourd’hui des morceaux comme Guillaume Tell, Ernani, Il Trovatore, Jérusalem, etc. etc., pour le rendre attentif : les polkas, mazurkas, valses, etc., etc., le trouvent insensible et le laissent froid.31

S’il faut encore agrandir le champ de vision de ces lieux estivaux et tendre l’oreille pour être attentif aux musiques de plein air, c’est sur les lieux de villégiature que le flâneur prend le temps de la pause. Ainsi en est-il de Toulon et de son kiosque.

25 octobre [1902]. Après quelques jours assez frais, voici que la chaleur revient. [...] Qu’il fait bon dans ce coin chaud, dans cette caressante lumière, secouer les soucis tenaces, regarder en souriant l’éternel spectacle de la vie, et aussi entendre la musique des équipages de la flotte, qui est fort bonne !

Rapprochons-nous du kiosque. Voyons, que vont me dire ces figures de « bons mocos »32 que j’observerai tout en prêtant l’oreille ? En voici deux, deux bourgeois moustaches et grisonnants, qui écoutent en conscience, la bouche mi-ouverte, les yeux vagues, marquant de la tête un rythme qui les saisit, celui du chœur des soldats espagnols de Patrie, car on joue du Paladihle. Quant à la musique elle-même, ils n’y comprennent rien, c’est clair : mélodies tourmentées, harmonies touffues, tout cela dérange ces simples entendements de Latins. Ils se regardent, avancent les lèvres en hérissant leurs moustaches, roulent les yeux et s’éloignent : « Ça, té, c’est encore la musique des zens de Norre ! » grommelle l’un d’eux. Oh ! ces gens du Nord, ces ennemis naturels... et cependant si bons à tondre !

Un grand vieux retraité prend leur place à côté de moi ; point du tout un moco, celui-là, mais un de ces Bretons que la douce Provence a conquis à la première œillade, qui s’est marié ici quand il était jeune second maître et s’y est fixé  Bonne tête ronde, face rasée, avec un pli autoritaire au milieu du front et une retombée de la bouche un peu dédaigneuse ; physionomie loyale, énergique. À la boutonnière, un ruban rouge très large. Voici le grand air de Dolorès. La figure de mon vieil adjudant reste impassible. Ah ! non, elle s’éclaire, mais c’est en regardant deux bébés de trois ans à peu près qui sautent en se tenant par la main un beau petit garçon et une petite fille toute mignonne, un brin coquette déjà et qui câline des yeux son ami. Ma foi ! tant pis pour Paladihle et sa Dolorès ; je souris aussi.33

Un autre lieu de villégiature, particulièrement prisé des Anglais depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle est Nice récemment rattachée à la France. C’est précisément en 1868 qu’est installé le kiosque à musique, face à la mer, dans l’actuel jardin Albert Ier. Si le nouvelliste Filip-Bonau n’en parle pas, c’est bien dans ce même cadre que se situe l’action de « Cécile Milher ».

Nice possède un jardin public où, plusieurs fois la semaine, la musique de la garnison34 vient charmer (certains disent écorcher) les oreilles des promeneurs et des riches étrangers qui louent à l’envi les appartements donnant sur le square. Toutes les maisons voisines ne sont qu’aristocratiques hôtels où l’on se loge coûteusement. Les Anglais y dominent, et les jours de concert dans le jardin, fenêtres et balcons sont garnis de lords et de ladies.

L’on sait que ces insulaires ne passent pas précisément pour avoir inventé la bonne musique, ni pour y avoir l’oreille très-exercée. Mais de la musique en tant que bruit, même cacophonique, ils en sont assez amateurs. Aussi les mugissements profonds de la grosse caisse, les éclats des cuivres et les égarements des clarinettes trouvent-ils grâce devant eux. Car il faut bien l’avouer, les concerts militaires que la France offre gratis à ses annexés lointains ne valent pas tout à fait ceux de la musique des guides ou de la garde de Paris, ces symphonistes privilégiés des Tuileries et du Palais-Royal.

Or, pour en revenir à Nice, à son square et à sa musique, le jour où M. et madame Milher étaient partis, ce jour-là précisément se trouvait être un jeudi, et il y avait concert, vers les trois heures, au jardin public. Vers la même heure, un élégant promeneur, le cigare aux lèvres et le stick à la main, suivait le quai Masséna, se dirigeant du côté du jardin. Comme il approchait, les premiers éclats de l’orchestre militaire débutant avec fureur par un pas redoublé le firent soudainement bondir. Puis il s’arrêta.

