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COLLOQUES


LIVRE ET ROMAN AUX XXe et XXIe SIÈCLES
Joseph et ses frères de Thomas Mann : roman mythique et livre de l'humanité

L. Pietra – Université Paris Ouest Nanterre La Défense


De nombreux auteurs, nourris par les grands textes du passé, se sont intéressés à la narration biblique et spécialement à la fin du livre de la Genèse, l'histoire de Joseph; celle-ci captive par son caractère elliptique et son unité de composition. Dans son Dictionnaire philosophique, à l'article « Joseph »1, Voltaire la présente comme un « modèle », « l'un des plus précieux monuments de l'antiquité », qui « constitue un poème épique intéressant: exposition, nœud, reconnaissance, péripétie, et merveilleux: rien n'est plus marqué au coin du génie oriental. » En outre, l'histoire de Joseph « qui pardonne » est plus « attendrissante » que celle d'Ulysse « qui se venge ». L'intérêt pour Joseph fut vivement stimulé par l'attrait général pour l'Orient qui apparaît au XIXe siècle dans le sillage de la campagne napoléonienne en Egypte et le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion2. Les enseignements moraux ou politiques du récit, les possibilités esthétiques du thème de Joseph devaient encourager plusieurs auteurs à reprendre, à réutiliser ou adapter cette histoire. Celle-ci offre une unité qui tient aussi au fait qu'elle se déroule dans le temps d'une vie d'homme (cent dix ans), là où les autres patriarches ont encore un âge mythologique ; le Livre sacré a ici une dimension humaine, une vraisemblance qui tient à l'ancrage dans des réalités égyptiennes.

Le sujet intéressa Goethe qui abandonna la tâche, qui fut reprise par Thomas Mann, précédé par Hugo von Hofmannsthal. Dostoïevski utilise l'histoire de Joseph dans Les Frères Karamazov. Alexandre Dumas, dont le père, le général Dumas, avait participé à la campagne d'Egypte de Napoléon, semble s'en inspirer pour construire une histoire de vengeance, bien différente, dans Le Comte de Monte-Cristo. Charles Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine en 1911 le Mystère des saints Innocents où il entremêle les histoires de Joseph, de Jésus, et de saint Louis : « O théâtre d'Egypte, on y a joué trois fois. / Une fois avant. Une fois pendant. Une fois après »3 ; le motif de la préfiguration messianique y prend l'accent bien reconnaissable de la poétique de Péguy : « Un homme avait deux fils. Un homme avait douze fils. / Et ainsi devant toute sœur chrétienne/ S'avance une sœur juive qui est sa sœur aînée et qui l'annonce et qui va devant »4.

On pourrait se contenter de relever les qualités littéraires de ces recompositions, de jouir de ces suites romanesques. Il est pourtant une œuvre qui démarque des autres par sa stature monumentale, par son art narratif incomparable, et qui engage une réflexion étendue sur presque deux décennies. D’ailleurs, les implications philosophiques et politiques de ce roman-pyramide sont si nombreuses qu'elles en font un des textes les plus fondamentaux de la culture européenne ou occidentale du XXe siècle : la fraternité, l'humanisme et le sort de l'humanité sont au cœur de Joseph et ses frères de Thomas Mann.

Avec son roman-fleuve Joseph et ses frères, Thomas Mann donnait aux chapitres de la fin de la Genèse la dimension du Livre. Ce passage du livre biblique au roman se présente comme une humanisation du mythe, où il ne s'agit pas de passer du sacré au profane, mais d'une forme ancienne d'humanisme à un « humanisme de l'avenir »5. Dans un temps critique, il entendait écrire « une histoire abrégée de l'humanité »6 où Joseph représentait à la fois l'apport de l'esprit juif à la civilisation, « l'élément clarificateur, dispensateur de la forme, humain »7, que l'auteur appelle aussi bien l'élément « méditerranéen »8 de la culture, et « une nature d'artiste »9 introduisant un jeu et un détachement qui rendent possible la saisie de cet élément « humain » et ouvrent les possibles.

