Littérature et Idée Mythopoétique Poétique du récit Espaces littéraires transculturels Perspectives critiques en littérature et poétique comparées Recherches sur la littérature russe Musique et littérature Observatoire des écritures contemporaines
Recherche par auteur étudié  :
Recherche par thème  :
Recherche dans tout le site :
COLLOQUES


LES MAUDITS SOUS LES TROPIQUES


Norme et obscénité chez Gregório de Matos, Glauco Mattoso et Hilda Hilst

João Adolfo Hansen


Il va me falloir être bref en évoquant ici les effets de l’obscénité dans les textes de Gregório de Matos e Guerra, de Glauco Mattoso et de Hilda Hilst, et, comme toute chose dans le meilleur des mondes qui est le nôtre, mon discours devra être arbitraire, partial et jetable. Pour commencer, je rappellerai une différence historique, car la définition de l’effet obscène suppose un champ de normes sociales qui déterminent ce qu’il est normal, habituel et naturel d’être, de faire et de dire. Gregório de Matos e Guerra fut, au XVIIe siècle, le nom attribué à divers auteurs de textes littéraires, sous l’Ancien Régime portugais, relevant des genres satirique et licencieux, déterminés par les préceptes rhétoriques de la mimesis aristotélicienne tels que les interprète la scolastique. À partir du XIXe siècle, ce nom fut rattaché à la figure d’un homme vagabond et malade qui, avant d’être détourné, au même titre que l’appellation Baroque, par un critique de São Paulo, avait su représenter de façon romantique le pessimisme et le ressentiment de sa psychologie maniaque dans des poèmes obscènes qui furent également autant d’anticipations, prémices, préfigurations et prédictions de l’avènement de l’Etat national brésilien, de l’anthropophagie culturelle, de la poésie concrète, du tropicalisme, du mouvement hippy, d’une certaine contre-culture, et de la bahianité multi-éthnico-anarco-poly-culturelle de l’éternelle Bahia coloniale ; Glauco Mattoso, pseudonyme d’un poète moderne qui, dans les années 1970, écrivit des parodies concré-critiques du merdier social brésilien de la période de la dictature de 64 dans le Jornal Dobrabil, est aujourd’hui l’auteur de plusieurs milliers de sonnets comico-satiriques marqués par une obscénité revendiquée. Il fut décrit comme un poète pornossien, par un critique signifiant peut-être par cet adjectif qu’il est pornographe par la nature parnassienne de ses sonnets, ou bien par la perversion fétichiste du pied qu’il n’a de cesse d’affirmer allègrement dans ces derniers, ou, plus probablement encore, pour la conjonction de ces raisons. Hilda Hilst est un auteur contemporain de prose et de poésie dont les textes dissolvent la représentation et ses catégories unitaires, en produisant ainsi une désanimation, un évidement de l’âme, dans une époque de conformisme armé. Sa prose et sa poésie font proliférer le langage comme absence du désir d’absolu et, dans le même temps, comme désir de la fin de Dieu, métaphore de ce qui est. Le besoin de dénomination recoupe le besoin de l’inconditionné qui n’est pas : ses phrases sont des indices de l’accumulation de sujets de l’énoncé lus et anéantis, qui gardent une ressemblance des uns avec les autres comme objets lointains et perdus, et imbibés d’une mémoire corrompue sous des formes étranges, mutilées, vomitives et obscènes : leur unité est une aporie et leurs résidus gravés dans l’écrit donnent la juste mesure d’un art qui ne s’élève qu’en se vautrant dans la fange. Chez ces trois auteurs, on ne trouve pas d’identités de l’obscène, mais des effets liés à l’obscénité qui supposent des normes sociales les définissant comme tels.

Les normes de la société catholique de l’Ancien Régime dans les poèmes attribués à Gregório et celles de la société libérale moderne de Glauco et Hilda Hilst sont différentes, bien sûr, mais elles ont en commun la prohibition de l’obscénité comme le vide dense d’une évidence qui n’a pas à être représentée. Aujourd’hui, lorsqu’on lit ou lorsqu’on dit leurs obscénités, avec tous leurs trous, leurs membres, leurs organes et leurs fluides animés d’une vie propre, on y découvre encore un certain pouvoir de scandaliser les bons pères de famille, les militaires, les bonnes sœurs, garants de l’ordre moral, barjots frigides et autres Tartuffes qui nous entourent avec leur bienséance morale d’âmes irréprochables et qui prétendent nous sauver de nous-mêmes avec leur ignorance du symbolique. Pour ma part, et peut-être aussi pour vous, il est réconfortant de savoir que mes cochonneries peuvent encore se reposer sur leurs bonnes intentions.

Quand on évoque l’obscénité des textes de ces trois auteurs, c’est du corps qu’il s’agit. Le corps, comme chacun de vous le sait grâce au sien, est toujours conventionnel, corps modelé et discipliné par la règle, maintenant son désir de toute-puissance à l’intérieur des limites que les institutions déterminent comme normalité pétrifiée en nature par les habitudes. Corps toujours scarifiés, tatoués ou modelés par la culture, corps toujours produits par les institutions sociales avec l’éducation des sens ou la Bildung, la formation, comme on aime à le répéter à l’Université de São Paulo, répression, traumatisme, névrose, sublimation répressive, perversion, mal-être, manie, psychose, etc. Il est rigoureusement impossible de penser le corps dans son degré zéro, hors de la Règle. Nous prétendons ainsi que l’obscénité est obscène parce qu’elle met en scène, précisément, le non-langage impossible d’un corps autonome détaché de la règle qui ne se perçoit pas lui-même comme signe lorsqu’il s’exhibe comme une bite au vent, en se donnant entièrement à la représentation aveugle de soi lorsqu’il occupe la scène imaginaire de la représentation avec sa nature monstrueuse. Monstrueux, nulle ne l’ignore, est ce qui se montre. Dans les obscénités de Hilda Hilst et de Glauco, comme un contre-effet de la stupidité de la règle. Dans celles de Gregório, avec une autre détermination.