À voir l’hésitation et la grimace de ce beau promeneur, il était facile de deviner en lui un Italien bien doué musicalement, comme la plupart de ses compatriotes. En effet, c’était un dilettante assez raffiné que le prince Farelli, le promeneur en question, et il préférait le violon et la basse à la clarinette et à l’ophicléide. Malgré le danger, après quelques secondes d’arrêt, il n’en continua pas moins sa promenade.35

La question de l’écoute est là un véritable cas d’école. Si le public anglais semble attentif (et sujet à moquerie pour son manque de goût musical), l’auteur, se piquant d’un bon goût évident, s’assimilant à ce « dilettante assez raffiné » et forcément italien, ne peut s’empêcher de critiquer la musique du régiment.

Cette dernière « écorche » les oreilles, les clarinettes « s’égarent » et la grosse caisse « mugit » ! À la clarinette et à l’ophicléide sont opposés le violon et la basse. Aux musiques militaires d’élites parisiennes (la Musique des Guides de la Garde impériale dont nous dirons quelques mots plus loin, et la Musique de la Garde de Paris, future Garde Républicaine) sont opposées les musiques régimentaires de la province. N’est-ce pas une lutte des classes banale qui s’entrevoit ici plus qu’une écoute objective voire qu’une réelle critique esthétique et musicale ?

Enfin, pour mieux cerner ces musiques de plein air dans les villégiatures à la mode, et les aléas qui leur sont liés, nous ne pouvons que reprendre les propos attribuables à Henri Escoffier (1837-1891), allias Thomas Grimm36, qui ne manquent ni de lucidité, ni d’humour lorsqu’il évoque « La vie des eaux » (sous-entendu, la vie quotidienne d’une station thermale).

Dimanche 26 juin 1870
La vie des eaux

[...] Quand on a passé des verres d’eaux aux bains, des bains au douches, pour revenir des douches aux verres d’eau, on entame les trois ou quatre autres chapitres, qui constituent le fond perpétuel des entretiens.

1° Passer la revue de tous les docteurs de la localité en proclamant toujours que le sien est le seul bon, en dénigrant les autres à charge de revanche ;

2° Revue des toilettes – Un cours de mode et de médisance comparée ;

3° Dissertation sur la qualité des hôtels, sur la nourriture qu’on y prend, etc. ;

4° Variations musicales à propos de l’orchestre du kiosque qui joue trois fois par jour. Les messieurs cherchent à faire de l’érudition, les dames de la sensibilité. On dit du mal d’Offenbach, mais on baille à Mozart.37

Dans ces portraits divers, nous retrouvons certaines constantes : l’enfant tout à la joie des cuivres des fanfares et des uniformes militaires, les inégales prestations des musiques militaires de Paris ou de province, les programmes divers mêlant l’œuvre d’un maître à la polka du cornet à piston, le musicographe attentif ou les nourrices en quête d’occupation, la récréation des élèves « allant à la musique », les publics distraits et les auditeurs attentifs. S’il fallait rappeler un fait, pour une part de la société urbaine et bourgeoise, c’est que l’éducation musicale connaît une certaine embellie. L’offre musicale s’est démocratisée et il n’y a non pas un, mais « des » mondes musicaux entre le piano de salon et l’orphéon vocal, la musique militaire et l’orchestre de bal, le conservatoire et les musiques populaires, le nord et le sud, la ville et la campagne, Paris et la province. Comme le souligne le compositeur et chroniqueur Delphin Marie Balleyguier (1829-1899), proposer le concert de plein air revient donc à faire de l’éducation musicale populaire.

Nos lecteurs savent que nous considérons généralement les concerts en plein vent comme des institutions de la plus grande utilité : c’est une éducation musicale pour ainsi dire forcée, car l’oreille habituée à entendre certaines harmonies, certaines mélodies, apprend insensiblement à les juger et à les comparer.38

Éducation musicale ou attraction d’un jour de fête ? Le kiosque à musique et sa pratique ne peuvent donner de réponse définitive à cette question, sinon imaginer un entre-deux. Si le public assis, disposant de chaises louées ou mises à disposition des auditeurs dans les villes thermales est une variante des représentations du kiosque, de nombreuses photographies montrent que les spectateurs restent souvent debout le « jour de la musique ». Mieux encore et comme le fait plaisamment remarquer un journal normand à l’occasion de l’installation du nouveau kiosque à musique, au Havre, l’habitude populaire serait de « tourner autour de la musique [...] en imitant les chevaux de bois39 ». De quelle forme d’« écoute » peut-on alors parler ?

Retour à Paris ou musarder aux concerts des Champs-Élysées

Il est vrai que le sujet de la musique et du plein air est déjà un univers en soi et mérite bien plus que notre modeste contribution. Dans cet eldorado du plaisir et du luxe qu’est devenue Paris sous le Second Empire, les fêtes de nuit, en été, invitent à la danse, que ce soit au Jardin Mabille, au Château des Fleurs (tous deux sur les Champs-Élysées) au Château Rouge, au Parc d’Asnières ou mieux encore au Pré Catelan, au cœur du Bois de Boulogne. À défaut d’être exhaustif, il est intéressant de faire une différence typologique entre les auditeurs des concerts de plein air, ceux fréquentant les lieux aux entrées payantes et un public populaire.