Le texte biblique contient, selon Mann, une forme originaire d'humanisme ; il n’est pourtant qu’un monde propice à la recherche d'une vérité plus profonde, à l'imagination d'un humanisme du futur. Le récit de la Genèse ne pouvait délivrer cette vérité que remaniée, réinscrite dans le réseau des mythes babyloniens, égyptiens, grecs, des réécritures chrétiennes et coraniques, sous le patronage de la figure d'Hermès. Ces vérités trouvent elles-mêmes leur explication chez Schopenhauer, Nietzsche, Freud ou Jung. Selon Mann, il fallait « encore » humaniser le mythe biblique, par le biais de l'humour et de l'ironie, et en introduisant un « élément familier-bourgeois »10 dans le traitement des figures mythiques. Ce souci d'équilibre est d’ailleurs la marque de l'humanisme nouveau auquel Mann fraie un chemin dans son récit-fleuve. Le roman de Thomas Mann ne véhicule donc pas le fantasme d'un Livre qui serait par lui-même parole de vérité qu'il suffirait de recueillir en vertu de son caractère originaire.

Ainsi, pour lier l'art, la libre création de l'auteur et son effort éthique et politique, nous pourrions nous contenter d'observer, en utilisant les concepts de Paul Ricœur, que Thomas Mann fait parcourir à son roman « l'arc entier allant de Mimesis I (c'est-à-dire les histoires « vécues », agies et subies, dans lesquelles les sujets se trouvent intriqués), à Mimesis II (c'est-à-dire le récit biblique de Joseph et ses variantes dans d'autres traditions) pour aboutir à Mimesis III (c'est-à-dire le récit raconté et réapproprié par des lecteurs, avec les effets produits par cette lecture) »11. Mais il faut ajouter la dimension polémique de cette réécriture : Mann combat l'usage que fait le nazisme de ce mythe, en privilégiant une « raison narrative »12 pleine de ruse, d'humour et d'ironie : « est humoristique en particulier dans le livre toute la part d'essais, de commentaires, de critique et de science » ; « car c'est pure ironie que d'appliquer le langage de la science à ce qui n'est que féérie et non-science »13. « Le mythe, dans ce livre, était arraché aux mains du fascisme et humanisé jusque dans les derniers recoins du langage »14. Mann parlait de son roman comme d'une « œuvre linguistique »15 et E. Bloch le louait comme une « re-fonctionnalisation du mythe »16.

Mais pourquoi se plonger dans l'univers mythique, si c'est pour promouvoir, comme insiste Thomas Mann, une « raison narrative »? Si « le puits du passé » est « profond », voire « insondable »17, la raison ne risque-t-elle pas d'y sombrer, à tout le moins de s'égarer en forgeant le fantasme d'un roman qui, par la lecture du Livre réfractant tous les mythes, résoudrait le « malaise dans la civilisation ». Citons à nouveau Mann: dans « un roman mythique comme le Joseph », « la fonction du mythe y était l'objet d'un renversement dont on ne l'eût pas cru capable. Cela ressemblait fort à ce qu'on observe dans les batailles lorsque les canons conquis à l'ennemi sont retournés contre lui »18. En somme, pour dénazifier la catégorie mythique, pour empêcher sa confiscation par les fascistes, il fallait se confronter aux mythes. Car avec l'humanisation du mythe biblique, en levant « les yeux vers Dieu », l'homme lève les yeux « vers lui-même »19.

En passant du mythe à la culture, « l'homme doit remplacer le réseau des participations qui ancraient sa vie dans la relation avec le divin et le sacré, par un système de références à des significations purement humaines »20. Ainsi, les artifices narratifs reproduisent pour le mythe biblique ce que Joseph est lui-même censé accomplir vis-à-vis du « mythe vécu »21, le passage du héros mythologique au « premier humain humaniste »22. Il est alors intéressant d'examiner les raisons pour lesquelles le texte biblique paraît prédisposé au travail mannien, et ne se résume pas à un imaginaire mythique : la singularité du récit joséphique se marque dans son universalité ouverte fondée sur le rejet du meurtre et de l'accusation mensongère pour former une société, sur l'esquisse d'une idée cosmopolitique appuyée sur la fraternité et détachée de l'autochtonie. Il faut aussi en retour mettre en valeur les apports du travail romanesque de Mann à l'exégèse biblique et à la science des religions.