Comme c’est le cas dans les institutions capitalistes d’aujourd’hui, qui sont obscènes parce qu’elles affirment qu’elles sont universelles en rendant naturelles l’exploitation, les violences et les misères de sa particularité historique démente, l’obscénité instaurée par ces auteurs est obscène car, comme l’enseigne une étymologie latine erronée mais fort sage, elle est ob scaena, hors de la scène, se présentant, de manière impossible, hors de la convention symbolique comme une nature bestiale animée d’une vie propre qui occupe entièrement la scène de la représentation, en éliminant ainsi la représentation et la scène, ob scaena. C’est précisément en cela que leur obscénité n’est pas l’érotisme, car elle est toujours évidente et explicite, aussi claire qu’un juron, qui n’a besoin d’aucune herméneutique ni d’aucune interprétation. Dans les textes de ces écrivains, elle surgit dans l’intervalle qui s’ouvre entre les choses nommées, trous, membres, morceaux et actions animées par la vie propre des désirs interdits du corps, et – dans le cas de Gregório – la théologie politique catholique, ou – chez Glauco et Hilda Hilst – la politique libérale et néolibérale, l’une comme l’autre impérieuse, l’une comme l’autre despotique dans sa régulation du corps, interdisant certaines pratiques ou mentions, contrôlant ce qui est nommé, et interdisant, censurant et châtiant l’émergence de l’obscène comme économie unitaire de l’âme qui, engendrée par Dieu et par d’autres puissances, comme le capital, est toujours une âme coupable, qui se venge du corps en le faisant souffrir, tandis que les institutions sont là pour le domestiquer et le consoler, compensant sa douleur par les dragées de la foi. La foi, peu importe en quoi, est un réconfort. Qui a la foi, et peu importe en quoi, obéit, et l’obéissance est préférable à la confrontation avec la liberté sachant que l’Histoire est une destruction insensée. Je n’ai fait qu’obéir aux ordres, on connaît la chanson. Aujourd’hui, dans cette inflation de Grande Santé nord-américaine, inflation du moi suite à tant d’exercice d’amaigrissement, d’écologie et de politiquement correct, tout le monde arrête de fumer, bien sagement, et avec solennité dans cette inflation de bonté narcissique, précisément alors que l’individu n’existe plus, et alors que le corps est le « dividuel » qu’évoquait Deleuze en 1970 dans son texte sur les sociétés de contrôle, le dividuel ou l’accumulation de couches discontinues de temps contrôlé comme un saucisson de flux financiers-marchands-narcissiques-évangéliques-sociodémocrates-policiers-fascistes, pourquoi donc parlons-nous d’obscénité et de maudits à l’occasion de ce colloque ? Elle est tellement familière. Les lecteurs de Hilda Hilst doivent déjà avoir compris que les obscénités de son écriture démontrent que rien ne peut vaincre la mort et ses formes quotidiennes de stupidité. Ils doivent déjà avoir compris qu’elle sait que la conscience, c’est l’enfer, mais également la seule poésie possible. Dans ses textes, dans ceux de Glauco, et peut-être dans ceux de Gregório, il doit y avoir quelque chose, peut-être un possible, qui échappe aux contrôles et une affirmation d’autre chose qui n’est pas encore advenu et qui nous manque. Il y a fort longtemps, au cours d’un séminaire, Philippe Sollers demandait où se situent les individus face à leurs incestes possibles et pensables, étant donné que la raison sociale qui répond par la cohérence de tous en terme d’interdiction est toujours meurtrière. Il rappelait que la raison sociale repose sur la Morale qui impose que l’individu ne puisse pas représenter son espèce de manière intrinsèque et que sa logique commande – comme le rappelle admirablement Klossowski – de retirer le droit d’exister a celui qui, mis au ban de l’espèce pour avoir osé légiférer sans obtenir un consensus, est nécessairement un monstre. La loi inscrite dans les corps les marque au fer en leur tatouant cette négation : « tu ne peux pas » ; et la sensibilité de la Loi, qui n’ose que punir, se consume entièrement dans la constitution de monstres qui la rendent valide. Elle est meurtrière, car elle légifère l’erreur et, plus encore, le désir de l’erreur : en excluant l’erreur à tout prix, elle cerne les audaces, elle les saisit comme particularités prévisibles, à même d’être à nouveau capturées dans sa généralité de loi, et elle assassine le singulier. Le singulier est peut-être la seule chose qui vaille la peine dans ce monde : lorsqu’on le tue, la raison sociale exclut le possible, en le reléguant dans le champ sans vie de la mémoire de la peur et du conformisme, exemplaires. On ne me suivra peut-être pas, mais le moi n’est qu’une habitude, et, aujourd’hui plus que jamais, on est obscène, bien souvent, aussi parce qu’on a honte d’être un homme.

Mais poursuivons. Comme je le rappelais, lorsque, dans l’intervalle qui s’ouvre entre la dénomination du corps et l’ancienne théologie politique ou la politique capitaliste libérale et néolibérale, le contrat social qui interdit le fantasme d’un corps non-symbolique ou non-naturel, l’obscénité sort la tête et remue une queue pleine de cornes refoulées, aussi matériel qu’un porc, aussi matériel qu’un corps, porc-corps d’un corps-porc. Cette matérialité est partagée par nos trois auteurs, Gregório, Hilda, Glauco, mais de façons différentes. Je vais l’évoquer schématiquement, ne disposant pas du temps suffisant pour le faire autrement. Commençons par Gregório.