Robert Beck, dans une veine sociologique, évoque « la promenade du peuple » dans Paris, investissant le dimanche, « les promenoirs intramuros, qui constituent normalement l’apanage du beau monde : boulevards, jardins de plaisirs [...] grandes promenades au centre ou à l’ouest de la ville, ainsi que des grands jardins »40. Ainsi naît de façon hebdomadaire une promiscuité sociale à laquelle la musique ne répond que partiellement. Rappelons que le concert militaire quotidien des Tuileries fait relâche le dimanche.

La presse célèbre l’été par des articles longs et légers consacrés aux loisirs, très typiques de ces « marronniers »41 journalistiques. Parmi ceux-ci, les concerts de plein air y sont fréquemment cités à côté des nouveautés et attractions plus ou moins ludiques de la vie parisienne, les lieux de danse jouant un rôle central. Cette même presse relève aussi la déception lors de privation de concert à l’occasion de printemps ou d’étés « pourris »42. Le plein air n’a de contrainte que les intempéries.

C’est en 1833-1834 qu’est lancée la mode des concerts de plein air à Paris sous l’influence de Philippe Musard (1792-1859). La formule importée d’Angleterre vers 1833, connaît une évolution certaine lorsque le roi du quadrille et le maître du cancan s’installe en août 1833 au bas des Champs-Élysées. La réception de cette « invention nouvelle » reçoit un accueil mitigé dans la presse musicale.

Les concerts en plein air

Ces concerts sont une de ces inventions nouvelles qui naissent chaque année à Paris, et dont la plupart meurent en naissant : celle-ci a vécu, et l’année dernière [1833] avait, dit-on, rapporté au bout de six mois, trente mille francs à l’inventeur. [...] Il m’a semblé même que ces soirées musicales abordables pour tant de monde, contribueraient à développer ce goût de la musique qu’on a fait bien des efforts pour répandre et cultiver parmi nous, et pour lequel il reste cependant tant à faire [...]. Mais avant d’opérer une semblable métamorphose, les concerts de plein air ont euxmêmes bien des progrès à faire. [...] Excellent public, encore peu avancé dans son éducation musicale, il faut le dire, auquel on a cru pouvoir offrir de plus irrésistibles appâts pour l’attirer à ces concerts que des valses, des quadrilles, des marches guerrières et des galops. Car ce sont là ses morceaux favoris. Le Français est toujours danseur et militaire. Aussi à peine M. Musard at-il donné à son bataillon de musiciens le signal d’un air de danse, qu’aussitôt vous verrez tous les corps autour de vous s’agiter en cadence sur leurs chaises ; est-ce une marche, tous les pieds marquent le pas, même les pieds féminins, tant les idées guerrières trouvent de la sympathie parmi nous. Le sentiment musical viendra plus tard. – J’étais entré un de ces soirs au concert du JardinTurc, car le Marais a voulu, comme les ChampsÉlysées, avoir son concert en plein air ; l’orchestre exécutait l’ouverture de Don Juan. La musique de Mozart obtint quelques rares applaudissemens [sic]. Un quadrille commença peu après ; à peine finissait-il qu’un auditeur, au maintien grave et attentif, qui, jusqu’alors, s’était tenu silencieux, s’écria d’un accent pénétré de plaisir : Voilà un beau morceau ! Tous ceux qui avaient entendu cette parole bien sentie témoignèrent leur assentiment par un signe de tête ; et un tonnerre d’applaudissemens [sic] partit en même temps de toute la circonférence du jardin.43

Il est bien, cependant, que vivent la presse et ses chroniques musicales lorsqu’il n’y a plus rien à entendre à Paris, que les théâtres font relâche et que les enthousiasmes, les potins et les chagrins se taisent par la même occasion. Sans pouvoir créer l’événement ou le bouche à oreille qui l’accompagne, le sérieux Ménestrel n’échappe pas à la règle et ne peut abandonner ses lecteurs dans la seule langueur estivale. « Hâtez-vous !... les nuits d'été et les célébrités à la mode passent si vite », écrit-il.

CHAMPS-ÉLYSÉES,...

Les beaux jours, — ou à peu près, — sont enfin arrivés, et la joie est revenue à nos établissements d'été, qui ne vivent que des rayons du soleil, ou, pour parler avec plus de justice, que des rayons de la lune. Bien que chacun ait, par le temps qui court, vingt-cinq mille francs de rente, chacun n'a pas une terre, un château, et l'émigration, soi-disant générale, à bien des exceptions ; nous avons les condamnés volontaires au Paris perpétuel pour qui la vraie campagne serait un exil ; aussi ces heureux forçats préfèrent-ils les ennuis de la capitale, aux plaisirs champêtres, ou réputés tels, que l'on trouve hors-Barrières : ayons le courage d'avouer que nous sommes de ce nombre. — En province même, quand les beaux jours arrivent, où va-t-on ? Sous le moindre prétexte on part pour Paris, on vient respirer l'air de nos boulevards, la fraîcheur de nos Champs-Élysées, l'enchantement des bois de Boulogne et de Vincennes, — et on se complaît à cette vie agitée, à ce bruit intelligent, à ces mille distractions qui valent bien, et mieux, que le monotone repos de la villégiature. — Mme de Staël adorait les ruisseaux de la rue du Bac ; M. Auber, dont l'imagination est si jeune, consentirait à peine à passer une journée entière à quelques lieues de Paris ; et un de nos plus célèbres philosophes va, répétant tout haut que c'est perdre son temps que « de le dépenser à la campagne. » Notez bien qu'on appelle philosophe : « Un homme sage, qui mène une vie tranquille et retirée. » — On peut donc trouver la sagesse et la tranquillité au milieu de Paris. Qui en douterait ?...

C'est aussi là notre philosophie, mais nous ne la claquemurons pas, nous ne la resserrons pas dans une étroite prison. À la fin d'une journée occupée à d'inutiles bagatelles, nous abandonnons notre table de travail, ce bagne au petit pied, et, là canne à la main, nous nous dirigeons vers les Champs-Élysées, séjour des âmes heureuses. Ici, c'est Polichinelle, ce roi aimé et inamovible des enfants, grands et petits ; — plus loin sont les cafés-concerts, d'où est sortie l’Eurydice du Théâtre-Lyrique ; — tout à côté, le Cirque de l'Impératrice, avec Léotard, cet artiste en gymnastique, un Hercule gracieux et léger, mais de la force de cent chevaux, au moins. — De l'autre côté des Champs-Élysées, c'est Musard que la mode, raisonnable et sensée cette fois, a pris sous sa protection ; — et, à quelques pas de là, sont les deux seuls jardins qui nous restent encore : Mabille et le Château des Fleurs. Si vous ne connaissiez pas ces deux établissements (modèles dans leur genre), hâtez-vous d'aller les visiter ; ils pourront disparaître bientôt au milieu des changements à vue de Paris ; si vous les connaissez, allez les revoir  mais vous n'y trouverez plus Pilodo, cet émérite chef-d'orchestre chanté par Gustave Nadaud, — ce qui est un brevet de célébrité ; il a été remplacé par M. Olivier Métra, un digne élève d'Adolphe Adam, un compositeur de mérite qui trouvera là l'occasion de se faire applaudir. — Pilodo a emporté la reconnaissance de tous ces petits pieds qu'il mit en mouvement pendant bien des années mais ces petits pieds seront ingrats, nous le parions ; ils ne mentiront pas à leur légèreté proverbiale. — Mabille et le Château des Fleurs, grâce à l'été qui semble vouloir arriver, quand le printemps n'est pas encore venu, ont repris leurs fêtes de nuit ; c'est le rendez-vous de tous les étrangers qui peuplent en ce moment Paris, c'est le rendez-vous de notre jeunesse dorée ; — c'est également le rendez-vous de toutes nos célébrités à la mode. Hâtez-vous !... les nuits d'été et les célébrités à la mode passent si vite.44

Incontestablement les Champs-Élysées sont « le » lieu d’attraction de Paris, sacrée capitale du goût, de la mode et de l’élégance. Ils sont « le monde entier, le véritable Paradis, le seul Eden, disent les poëtes de Paris et les chroniqueurs. – Chroniqueurs et poëtes ont raison. [...] On ne saurait peindre une si belle nature ; on ne saurait imaginer un si magique panorama ; il faut aller une fois à ce rendez-vous, unique au monde, pour y revenir toujours, et surtout quand c’est le printemps et l’été »45.

Une très intéressante chronique d’Albin d’Ax publiée dans Le Progrès musical appartient à cette littérature saisonnière. Il résume ce qui, en cette fin de Second Empire, devient l’attraction estivale du Parisien.

CHRONIQUE

Enfin l’été est arrivé, et avec lui disparaissent de Paris les concerts, les réunions musicales. Comment, en effet, par la température qui règne s’astreindre à écouter, même la meilleure musique, dans un salon où on étouffe ? Le Parisien aime trop ses aises pour cela. Il préfère, le soir, les promenades aux Champs-Élysées et les orchestres en plein air qui abondent dans ce lieu privilégié. Tout y est féérie et lumière, à côté des bosquets et des pelouses, des grands arbres et des bassins ; partout les instruments éclatent et des voix formidables ou comiques attirent les promeneurs. Mais parmi tous les établissements lyriques des Champs-Élysées, il en est un qui, incontestablement, tient le premier rang pour l’étendue et la beauté de ses jardins, par son kiosque monumental éclairé à giorno, et son orchestre nombreux, composé d’artistes de mérite et dirigé admirablement par son chef, M. Cressonnois46.

Aussi la foule élégante se rend de préférence aux concerts, nommés par excellence Concerts des Champs-Élysées47.

Dans cette « féérie », les Concerts Musard font figure de joyau au milieu de la couronne. Récupéré par « la publicité » le bal Musard devient le bal des Champs Élysées. Les travaux d’aménagement d’Haussmann et Alphan, obligent son déplacement géographique, et c’est en 1858 que s’inaugure un nouveau kiosque sous l’impulsion de l’investisseur Besselièvre48.

Édouard Riou (1833-1900), Le concert Musard aux Champs-Élysées, 1859, estampe, 17, 5 x 24 , 3 cm, Paris, Musée Carnavalet, Histoire de Paris, QB. 608. CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

Ainsi, bien que Musard décède en 1859, les Concerts Musard ou Concerts Besselièvre, deviennent assez naturellement les Concerts des Champs-Elysées. Il y a surtout avec Musard une volonté de propager un art resté trop longtemps confiné dans les loges de l’Opéra. Certes l’homme reste un affairiste, mais les critiques du temps lui reconnaissent cette possibilité de diriger, dans une même soirée, musique légère et musique sérieuse. Plus proche des Promenades concerts ou Proms anglais, la formule se distingue des cafés chantants de la période du Directoire et de l’Empire ou encore du café-concert, tous lieux clos avec ou sans consommation. Le succès « populaire » de ce genre nouveau est dû à une demande. C’est une démarche qu’a bien compris lui aussi le grand rival de Musard, Louis-Antoine Julien (1812-1860), qui dès 1833 impose un style « musique légère » au Jardin turc. Dans la foulée, Henri Valentino (ca 1785-1865) inaugure ses Concerts Valentino en 1837. Il se garde la direction des œuvres sérieuses et laisse à Charles-Alexandre Fessy (1804-1856) la charge d’aborder, dans ceux-ci, la « musique légère ». Enfin Jules Pasdeloup (1819-1887) ouvre à un nouveau public ses Concerts populaires de musique classique au Cirque d’hiver en 1861. S’il y a bien une démocratisation de la musique, le nouveau public est celui d’une bourgeoisie nouvelle en quête de légitimation sociale.

L’excellent orchestre du Concert Musard a rendu et rend tous les jours de véritables services à l’art, aux compositeurs, aux éditeurs, et le public qui s’y porte en foule est là pour le prouver. Des solistes très-remarquables d’ailleurs alternent avec la musique de danse et la musique sérieuse ; au piston brillant de Legendre, à la flûte enchanteresse de Demersseman, succèdent des ouvertures admirablement exécutées. De même qu’un de nos plus féconds écrivains a mis à la mode les impressions de voyage, Musard et les siens nous font goûter, et mettent à la portée de tous et à bon marché, les impressions de voyage dans le domaine de l’art musical ; aussi le succès s’est-il établi en permanence aux Champs-Élysées.49

Là encore, la diversité des programmes ne fait pas toujours l’unanimité pour celui qui vient y entendre sérieusement de la musique « sérieuse ».

Aussi devons-nous savoir gré aux directeurs du Concert des Champs-Élysées, de mettre leurs soins à éloigner des programmes de leurs concerts tout ce qui pourrait fausser le goût du public. Nous exceptons toutefois, de cet éloge à peine restreint, les morceaux de danse dont quelques-uns, du reste, n’ont vécu qu’un soir, et qui n’ont pas la même importance que les compositions sérieuses.50

Le Concert des Champs-Élysées encore nommé Concert impérial, est en fait installé dans un lieu clos et payant, mais par respect de la législation, le flâneur, moyennant certaines conditions, peut profiter du spectacle gratis pro Deo.

Plus de six mille personnes assistaient à l’ouverture [pour l’inauguration de l’établissement] ; il y en avait trois mille dedans et autant dehors. Car, aux termes de la concession, le terrain octroyé à M. Besselièvre n’a pu être clos que par un treillage en fer à hauteur d’appui, lequel n’intercepte par conséquent ni la vue ni le son, et permet à tous les promeneurs, s’ils ont soin de se tenir sous le vent, d’entendre la musique tout aussi bien que ceux qui sont dans l’enceinte. Seulement ils n’ont pas comme ces derniers la jouissance de sièges confortables et d’une promenade réservée. [...] Le Concert impérial deviendra nécessairement, pour les déshérités de la villégiature, un but de promenade des plus agréables et un lieu de délassement et de récréation.51

La musique militaire n’est pas absente et assume là encore sa mission de représentation du pouvoir politique. Le kiosque des Champs-Élysées accueille tous les vendredis, en soirée, la Musique des Guides de la Garde impériale, une formation militaire d’élite particulièrement importante puisque liée à la personne même de l’Empereur, et ce jusqu’à sa disparition en 186752. Mais une autre attraction musicale prend le relai et intéresse notre propos. Dès 1859 « À la demande générale : aujourd’hui dimanche au Concert Musard, de deux à cinq heures, concert dans le kiosque par la musique du 2ème carabinier, sous la direction de Brick. Le soir, de huit à dix heures concert dirigé par Musard53 ». Il y a bien l’introduction d’un concert à vocation populaire / militaire que les entrefilets de la presse bourgeoise rendent discret. Cette tradition se poursuit jusqu’à la disparition du Second Empire.

Un autre directeur a eu l’idée, dans ce même lieu, de donner des concerts de jour, le dimanche : c’est M. de Villebichot, sous-chef de musique d’un des régiments de la garde qui, en effet, offre à un tout autre public que celui du soir, des exécutions de musique militaire, des ouvertures de nos grands opéras, des fantaisies, des quadrilles, etc., etc., et de bons solistes comme MM. Kessier, Dupré, Mangeon, Beck, Bircann. M. de Villebichot est un bon chef d’orchestre et un compositeur distingué, fécond. Nous lui souhaitons bonne chance pour ses concerts de jour, les dimanches, pourvu que le soleil ne soit pas trop ardent ; c’est ce qui est arrivé. Aussi ces concerts de jour sont forcément suspendus.54

Rappelons que le dimanche est le jour de la « promenade populaire ». Par gentrification, les heures distinguent les publics des concerts de plein air, une véritable « stratégie temporelle de ségrégation sociale » comme le montre Robert Beck55 : en journée le public populaire, en soirée un public plus bourgeois. Ce qui est révélateur encore, c’est que le concert devient l’objet de la promenade et qu’une part de la critique n’accepte pas cette compromission alors que la popularité du rituel du concert-promenade connaît en même temps un formidable succès.

Bien des gens trouveront peut-être que nous attachons une trop grande importance à la perfection. Ils diront que l’on va au concert des Champs-Élysées pour s’y promener et causer et non pas écouter. Qu’ils en pensent pour eux ce qu’ils voudront ; mais le cercle entourant le kiosque est assez complet chaque soir, et c’est pour ceux qui y viennent pour la musique que nous écrivons. Jamais, du reste, on y a tant applaudi qu’aujourd’hui, et à juste titre.56

À l’heure de conclure notre promenade

La musique de plein air est celle que l’on n’écoute pas, une forme littérale du malentendu. On l’entend à l’occasion, « occasion qu’on ne recherchait pas d’ailleurs57 » écrivait le musicologue Georges Kastner (1810-1867), grand connaisseur des musiques militaires. L’auditeur est un promeneur, son écoute est distraite mais il offre l’occasion de dresser des physionomies à croquer par le peintre ou l’auteur. Dans la représentation visuelle du concert de plein air, l’orchestre disparaît et n’est symbolisé que par un vague kiosque, un arrièrefond que l’on remarque à peine, un œil tout aussi distrait que l’oreille du dilettante. Le mépris affiché par une part de l’élite, vis-à-vis de ces cuivres bruyants, correspond à son opinion préétablie de classe dominante. Il faut être riche pour pouvoir se promener en semaine dans ce XIXe siècle, plus riche encore pour échapper à la ville et gagner sa villégiatura. Le plein air du dimanche est trop populaire, il y a trop de mixité sociale et la gratuité du concert militaire impose la promiscuité. Le bourgeois simple préfère réserver ses espaces et investir les Champs Élysées le soir, pour entendre sous le kiosque, Musard et son orchestre, même si ce n’est pas vraiment la « musique pour tous ». C’est une musique de classe, instillant la ségrégation sociale en laissant « derrière la barrière » le peuple en quête de distraction. À peine lui laisse-t-on le droit, le dimanche, de profiter des miettes de cette déferlante de musique et d’art. Mais au su de ses comportements, cette masse populaire ne donne pas l’impression de s’intéresser vraiment à l’art musical bourgeois dont il ne maîtrise pas les codes si éloignés de son univers quotidien. Comme l’écrit la Revue et Gazette Musicale de Paris du 5 juin 1859, elle s’y délasse et s’y distrait. Sans doute cela annonce-t-il ce que la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) entend démontrer pour le XXe siècle : « La société de masse ne veut pas la culture mais les loisirs58 ».

Les puristes de tous temps ont méprisé la musique de plein air ou « de kiosque », une sous-musique pour une sous-culture, un souspublic, un sous-peuple59. La musicologie s’est interrogée longtemps sur la distinction entre musique savante et musique populaire, musique d’élite et musique folklorique, musique sérieuse et musique légère. La sociologie et l’ethnologie se veulent aujourd’hui plus intégrantes, réhabilitant tous les publics, refusant des catégorisations entre art majeur et art mineur et il est sans doute temps de réhabiliter celle que dédaignaient Paul de Saint-Victor et consorts.

Si la musique de plein air est un des éléments les plus remarquables d’une démocratisation de la musique au XIXe siècle, tout comme le sont les pratiques orphéoniques, le développement de la facture instrumentale et la multiplication des lieux de diffusion, un éternel dilemme se pose : l’éducation à la musique ou, mieux encore, à son écoute. Rien n’a vraiment évolué depuis 1751, lorsque d’Alembert écrivait dans le « Discours préliminaire » à l’Encyclopédie « Après avoir fait un art d’apprendre la musique, on devrait bien en faire un de l’écouter » 60. Les choses ont-elles vraiment changé aujourd’hui ?


1. Hormis le travail fondateur, mais déjà ancien, de Marie-Claire Mussat, peu de recherches universitaires ont porté sur le kiosque à musique, ses interprètes et ses publics. Marie-Claire Mussat, La Belle Époque des kiosques à musique, Paris, Du May, 1992, 150 p.

2. Martin Kaltenecker, L’oreille divisée, Les discours sur l’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, éditions MF, collection « Répercussions », 2010, 453 p.

3. Jérôme-Léon Vidal, Le Miroir de Paris, journal de littérature, librairie, beaux-arts, théâtre, dimanche 17 mai 1835, pp. 1-2.

4. Robert Beck, « La promenade urbaine au XIXe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 116-2 | 2009, mis en ligne le 30 juin 2011, consulté le 30 septembre 2016.

5. Cité par Armand Raucoules, De la musique et des militaires, Paris, Somogy, 2008, p. 43.

6. Le Ménestrel, 3 juin 1855, n° 497 (22e année, n° 27), p. 4.

7. Le Ménestrel, 16 septembre 1854, n° 459 (21e année, n° 41), p. 4.

8. Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, cours au Collège de France (1998-2000), Paris, éditions du Seuil, 2013, p. 477-478 et 512.

9. Revue et Gazette Musicale de Paris, 22 mai 1864 (31e année, n° 21), p. 167.

10. Émile Zola, Éd. Manet, étude biographique et critique, Paris, Dentu, 1867.

11. Revue et Gazette musicale de Paris, 15 juin 1862 (29e année, n° 24), p. 199.

12. Le Petit Journal, 4 mai 1863 (n° 93), p. 2.

13. Revue et Gazette musicale de Paris, 26 mai 1861 (28e année, n° 21), p. 165.

14. C. Chapellier, Le Ménestrel, 26 juin 1859, n° 706 (26e année, n° 30), p. 239.

15. Qualifiée de « meilleure musique de la garde impériale » par Louis Martel dans Théâtre-journal, 27 septembre 1868 (1ère année, n° 13), p. 3.

16. Neuter (pseudonyme de Pierre Véron), « Courrier de Paris », Le Monde illustré, journal hebdomadaire, 29 avril 1865 (9e année, n° 420), p. 259.

17. Paul-Jacques-Raymond Binse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor (1825-1881), essayiste et critique littéraire français.

18. Paul de Saint-Victor, La Presse, 27 avril 1863 ; cité par Jacques Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Paris, Armand Colin, coll. « Kiosque », 1959, p. 23.

19. Raymond Bouyer, « Petites notes sans portée – Nos impressions d’actualité sur les musiques militaires », Le Ménestrel, 15 août 1908 (74e année, n° 33), p. 259.

20. Alfred Darjou, « La Musique militaire à Paris », Journal amusant, journal illustre, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., 17 septembre 1864, n° 455, p. 1-5.

21. Charles Baudelaire, « Les Tableaux Parisiens », in Les Fleurs du Mal (1861), Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999.

22. Arthur Rimbaud, « À la musique », in Poésies 1870-1871.

23. C’est ainsi que l’on désigne le parterre de pelouses de la grande perspective de Versailles.

24. Le clarinettiste Hyacinthe-Éléonore Klosé (1808-1880) fut chef de la musique du régiment d’artillerie de la Garde royale stationnée à Versailles jusqu’en 1835, avant de succéder à Frédéric Beer ou Berr (1794-1838) comme professeur de clarinette au Conservatoire de Paris.

25. Régiments dotés de musiques militaires et casernés à Versailles.

26. Anonyme, Le Concert et le Tapis Vert, Versailles, imp. E. Aubert, 1864, p. 4.

27. Arthur Hustin, Le Luxembourg : le palais, le Petit-Luxembourg, le jardin, le musée, les carrières, Paris, P. Mouillot, 1905, p. 143.

28. Maurice Griveau, « Impressions musicales d’enfance et de jeunesse I) Les musiques de mon enfance », Bulletin de la Société Internationale de Musique (SIM) – section de Paris, 15 juillet 1909 (5e année, n° 7), p. 658-659.

29. Souvenirs de Madame Camescasse, Douai au XIXe siècle, salons parlementaires sous la IIIe République, Paris, Plon, 1924, p. 262.

30. Le Ménestrel, 3 juin 1855, n° 497 (22e année, n° 27), p. 4.

31. Adolphe de Pontécoulant, « Correspondance musicale d’un pêcheur à la ligne », La France musicale, 2 septembre 1860 (24e année, n° 36), p. 356.

32. [NdA : Qualificatif d’origine un peu incertaine : « Coum’oco..... » (comme ça) répètent souvent les Provençaux du côté de Toulon. Le prince de Joinville l’avait remarqué, dit-on, et de là le surnom. Sous toutes réserves.]

33. Anonyme, « À Toulon », Revue des deux mondes, 1904-1905, p. 621-622.

34. Sans doute s’agit-il de la musique du 28e régiment d’infanterie de ligne, caserné alors à Nice.

35. Filip-Bonau, « Cécile Milher » nouvelle, L’Écho des feuilletons ; recueil de nouvelles, contes, anecdotes, extraits de la presse contemporaine, 29eannée, Paris, chez les éditeurs, 1868, p. 262-263.

36. Le journaliste Henri Escoffier publie dans Le Petit Journal, avec quelques collaborateurs, une chronique quotidienne sous le pseudonyme collectif de Thomas Grimm.

37. Thomas Grimm, Le Petit Journal, 27 juin 1870 (8e année, n° 2.734), p. 1.

38. Delphin Balleyguier, « Nouvelles auditions au Concert des Champs-Élysées », La Semaine musicale, 20 juin 1867 (3e année, n° 128), p. 3.

39. « Un kiosque », Revue comique normande, 2 octobre 1897 (16e année, n° 40).

40. Robert Beck, « La promenade urbaine au XIXe siècle », op. cit., p. 177.

41. Un marronnier en journalisme est un article ou un reportage d'information de faible importance meublant une période creuse, consacré à un événement récurrent et prévisible.

42. Mauvais été, pluvieux ou orageux.

43. La Romance, journal de musique, de littérature, des arts et des théâtres, 24 mai 1834, n° 21, p. 82-83.

44. Le Ménestrel, 1er Juillet 1860, n° 729 (27e année, n° 31), p. 4.

45. L’Abeille impériale, journal de la Cour, 1er juin 1859 (8e année, n° 11), p. 15.

46. Jules-Alfred Cressonnois (1823-1883), compositeur et chef d’orchestre, élève de Fessy et Kastner, il devient chef de musique militaire en 1847. Jusqu’en 1869, il dirige successivement les musiques des Cuirassiers, des Guides puis de la Gendarmerie de la Garde impériale. À partir de 1868, il dirige l’orchestre des Concerts des Champs-Élysées ainsi que les festivals populaires qui, vers 1869, furent donnés dans la salle du théâtre du Châtelet.

47. Albin d’Ax, « Chronique », Le Progrès musical : journal artistique et littéraire, 1er août 1869, n° 30, p. 2.

48. Marie-Claire Mussat, « Le kiosque à musique : un lieu stratégique », dans Musiciens des rues de Paris, catalogue de l’exposition du Musée national des Arts et Traditions populaires 18 novembre 1997-27 avril 1998, ouv. coll. ss. la dir. de Florence Gétreau, Paris, ATP/Réunion des Musées Nationaux, 1997, p. 64.

49. L’Abeille impériale, journal de la Cour, Bulletin du sport, du théâtre, de la mode et de l’industrie, 1er septembre 1859 (8e année, n° 17), p. 4.

50. Delphin Balleyguier, « Nouvelles auditions au Concert des Champs-Élysées », La Semaine musicale, 20 juin 1867 (3e année, n° 128), p. 3.

51. « Concert impérial dirigé par Musard aux Champs-Élysées – Ouverture », Revue et Gazette Musicale de Paris, 5 juin 1859 (26e année, n° 23), p. 188.

52. Lire à ce sujet Patrick Péronnet, « La Musique des Guides de la Garde Impériale », Napoléon III, le magazine du Second Empire, n° 37, décembre 2016-janvier-février 2017, p. 46-52.

53. Revue et Gazette Musicale de Paris, 25 septembre 1859 (26e année, n° 39), p. 322.

54. Albin d’Ax, « Chronique », op. cit., p. 2.

55. Robert Beck, « La promenade urbaine au XIXe siècle », op. cit., p. 175.

56. Delphin Balleyguier, « Nouvelles auditions au Concert des Champs-Élysées », op. cit., p. 3.

57. Propos de Georges Kastner cités par Adolphe de Pontécoulant, Organologie, essai sur la facture instrumentale art et industrie, Paris, Castel, 1861, tome 2, p. 249.

58. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1972, p. 261.

59. Lire à ce sujet Sophie-Anne Leterrier, « Musique populaire et musique savante au XIXe siècle, du « peuple » au « public », Revue d’histoire du XIXe siècle, société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe s., n° 19, 1999, Aspects de la production culturelle au XIXe siècle, p. 89-103.

60. Jean d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, introduit et annoté par Michel Malherbe, Paris, Vrin, 2000, 209 p.