Thomas Mann réécrit la fin de la Genèse et tire des chapitres 37 à 50 une tétralogie dont le nombre de pages dépasse celui de la Bible tout entière. Voltaire soulignait déjà que la fin de la Genèse était le modèle de la nouvelle ou du conte oriental, et Thomas Mann ironisait sur la « concision lapidaire »23 du texte biblique ; il est clair qu'il finit par écrire bien autre chose qu'une nouvelle ou qu'un roman. Arrivé à un âge de la vie où le mythe, nous dit-il, entre en résonance avec la vie pour en dégager l'élément typique, pour dégager l'universel du trait singulier, le romancier se trouve engagé dans l'œuvre de sa maturité. Ainsi s'explique-t-il : « Comme romancier, mon évolution m'a amené au mythe, toutefois, à l'immense indignation de ceux qui se croient pleins d'âme et se voudraient barbares, je l'humanise, m'appliquant à allier mythe et humanité, alliance que je tiens pour plus porteuse d'avenir que le combat contre l'esprit qui fait rage pour l'heure, cette tentative de se faire aimer de l'époque actuelle en piétinant avec ardeur la raison et la civilisation »24.

Il est d'ailleurs intéressant de voir comment un auteur si convaincu de la vérité des théories raciales pensait en même temps dépasser la singularité raciale juive par le jeu introduit par ce qu'il appelle les « fins de race »25, qui selon lui, étaient censées produire des natures artistes, capables de détacher les traits singuliers pour les rendre transmissibles à d'autres races. L'hébreu ou le Juif errant, dont la caractéristique est de ne pas être autochtone, possède de surcroît ce trait qui favorise l'universalisation. Joseph expulsé par ses frères accentue encore ce trait qui, étant l'extrême manifestation de la judéité, marque en même temps le passage du juif au non-juif.

Dans la tétralogie, l'hébreu Joseph rassemble en lui la totalité des figures mythologiques de l'humanité, intermédiaire entre les figures tutélaires et lunaires de Thot et Hermès (et dans Hermès, il faut aussi entendre Hermès-Trismégiste). Le Livre ne délivre sa vérité que si le roman redéploie tous les textes, tous les mythes réécrits dans le Livre, contenus dans la bibliothèque biblique : le roman est lui-même mythique. Cependant, ce qui est significatif, c'est que la figure mythique kaléidoscopique est une figure hébraïque ou juive. C'est dans la Genèse qui est une réécriture de textes égyptiens et mésopotamiens que Thomas Mann parvient à insérer les mythes de l'humanité. S'il y parvient, n'est-ce pas parce que, comme « héros civilisateur », Joseph, « premier à perdre son pays natal »26, définit un aspect de l'« être juif ». Selon l'anthropologue, ethnologue et poète, Franz Baermann Steiner, contemporain de Mann et ami d'Elias Canetti, le texte biblique permet de « continuer de vivre à la frontière qui émergea au moment où l’humanité s’est émancipée du mythe. Par conséquent, ne pas vivre dans le domaine du mythe, ne pas désirer y retourner comme vers quelque chose d’éloigné et de caché, mais de l’avoir présent à l’esprit comme alternative. Un autre ordre de la même existence, une possibilité dont on ne s’est pas éloigné, mais dont on s’éloignera »27.