Vous avez sans doute lu Gregório de Matos, ou entendu parler de lui. L’homme Gregório de Matos a bel et bien existé. Fils d’un grand propriétaire de plantation, il a étudié le Droit canon à Coimbra, il a vécu à Salvador de Bahia entre 1682 et 1695, il a été avocat et poète. À cette époque, et jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, les écrivains bahianais réunissaient sous forme de manuscrits les poèmes satiriques et lyriques alors en circulation dans la tradition orale de la Bahia du XVIIe siècle, et ils les attribuaient au nom Gregório de Matos e Guerra, et non pas à l’homme Gregório, utilisant ainsi son nom comme une classification de leurs propres genres. Plusieurs de ces florilèges manuscrits, que l’on trouve aujourd’hui au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de Rio de Janeiro, furent réalisés par Manuel Pereira Rabelo, un lettré qui vécut à Salvador pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Rabelo ne précise pas pourquoi il a compilé ces poèmes, mais il explique qu’il a réuni des textes épars et, également, recourant à un très ancien lieu commun, qu’il les a recueillis auprès de personnes âgées qui les connaissaient par cœur. Rabelo les organise dans les divers volumes de sa compilation selon la hiérarchie des genres poétiques en vigueur au XVIIe siècle : avant les poèmes lyrico-religieux, après les textes lyrico-amoureux, juste après les poèmes comiques, suivant la division aristotélicienne en deux sous-genres du comique, tout d’abord les ridicules, qui poursuivent la tradition satirique de Horace, puis les malveillants, héritiers des satires de Juvénal, la poésie galicienne et portugaise des « cantigas de escárnio e maldizer », chansons de railleries et de médisance, et, enfin, les poèmes burlesques, licencieux ou sotadiques, scatologiques, obscènes et cochons. Pour chacun de ces genres, il rédigea une introduction, un commentaire qui propose au lecteur un résumé du poème. Rabelo écrivit également une Vie de l’Excellent Poète, le Professeur GMG, qu’il inclut en annexe dans son recueil. La biographie est un genre de fiction appartenant au genre historique ; il la rédigea en inventant son personnage Gregório de Matos e Guerra en recourant pour le définir aux lieux communs utilisés dans la caractérisation de types ridiculisés ou attaqués dans les poèmes satiriques qu’il recueillit. En 1840, le chanoine Januário da Cunha Barbosa, membre de l’Institut Historique et Géographique Brésilien, institution placée sous le patronage de l’Empereur Pedro II afin d’inventer des traditions nationales et nationalistes, publia deux des poèmes comiques de ce recueil, « Le libraire châtié » et « Le musicien glouton », ainsi qu’une paraphrase de la Vie de GMG écrite par Rabelo dans le numéro 9 de la Revue de l’Institut Historique et Géographique Brésilien. Barbosa était un romantique, et, en tant que romantique, il supprima entièrement les catégories rhétoriques et la conceptualisation scolastique ancienne qui envisageait les poèmes à la lumière de l’époque de leur invention. À leur place, il avança le concept kantien et hégélien, libéral et nationaliste, du temps historique comme évolution et progrès, et la vision romantique de la poésie comme expression de la psychologie humaine de son auteur. Aussitôt après, en 1850, Francisco Adolfo de Varnhagen reprit à son compte la paraphrase de Barbosa dans son Florilège de la poésie brésilienne, où il publia des poèmes en y censurant des mots, des vers et des strophes complètes, et où il écrivit que Gregório avait été un homme vagabond et malade critiquant la politique coloniale portugaise tel un rebelle héraut de l’Indépendance. Par la suite, et après que Silvio Romero, en 1870, avait repris à son compte Varnhagen et Cunha Barbosa dans son Histoire de la littérature brésilienne, écrivant que Gregório ne fut ni blanc, ni indigène, ni noir, mais « mazombo », soit un Brésilien authentique, les histoires et la critique littéraires brésiliennes le prirent pour argent comptant et s’attachèrent à rendre positive cette interprétation romantico-positiviste de ses poèmes, en les évoquant comme l’œuvre d’un homme vagabond et malade, Gregório, plus connu comme Boca do Inferno, Bouche de l’Enfer, qui, après avoir été le faune de Coimbra, se rendit à Bahia en 1682, où sa psychologie érotomane devint encore plus obsédée au contact du climat tropical qui conduit à un relâchement des synapses, à cause du mélange des trois races tristes qui constituent la nationalité brésilienne, à cause de questions économiques et politiques systématiquement expliquées par la science souveraine, la sociologie, etc. Un homme brésilien érotomane et scélérat, en somme, qui se perdit dans la médisance envers tout le monde et toute chose, avec l’obscénité d’une canaille, génial plagiaire de Góngora et de Quevedo, mais qui, malgré tout cela, ou peut-être grâce à tout cela, fut un Brésilien héraut de l’Indépendance, précurseur de la nation, précurseur du prolétariat colonial et néocolonial, critique des institutions et des pouvoirs coloniaux et métropolitains comme un baroque du Baroque éclairé, formaliste et conceptualiste, attaché aux contenus, etc., etc., ainsi que d’autres notions folkloriques que les héritiers d’Auguste Comte inventèrent et continuent encore à répéter. Les poèmes satiriques et burlesques attribués à Gregório sont obscènes. Mais moins par les signes évidents auxquels ils recourent, mettant en scène le bas corporel et la passion des résidus corporels, que, en premier lieu, par l’opération symbolique qui permet de postuler l’Unité du Dieu Romain et du Saint Office de l’Inquisition de la politique catholique du Roi portugais et sa force comme règle universelle de l’ordonnancement des corps, c’est à dire, le recours à des signes obscènes pour désigner les corps des types tournés en dérision, comme des corps marqués par le vice contraire à la règle, ou par une bestialité naturelle et, dans le même temps, réclamant eux-mêmes les remèdes de la théologie politique ibérique. En d’autres termes : toute satire attribuée à Gregório est le théâtre de la Loi qui met en scène les vices et leurs agents, en les représentant avec l’obscénité d’erreurs logiques, d’infractions morales, de crimes politiques et d’hérésie religieuse. Dans les poèmes, l’obscénité est fonctionnelle : elle figure la déformation du vice pour affirmer la vertu catholique comme la juste forme unitaire qui le corrige. Le vice est la nature bestiale que le genre démonstratif construit comme un monstre obscène à exorciser. C’est à dire que la nature bestiale est toujours produite par la perspective de la forme unitaire de l’âme qui habite le corps prétendument vertueux du sujet de l’énonciation des poèmes. L’âme est catholique, elle porte les stigmates du péché originel dans les marques de sa subordination au pacte d’assujettissement au roi et, comme toute âme catholique qui se respecte, elle offre son poison à Eros. Les marques du péché imposent nécessairement à sa nature imparfaite le besoin de la consolation des institutions. Ainsi, lorsque sa nature pécheresse devient autonome en faisant valoir ses désirs, elle est emprisonnée, du fait de sa maudite ressemblance avec les institutions, une ressemblance qui dérive des institutions et qui est contrôlée par celles-ci du fait même de cette maudite ressemblance. Comme si l’auteur des poèmes veillait, au détour de chaque déformation obscène qu’il produit, à ce que personne n’échappe aux institutions. Un théâtre de la règle. On sait bien que les braqueurs de banques n’existent que pour justifier l’existence de la police qui protège la propriété privée et les banquiers. Très sommairement, Gregório de Matos donne son nom à une poésie de la Règle basée sur l’universel, le Dieu catholique ; ici réside la principale différence de cette poésie d’avec celle de Hilda Hist et Glauco Matoso, qui sont poètes contre la Règle, particulièrement pour Hilda Hist, cette grande liberté méconnue qui sait qu’il n’y a pas, ni ne saurait y avoir, de principe universel à même d’imposer des règles à la liberté des hommes. La seule valeur universelle est celle de l’argent, qui rabaisse toutes les valeurs équivalentes à sa propre vulgarité et aux obscénités qu’elle engendre. Dans la littérature de Hilda Hilst, la désanimation de l’obscène subvertit dans la cochonnerie le sérieux de l’âme porcine de cette vulgarité.

Pour en revenir aux cochonneries de Gregório, il est tout entier une mimesis aristotélicienne interprétée par la scolastique. La satire est un genre bas ou comique qui produit des mélanges ou des déformations, ridicules ou médisantes, soumis à des règles rhétoriques lui permettant de mettre en avant des invraisemblances à même de représenter la faute obscène d’une unité du vice. Comme je l’évoquais, ces règles sont celles de la scolastique, c’est à dire qu’elles déterminent que le bien de chaque acte est toujours ce qui convient à sa forme. Du point de vue de la scolastique, l’espèce de finalité atteinte par les actions est déterminée par un acte intérieur de volonté et par l’objet auquel s’applique l’acte extérieur qui les réalise. Si l’acte intérieur de la volonté vise une finalité qui nie la règle – par exemple la jouissance par la jouissance du coït anal qui n’a pas pour finalité la reproduction– l’acte extérieur vise aussi un autre objet – par exemple la fixation de l’acte dans le « cul » et le diable – ce qui corrompt l’ordre naturel prédéterminé par l’imposition de la Parole Divine. Du point de vue de la scolastique, dans la poésie désignée comme étant celle Gregório de Matos, le mal est dans tout ce qui contredit la forme, détruisant par faute l’ordre naturel de celle-ci, niant par l’excès l’existence naturelle de celle-ci, ou affirmant contre la nature de celle-ci l’existence de ce qui n’existe pas. Faute, excès ou négation, cette poésie présuppose, en la réitérant, la doctrine catholique du pacte d’assujettissement, en mettant en scène la définition du troisième mode de l’unité des corps développée par Saint Thomas d’Aquin dans le commentaire du Livre V de la Métaphysique d’Aristote, comme unité d’intégration des membres, organes et fonctions du corps humain en tant qu’instruments de son principe supérieur, l’âme. D’après Saint Thomas, la pluralité des membres et la diversité des fonctions des diverses parties du corps humain intégrées dans un tout harmonieux représente l’ordre, en tant qu’instrument de l’âme. Avec le terme caput, « tête », Saint Thomas établit une relation entre « tête » et « corps », ou « tête » et « membres », en tant, respectivement, que partie supérieure ou directrice et parties inférieures ou subordonnées. Par analogie, l’usage métaphorique des termes tête et corps désigne l’homme individuel, comme corpus naturale ; la société comme ordinata multitudo ; et l’Eglise, comme corpus Eclesiae mysticum et corpus Christi. Lorsqu’il est métaphoriquement transposé vers la sphère politique, le terme « corps » conserve son signifiant de l’analogie théologique, laissant entendre que la « tête » du royaume, le Roi siège de la raison d’Etat, est proportionnellement, pour ledit individu et pour l’ensemble social, ce que Dieu est pour le monde. Principe directeur du corps politique du royaume, le Roi est la raison suprême, gouvernant de manière éthique, en tant que roi catholique, pour intégrer toutes ses parties, membres, organes et fonctions avec ordre ou harmonie. Ainsi, les expressions « corps politique », « corps mystique » et « corps mystique de l’Etat », sous-entendues ou énoncées dans les textes de cette période coloniale, supposent essentiellement, comme l’affirme Francisco Suarez, que tous les membres individuels, propriétés ou états sociaux, peuvent être considérés, d’un point de vue moral, comme un tout unique et unifié.

Présenté comme irrationnel parce qu’il détruit cette unité de l’ordre avec ses actions bestiales et obscènes, le type vicieux n’est pas libre, car à chaque occasion il ne fait qu’obéir à la volonté dont il est l’esclave : il ne désire pas, il est désiré par son propre désir, comme un voleur dominé par le vol qui l’anime. Ainsi, dans les poèmes, l’irrationalité des vices et des vicieux est hiérarchiquement qualifiée par ce qui n’a ni de valeur d’usage ni de valeur d’échange, de la merde. Par extension, les types vicieux sont réduits métonymiquement aux organes d’excrétion, qui sont politisés par les mêmes normes hiérarchiques qui composent le corps politique de l’Etat : les poèmes affirment que blanc, homme, noble, catholique et lettré définissent l’excellence humaines des types supérieurs. Par opposition, non-blanc, non-homme, non-noble, non-catholique et non-lettré composent le code de l’infamie avec lequel les poèmes attaquent les vicieux par la dévalorisation de l’irrationalité et de la merde, en les rendant indicibles et irreprésentables dans leur difformité obscène. Comme je le disais, les poèmes représentent l’isomorphisme du corps/Etat comme relation spéculaire où le micro est une allégorie du macro. Ainsi, l’obscénité des parties déplacées, même sans être nationaliste, est également aussi autoritaire que l’autre, car elle est au service de l’unification et de l’unité de la hiérarchie. Pour représenter les vices et les vicieux selon ces principes théologico-politiques, les poèmes satiriques développent en priorité les lieux communs du sexe malhonnête, proposant à son public coupable de désirs similaires leur représentation caricaturale et monstrueuse, toujours contrôlée et guidée par la houlette de sa prudence face à la scène sacrificielle du remords et de la catharsis. Au fond, le présupposé est que la corruption du corps individuel dans des pratiques sexuelles illicites représente l’irruption de la jouissance impure qui fausse l’ordre naturel des choses du bien commun à tout le corps politique. Dans tous les cas, il s’agit de la régulation du sexe par la skopia du corps déterminée par les normes théologico-politiques de la contre-Réforme. Élaborée comme un précepte de la raison (dictamen rationis), la voix prudente du personnage satirique est porteuse de la conscience morale qui énonce la règle, établissant ce qui est licite ou illicite pour l’ensemble des cas particuliers. La voix appartient au système, elle affirme l’unité vertueuse comme règle de dérivation de tous les usages licites et illicites du corps : partant, toute erreur, même la plus vénale, possède sa place réservée dans le tableau des fautes – de l’obscénité du blasphème de ceux qui médisent du Christ et de Marie jusqu’à l’obscénité du veuvage insatisfait, de l’obscénité du sexe matrimonial incontinent jusqu’à l’obscénité de l’adultère, de l’obscénité de la masturbation qui fournit un liquide destiné aux chaudrons diaboliques des sorcières jusqu’à l’obscénité de l’amour des prêtres ; de l’obscénité de la sodomie, que la satire nomme le « manger-en-vain » jusqu’à l’obscénité de la bestialité de ceux qui jouissent avec des animaux, et avec le Diable, qui, dans la Bahia du XVIIè siècle, apparaissait lorsqu’on l’invoquait à minuit, sous la forme d’un bouc, d’un coq noir ou d’un mulâtre encapuché avec son membre en érection en forme de tire-bouchon gelé, offrant son anus à embrasser en expulsant des gaz malodorants, parodie de l’encens de la messe et du baiser plein d’amour chrétien.

L’opposition fondamentale qui scande les obscénités dans les poèmes est celle que l’Eglise catholique continue d’affirmer aujourd’hui, celle des sexes comme deux natures préalables à toute pratique, le « masculin » et le « féminin ». Cette opposition réaffirme la théologie chrétienne des deux sexes naturels du livre de la Genèse – « Il créa l’homme et la femme » – et de mulier corpus viri, la femme comme corps de l’homme et partie du corps de l’homme, attribuant ainsi à la femme l’infériorité d’une différence docile et soumise au pouvoir de l’homme comme compensation de sa faute : d’un point de vue chrétien, seul Adam est fait à l’image du Dieu-phallus, comme on le sait. Le Droit canon qui règlemente les échanges sexuels n’impose pas la différence sexuelle comme une variante d’un positionnement libre d’un seul être, le sexo humano, sexe humain qui s’oppose au sexe non-humain, comme on peut le lire par exemple chez Marx et Engels, Freud ou Lacan. Le Droit canon affirme qu’il existe, naturellement, deux sexes, l’un fait à l’image du Dieu-phallus, masculin, l’autre marqué par la faute, féminin, en faisant en substance des deux sexes des opposés complémentaires hérités d’un péché originel qui corrompt l’ensemble de l’humanité et dont l’Eglise a le monopole. L’affirmation voulant que l’un complète l’autre naturellement exclut la possibilité d’inscrire le corps de manière différente dans une autre perception conventionnelle de la sexualité. Si cela doit arriver, c’est une erreur grave ou un péché contra naturam. Toutes les obscénités des vices sont déterminées par cette théologie et il est inutile d’y chercher la moindre moralité « transgressive » des interdits. En faisant l’apologie de la vertu dans toute circonstance monstrueuse, la poésie dénommée Gregório de Matos assure à ses lecteurs que l’innocence et la pureté sont propriétés exclusives des institutions. C’est précisément pour cela que toute erreur est une différence prévue par la Règle dont la voix prudente du satiriste est l’émissaire. Les lectures de cette poésie qui ignorent cette grille théologique mettent en avant son libertinage, moral et intellectuel, sa puissance critique d’opposition et de transgression politiques – et sont des lectures romantiquement naïves. La voix satirique prudente et juste assure au public de son théâtre qu’elle seule connaît l’immense secret de l’innocence, et le fait que personne n’échappe à l’institution.

Ainsi, selon la pieuse formule de l’Apôtre Paul, la femme est le « vase de son mari ». Les poèmes hypertrophient cette hiérarchie naturelle et rendent autonome l’organe féminin, le « vase », pour constituer la figure de la « pute », la femme-vase par excellence, comme paradigme du double impur, du double du paradigme virginal : la pute est une « Eve atroce », peut-on lire dans l’un des poèmes (OC, II, p. 387). Dans la métaphore de la « pute », la fonction de « vase » apparaît sauvagement insoumise contra naturam : « […] jamais à personne tu ne te refuses, / car ton vase est vagabond » (OC, III, p. 571), peut-on lire dans un autre. Le mal, c’est le double, toujours impur. Ainsi, « pute » est un terme hyper-inclusif utilisé pour signifier la puissance du double dans tous les cas où la règle n’est pas observée. De façon générique, il signifie « contra naturam ». Par exemple, lorsque le gouverneur Luís Antônio da Câmara Coutinho est représenté dans un poème en train de converser « avec la putanerie », le terme fait référence au péché politique de tyrannie. Le même gouverneur, dénommé Tucano, le Toucan, est appelé « pute » lorsque les poèmes l’accusent de pratiquer la sodomie avec son secrétaire, dénommé Lagarto, le Lézard. Ailleurs encore, le terme est utilisé comme une insulte, « fils de pute », et il est relié à l’imaginaire aristocratique et ses topoi de « l’origine » et de la « pureté du sang ». Il est caractéristique de l’Ancien Régime qu’un homme attaque un autre homme en s’en prenant à l’honneur des femmes de sa famille. Ainsi, lorsque l’expression « fils de pute » insulte la mère du personnage pris à partie dans les poèmes, son fils est un « bâtard », et lui, le mari, est un « cornard », accusations gravissimes dans l’optique de l’honneur aristocratique. La « pute » est un caractère et une figure, et sa dénomination figure l’inimitié de relations sociales qui miment d’une façon sinistre – et non sans humour dans leur caractérisation – la désagrégation de la virtus unitiva de l’amour. Ce n’est pas par hasard que l’on trouve, associés à la « pute », le Démon et la Mort, que les poèmes désignent comme la « puta mestra », la maîtresse-pute. Simulation ou semblant de l’amour, la « pute » est « dissolue », terme qu’on retrouve extrêmement souvent, et qui la désigne comme la cause et l’effet du mal : corrompida, corrompe – corrompue, elle corrompt. Le terme a un effet hyper-inclusif, ici encore ; il peut ainsi renvoyer non seulement à la femme, mais à tous les types et à toutes les situations où la concorde et la paix du bien commun se retrouvent subverties par d’illicites relations d’échange : commerçants usuriers, prêtres simoniaques, moines lascifs, gouverneurs tyranniques, magistrats vénaux, pseudo-gentilshommes, mauvais lettrés, noirs insubordonnés, mamelouks prétendants à la noblesse, Nouveaux-Chrétiens restés juifs, indiens, mulâtres, bonnes sœurs, etc. Pour évoquer le recours à la métaphore sexuelle de ce terme, le mot « pute » désigne les adorateurs « de l’infâme Dieu Cupidon » (OC, I, p. 23). Ce sont tous ceux qui enfreignent les réglementations canoniques prescrivant le sexe comme naturel et licite dans le seul cadre du mariage, et exclusivement en vue de la reproduction des fidèles du Seigneur, sans désirer le conjoint de son prochain, ni s’enflammer dans les modiques prestations du devoir conjugal. Selon le même précepte théologique du sexe naturel ancré dans les corps de l’homme et de la femme préalablement à toute pratique, la femme mariée devient dissolue si elle pratique avec son mari des actes illicites, parmi lesquels la sodomie ou d’autres pénitents secrets de confessionnal. La persona satirique est toujours masculine, d’ailleurs, car c’est à partir du masculin que se détermine la « pute » ainsi que la gravité croissante des péchés sexuels : le sexe de célibataires avant ou hors mariage entre personnes de sexes opposées, sexe hors mariage comme l’adultère, sexe solitaire, langueur ou masturbation, sexe entre personnes du même sexe, sexe avec des animaux, sexe avec le démon. Par cette manière de faire et défaire le corps-morceau grotesque et le corps-trou excessif, les images de ces actes, fonctions et formes aberrantes, sont autant d’aberrations logiquement structurées : il y a une méthode pour ce mélange. En y recourant, la satire enseigne le corps propre, selon l’expression des Ecritures. Elle fait en sorte que l’obscénité soit l’effet disproportionné de la transformation du corps propre en un autre corps, de la fonction propre vers une autre fonction : de manière satirique, l’obscénité conduit un corps à se mettre à l’intérieur d’un autre corps, et à devenir un autre corps, comme une métamorphose bestiale. Ainsi, dans le langage des poèmes, l’obscénité survient-elle comme un non-langage émissaire du langage institutionnel qui postule l’économie unitaire de l’âme selon l’ordonnancement théologico-politique du corps et des fonctions politiquement intégrées du corps. L’obscénité est l’effet d’une totale exposition discursive d’une chose qui devrait, au sens propre, rester invisible : les actions physiologiques, les fluides, les résidus, etc. L’obscène autonomise l’organe ou la fonction et, de ce fait, il déplace de manière hyperbolique le corps et ses fonctions de la « nature » du corps postulée par l’Eglise, comme dans le cas du « vase » omnipotent des « putes ». L’autonomisation de l’organe et de la fonction décompose l’ordre corporel et offre une allégorie de la désintégration de l’ordre politique. Fonction sensibilisatrice du vice, politisée à la fois comme faute et comme intervention. La réitération obsessive de l’obscénité conduit à ce que tous les espaces du corps discursif soient envahis par l’image autonomisée, morceau par morceau, du corps : la « pute » est toujours envahie par le « vase » ; le « sodomite » est toujours poursuivi par le « cul », transformés en corps-trous, corps-réceptacles de la saleté universelle.

Glauco Mattoso, un pseudonyme inspiré d’un jeu de mot sur le glaucome, maladie oculaire qui rendit aveugle le poète, publia ses textes dans le Jornal Dobrabil, et dans les revues Dedo Mingo, Línguas na Papa, etc., édités dans les années 1970 et 80 sous différents pseudonymes marqués par un humour particulièrement noir : Glauco Matheux, Matozo Guirauko, Pedro o Podre, Pedro el Podrido, Pierre le Pourri, Peter the Rotten, Pietro il Pùtrido, Piotr the Putrid, Petrus Putris, Massashi Sugawara, Marx Zwei, Heinz Zwueig, Garcia Loca, Pederavski, Puttisgrilli, P. David, Al Cunha, Cuelho Netto, Bixênia, glauco espermattoso, pedlo o glande, g. m. & p.o.p, G. M. et P.o.P. Tout en se différenciant, ces nombreux pseudonymes proposent tous une complète redondance de l’obscénité des textes dont ils sont signataire, une obscénité affirmée comme un geste de répétition stérile qui transforme de manière intestine une grande quantité disparate de références à l’époque où ils ont été écrits, comme « Geisel », « Millôr », « humour », « merdaillon », « concrétisme », « Bilac », « Bocage », « Camões », « Drummond », pseudo-lettres d’écrivains publics à des pseudo-correspondants, lettres de correspondants réels et d’écrivains réels, graffitis sur les murs et les portes de toilettes, faits-divers de journaux brésiliens, etc., affirmant la littérarité littérale d’un signifiant central, merde, à nouveau retraduit, et retraduit, et retraduit, dans une redondance crasse et particulièrement idiote, merde. Rhétorique de la dérision, lorsqu’on déplie le Dobrabil, on trouve un texte, lisible, certes, mais, surtout, jetable, puisqu’il se présente au lecteur en tant qu’excrément. Ainsi, le titre et la date, Jornal Dobrabil 1977/1981, renvoient à l’insignifiance d’un devenir-merde qui réunit de façon perverse un ensemble toujours informe de matière fécale au long des 114 pages de cette publication imposant aux articles de société sur le quotidien brésilien au temps de la dictature une dégradation, une déformation vers le putride à destination du lecteur, en évacuant toute morale de l’histoire dans l’affirmation répétée de l’absolue médiocrité :

« un poème est un tas de merde ».

Jornal Dobrabil, c’est de la littérature littérale, et pas littéraire, qui vampirise les déchets-fétiches de la littérature que les années 70 qualifiaient de « bonne », « mauvaise », « haute », « kitsch », « d’invention », « critique », « formaliste », « aliénée », « engagée », « d’avant-garde », « académique », « canonique », « immorale », « obscène », « marginale », « maudite » – Gregório de Matos, Oswald de Andrade, le concrétisme, Drummond, João Cabral, Millôr Fernandes, Apollinaire, Ginsberg, cummings, blagues de toilettes publiques, poètes de la lointaine génération de 45, Arcademia brasileña de lettras germinadas & dce livre de la faculté d’ortographe phonétique de l’université Gamma Phi, la fiction généralisée dans la presse traditionnelle de la famille, de la propriété, de l’armée, de la police, de la politique, etc. Le littéral de cette littérature non-littéraire qui affirme l’absence de forme du produit constitue un dictionnaire des idioties du Brésil dont tous les articles n’ont qu’une seule et unique signification, merde, comme terme hyper-inclusif de toutes les significations des références évoquées. Dans la définition qui en est donnée, A=merde, B=merde, C=merde… Z=merde, etc., c’est-à-dire précisément de la merde, sans métaphore. Le mot merde est littéral, il rompt avec l’idéalisation et la sublimation de la lecture littérale de ce « tolidicionário » ou « idioctionnaire » – on doit cette synthèse disjonctive à Augusto de Campos, admerdable définition flaubertienne en quatrième de couverture du Dobrabil. En affirmant la merde, en s’embourbant dans la répétition de cette matière brute, répugnante et informe, les textes éliminent tous les vides sémantiques des textes, et, ainsi, ils éliminent le besoin d’interprétation. Le lecteur est plongé dans la merde, une masse de fumier de plus, qui va pourrir et se décomposer.

Il s’agit d’une expérience obsessive du temps. Au long des 114 pages du Dobrabil, il n’y a pas de changement d’état ni de surpassement, comme si le présent de l’énonciation se trouvait congelé dans la répétition stérile de la monotonie terriblement ennuyeuse et terriblement amusante, et qui semble imiter le temps congelé de la dictature. Même le luxe obscène du papier glacé de la publication semble y participer. Tant et si bien que se pose la question de savoir comment parler de ces textes sachant qu’ils affirment leur insignifiance. La difficulté consiste à proposer des prédicats sur ce qui échappe à toute prédication comme étant absolument dépourvu de valeur, un zéro au sens obtus, dont, en restant politiquement correct, on ne pourrait parler avec cérémonial que sur le mode de l’absence comme « dégoût » et/ou « immoralité ». Ce que ces textes auront permis, il y a quelques années, ce fut un imaginaire de la transgression, lorsqu’ils furent reconnus comme exemples par la déjà très académique et traditionnelle anthropophagie, comme s’ils étaient des réincarnations graveleuses d’un Oswald de Andrade encore coprophage, déglutissant la merde de ses descendants avec sa propre merde dans un geste parodique de reconversion du fils Glauco hypostase du père Oswald dévorant le Père. L’inclusion des textes dans l’anthropophagie suppose que les textes de Glauco Mattoso aient eu une intention critique qui pourrait être définie positivement comme une critique de la raison sociale du temps de la dictature. Mais les textes du Dobrabil étaient affirmatifs, ils ne prétendaient pas changer quoi que se soit, ils jouissaient de la merde pour la merde, tout en transformant toute chose en merde dans un humour imprescriptible d’un processus d’intensités polymorphes et perverses. Autrement dit, la monosémie de cette redondance obsessive s’affirme comme une dépense inutile, inconséquente. Cette dépense affirmait avec insistance la jouissance intense de l’énorme masse de merde qui réanalysait avec obscénité l’analité de la culture.

Dans le dernier livre de Glauco, publié en 2012, Raymundo Curupyra, o Caypora, un roman que l’auteur qualifie ironiquement de lyrique, 200 sonnets du genre bas, comiques, burlesques, satiriques et licencieux, en vers décasyllabiques, et rimes embrassées abba/abba/cdc/dcd, composent, les uns à la suite des autres, des ensembles narratifs de tailles diverses, plaisamment intitulés « cautos causos » – « anecdotes circonspectes », et qui correspondent à des temporalités de situations narratives et dramatiques où sont répétées les actions et les paroles licencieuses de Raymundo Curupyra, figure sordide bien-aimée du Malheur à la remorque duquel son nom est toujours attaché. On peut lire dans le premier sonnet, écrit en suivant l’ancienne orthographe : « les infortunes / qui toujours leur arrivent sont décrites / dans nombre de ces anecdotes, sous vos yeux !... ».

« Vos yeux », se sont ceux des lecteurs, nous-mêmes, qui ne trouvons aucun fondement aux infortunes de Raymundo. Dans le sonnet 1, on peut lire, à propos de Dieu – « Raymundo à un Etre Supérieur se réfère / mais rien ne nous garantit que ce ne soit pas / cet Etre un Chien qui ne nous aide jamais ». Ce qu’on trouve, c’est toujours la main de bronze des contingences. Tout ce que Raymundo projette, dit et fait est systématiquement empêché par un événement qui est une cause sans aucun fondement et qui produit des situations idiotes désorganisant à leur tour les singularités de ses actions, en le réduisant toujours, comiquement, à la stupidité de ce qu’il dit, fait et projette. L’accumulation des catastrophes de ses actes finit par intensifier sa dérision, qui nous est racontée par Craque – « Un simple gamin, ou bien / le parfait coquin brésilien / canaille de sang mêlé », comme on peut le lire dans le sonnet 107 – son ami bon à tout faire, qui termine, à la fin du livre, sidéen et tragique, en sautant du gratte-ciel Martinelli, vaincu par lui-même et par São Paulo, tandis que Raymundo, finalement réconcilié avec les astres après avoir été renversé par la voiture d’une prostituée qui sera l’amour de sa vie, monte les marches du succès de la comédie bourgeoise, marié et converti en bon père de famille de la classe moyenne de São Paulo.

Le personnage de Craque est l’émissaire de la perspective ironique de l’auteur. Plus ludique que Raymundo, il choisit ce qu’il fait entre les possibles du Crackoland tatoué dans son nom. Le choix est maigre. Comme un footballeur qui calcule les dribbles des attaques de l’équipe adverse, il est le crack d’une voix narrative divisée qui énonce des synthèses disjonctives aiguisées et poignantes :

« ce gamin-là, de couleur / avec son style de filou, baskets immondes… » (sonnet 85), « Je justifie presque les préjugés / et je deviens bandit ! Sans côtoyer / pourtant, les autres voleurs ! Je veux plus de respect ! » (sonnet 86) ; « J’ai fait des études… mais je ne trouve pas / un boulot qui me convienne ! Etre sous-fifre d’un chef, pas question, ni de personne ! / Alors, c’est difficile ! Ce qui vient, / je n’en veux pas, et quand on veut une chose, on se retrouve / avec la queue entre les jambes ! Un vrai homme / ne subit pas les insultes ! Et moi, hein ? » (sonnet 96) ; « depuis Osasco jusqu’à Guarulhos, / parcourant cette métropole avec dégoût, / en écoutant ses bruits muselés » (sonnet 108) ; « Mon nom, personne ne le connaît : c’est Craque / qu’on m’appelle, parce que j’ai l’air d’un joueur / de foot. Mais ce style, c’est du bluff. / Mes dents espacées laissent penser / que je suis un Ronaldo, mais qui connaît vraiment / le sujet pourra comprendre : je n’en ai que la couleur… » (sonnet 128).

Les anecdotes circonspectes s’accumulent portées par sa voix ; dans chacune d’elles, le comique est une puissance déformante par laquelle le lecteur est informé de la manière dont Raymundo fait la connaissance des putains Zuza et Martha et comment, plumé par celles-ci, il va s’installer dans une maison hantée du quartier Campos Elyseos ; comment Raymundo se met à fréquenter les politiciens de l’Etat et de la Municipalité de São Paulo appartenant au PPP, le Parti Populaire Pauliste, en cherchant à s’enfuir vers l’Argentine, où il rencontre Astolpho et le Parnasse Masochiste au sein duquel « nous, qui avons lu Bocage et Sade, / nous avons fait la connaissance d’autres collègues » (sonnet 72) « sur la plage de Sodome et suivant le courant / sataniste, de couleur surréaliste » (sonnet 74) ; comment Raymundo, de retour à São Paulo, tente sa chance comme patron de la Pizzaria Formaggica, où Craque, comme de nombreux professeurs de la masse des lettres de l’Université, travaille comme pizzaiolo, employé et livreur aussitôt écarté car « L’attaque de la Formaggica représenta / pour Raymundo un nouveau coup du sort […] » ; comment Raymundo fonde la société « Location Hurlevent », spécialisée dans les demeures hantées des vieux hôtels particuliers du quartier de Crackoland au centre-ville ; comment il tourne la page de Location Hurlevant ; comment Raymundo, le Caypora, incarnation mythologique de la malchance, possédant le Livre Sacré de la Kabale, lit la bonne fortune à ses clients, à l’instar de Candido Veríssimo, éclectique réalisateur du cinéma porno underground de São Paulo ; comment Raymundo se noie dans les dettes ; comment Raymundo envisage d’exploiter financièrement ses grands pieds et de gagner un peu d’argent avec les fétichistes des pieds qui paieraient pour les lui lécher, comme l’auteur des sonnets ; comment Raymundo devient dresseur de chiens et comment il s’entiche des chiens Chicho et Chocho ; comment Craque se prostitue en travaillant dur ; comment Raymundo perd son appartement ; comment Zephyro Ramires le rencarde sur « au milieu de Crackoland, une chambre dans un squat » (sonnet 126) ; comment Craque retrouve l’actrice des films de Candido Veríssimo, Vanessa de Gomorrha, qui lui fait découvrir la bande de joyeux drilles, Bolacha, Rosquinha, Biscoito et Picolé (sonnet 31), à qui il parle du poète Roberto Piva et de l’Abbé Adherbal Araujo, qui « Cernés d’enfants, fut jugé / disciple de Piva dans son âme hellénique » (sonnet 134) ; comment Craque raconte qu’il continue à consommer de l’herbe et de la poudre, « outre ce qui se boit ou ce qui s’injecte » (sonnet 132) ; comment, à la mort de l’Abbé, ils découvrent son butin puis goûtent un confort temporaire ; comment Xenophonte Martins, célèbre chiromancien, lit dans la paume de Raymundo et lui parle de Craque, en implorant Zeus d’avoir pitié (sonnet 139) ; comment Raymundo rencontre Candido, qui lui propose un emploi comme soutien à la campagne électorale de Pires à la Préfecture de São Paulo : « De l’ambition publicitaire l’engagement / exige des volontaires : qui se vend / pour pas cher, se révèle abruti, et qui observe la vente / est prêt à tout avaler » (sonnet 145) ; comment le PPP perd les élections et comment Raymundo devient caissier et clown pour la chaine de cafétérias Pepperonyx, puis promu balayeur de latrines, etc., etc.

Après les 18 sonnets initiaux, qui mettent en place le caractère empoté de Raymundo, Craque explique dans le sonnet 19 : « Raymundo parle sans cohérence : grammaire correcte… ou grossièreté ? / Après tant de gaffes, qu’en sera-t-il / d’un discours au lyrisme de latrines ». Craque fournit au lecteur le mode d’emploi de la lecture des sonnets : « lyrisme de latrine ». Comme on le sait, conventionnellement, « lyrique » est le court poème où un sujet, le pronom « je », évoque intérieurement l’être-au-monde de la première personne de l’énoncé, en l’associant temporellement au présent de son énonciation. Le principe et la limite des actes d’énonciation lyriques de Craque, c’est la misère qui copule avec la luxure ; ou la luxure qui copule avec la misère. Nulle d’entre elles est première dans son présent à São Paulo, et ce qui nait de cette union est mêlé et impur : une blague fatiguée et une mélancolie burlesque.

En 2013, alors que le pop est une valeur globalisée et que dominent l’indifférence et le conformisme artistiques, que signifie le recours narratif au « sonnet » ? Inventé autour de 1230 pour être un monologue intérieur par Giacomo da Lentini, avocat à la cour de Sicile de l’Empereur Frédéric II, il fut à l’origine, comme l’indique son nom, un « petit son », chanté et déclamé. Très en vogue chez les plus grands poètes du XIIIe au XIXe siècles – Guido Guinizelli, Guido Cavalcanti, Dante, Pétrarque, Spenser, Shakespeare, Wyatt, