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COLLOQUES


EROS LATIN


Didon aux Enfers : avatars d’une figure de l’éros latin dans le pré-humanisme italien

Alessandro Benucci


Introduction

La reine de Carthage Didon incarne, de notre temps, l’amante malheureuse, la figure de la passion qui consume les êtres et les mène à leur perte ; c’est, à tous points de vue, un personnage tragique qui représente l’éros coupable par excellence. Toutefois, il est une autre version du mythe que l’on connaît beaucoup moins et qui fait de Didon une femme chaste et dévouée jusqu’au bout à la mémoire de son défunt mari. Le génie de Virgile, la fortune de l’Énéide et l’engouement pour la réécriture ovidienne de la légende, qui constituent les fondements du succès incontestable de la première version du mythe, ont eu tendance à éclipser progressivement la deuxième, - et ainsi en témoigne notre imaginaire actuel – ; cependant, force est de constater que pendant plusieurs siècles ont existé deux mythes concurrents, deux paradigmes : d’un côté, Didon est l’emblème de l’éros, dans ce qu’il recèle de folie et de furor ; de l’autre, ce même terme d’éros paraît totalement inadéquat. En l’occurrence, la version la moins connue aujourd’hui, et qui est en revanche la plus attestée, relatée par des historiens comme Timée de Tauroménion, Denys d’Halicarnasse, Varron, Trogue Pompée, Justin1 et puis par les Pères de l’Église, dessine, en effet, le portrait d’une femme courageuse, qui s’enfuit de Tyr où son frère Pygmalion avait tué son mari Sychée dans le but de lui arracher ses richesses. Elle est, donc, une reine sage et juste, dévouée à son peuple, pour lequel elle bâtit une grande et puissante ville et surtout une veuve fidèle pour toujours à son mari défunt. De fait, lorsque Hiarbas, le roi des Gétules, la demande pour épouse et, si elle refuse, menace d’attaquer la ville naissante, les Carthaginois la poussent à accepter, elle se tue pour ne pas souiller la mémoire de Sychée. Virgile, en revanche, tout en respectant certains aspects du mythe, les agence avec désinvolture et en fait une ennemie, une étrangère, une barbare, une bacchante asservie à sa voluptas et qui trahit la mémoire de Sychée pour s’abandonner à ses amours destructrices et coupables avec Énée. Pour ce faire, il plie les données de l’histoire à sa convenance : en effet selon les historiens, entre la fondation de Carthage et celle de Rome seulement soixante-dix ans se sont écoulés, alors que quatre siècles séparent la fondation de ces deux villes de la destruction de Troie et donc du voyage d’Énée2 ! C’est justement cette imprécision l’un des principaux chevaux de bataille lancés contre l’Énéide et son auteur depuis les tout premiers siècles de notre ère, ce qui fait aussitôt pencher la balance en faveur de la version du mythe fondateur de Carthage relatée par les historiens. Au demeurant, l’ambiguïté et l’ambivalence de la figure de Didon traversent la latinité classique et médiévale pour arriver intactes au pré-humanisme italien ; se partageant pour l’une ou l’autre version du mythe, Dante, Pétrarque et Boccace proposent dans leurs nombreux écrits des arrangements assez singuliers dans le but à la fois de préserver la vérité de l’histoire –et donc la réputation de l’héroïne carthaginoise – et de légitimer la création de l’illustre prédécesseur.

Notre analyse se propose dans un premier temps d’investiguer les relations que les deux versions du mythe entretiennent de l’Antiquité tardive jusqu’au Moyen Âge. Nous orienterons notre analyse autour de l’interprétation traditionnelle (relatée par le commentaire du texte virgilien, celui de Servius) du quatrième livre de l’Énéide, à savoir le fait que Virgile avait dû ou voulu inventer un motif originel à la haine entre Rome et Carthage. De cette manière, le personnage de Didon s’opposerait radicalement, dans cette analyse, à l’ethos de la matrona, à l’honneur pendant toute l’antiquité latine et repris à son compte par la patristique chrétienne. Or, c’est une hypothèse réductrice selon nous. Et d’autres auteurs semblent le croire. Ainsi Dante, qui, à contre-courant au xive siècle, a pris le parti de la Didon virgilienne- à la différence d’un Pétrarque qui célèbre la chaste Didon – nous servira de guide. Nous nous proposons, donc, dans un deuxième temps de relire cette figure majeure de l’éros latin qu’est Didon à la lumière de Dante qui en montre toute la complexité et qui, réfléchissant à la nature de l’empire, nous met sur la voie d’une interprétation sociopolitique de la Didon virgilienne. Selon nous, on s’interdit en effet de la comprendre si l’on ne restitue pas le contexte historique où elle s’enracine et si l’on n’explore pas l’idéologie augustéenne.

1. La Didon virgilienne

Alors que dans le premier livre de l’Énéide lors du naufrage d’Énée dans les côtés libyques et la rencontre avec la reine de Carthage, l’image de Didon est encore celle relatée par les historiens (femme courageuse, forte, et dévouée à son peuple et à la ville qu’elle est en train de bâtir pour lui [Æn., i, 338-368 ; 420-440]), le renversement a lieu au début du quatrième livre.

L’égarement et la débauche de Didon se font par étapes :

1- Le dialogue avec sa sœur Anne « solvit pudorem » (« l’affranchit de sa pudeur » ; Æn., iv, 55), la délivre, donc, du respect qu’elle doit porter pour la mémoire de Sychée. La passio de la reine entraîne sa dementia et la décadence de la ville et des Carthaginois (Æn., iv, 68-89).