Le mythe biblique se distingue donc des autres mythes. Comme les autres mythes, il concerne une singularité, un peuple, mais sa caractéristique est que sa singularité est porteuse d'universalité, car elle s'arrache à l'ancrage dans un sol, le sentiment mythique d'appartenir à une terre étant une des sources les plus communes de la xénophobie ; le rapport à la terre, le rapport au mythe dépend de la moralité des hommes, mais il n'y a pas de rupture avec les mythes hérités comme dans le cas de la philosophie platonicienne. L'universel dont il est question ressortit donc à une narration et non à une théorie. Thomas Mann ne pouvait manquer d'être sensible à ce trait et le roman perpétue le Livre en se dégageant du mythe sans rompre avec lui, en jouant avec lui.

Ce libre rapport au mythe, ce jeu avec les textes est déjà inscrit dans le texte biblique qui réécrit différents mythes ― celui du Supersage pour le déluge, ou le Conte égyptien des deux frères pour Joseph. Thomas Mann fait ainsi de Joseph une figure mythologique transparente dont le symbole est la tunique bariolée de Joseph (en hébreu, Joseph signifie l'ajout mais aussi l'effacement). En racontant une histoire des plus anciennes, en revivant le mythe dans une succession de romans, son but était de conserver le message humaniste occidental, de rassembler le souvenir de l'homme contenu dans le texte biblique, conçu lui-même comme une bibliothèque mythologique.

Thomas Mann se défend ainsi d'avoir écrit un livre pour les Juifs, même s'il se déclare heureux que son ouvrage serve au combat contre le nazisme. Sa grande œuvre de la maturité est toute entière tournée vers la réconciliation « bourgeoise » de l'esprit et de la vie, « la sublimation du chthonien »28. Le mythique rejoint le typique en s'identifiant à une essence de l'homme. La lecture-réécriture du mythe, selon un schéma alchimique, passe par une « descente aux enfers », « dans l'abîme insondable du puits »29, car « les événements du monde se déroulent en un glissement de décors de commencements (ein Kulissengeschiebe von Anfängen) qui nous attirent vers d'autres commencements encore, de plus en plus anciens, jusqu'à l'infini »30, ce qui oblige à assigner une origine, ou plutôt à trouver « des commencements relatifs »31.

Mann qui envisage de façon jungienne une essence de la mythologie accède à cette essence par le travail romanesque. Pourtant on peut s'étonner que Thomas Mann semble tirer un trait d'égalité entre le mythe biblique et les mythes utilisés par les nazis en affirmant que « les canons conquis à l'ennemi sont retournés contre lui »32 Pour expliquer cette indifférenciation, il ne faut pas rapporter la Bible à une mythologie nationale juive, mais comprendre que la définition mannienne du mythe dépend « pour une large part » de celle de « l'historien des religions, philologue classique et mythologue Karl Kerényi (1897-1973) » 33 avec lequel il entretint une longue et importante correspondance; ce dernier était lui-même en contact avec Carl Gustav Jung avec qui il écrivit plusieurs livres. Pour Kerényi, et donc pour Mann, on peut caractériser « une essence de la mythologie »34.

« La mythologie s'explique elle-même et explique aussi tout ce qui est au monde, non parce qu'elle aurait été inventée pour fournir des explications, mais parce qu'elle possède aussi la qualité d'être explicative »35; elle possède cette qualité car « le mythe sous sa forme vivante et spontanée, n'est pas une histoire racontée seulement, mais une réalité vécue »36. Le mythe « exprime, d'une façon primaire et directe, précisément ce qui est raconté: à savoir, un événement remontant aux époques les plus anciennes. [...] Cet événement, à son tour, exprime quelque chose de plus général, quelque chose ayant trait au contenu d'un univers humain qui vient s'exprimer sous une forme mythologique »37. « La mythologie motive » (fonde, indique la raison d'être) »38. Ainsi, « celui qui cherche la raison d'être, [...] trouve la raison d'être de son univers. Il l'édifie pour soi-même, sur une base où tout émane des sources, en découle et s'en dégage, où tout est « primordial et spontané » dans le plein sens du terme. Et conséquemment aussi, divin »39.

Ainsi conçu, le mythe, quelles que soient les histoires racontées ou les différents héros, recèle quelque chose de général qui donne lieu à une science comparatiste qui analyse des ressemblances et des différences pour trouver des homologies de structure. Les mythes, qu'ils soient utilisés par les nazis, par Fritz Lang, par Freud ou par Thomas Mann, renvoient tous à une « essence de la mythologie » ; seuls les usages de ces mythes diffèrent et peuvent les réduire à l'expression d'un univers humain excluant ou infériorisant d'autres univers humains. Cette réduction est aisée car, pour un peuple, la mythologie « porte à se retrouver dans le passé, dans sa propre origine »; « dans la mythologie », l'« origine », « en tant que contenu d'un récit », « est motivation ; en tant que contenu d'un acte, elle en est le fondement »40.

« Celui qui cherche la raison d'être » opèrera ainsi un repli où il peut s'épanouir. Cependant cet épanouissement pourra prendre deux visages opposés : une « attitude ouverte » ou fermée « à l'égard du monde »41. Thomas Mann entend bien adopter dans sa réécriture l'attitude ouverte dans la mesure même où il tente de se réapproprier plusieurs univers mythiques, pour restaurer l'universalité du mythe, pour, selon ses termes, humaniser le mythe. L'usage mannien du mythe est donc humaniste, car l'humanisme philosophique n'était plus une évidence pour ses contemporains et ses compatriotes, dès lors qu'il s'agissait de mythe. C'est ainsi qu'il évoque le sentiment religieux durant la période où il débute la rédaction de son roman: « la situation de l'homme dans le cosmos, ses commencements, son origine, ses fins, voilà le grand mystère ; et le problème religieux est le problème humain, l'interrogation de l'homme sur lui-même »42.

L'humanisme entrevu par Mann tiendrait ainsi à une relecture psychanalytique de « la vie conçue comme un acte sacré de répétition » ; cet acte exprimé dans le mythe et joué dans la « Fête » n'a pas pour but de renvoyer à un passé lointain, son caractère immémorial renvoie plutôt à l'« omniprésence » de ce qui est éternel, à « la véritable vie », à « l'essence de la vie » comme « Présent »43, à « l'essence de l'homme »44. Le « moi » tirerait ainsi « toute sa dignité de la conscience qu'il aurait de représenter à nouveau dans sa chair vivante ce qui est foncièrement valable, de l'incarner une fois encore »45. Cette forme d'existence « mythique » est une forme antique, qui concerne les grandes figures du passé mais aussi qui peut être retrouvée à l'époque moderne à travers les grands hommes, comme Napoléon (dont le « modèle mythologique » selon Freud est justement Joseph46).

Cependant, Mann ne suggère pas que l'humanisme consiste simplement à vivre mythiquement ; il serait gênant de donner Napoléon comme modèle de l'humanisme du futur, au moment même où l'écrivain entend combattre l'hitlérisme et défendre la démocratie. En fait, tous les personnages de la tétralogie ont conscience de jouer des rôles mythiques immémoriaux, qu'il s'agisse de Jacob et d'Esaü47, de Putiphar, de Ruben, ou de Joseph lui-même, mais tout tient au rapport que chacun entretient avec le mythe pour en jouer ou pour en être prisonnier.

Le mythe vécu peut se réduire aux rôles prédéfinis du système social qui n'existerait que pour contenir les pulsions, les forces auto-destructrices de l'homme ; paradoxalement, lorsque le mythe se trouve partagé par tous les membres d’une collectivité, ce souci de préservation de l'ordre peut conduire à l'auto-destruction en maintenant un monde rempli « d'éléments obsolètes, d'anachronismes évidents et déjà criminels que la volonté du monde avait évidemment dépassés, mais [qu'on laisse] subsister par indifférence et désobéissance »48. Au contraire, le Joseph de Mann serait celui qui résout ce « malaise dans la civilisation » en jouant le mythe et ainsi en s'en libérant, alors que ses frères restent prisonniers du mythe collectif et donc de la « peur »49.

Or, n'est-ce pas l'objet même du récit de la Genèse que de raconter la façon dont certains hommes, des frères, accusent mensongèrement d'autres hommes, leurs frères, de quelque mal et en font motif de détestation, de persécution et de meurtre ? La dénonciation des accusations mensongères et des processus victimaires, la défense de victimes innocentes persécutées par des groupes convaincus du bien-fondé de leurs accusations occupent maints récits bibliques. L'épisode de Joseph en représente une des illustrations les plus éclatantes, puisqu'un peuple qui aurait pu se fonder sur le fratricide, comme d'autres civilisations, se construit au contraire grâce au pardon fraternel ; cette construction inclut aussi un souci bienveillant à l'égard des autres peuples, puisque l'Egypte sauvée par Joseph est le symbole d'une humanité cosmopolite ― même si elle n'est pas dénuée d'ambiguïté. Le salut ne se résume alors pas à un sens messianique, religieux, mais il a un sens moral et politique, dans un esprit qui ne pouvait que convenir à Thomas Mann.

On peut appliquer à Joseph les paroles qui servirent à Mann pour décrire le rôle thérapeutique de la doctrine de Freud et lui décerner le titre de « pionnier d'un humanisme de l'avenir »: cet humanisme « établira avec le monde souterrain, le monde de l'inconscient, du soi, des rapports plus audacieux et désinvoltes, plus libres et plus sereins, des rapports où se manifestera plus de maturité artistique qu'il n'est permis de le faire à notre humanité se débattant dans l'angoisse des névroses et la haine qui les accompagne »50. Ces rapports plus libres, plus sereins, plus désinvoltes, symbolisés par la beauté de Joseph, Mann les met en jeu dans ses artifices narratifs, ce qu'il appelle la « Fête de la Narration », « habit de parade du mystère vital »51 exprimé dans le mythe et rejoué dans le roman, dans l'humour et l'ironie des commentaires ; un jeu où l'artiste Thomas Mann et l'artiste Joseph se confondent en se distinguant dans la coniuctio oppositorum de l'Œuvre.

Tout le travail romanesque de Mann est donc possible parce que Joseph est une figure de la substitution et que son histoire est une longue suite de substitutions salvatrices. Ces substitutions ne sont pas seulement des péripéties, des retournements, mais concernent la façon dont une unité fraternelle fondée sur une tentative de fratricide s'inverse en unité fraternelle fondée sur les rejets de l'accusation mensongère et du fratricide. Le cycle commence par la série des substitutions comme moindre mal : au fratricide fut substitué par Ruben le puits asséché, au puits la vente par Juda, aux vingt pièces des Ismaélites la tunique ensanglantée, au sang de Joseph le sang d'un chevreau, aux Ismaélites les Madianites, aux Madianites Potiphar. En Egypte, les substitutions continuent à amoindrir le mal : à l'amant espéré par la femme de Potiphar se substitue le vêtement déchiré lors de la fuite de Joseph, à la mort se substitue la prison, à l'esclavage l'intendance, aux rêves angoissants des vaches et des épis les solutions de Joseph, à Pharaon se substitue Joseph, à la mort et à l'esclavage la vente des terres par les Egyptiens. La substitution de Juda clôt la série finale pour une fraternité à laquelle rien ne peut plus être substitué : à Benjamin est substitué Simon, au blé l'argent, à la coupe Benjamin, à Benjamin Juda (après la mauvaise tentative de substitution de Ruben).

Le jeu des substitutions, le sacrifice fait par Juda, évitent la permutation de la fraternité en hostilité. La fraternité est ainsi définitivement ancrée et permet de sortir du cercle infernal des expulsions victimaires et des fratricides. Thomas Mann comprend bien l'analyse des processus victimaires contenue dans le récit joséphique, et il saisit lui-même que le choix de ce récit ne fut pas innocent. Plus il développait son récit, plus il percevait l'élément civilisateur à l’œuvre dans le texte joséphique. La lecture du roman de Thomas Mann peut alors se révéler paradoxale : partant de l'idée d'une unité fondamentale de l'imaginaire mythique, on perçoit une différence entre le mythe biblique et les autres mythes, puisque le mythe biblique permet de comprendre les mécanismes de l'accusation mensongère et leurs conséquences meurtrières, là où d'autres mythes véhiculent l’idée de persécution ou de meurtre légitimes d’individus prétendument porteurs d'un mal ou du mal.

En partant de l'hypothèse documentaire d'une bible composée de plusieurs strates de rédaction et de l'hypothèse d'une essence de la mythologie, Thomas Mann fait ressortir avec acuité l'humanisme biblique d'une fraternité, d'une société construite à l'opposé des fondations meurtrières. Partie de théories raciales et même d'un certain antisémitisme, son étude de la psychanalyse, de la science des religions, de l'exégèse biblique, et le travail romanesque qui en résulta contraignirent un auteur réactionnaire et apolitique à l'exil, puis à l'engagement en faveur de la démocratie sociale de F. D. Roosevelt. Comme pour Freud ou Max Weber, le travail de Mann, en pleine période nazie, soutenait l'idée que le judaïsme et la civilisation juive fondés sur le Livre constituaient une des sources de la pensée rationnelle et éthique, de la civilisation européenne, et finalement l'une des sources de l'humanisme pour une civilisation mondiale.


Notes


1. Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 245-247.
2
. Outre la littérature, on signalera des opéras, deux Légende de Joseph, l'une d'Etienne-Nicolas Méhul (1807), l'autre de Richard Strauss (1914) avec les Ballets russes de Diaghilev.
3. Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1957, p. 797.
4. Ibid.
5. Mann T., « Freud et l'avenir », in Thomas Mann, Noblesse de l'esprit, trad. F. Delmas, Paris, A. Michel, 1960, p. 210.
6. Lettre à Louise Servicen du 23 mai 1935, in Lettres de Thomas Mann, trad. L. Servicen, Paris, Gallimard, 1966, p. 465.
7. Mann T., Conférence sur l'antisémitisme in L'Artiste et la société, trad. L. Servicen, Paris, Grasset, 1973, p. 218.
8. Ibid.
9 Lettre à Louise Servicen du 23 mai 1935, op. cit., p. 465.
10 Ibid.
11 Greisch J., « La fête du récit » in Narrativité et théologie dans les récits de la Passion, Recherches de science religieuse, tome 73/1-2, Paris, 1985, pp. 233-234.
12. Ibid., p. 232.
13. Mann T., Études, trad. P. Jaccottet, Paris, Gallimard, 2006, pp. 135-136.
14. Ibid., p. 139.
15. Lettre à K. Kerényi du 15 juillet 1936 in Lettres de Thomas Mann, op. cit., p. 496.
16. Ernst Bloch, Briefe 1903-1975, Bd. 2, Frankfurt am Main, Surhkamp, 1985, p. 703.
17. Mann T., Joseph et ses frères, Les histoires de Jacob, « La descente aux Enfers », trad. L. Vic, Paris, Gallimard, L'imaginaire, 1935, p.7.
18. Mann T., Etudes, op. cit., p. 139.
19. Mann T., Fragment sur le sentiment religieux, in L'Artiste et la société, op. cit., p. 213.
20. Deguy M., Le monde de Thomas Mann, Paris, Plon, 1962, p. 63.
21. Mann T., « Freud et l'avenir », op. cit., p. 204.
22. Deguy M., Le monde de Thomas Mann, op. cit., p. 65.
23. Mann T., Joseph en Egypte, trad. L. Servicen, Paris, Gallimard, L'imaginaire,1938, p. 452.
24. Mann T., Meerfahrt mit don Quijote, in Gesammelte Werke, IX, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1984, pp. 464-465 (Traversée avec Don Quichotte, trad. F. Delmas, Bruxelles, Editions Complexe, 1986, pp. 90-91). 25. Mann T., Études, op. cit., p. 152
26. Franz Baermann Steiner, Conquêtes (Eroberungen), V Le solitaire, vers 149-203, in Jeremy Adler (Hg.), Am stürzenden Pfad: Gesammelte Gedichte, Göttingen, Wallstein Verlag, 2000, pp. 358-359.
27. Franz Baermann Steiner, Feststellungen und Versuche. Aufzeichnungen 1943-1952, hrsg. v. U. van Loyen und E. Schüttpelz, Göttingen, Wallstein Verlag, 2009, p. 435.
28. Mann T., « Die Entstehung des Doktor Faustus » , in Mann T., Gesammelte Werke in Einzelbänden, XI, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1984, p. 175, cité et traduit par Vuillet H., Thomas Mann, Les métamorphoses d'Hermès, Paris, PUPS, 2007, p. 281.
29. Mann T., Les Histoires de Jacob, op. cit, p. 47.
30. Mann T., Discours sur Lessing, Paris, Aubier-Flammarion, 1970, pp.76-77, et pp. 76-79: « selon nos suppositions secrètes, le début primordial des choses ne se situe pas dans le temps, c'est-à-dire: il est transcendant. » Ces « glissements de décors de commencements » valent aussi pour la genèse de la tétralogie elle-même; voir O. Seidlin, « In the beginning was...? The origin of Thomas Mann's Joseph und seine Brüder », MLN, Vol. 77, N° 5, General Issue, The Johns Hopkins University Press, Dec. 1962, pp. 493-498.
30. Mann T., Les Histoires de Jacob, op. cit., p. 7.
31. De Villa M., « Uso e manipolazione delle fonti nella tetralogia Joseph und seine brüder di Thomas Mann: metodo compositivo e strategia autoriale », Venezia, Annali di Ca'Foscari, XLIV, I-2, 2005, p. 211.
32. cité plus haut, voir note 18 34. Jung C. G., Kerényi K., Introduction à l'essence de la mythologie, trad. H. E. Del Medico, Paris, Payot, 1968.
35. Ibid., p. 16.
36. Ibid., p. 17: Kerényi cite ici l'étude de Malinowski « Le mythe dans la psychologie primitive ».
37. Ibid.
38. Ibid., p. 18.
39. Ibid., p. 22.
40. Ibid., p. 28.
41. Ibid., p. 21.
42. Mann T., Fragment sur le sentiment religieux, in L'Artiste et la société, op. cit., p. 212.
43. Mann T., Les Histoires de Jacob, op. cit., p. 46.
44. Ibid., p. 47.
45. Ibid.
46. Freud fait part de sa théorie sur Napoléon à Mann suite à un entretien privé où ce dernier a exposé à nouveau ses thèses; Freud parle de l' « attrait » que revêt pour lui cette théorie, mais affirme ne pas la prendre « très au sérieux »; pour Napoléon, le « fantasme de Joseph » serait, « derrière son portrait biographique complexe, le moteur démoniaque et secret » ; Freud S., Correspondance 1873-1939, trad. A. Berman et J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 1966, pp. 471-473.
47. Mann T., Les Histoires de Jacob, op. cit., p. 166, et p. 176 dans le chapitre de « La Grande Farce »: « Esaü [...] connaissait l'identité de chacun en tant que mythe et type, en dehors du temps. »
48. Mann T., Études, op. cit., p. 154.
49. Mann T., Joseph le nourricier, trad. L. Servicen, Paris, Gallimard, L'imaginaire, 1948, pp. 477-479.
50. Mann T., « Freud et l'avenir », op. cit., p. 210.
51. Mann T., Les Histoires de Jacob, op. cit., p. 47.


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- Auteur : L. Pietra – Université Paris Ouest Nanterre La Défense
- Titre : Joseph et ses frères de Thomas Mann : roman mythique et livre de l'humanité
- Date de publication : 20-11-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=134
- ISSN 2105-2816