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COLLOQUES


LES MAUDITS SOUS LES TROPIQUES


Amour maudit moteur de la poésie : Provence et modernité

Francesca Manzari


Noigandres est le titre de la célèbre revue-anthologie que Decio Pignatari édite avec Haroldo et Augusto de Campos à partir de 1952. Ce mot manifeste, lié au mouvement de la poésie concrète brésilienne, voyage vers le Brésil depuis très loin dans le temps et dans l’espace : une canso d’Arnaut Daniel, troubadour occitan du XIIe siècle, à travers les Cantos d’Ezra Pound.

Le Canto XX de Pound commence par une citation des vers célèbres de Bernart de Ventadorn, troubadour du XIIe siècle : « Si no’us vei, Domna don plus mi cal, Negus vezer mon bel pensar no val »1. Aucune vision, aucun voir ne vaut la beauté de la pensée du troubadour. On est parmi les amandiers en fleurs au mois de mars. Pound mentionne un voyage a Freiburg im Brisgau pour questionner The old Lévy au sujet du manuscrit settant’uno R. superiore de la Bibliothèque Ambrosiana de Milan. La question porte sur un vers d’Arnaut Daniel. Il contient un mot incompréhensible : noigandres.

Voici le passage :

And I went to old Lévy, and it was by then 6.30
in the evening, and he trailed half way across Freiburg
before dinner, to see the two strips of copy,
Arnaut’s, settant’uno R. superiore (Ambrosiana)
Not that I could sing him the music.
And he said: Now is there anything I can tell you?”
And I said: I dunno, sir, or
Yes, Doctor, what do they mean by noigandres?”
And he said: Noigandres! NOIgandres!
You know for seex mon’s of my life
Effery night when I go to bett, I say to myself:
Noigandres, eh, noigandres,
“Now what the DEFFIL can that mean!”2

La cobla dans laquelle apparaît le mot de noigandres est la première de la canso Er vei vermeills vertz blaus blancs gruocs. Elle dit, selon la traduction proposée par Peter Makin :

Now I see scarlet, green, blue, white and yellow
the orchards, plains, hedges, hillocks and dales,
and the song of the birds sounds and resounds
with sweet harmony in the morning and late.
This puts in my heart to colour my song
with a flower, such that its fruit be love,
its seed joy, and its scent protection from distress3.

Les couleurs du printemps et le chant des oiseaux apportent de la couleur dans le cœur du troubadour et Arnaut Daniel emploie ici une métaphore pour la poésie : une fleur dont le fruit sera amour, la graine le joy et le parfum un bouclier contre la détresse. Tout commence donc ainsi, la grande aventure de Noigandres tient à la valeur symbolique de ce mot qui porte en soi l’essence même de la poésie.

Il s’agit d’un hapax, enoi gandres, « qui protège de l’ennui » : The old Levy cité par Pound est Emil Levy qui proposa une interprétation du mot en 19044 en le faisant remonter à gandir, verbe auquel Pound dit ne pas avoir pensé. Noigandres est donc l’élixir de la poésie, la voie de sa survie, de sa résistance contre une malédiction : la tristesse.

C’est la composition des vidas des troubadours qui confère au Grand Chant la dimension romanesque et fictionnelle qui a permis la construction, au fil des siècles, d’un certain nombre de figures « maudites » des troubadours, Jaufre Rudel, Bertran de Born, Guilhem de Berguedan, Folquet de Marseille, Raimon Jordan... L’amour chanté par le trobar engendre son opposé destructeur : la mélancolie due à l’éloignement de la dame guette le troubadour qui risque de ne plus savoir composer. Ainsi la malédiction acquiert, en Provence, un caractère sacré : on compose pour éviter de tomber dans la malédiction du mal d’amour qui éteint les facultés créatrices du poète. La mélancolie est alors, à la fois, la malédiction et la bénédiction de la poésie, son moteur, son élan vital et également sa dimension métacritique, son origine et sa limite.

Dans La Fleur inverse, Jacques Roubaud propose une lecture de la naissance du trobar qui va précisément dans ce sens : une naissance qui annonce d’emblée sa couleur théorique et métacritique : « Dans le champ des rimes, dans la théorie de l’amors a été éprouvé pour la première fois le lien, qui n’est pas près de cesser d’agir sur les poètes, de la mélancolie à la mémoire, l’impossibilité de dire et l’impossibilité de ne pas dire qui désignent la tension de la poésie entre forme et néant »5.

L’une des premières cansos de Guilhem IX d’Aquitaine, le premier des troubadours, explicite le statut antinomique du trobar. Elle dit « Farai un vers de dreit nien / Je ferai un vers de pur rien »6. Cette canso dont la plus célèbre reprise et celle du joc parti, de la tenso entre Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron, « Amics Albert tenzos soven / Ami albert tensons souvent »7, inscrit d’emblée le trobar dans un jeu aporétique : il n’a pas d’objet, ce qu’il chante est néant, il n’appartient sinon dans le trop appartenir à celui qui fou, parmi les fous d’amour, a été touché par une fée. Cette fée déclenche amour en en constituant l’origine et en faisant signe vers sa limite.

Limite, fin, qui, dans l’art de la composition, coïncide avec la particularité propre à chaque canso qui est de dire, de contenir de façon, à chaque fois nouvelle, complète et mesurable, l’incommensurable du sentiment amoureux. Le troubadour est toujours guetté par le trop aimer, l’amour fou qui conduit à la perte de la mesure et à l’impossibilité de composer, à ne plus être en mesure d’honorer l’engagement du Grand Chant, ses codes.

La célèbre tenso du début du XIIIe siècle met en scène la façon dont le trobar joue avec sa propre malédiction et sa limite : fuir le saisissement de ce que l’on doit, en tout état de cause, chanter : l’amour. Et donc chanter le côté fuyant de l’objet du chant. Cela permet également de répondre à la question de savoir pourquoi la Provence des XIIe et XIIIe siècles acquiert une importance pour la modernité et cela surtout à partir des Cantos d’Ezra Pound.

La malédiction qui guette le troubadour est exorcisée par le thème toujours présent, dans le répertoire troubadouresque, de la coïncidence entre amour et rien.

La canso de Guillaume IX d’Aquitaine, « Faray un vers de dreit nien / Je ferai un vers de pur rien » et la tenso8 entre Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron s’inscrivent dans la tradition des textes qui concurrent à définir la spécificité du trobar autour d’un jeu purement formel dont le contenu demeure inidentifiable.

L’affrontement poétique entre Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron a très probablement eu lieu vers 1230. C’est une tenso, et plus particulièrement un partimen, en ceci que le premier troubadour qui chante, dans ce cas Aimeric, propose une question en appelant à une réponse de son partenaire. Le partimen est un joc partit, un jeu partagé « comme cet autre jeu qui est son sujet par excellence – dit Roubaud – l’amour, à la fois jeu et joie »9. Ce partimen est le plus original qui nous soit parvenu en ceci que la question posée par Aimeric semble, du moins de façon apparente, ne pas rentrer dans le cadre spécifique des débats sur la définition d’amour. C’est, par ailleurs, Aimeric même qui le dit : « mas ieu faz zo q’anc om non fes . tenzon d’aizo qi res non es mais mois je fais ce que jamais homme ne fit tenson sur ce qui n’existe pas »10.

L’objet du chant devient alors ce qui échappe, un mouvement dans le vide, une forme qui rend insaisissable son contenu. L’objet d’amour est fuyant, mais sa recherche est infiniment codifiée. Le mode de visée l’emporte sur le visé, dirait Walter Benjamin. Il appartient à cette voie N (négative) du Trobar, voie métacritique, de faire signe vers l’à venir du Grand Chant. La question de la négativité d’amour est aussi celle d’une poésie qui se perce à jour lorsque le sujet lyrique perçoit sa propre voie de perdition. Dans une canso connue sous le titre de « Doutz brais et critz / Doux bruits et cris », Arnaut Daniel annonce une attente de joy qui lui viendrait d’une entrevue avec la Dame, convenue dans une chambre du palais où le couple sera « couché ». La figure de la Dame couchée à la lumière de la lampe, qui est toujours lampe d’amour dans le Trobar, est des plus originales pour les conventions troubadouresques. Arnaut aspire à faire Un avec elle. Mais deux coblas plus loin, Arnaut comprend qu’il est sur le point de toucher à la limite, « doncs ben sui fols que quier tan qe-m rependi que jes Amors non a poder qe-m cobra ni savis es nuls om qui joi acampa / je suis fou de vouloir tant que je m’en repens l’amour n’a pas le pouvoir de me protéger l’homme n’est pas sage qui met en fuite sa joie »11. Le bouclier contre la détresse, noigandres, n’est donc pas amour, mais la forme, une forme suffisamment affinée pour pouvoir suggérer la fuite de l’être aimé. Le joy est toujours en état de fuite.

La question posée par la voie N du Trobar ne concerne donc apparemment pas la définition d’amour, mais ce qui n’existe pas, le néant, et de ce « néant » la tenso entre Aimeric de Peguilham et Albertet de Sisteron prend son nom, tenso du non re, tenson du néant. En réalité, ce qui devrait être une question, dans ce partimen, ne l’est pas, puisqu’il n’existe pas de possibilité antinomique à une tenso qui ne se veut autrement que néant : il n’existe, à proprement parler, une thèse, une position à choisir à l’intérieur de ce jeu partagé. Roubaud attire l’attention sur la particularité de ce partimen : « Aimeric ne dit pas quelle est exactement la contradiction à laquelle il pense pour dire ce qu’est le néant, ni quelle est la question qu’il pose à travers le “nien”, ni même en quoi le “nien” est même susceptible de deux définitions entre lesquelles Albertet serait amené à choisir »12. Si cette razo avait été semblable à celles qui sont lancées d’ordinaire par les troubadours, Aimeric n’aurait pas souligné la difficulté de son jeu : « q’a razon pro-m respondrias . mas al nien vueil respondatz sur tout sujet aisément vous me répondriez mais à rien je veux votre réponse »13. Roubaud suggère que ce jeu ne doit pas être pris comme jeu, mais comme un paradoxe tellement difficile à déceler que le partimen même risque de « ne pas être » : « en même temps que la question du néant, qu’il pose directement, et puisque tout partimen est une question, Penguilhan pose la question du néant de sa question, la question de la possibilité même du partimen, au moment même où il commence »14. Le questionnement vient alors également se rabattre sur la forme et le partimen finit par poser une question réfléchissante, telle celle d’un partimen qui se regarde au miroir et se pose la question de savoir s’il est un partimen : « ce qui fait que, comme le partimen est le poème du néant, que le néant, ici, est antinomie, la réponse doit être aussi : ce partimen est ceci, et cela, son contraire »15. En d’autres mots, ce partimen s’annonce comme le partimen par excellence, celui qui pose la question même de son existence, de son statut et de sa fonction. En s’annonçant ainsi tel tenso du non re il se doit de montrer comment le néant peut être un partimen, à savoir comment toute tenso a en réalité le néant comme objet, un néant qui est à la fois tout et néant, tout et rien, une chose et son contraire. L’exercice appartient en tout cas à la tradition du trobar clus et le défi lancé par Aimeric à Albertet est parmi les plus difficiles. Roubaud résume le jeu partagé sur le néant de la façon suivante :

Il est alors de la responsabilité d’Albertet, en sa première cobla (strophe) réponse, non seulement de répondre, mais de répondre de façon à ce que l’ensemble de ce qui est dit fasse un partimen, et un néant. Aimeric, ensuite, répondra, et ainsi jusqu’à la fin de l’échange des chants. La tâche est rude. Aimeric, qui est le contraire d’Albertet dans cet échange, est un contraire redoutable16.

Or, en revenant aux mots employés par Aimeric pour décrire son partimen, Roubaud montre que le choix lexical est très proche de celui d’un célèbre dialogue, référence philosophique très répandue à l’époque, entre Alcuin et son disciple princier Pépin. C’est la conclusion de la Pippini Regalis et Nobilissimi Juvenis Disputatio cum Albino Scholastico, recueil de devinettes entre Alcuin et son élève Pépin qui fut célèbre à la cour carolingienne. Le dialogue vise la définition des objets du monde. Voici son incipit :

Pippinus. Quid est littera ? – Albinus. Custos historiae.
P. Quid est verbum ? – A. Proditor animi.
P. Quis generat verbum ? – A. Lingua.
P. Quid est lingua ? – A. Flagellum aeris.
P. Qu’est-ce que la lettre ? A. La gardienne de l’histoire.
P. Qu’est-ce que le mot ? A. Le révélateur de l’esprit.
P. Qui engendre le mot ? A. La langue.
P. Qu’est-ce que la langue ? Le fouet de l’air17.

Cela continue ainsi jusqu’à la conclusion sur le néant :

A. Quid est quod est et non est ? P. Nihil.
A. Quomodo potest esse et non esse [est] ? P. Nomine est, et re non est.
A. Qu’est-ce qui est et qui n’est pas ? P. Rien
A. Comment cela peut-il être et ne pas être ? P. C’est un nom et ce n’est pas une chose18.

S’il est vrai, comme l’écrit Roubaud, que cette référence est signifiante pour l’interprétation du partimen entre Aimeric et Albertet, c’est en référence à la piste du sens attribué au néant dans la tradition de la théologie négative. Nous renvoyons alors à la lecture d’un article d’Alexander Leupin intitulé Dieu, le Poète et la Dame19, où il est rappelé qu’« en théologie, la notion de néant butte contre l’être par excellence, la substance immatérielle de toutes les substances, Dieu, présent de toute éternité ». Leupin renvoie à une lettre écrite par Frédégise, abbé de Saint-Martin de Tours, à Charles le Chauve et aux nobles de sa cour pour répondre à la question complexe de savoir si « nihil est quelque chose ou rien ». La réponse donnée est tout autre que celle qu’Alcuin donne à Pippinus puisque « selon Frédégise, tout nom définit signifie quelque chose », d’où « il s’ensuit que nihil doit désigner quelque chose ». Le raisonnement semble de façon évidente renvoyer au texte de la Genèse, au sujet des ténèbres primordiales, et au commentaire augustinien sur celle-ci :

Ce n’était pas un rien absolu, mais quelque chose d’informe, dépourvu de toute figure. Cette matière, comment la désigner, comment en donner quelque idée, même aux intelligences les plus lentes – sinon par l’emploi d’un mot couramment usité ? Peut-on trouver dans tout l’univers quelque chose qui ressemble plus à une informité vague que la terre et l’abîme ? (Confessions XII, iii, 3-4).

Cette citation des Confessions montre comment la tradition théologique refuse l’existence du rien. Si le néant est ainsi appelé à définir le statut du trobar par la razo d’Aimeric de Peguilhan, cela implique que ce choix n’est pas dépourvu d’une portée ironique à l’égard de la pensée chrétienne dont le chant troubadouresque s’affranchit dès sa naissance. Jacques Roubaud rappelle que le sens de la tenso du non re ne saurait être perçu pleinement sinon dans son renvoi intertextuel à une canso de Guillaume IX d’Aquitaine, Je ferai un vers de pur rien.

La pratique de l’allusion constitue une stratégie puissante au sein de l’art du partimen grâce à laquelle les troubadours gagnent l’intérêt immédiat de leur public. Ainsi, la tenson du non re, ne constitue-t-elle nullement une exception à cette règle et se présente comme un dense entrelacement de reprise, échos, allusions à d’autres poèmes célèbres de la tradition à laquelle elle appartient. Pour Roubaud, « dès le premier vers de sa première réponse, Albertet prend soin de faire se lever la figure du premier des troubadours, placé par le trobar aux origines, Guillaume IX d’Aquitaine, […] cela, par les mots “dreg nien”, le “pur néant” »20.

Les figures et les vers des Troubadours reviennent nombreux également, de la même façon qu’à l’époque dorée de la Provence des XIIe et XIIIe siècles – lorsque entrebescar revenait à connaître le trobar dans sa totalité et à pouvoir jouer de cette maîtrise –, dans les Cantos d’Ezra Pound qui constituent, parmi d’autres œuvres de référence et fondatrices, la dimension rêvée par le groupe Noigandres. Les XIIe et XIIIe siècles provençaux et italiens acquièrent dans l’écriture des Cantos une place privilégiée – pas unique bien entendu puisqu’elle est partagée, entre autres, avec la Grèce ancienne. Le renvoi à la Provence, origine de la poésie en langue vulgaire est l’antidote contre la détresse qui guette la poésie moderne.

Dans les Cantos la Provence assume la même importance que la Grèce antique et, de façon presque unitaire, les deux contribuent à dessiner un topos outopos, comme l’appellerait Agamben, qui serait le chez soi de la poésie, le hors-temps de celle-ci. Or face à ce parallèle, deux voies se dessinent dans la production poétique de Pound : voies contradictoires, l’une qui verrait l’âge d’or de la poésie dans un passé désormais révolu auquel le poète confère une dimension mythique, jeu possible grâce aux connaissances acquises par les études de philologie, et puis une voie étonnamment progressiste, celle de la traduction à l’aune d’un slogan qui marquera à jamais le XXe siècle : « Make it New ».

Ce qui se joue au niveau théorique, l’élaboration théorique des voies de la poésie moderne, se joue par avance sur le terrain de l’expérimentation en traduction avec un moment clé qui est celui de la traduction des cansos d’Arnaut Daniel. Il me semble qu’il existe deux idées bien distinguées qui sous-tendent le travail accompli par Pound à partir des troubadours : d’un côté une voie qui travaille à théoriser une certaine impossibilité de l’anglais à dire des choses que l’occitan du XIIIe siècle exprime, de l’autre celle de la perfection formelle permise par la langue originaire de la poésie vulgaire occidentale, mais également par une tradition poétique qui est l’Autre de l’expression poétique anglaise.

Je reviens sur un passage de l’avant-propos écrit par Ezra Pound aux traductions des Sonnets et Ballades de Guido Cavalcanti et que l’on pourrait également faire valoir pour son travail sur Arnaut Daniel :

It is conceivable that poetry of a far-off time or place requires a translation not only of word and of spirit, but of “accompaniment”, that is, that the modern audience must in some measure be made aware of the mental content of the older audience and of what these others drew from certain fashions of thought and speech. Six centuries of derivative convention and loose usage have obscured the exact significances of such phrases as: “The death of the heart,” and “The departure of the soul”21.

Le tout ici est d’interpréter ce que Pound entend par une « traduction qui ne soit pas seulement de parole et esprit, mais d’accompagnement ». Traduire et écrire vont de paire chez lui, tout comme chez Haroldo et Augusto de Campos, et la pratique traduisante s’accompagne également dans la production de ces poètes d’un usage presque paroxyste du plurilinguisme.

La pratique/poétique du plurilinguisme qui est extrêmement féconde dans les Cantos, paraît effectivement être aux antipodes de la pratique de la traduction. Toutefois cette pratique vient à Pound à partir de l’activité traduisante, elle découle du même rapport à la langue étrangère.

Une certaine pratique de l’écriture/composition des Cantos reviendrait à faire en sorte que la poésie se manifeste dans une dimension archéologique et de fuite en avant à la fois et que cela passerait par un rapport à la langue et à la poésie provençale. Il y aurait donc des troubadours qui résonnent dans l’écriture poundienne.

Cette position poundienne procède d’un changement d’attitude vis-à-vis du geste traductif et cela après avoir traduit Arnaut Daniel et Cavalcanti. Or dans quelle mesure le fait d’avoir essayé de traduire les troubadours et les poètes italiens du XIIIe intervient dans la poétique de Pound ? Ce n’est pas une question parmi d’autres, il suffit de penser à Haroldo de Campos, traducteur brésilien de Pound qui théorise, à partir du Make it New, la traduction multilingue transluciférine.

La langue provençale suscite l’intérêt du poète en ceci qu’elle est constituée d’une « parataxe de sons » : « la langue semble accueillir avec faveur les séparations. Ses mots résonnent en délimitant les syllabes nettes et bien distinguées que le français moderne a rendues indistinctes avec des consonnes finales que le français moderne omet. L’alba e l jorn clar met en évidence le gamme des sons autant que l’aube et le jour clair les rend fanés »22. Renouveler la poésie en langue anglaise signifie donc, en même temps, rendre à nouveau les mots audibles séparément, préférer le goût d’Arnaut Daniel pour la séparation à celui de Tennyson pour la fusion qui rend indistinctes et lie paroles et syllabes. La séparation consonantique nette, typique du provençale a le mérite d’attirer l’attention sur le mot et sur sa consistance autonome.

Au sujet de l’histoire de ses traductions d’Arnaut Daniel, dans les Literary Essays Pound annonce à ses étudiants :

Les traductions sont improvisées. On ne va pas attendre de moi que je fasse en dix ans ce que les troubadours ont fait en deux siècles et demi, la compréhension profonde du système d’échos et de mélange d’Arnaut. Il n’y a pas de possibilité de substituer l’original. Mais dans l’atténuation du langage de mes vers, je vous ferai remarquer que les Provençaux n’étaient pas contraints par le sens littéraire moderne23.

Tout réside en effet dans cette formulation. Que voit-il dans le sens littéraire moderne ? Il continue : « Leur contraintes étaient l’air/mélodie, le schéma rythmique, ils n’étaient pas entravés par la nécessité d’une certaine qualité d’écriture, sans laquelle aucun poème moderne est complet ou satisfaisant. Ils n’étaient pas en compétition avec la prose de Maupassant »24.

Pound théorise d’emblée une présence/absence dans la poésie moderne d’une qualité qui aurait appartenu seulement aux poètes italien du Moyen-Âge et qui n’aurait d’équivalent dans la composition depuis cette époque. L’acte traductif viendrait alors, dans sa conception, combler un vide. Ce ne serait donc pas une recherche d’un équivalent linguistique, mais une véritable opération créative : produit de la pensée du poète qui se doit de laisser apparaître ce qui proprement demeure en retrait, malédiction et survie de l’origine provençal de la poésie.

 

 

 

 

1 Dans la traduction de A. S. Kline : « Lady I can’t leave, if I see you not, / No sight is worth the beauty of my thought » ( http://colecizj.easyvserver.com/povenca1.htm ).

2 Ezra Pound, Canto XX, in The Cantos, New York, A New Directions Book, 19966 [1970], p. 89.

3 Peter Makin, Provence & Pound, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1978, p. 178.

4 Dans le Supplement-Wörterbuch.

5 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, Paris, Les Belles Lettres, 2009 [1994], p. 345.

6 Jacques Roubaud, Les Troubadours, anthologie bilingue, Paris, Sehers, 1971, p. 70-73.

7 Ibid., p. 264-267.

8 La tenso est un débat rimé entre deux troubadours tournant souvent autour de la question de la définition de l’amour.

9 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, op. cit., p. 26. Roubaud approfondit la définition de partimen en analysant sa forme de façon détaillée. Au début de chaque reprise, au début de chaque cobla, en reprenant la parole, le troubadour doit, selon les règles du jeu, réfuter ce qui vient d’être dit. Cette reprise est également « un temps de repos relatif aussi bien pour le troubadour que pour l’auditeur ». Dans ce temps, le troubadours prépare sa réponse faite de rimes, de syllabes et de « raisons » de façon à ce que tout apparaisse comme improvisé. « Et en même temps que la cobla débute sans surprise et avance vers une fin plus nouvelle et plus aigüe, l’intérêt immédiat, qu’un art oral ne peut jamais négliger, est maintenu vif par les friandises de l’allusion », Ibid., pp. 30-31.

10 Ibid., p. 23.

11 Jacques Roubaud, Les Troubadours, anthologie bilingue, op. cit., pp. 234-235. Nous soulignons.

12 Ibid., p. 27. Pour donner un exemple de ce qu’un partimen ordinaire devrait être, Roubaud donne l’exemple du partimen de Gaucelm Faidit avec le comte de Bretagne. Il est question de choisir entre deux joies : « Jauseume quel vos est semblan . que l’om or doi mieus mantenir . cant tant a conquis fins amant . q’il en est venuz au jezir . e sa dame l’onore tant . qu’elle met sor lui le choizir . d’un dous fere et penre en beizant . al comensar o al partir . sens plus dites vostre talant . le quel penriez vos avant . al conje o a l’avenir . Gaucelm dites-moi votre avis quel est le choix qu’il faut défendre tant a conquis un fin amant qu’il est en venu au coucher et sa dame l’honore tant qu’elle met sur lui le choisir un doux faire et prendre en baisant au commencer ou au partir dites-moi quel est votre désir lequel prendriez-vous de préférence au congé ou en arrivant ? », Ibid., p. 26.

13 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, op. cit., p. 23.

14 Ibid., pp. 27-28.

15 Ibid., p. 28.

16 Ibid., p. 28.

17 Traduction proposée par Roubaud, in La Fleur inverse, op. cit., p. 29.

18 Ibidem.

19 Alexander Leupin, « Dieu, le Poète et la Dame », in Mélanges offerts à Roger Dragonetti, Champion, Paris, 1996, pp. 299-314. Disponible sur le site internet

http://www.alexandreleupin.com/publications/DieuPoeteDame.htm

20 Jacques Roubaud, La Fleur Inverse, op. cit., pp. 31-32.

21 Nous traduisons: « Il est concevable que la poésie d’un temps ou d’un lieu lointain requière une traduction non seulement de mot et d’esprit, mais d’ « accompagnement », c’est que le public moderne doit en quelque sorte être conscient des connaissances du public ancien et de ce que celui-ci tira de certaines modes de pensée et de discours. Six siècles de conventions peu originales et vagues usages ont obscurci le sens exacte de phrases comme : « la mort du cœur » et « le départ de l’âme » », Ezra Pound, Introduction aux Sonnets and Ballate of Guido Cavalcanti, Londres, Stephen Swift and Co., 1912, p. 2. D’autres éditions : POUND Ezra, Sonnets and Ballate of Guido Cavalcanti, Boston, Small, Maynard, 1912, publié aussi dans Ezra Pound’s Cavalcanti Poems, New York, New Directions, 1966.

22 Hugh Kenner, The Pound Era, University of California Press, 1973, p. 116. Nous traduisons.

23 Ezra Pound, Literary Essais, New Directions, 1968, p. 115. Nous tradusions.

24 Ibidem.



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- Auteur : Francesca Manzari
- Titre : Amour maudit moteur de la poésie : Provence et modernité
- Date de publication : 26-02-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=163
- ISSN 2105-2816