2- En présence de Junon, elle croit s’unir licitement à Énée en un hyménée dans la spelunca (Æn., iv, 160-172).

3- Lorsqu’Énée lui impose la nécessité de son départ, elle s’y oppose en lui rappelant leur union. Tandis que pour lui aucun lien social ne les retient, elle fait appel aux conubia, aux incœptos hymenæos et même au conjugium, l’union non consacrée (Æn., iv, 314-319 ; 431).

4- Le renversement de l’ordre moral conçu par Virgile arrive à son apogée lorsque nous apprenons que pour Didon le faux mariage devrait tout de même garantir la maternité. Lorsqu’en effet elle supplie Énée de renoncer à ses desseins en Italie, elle avoue que si elle avait eu un parvulus Æneas (Æn., iv, 328-329), elle se sentirait moins seule et prise au piège.

5- Lorsque elle décide de se suicider, elle est consciente de sa folie, de son erreur : « non servata fides cineri promissa Sychaeo » (« je n’ai pas gardé la fois promise aux cendres de Sychée » ; Æn., iv, 552). Et elle meurt en se poignardant sur un bûcher enflammé et en proclamant la haine éternelle entre son peuple et les descendants de Troyens en Italie (Æn., iv, 621-629)3.

En substance, la réélaboration du mythe de Didon est nécessaire à l’intérieur de l’épopée pour créer une adversaire de Rome, pour justifier la haine entre les deux villes et les guerres puniques qui en découleront et qui resteront imprimées à jamais dans la mémoire romaine4. Ceci est l’explication principale qui ressort du tout premier et illustre commentaire de l’Eneide, celui du grammairien Servius (ive siècle après J.-C), qui fait autorité de l’Antiquité tardive à nos jours. L’aberration de Virgile, qui avait souillé l’image d’une femme chaste et honnête par la création d’un eros funeste et meurtrier, reposerait, tout compte fait, sur la seule nécessité de trouver le germe originel de la haine entre Rome et Carthage (Cela était peut-être déjà présent chez Nævius)5. Servius s’attèle à montrer que le quatrième livre est largement tributaire des Argonautica d’Apollonius, en ce qui concerne la déroute de Médée, l’étrangère, la barbare qui pratique la sorcellerie. De fait, lorsqu’Énée explique qu’il doit suivre la volonté du fatum6, elle s’enferme dans la magie, dans les maléfices ; elle devient une sorte de Circé ou de Calypso, si bien qu’envoyé par Jupiter pour rappeler Énée à sa mission fondatrice, Mercure n’ose pas aller chez elle ; quant à la fuite du héros troyen, elle est clandestine.

Selon cette interprétation, en somme, l’opposition entre Énée et Didon se crée lorsqu’elle revendique la valeur réelle de leur union, tandis qu’Énée lui oppose la nécessité de son départ et refuse d’interpréter l’épisode de la spelunca comme un mariage7. Énée joue le rôle du restaurateur de l’ordre : à la restauration de la pietas, correspond, dès lors, la mise en valeur de l’impudicitia de Didon. Leur distance est confirmée aux enfers. Énée et la Sibylle rencontrent, de fait, Didon aux Campi lugentes, parmi les femmes mortes pour des amours coupables. Alors qu’Énée explique encore une fois qu’il a dû abandonner ses terres à cause du destin, elle ne l’écoute pas et reste à côté de Sychée (Æn. VI 450- 476). Tout lien, toute entente est brisée à jamais. Ainsi, la raison principale de la décision de Virgile de faire violence au mythe s’avère l’hostilité entre Rome et Carthage ; ceci fait du prétendu mariage l’origine du malheur. Du mariage découle la déchéance de la reine, sa fin tragique, l’invocation finale à la haine entre les deux peuples et sa damnation éternelle. Le caractère maléfique est, en conséquence, dans son intention conjugale. Sa culpa correspondrait au fait d’avoir manqué au devoir du veuvage, par la proclamation d’intentions conjugales indûment affirmées et justement brisées.

Ceci étant posé, l’image de Didon est construite à partir de la perversion du modèle de la vertueuse matrona romana, dont elle incarne, selon la logique binaire, son exact opposé. En effet, l’une des valeurs fondamentales de la patricienne de l’époque républicaine était l’univiratus, qui préconise à une femme de se vouer à un seul mari pour toute sa vie – même et surtout après –. L’univiratus était considéré comme l’une des plus grandes vertus chez une femme, encore bien avant l’avènement du christianisme. Toute la société républicaine célébrait la femme mariée une seule fois : il suffit de citer la Fortuna Muliebris (Servius, iv, 19), les sacrifices à Pudicitia mentionnés par Live8 ; Maxime-Valère par ailleurs, dit que des honneurs spéciaux étaient réservés aux femmes univiræ, et notamment la corona pudicitiæ 9. D’ailleurs, pendant la célébration d’un mariage, la Pronuba, la maîtresse d’honneur, qui assiste l’épouse, doit être une femme qui ne s’est mariée qu’une seule fois. Pensons aussi aux nombreux épitaphes gravés sur les tombeaux de femmes aisées « solo contenta marito, uno contenta marito, uni devota marito »10. Pour résumer, l’univiratus, l’une des principales règles du mos maiorum, interdisait formellement à la matrona de contracter plusieurs mariages, d’avoir plusieurs hommes, mais surtout elle interdisait à la vidua de se marier. C’est justement la dérogation à cet impératif moral qui donne lieu à l’impudicitia de la femme qui s’accorde un ou plusieurs maris. Or, ceci serait, en substance, la faute impardonnable de la Didon virgilienne.

2. De l’Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge

C’est, d’après nous, dans le sillage de cette lecture de l’épisode carthaginois d’Énée que les écrivains et les érudits après Virgile mettent en question l’autorité du poète latin et lui préfèrent la version de l’histoire. Aussi bien dans la littérature païenne que dans les écrits chrétiens, se diffuse un mouvement qui renie la proposition de Virgile, et qui se développe dans la tradition des commentaires de l’œuvre, dans les écrits apologétiques et allégoriques, ou encore dans les poèmes, dans la littérature de confessions, de l’antiquité tardive jusqu’à Pétrarque et au Boccace des œuvres érudites. Le but est de restaurer la figure de la chaste Didon.

Celui-ci est mise en œuvre selon deux axes principaux :

  1. la mise en évidence des données historiographiques. Face aux divers historiens anciens qui relatent tous la même version, il n’y a aucune place dans l’histoire, pour le roman d’Énée et de Didon qui est considéré comme une création purement poétique de Virgile. Un tel désaveu se développe à partir des Confessions d’Augustin11, en passant par Macrobe12, Grégoire de Tours13, pour arriver au pré-humanisme italien de Pétrarque14 (le grand champion, malgré son amour pour Virgile) les premiers commentateurs de Dante15, Fazio degli Uberti16 et le Boccace des écrits érudits17).

  1. Une intégration progressive et totale du personnage de Didon dans les exempla du mos maiorum ancien, romain, certes païens mais moralement irréprochables. Ce mouvement répond non seulement à des exigences conservatrices qui étaient le propre de la pensée païenne tardo-antique (Macrobe, Priscien18), mais aussi à la nécessité des premiers penseurs de l’Église de trouver des champions des vertus chrétiennes chez les païens (Tertullien19, Jérôme20). Si même des infidèles observaient la chasteté, les chrétiens seraient donc sollicités davantage dans le respect de ce principe21.

Le point commun de ces écrits reste le même : Virgile est accusé d’imposture. Les raisons remontent au fait qu’il attribue à Didon un mariage qui n’a pas eu lieu. Énée n’est jamais allé en Afrique et surtout pas à l’époque de la fondation de Carthage ; Didon, quant à elle, a été toujours une femme chaste. De surcroît, les reproches adressés au poète sont parfois violents : dans la célèbre épigramme quarante-cinq de l’anthologie de Planude, appendix à la Palatine, traduite et diffusée en latin, Didon parle de son tombeau et accuse les Muses d’avoir inspiré à Virgile un mensonge qui a détruit son image à jamais. À la fin elle appelle le lecteur à suivre la vérité des historiens. Au demeurant, on stigmatise la Didon virgilienne et on aplatit au niveau de la vérité de l’histoire une figure riche et complexe.

Gloire de l’éthique républicaine ou bien son exacte contraire, la réflexion menée par l’époque tardo-antique et médiévale ne fait que confirmer la lecture socio-politique donnée par Servius et l’époque latine. Pour un changement radical qui tienne compte de la complexité de l’opération de Virgile et de la fortune cachée de sa version, il faut attendre Dante qui reconnaît la richesse du paradigme érotique de la Didon virgilienne.

3. La restauration de Dante.

Dans l’ensemble de ses écrits, lorsqu’il fait allusion à la reine de Carthage, Dante adopte essentiellement la version virgilienne, ce qui marque une véritable rupture avec ses prédécesseurs et ses contemporains. De fait, dans la Divine Comédie, son chef-d’œuvre, en suivant son maestro22 qui attribue à Didon la demeure définitive des campi lugentes, Dante place sa Didon au milieu du cercle des luxurieux, dans la partie haute de l’Enfer, tributaire du chant VI de l’Énéide. Ici la tempête infernale châtie « les pécheurs charnels / qui soumettent la raison à leurs désirs ».23 Le désir fait perdre la raison, ce qui entraîne la dégradation de l’homme et sa ruine. Comme dans le livre vi de l’Énéide, ici Didon apparaît également dans une liste d’exempla à l’instar des tourmentées homériques et virgiliennes. C’est notamment le guide de Dante, Virgile, qui renseigne son disciple sur les femmes que « l’air noir tant châtie »24. La liste de ces personnages et leur histoire nous est fondamental pour caractériser la Didon dantesque.

« ‘La première de ceux dont tu veux / savoir nouvelles’, me dit-il alors, / ‘fut impératrice de maints langages. / Au vice de luxure fut si rompue / que licence devint licite en sa loi / pour supprimer le blâme où elle était menée / Elle est Sémiramis dont on lit/ qu’elle succéda à Ninus et fut son épouse : elle domina la terre que régit le Soudan. / L’autre est celle qui s’occit par amour / et fut infidèle aux cendres de Sychée ; puis vient Cléopâtre luxurieuse. / Vois Hélène par qui funeste temps / se déroula, et vois le grand Achille / qui pour finir mena guerre contre Amour. / Vois Pâris, Tristan’ »25.

Voici les traits essentiels du personnage de Didon. Elle se tua à cause de l’amour, et manqua de fidélité à Sychée. Elle brisa ainsi le foedus, le pacte d’amour et le respect qu’il induit. Elle a trahi son mari, son peuple, sa race, ses origines. Sa présence ici est d’autant plus remarquable qu’elle est une suicidaire et que, selon l’inflexible règlement infernal, elle devrait se trouver davantage en bas du gouffre, dans le cercle des suicides, soumise à des peines bien plus dures. En la plaçant parmi les luxurieux, Dante impute, en revanche, sa damnation exclusivement au désir désespéré qui s’empare d’elle et lui ôte la raison. C’est, en substance, la leçon de Virgile que Dante intègre dans le texte26.

Cela dit, la position occupée par la reine punique dans la suite des personnages évoqués par Virgile, est à tous égards fort remarquable. Didon est précédée par Sémiramis et suivie de Cléopâtre, les trois reines formant une triade ‘africaine’ aux coutumes déplorables27. À Sémiramis, en effet, la luxurieuse reine d’Assyrie, la légende attribue la légalisation de l’inceste. Quant à la troisième, Cléopâtre, il s’agit d’une autre reine qui par l’usage de ses charmes amoureux pervertit les plus illustres romains, César et Antoine, poussant ce dernier à trahir sa patrie. Ensuite, elle se suicida pour ne pas tomber dans les mains d’Octave. Ce schème qui associe eros et destruction se répète singulièrement dans les deux autres triades qui suivent. La deuxième est ‘troyenne’ et compte à son actif Hélène, Achille, Pâris, dont les amours causent encore la ruine d’une ville28, qui selon la lecture de l’époque était le symbole de l’Asie. La troisième triade est formée par Tristan, Paolo et Francesca, qui représentent l’Europe médiévale.

Nous avons donc trois triades différentes qui symbolisent pour Dante l’époque antique et l’époque contemporaine et surtout tout le monde connu, Afrique, Asie et Europe. Or, selon la cartographie médiévale, largement tributaire de la mappemonde du type ‘T en O’29, la croix du Christ se dessinant au milieu des trois continents, ces trois parties du monde représentent également trois moments de l’histoire humaine, concernés par des mouvements – des translationes, un topos très répandu au Moyen Âge30 – de mœurs (ex : la translatio studii Athène-Rome-Paris du xiiie siècle), de pouvoirs (translatio imperii), mais aussi de vices et de décadences, selon le schéma typique de la multiplication et de la migration des langues (translatio ydiomatis) suite à l’épisode de la tour de Babel31. Essayons maintenant d’interpréter Enf., v, 52-67 à l’aune de ce que l’on vient de souligner. Nous avons au début une triade de reines africaines, qui représentent un danger pour le pouvoir constitué ou naissant : cela est bien évoqué par la figure de Sémiramis, qui fait un usage malsain de la loi et dégrade la condition morale de l’homme. Il s’agit d’une perversion de l’instrument fondamental qui assure le fonctionnement de l’autorité impériale, du pouvoir, l’émanation des lois. Aussi provoque-t-elle la ruine morale de Babylone, tout comme Didon entraîne la destruction future de Carthage, et Cléopâtre la fin de la pluriséculaire dynastie égyptienne. Au demeurant, elles constituent un péril pour la conception du pouvoir impérial qui verra en Rome sa réalisation illustre. Ce danger s’incarne, de fait, dans la violence d’un eros irrationnel et irrépressible qui corrompt les trois figures de souverain absolu, et qui engendre luttes internes, séparation, incompréhension. De surcroît, une simple infatuation amoureuse qui suit un banal concours de beauté entre déesses, provoque une longue guerre causant la destruction d’une grande ville de l’antiquité. Tout compte fait, Babylone, Carthage, Troie, ces trois grandes villes splendides et somptueuses de l’Antiquité, s’écroulent à cause de la folie érotique, de la division et du conflit. Ensuite, dans une sorte de translatio amoris pervertie, les instances de l’amour irrationnel, dangereux de l’Afrique et de l’Asie antiques et mythiques arrivent dans l’Europe contemporaine avec Tristan et Iseut, puis Paolo et Francesca. Le premier sous l’effet d’une passion destructrice créée par un philtre à la cour du roi Marc de Cornouaille met en danger la survie du royaume, et les amours de Paolo et Francesca, mettent fin à un mariage voulu pour assurer la paix entre les deux villes de Ravenne et de Rimini dans une Émilie-Romagne et une Italie qui sont le théâtre des guerres fratricides les plus violentes pour s’affranchir de la tutelle de l’Empire.

Toujours est-il que parmi tous ses personnages, Didon a une place dominante. Lorsque le texte revient sur l’intégralité des figures mentionnées peu avant, Didon évoque par métonymie toute la liste, « la troupe où est Didon »32, ce qui montre bien l’importance que la reine joue dans l’imaginaire de Dante où elle est le symbole par excellence de l’eros coupable et violent33. De fait, ce symbole négatif réapparaît dans la plus célèbre des constructions ternaires de Dante. Il s’agit de la translatio imperii, c'est-à-dire le déplacement de l’axe du pouvoir impérial de Troie à la Rome antique, et d’ici à ‘cette Rome où le Christ est romain »34 de l’époque de Dante, qui doit à la fois garantir le pouvoir, l’unité, la cohésion et la paix universelle. C’est une idée dominante chez Dante qui sera développée intégralement dans la Monarchie et dans la Comédie, mais qui a ses racines dans le compendium philosophique du Banquet. Dans ce traité, son parcours est parallèle à celui de la passation érotique que l’on vient de décrire et Énée est son champion. Son voyage assure la naissance de Rome et, par conséquent, d’un empire garant de la paix universelle et du progrès spirituel du monde sous la régence de « ce peuple saint, auquel était mêlé le noble sang troyen, à savoir Rome ».35 De plus, les deux mouvements topiques y sont rapprochés par l’évocation de la parenthèse africaine d’Énée. Dans le quatrième livre, chapitre xxvi, Dante propose une réécriture allégorico-morale des pérégrinations d’Énée comme le voyage spirituel de l’âme humaine qui passe des vices (la Crète, Trace, l’Afrique) aux vertus (le Latium). Lorsqu’il aborde la jeunesse et ses faiblesses, une place primordiale est occupée par le désir amoureux. Il est défini comme « l’appétit qui doit être chevauché par la raison »36 (la formule étant totalement opposée à la présentation des luxurieux dans le cercle infernal). Pour être apprivoisée, la passion de la jeunesse doit être soumise à la raison. L’exemple cité est celui d’Énée : « Comme il fut refréné, quand, ayant reçu de Didon tant de plaisir […] et vivant avec elle si plaisamment, il s’éloigna pour suivre une voie honnête, louable et fructueuse, comme il est écrit au quatrième chant de l’Énéide »37. Dans ce schéma Carthage représente le vice de la luxure duquel le héros doit partir. Si Énée maîtrise sa passion, Didon ne le fait pas et œuvre à empêcher le ravissement d’Énée et le retour à sa glorieuse mission, voulue selon Dante par la Providence divine, qui élit Énée au grade de relayeur du premier passage de la passation des pouvoirs (Troie-Rome).

Une décennie plus tard le Paradis consacre définitivement la figure d’Énée comme porte-flambeau impérial. Didon, de son côté, y est encore l’antagoniste du dessein de la Providence, son eros demeure coupable. L’occasion se présente dans le ciel de Vénus, ciel de l’amour céleste, lorsque l’auteur donne la conception d’un éros positif et honnête. Ceci se fait en mettant en œuvre un grand reniement de la notion de l’amour classique et courtois, dont le symbole est encore Didon. En effet, le début du chant viii tâche de corriger l’interprétation classique erronée à l’égard des influences de Vénus, nom que les auteurs antiques attribuaient à une déesse, mais qui dans l’ordre cosmique de Dante représente la troisième sphère de l’univers ptolémaïque, dont les vertus amoureuses sont inspirées par les intelligences angéliques. La mauvaise interprétation des anciens porte sur le fait que Vénus serait inspiratrice du « fol amour»38, expression technique de la poésie française et occitane (fol amor) qui indique l’amour sensuel (en opposition à la fin’ amor, l’amour de l’âme que cette étoile inspire). Et pour cette « antique erreur »39 ils redoutaient son influence et celle de son fils, Cupidon, qui « disaient celui-ci être au giron de Didon ». Il s’agit, conclut l’auteur, d’une mauvaise interprétation qui causa beaucoup de souffrances et de douleurs, dont les lamentations s’étendent éternellement dans le cercle des luxurieux. Par la suite, un représentant de l’ancienne école de la poésie érotique profane, le troubadour Fouquet de Marseille, renie l’amour courtois dont il a été le chantre pour lui préférer l’amour céleste. Il dit que son ardeur d’amour n’était pas moins forte que celle de Didon : « car plus ne brûla la fille de Belus / faisant peine à Sychée et à Créuse »40. On rajoute un détail considérable, son amour fut cause de douleur non seulement pour Sychée, mais aussi pour Créuse, la première femme d’Énée : de par sa folie amoureuse, Didon aurait pu, en effet, rendre vain son sacrifice, c’est-à-dire sa propre mort semi-volontaire qui lui permet de partir41. Par cette ultime citation, Dante parachève sa relecture téléologique de l’épopée d’Énée au bénéfice de l’empire chrétien de son époque et fige résolument la reine de Carthage dans le rôle d’ennemie jurée de l’autorité impériale et de son unité.

Conclusion

Dante attribue donc à Didon le rôle de l’antagoniste nécessaire, à l’instar de Brutus, Cassius et Judas, punis dans l’enfer le plus noir42, dont la faute est grave et pourtant nécessaire (à la grandeur de l’empire romain, à la Rédemption). De fait, son erreur entraîne le rétablissement d’Énée qui peut se diriger vers les côtes italiennes. Aussi, la Didon de Dante incarne-t-elle un modèle érotique destiné à être entièrement amendé dans le Paradis. De cette manière, il juge et punit comme Virgile, et la reine souffre les tourments éternels dans le cercle des luxurieux. Ainsi comprenons-nous de quelle manière la Didon de Dante se rapproche de la Didon virgilienne : non seulement, Dante est le restaurateur de cette dernière, mais il nous donne aussi des indices pour enfin démêler la question de la culpa de son amour pour le héros troyen dans l’Énéide. Dans ce poème Didon connaît l’histoire d’Énée et sait que son destin est de partir pour l’Italie. Cependant, elle s’y oppose de tout son être, jusqu’à en devenir folle et à recourir à la sorcellerie, avant de mourir. La culpa de son éros est, donc, celle d’une lecture erronée, d’une mauvaise intellection du monde qui va contre le destin et qui sépare au lieu d’unir. Tout compte fait, la culpa que Virgile ne cesse d’attribuer à Didon n’est donc pas l’impudicitia en tant qu’elle s’oppose à l’univiratus, elle réside plutôt dans l’erreur qui consiste à prendre pour un mariage licite, donc effectif socialement, un enchantement de Junon dans la caverne qui validerait une passion furieuse et qui voudrait ainsi détourner le sort43.

La thèse que nous soutenons ici et qui tend à atténuer le poids de l’éthos traditionnel romain dans la condamnation de Didon s’appuie sur la connaissance que nous avons de la société latine aux aurores de l’empire. De fait, l’historiographie ancienne et moderne insiste sur la restauration menée par Auguste du mos maiorum républicain, dont l’univiratus est une valeur reconnue ; cependant, force est de constater que, dans les effets, celle-ci n’était pas systématique. On remarque, par exemple, que dans la république tardive on divorçait de plus en plus et on se remariait après. Ceci devient une pratique courante à l’époque augustéenne. L’empereur lui-même était le troisième mari de Scribonia, sa deuxième femme. La vertueuse impératrice Livie, quant à elle, n’était pas une univira non plus. La dévotion à un seul mari jusqu’à la mort n’est plus le garant nécessaire de la probité d’une femme. Ceci est la conséquence d’une adaptation de la société romaine aux changements sociaux qui ont lieu dans l’empire. Dans le souci de protéger la classe sociale sénatoriale des intrusions des nouveaux riches et des étrangers, et ainsi de favoriser la procréation et les unions au sein du même rang, les lois augustéennes sur les mariages (Lex Iulia de maritandis ordinibus et la lex iulia de adulteriis coercendiis) finissent par pénaliser les femmes si elles ne se remarient pas44.

De ce fait, aucun mépris ne transparaît dans l’Énéide à l’égard des femmes mariées, comme le montre, entre autres, l’épisode où Andromaque, qui avait été mariée à Hector, Néoptolème et Hélénos, est traitée avec bienveillance45.Ce n’est donc pas le remariage en soi qui est blâmé. C’est plutôt le fait que la passio amoureuse soit élevée au rang de mariage social que Virgile semble condamner. Quignard46 rappelle, en effet, que la morale augustéenne interdit toute superposition entre amor et societas. Telle est la cause de l’exil de Julie et d’Ovide, défenseur des sentiments, de la réciprocité de la voluptas. En conclusion, la figure de la Didon virgilienne n’est pas construite par opposition au modèle ancien de la matrona romana,comme on l’a reproché à Virgile. Elle n’est pas une Lucretia ou une Cornelia ratée. Elle est une reine, une impératrice qui tombe dans le malheur. Son personnage doit se comprendre comme le pendant – et l’antithèse – de l’imperatrix, la divine Livie, troisième femme d’Auguste, qui garantira par son fils Tibère la continuité de l’empire, ou encore la fille d’Auguste, Julie, qui accomplie son devoir envers la societas et l’État en se mariant trois fois pour assurer la dynastie et donc l’unité de l’empire et la paix. Le tout premier acte sénatorial qui suit la proclamation d’Octave au titre d’Auguste est, de fait, la fermeture du temple de Janus, car la paix que le poète latin attend et prévoit depuis ses premières compositions est enfin arrivée. Auparavant, une grande guerre civile avait opposé pendant plus de dix ans les deux Romains les plus illustres, Antoine et Octave, et ainsi deux parties de l’empire, deux civilisations, l’Orient et l’Occident, la dernière redoutant la séparation, la perte des nouvelles provinces ou bien l’intrusion de coutumes orientales qui avaient la réputation d’être lubriques et dont on craignait qu’elles ne corrompent les mœurs de Rome. Ce même risque ‘oriental’ avait déjà effrayé les optimates au moment de la liaison entre César et Cléopâtre. Dès lors, derrière le personnage de la Didon virgilienne, on retrouve plutôt Cléopâtre, la reine orientale dont la lascivité avait corrompu Antoine, le détournant de son devoir envers Rome et envers Octavie (romanitas), pour le confiner en Afrique, dans une union illégitime et pernicieuse. Voici donc la ligne anti-orientale d’Auguste et de Virgile.

Au demeurant, la culpa de Didon est l’eros illégitime qui cause luttes intestines et qui réveille le cauchemar de la toute récente guerre civile. C’est le message que la création poétique de Virgile nous lègue, en dépit de l’histoire. Ceci est également ce que le génie de Dante parvient à mettre en évidence, bien que Didon ait été choisie par les auteurs chrétiens pour incarner la chasteté. Son humanisme chrétien et prophétique est donc incroyablement proche de l’esprit virgilien.

 

1 Pour une analyse du mythe fondateur de Carthage et du rôle joué par la reine Didon/ Ellissa chez les historiens anciens voir Geffcken Johannes, Timaios’ Geographie des Westens, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, « Philologische Untersuchungen, 1982, p.162-164 ; Brown Truesdell S., Timaeus of Tauromenium, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1958, p.35-36 ; Perret Jacques, Les origines de la légende troyenne de Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 90-92 ; Panaro A. M., I precedenti del quarto libro dell’ « Eneide » : la formazione della leggenda di Didone, in Giornale italiano di filologia, n° 4, 1951, p. 8-32 ; Lord Mary Louise, « Dido as an example of Chastity : the influence of example literature », in Harvard Library Bulletin, n° 17, 1969, pp. 32-39.

2 La date que la tradition retient pour la chute de Troie est 1184 a. J.-C., tandis que Timée de Tauroménion fait remonter la fondation de Rome et de Carthage aux années 814-813 a. J.-C ; Appien d’Alexandrie soutient que la capitale punique a été construite cinquante ans avant la chute de Troie ; quant à Justin, elle a été fondée soixante-deux ans avant la chute de Troie. Sur la question de la synchronisation de la chute de Troie et de la fondation de Carthage voir Pease Arthur Stanley, Publi Vergili Maronis Æneidos Liber Quartus, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1935, p. 58-59 ; Lord Mary Louise, Dido as an example of Chastity : the influence of example literature, op. cit., p. 216-217.

3 Sur la tragédie amoureuse et sur la ruine morale de Didon, voir Grimal Pierre, « Didon tragique », Stroppini de Focara Gianfranco, « Didon amante et reine » et Gharbi Brahim, « ‘Infelix Dido’ » in Énée et Didon : naissance, fonctionnement et survie d’un mythe, Martin Réné (dir.), Paris, éditions du CNRS, 1990, pp. 5-31.

4 Sur le metus punicus dans l’imaginaire romain et sur la construction du livre iv en fonction de l’inimitié entre Rome et Carthage, voir Horsfall Nicholas M , « Dido in the light of history » in Oxford readings in Vergil’s Æneid, Harrison Stephen J.,(dir.) , Oxford et New York, Oxford University Press, 1990, p. 127-144.

5 Par le truchement des fragments du Bellum Punicum attestés par Priscien, Jacques Perret prouve l’existence d’une tradition pré-virgilienne du passage d’Énée à Carthage qui remonterait à Nævius [Perret Jacques, Les origines de la légende troyenne de Rome, op. cit., p. 95-100], tandis qu’auparavant faisait autorité la thèse portée par Hermann Dessau selon laquelle Virgile avait créé l’épisode de toutes pièces [voir Dessau Hermann, « Vergil und Karthago, Dido und Anna », in Hermes. Zeitschrift für Classische Philologie, n° 49, 1914, p. 508-537 ; Dessau Hermann, « Æneas in Karthago, Dido », in Hermes. Zeitschrift für Classische Philologie, n° 52, 1917, p. 470-472]. Pour soutenir sa thèse, Perret s’appuie sur la gêne qu’occasionnerait la présence d’Énée à Carthage chez deux auteurs ayant vécu avant Virgile : d’un part, il fait allusion à la dissertation perdue d’Atéius Philologus, An amaverit Didun Æneas, écrite aux alentours du 100 a. J.-C et qui thématise le problème des rapports d’Énée et de Didon [Ibid., p. 93-94]; d’autre part il rappelle que chez Servius (In Æn. IV, 486) on lit que pour Varron ce n’était pas Didon qui tomba amoureuse d’Énée, mais sa sœur Anne pour ne pas rendre cette version inconciliable avec celle des historiens [Ibid., p. 92-93].

6 À travers la prise de conscience de la nécessité de se conformer à la volonté du destin, Énée prend, tout à coup, ses distances avec Didon, tandis qu’auparavant son personnage était une sorte d’alter ego de la reine, en raison de nombreux points qu’ils ont en commun. L’un et l’autre ont, en effet, dû fuir leur ville natale, en ayant la mission de fonder une nouvelle ville ; tous les deux observent la pietas pour les morts (Sychée, Anchise). Voir Otis Brooks, Virgil. A study in civilised poetry, Oxford, Clarendon Press, 1963, p. 264-270.

7 Sur les éléments de la culpabilité de la reine à l’égard de l’union illicite avec Énée, voir Perret Jacques, « Amour et mariage dans l’épisode de Didon » in Hommages à Jean Bayet, Renard Michel et Schelling Robert (dir.), Bruxelles-Berchem, Revue d’études latines, « Collection Latomus, xxv », 1964, p. 538-543 ; Rudd Niall, « Dido’s culpa », in Oxford readings in Vergil’s Æneid, Harrison Stephen (dir.), Oxford – New York, Oxford University Press, 1990, p. 145-166.

8 Ab urbe cond., X, 23.

9 De institutis Antiquis, II, i, 3.

10 Pour un répertoire plus exhaustif d’exemple de femmes antiques univiræ voir Lord Mary Louise, Dido as an example of Chastity : the influence of example literature, op. cit., p. 22-28 ; pour un tableau complet des œuvres latines présentant des exempla virtutis, voir Litchfield Henry Wheatland, « National exempla virtutis in Roman Literature » in Harvard Studies in Classical Philology, n° 25, 1914, p. 62-63.

11 Conf., i, 13, 20-22.

12 Sat., v, 17, 5.

13 Mirac., proœm. PL, lxxi, col 705.

14 Triumph. Pud., 10-12 ; Afr., iii, 420-423 ; Secr., iii, 152, Fam., ii, 15, 2 ; Sen., iv, 5.

15 Benv. da Imola, Com. super Dantis Aldigherij Comœdiam, Inf. V.

16 Dittamondo, xiv, 34-48.

17 De mulier. claris, xlii, 1 ; De cas. vir. illustr. ii, 10 et 11. Toutefois, dans la production en langue vernaculaire de Boccace, nous retrouvons la version du mythe donnée par Virgile. Or, ces œuvres de jeunesse contrastent avec les strictes et sévères certitudes des œuvres érudites – et la chasteté de Didon en est une – réglementées par l’autorité du Pétrarque. Ceci dit, la coexistence de deux versions est garantie par la plus célèbre des œuvres érudites de Boccace, la Genealogia Deorum Gentilium, lorsque son auteur se livre à une extraordinaire défense de la poésie et de son indépendance vis-à-vis des jugements historiographiques (xiv, 13). Ainsi, sa Didon, femme fragile, victime tragique du sort et d’un homme insensible, qui tient compte sans doute de la Didon ovidienne, dont les célèbres lamentations avaient donné suite au Moyen Âge à toute une série de lay lirique, garantit une nouvelle place à l’eros de cette héroïne, élevé maintenant au rang de poésie, de littérature. On retrouve aussi ce même paradigme chez la Didon de Chaucer, de Marlowe et de la modernité lyrique. Voir Paoletti Lao, « Virgilio e Boccaccio », in Présence de Virgile, actes du colloque des 9, 11 et 12 Décembre 1976, Chevallier Raymond (dir.), Paris, Les belles lettres, 1978, p. 249-264 ; Dronke Peter, Intellectuals and poets in Medieval Europe, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1992, p. 431-456 ; Ziolkoski Jan M. et Putnam Michael C. J., The Virgilian tradition, New Haven & Londres, Yale University Press, 2008, p. 528-534 ; Babics Zsófia, La figura di Didone nelle opere latine del Boccaccio, in Acta Antiqua, n° 50, 2010, pp. 431-458.

18 Carm. ii, 185-186.

19 De exhort. Cast., 13 ; De monog., 17 ; Ad mart., 4 ; Apol., l; 5 ; Ad nat., i, 18.

20 Epist. cxxiii, 8 ; Ad. Iov., i, 43 et 46.

21 Sur l’image de Didon relatée par les écrits des auteurs païens et chrétiens de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, voir Pétré Hélène, L’exemplum chez Tertullien, Dijon, Darantière, 1940 ; p. 69-71 ; 77-80 ; Hagendahl Harald, Latin Fathers and the Classics, Göteborg, Elanders, 1958, p. 142-161 ; Poinsotte Jean-Michel, « L’image de Didon dans l’Antiquité tardive » in Énée et Didon : naissance, fonctionnement et survie d’un mythe, Martin Réné (dir.), Paris, éditions du CNRS, 1990, pp. 43-54 ; De Nohlac Pierre, Pétrarque et l’humanisme, Genève, Slatkine Reprints, 2004, p. 135-139 ; De Angelis Violetta, « Petrarca, i suoi libri e i commenti medievali ai classici » in ACME, n° 51/3, septembre-décembre 1998, p. 49-61.

22 Enf., i, 85.

23 Enf., v, 38-39. Dorénavant toute citation dans le texte en langue française de la Comédie sera tirée de la traduction effectuée par Lucienne Portier [Alighieri Dante, La Divine Comédie, Portier Lucienne (trad.), Paris, Cerf, 1987].

24 Enf., v, 51.

25 Ef., v, 52-67.

26 Pour une analyse complète des parallèles entre le livre iv de l’Énéide et le chant v de la Commedia, voir Villa Claudia, « Tra affetto e pietà : per Inferno v » in Lettere italiane, n° 51/4, octobre-décembre 1999, pp. 513-541.

27 Sémiramis était en effet la mythique reine de Babylone d’Assyrie au xive avant J. –C. Cependant l’attribution des territoires régis par le Soudan, à savoir la Basse-Égypte avec Babylone, la rapproche du continent africain.

28 N’oublions pas que Dante ne connaissait pas le grec et n’avait pas lu Homère. L’Achille de Dante n’est, donc, pas le héro intrépide de l’Iliade, mais le guerrier amoureux qu’on trouve dans la poésie latine, notamment chez Stace, où un Achille totalement vaincu par un amour ravageur, meurt tué par Pâris. Voir Toynbee Paget, A dictionary of proper names and notable matters in the works of Dante, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 4-5.

29 C’est la mappemonde telle qu’elle apparaît dans les Historiæ adversus paganos d’Orose [i, 2] et dans les Etymologiæ d’Isidore [xiv, 1-4] (de ce fait appelé aussi ‘carte oroso-isidorienne). Voir Scafi, Alessandro, Il paradiso in terra. Mappe del giardino dell’Eden, Milan, Mondadori, 2007.

30 Selon le topos de la translatio médiévale, lorsqu’elles atteignent leur apogée, certaines idées, instances culturelles ou institutions majeures se déplacent dans le temps et dans l’espace. Voir Alighieri Dante, La Commedia. L’inferno, hollander Robert (dir.), Florence, Olschki, 2011, p. 52.

31 Voir Benucci Alessandro, « De la tour de Babel à l’ydioma tripharium : la carte linguistique de l’Europe romane selon le De Vulgari Eloquentia de Dante » in Romania : réalité(s) et concept(s), Chabrolle-Cerretini Anne Marie (dir.), Actes du colloque international organisé par « Romania », Nancy, 6-7 octobre 2011, Limoges, Lambert-Lucas, 2012.

32 Enf., v, 85.

33 Voir Rime, ciii, 35-36.

34 Purg., xxxii, 102.

35 Bn., iv, iv, 10. Dorénavant toute citation dans le texte en langue française du Banquet sera tirée de la traduction effectuée par Christian Bec [Dante, Œuvres Complètes, Bec Christian (dir.), Paris, La Pochothèque, 1996]. Sur la l’interprétation providentielle de l’Énéide chez Dante, voir Padoan Giorgio, « Dante di fronte all’umanesimo letterario », in Lettere italiane, n° 17, 1965, p. 237-57 ; Paratore Ettore, Tradizione e struttura in Dante, Florence, Sansoni, 1968, p 34-37 ; 68-71 ; Nardi Bruno, Dal ‘Convivio’ alla ‘Commedia’, Rome, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 1992, p. 112-116.

36 Bn., iv, xxvi.

37 Ibidem.

38 Par., viii, 3.

39 Par., viii, 6.

40 Par., ix, 97-99.

41 Æn., ii, 776-791.

42 Enf., xxxiv, 61-67.

43 Æn., iv, 160-172.

44 Voir Benabou Marcel, « Pratique matrimoniale et représentation philosophique : le crépuscule des stratégies » in Annales.Économies, sociétés, civilisations, n° 42/6, novembre-décembre 1987, p. 1255-1266 ; Rizzelli Giunio, Lex Iulia de adulteriis, Bari, edizioni del Grifo, 2006.

45 Æn., iii, 294-343 ;485-505.

46 Quignard Pascal, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 20-22.



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- Auteur : Alessandro Benucci
- Titre : Didon aux Enfers : avatars d’une figure de l’éros latin dans le pré-humanisme italien
- Date de publication : 06-11-2015
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=144
- ISSN 2105-2816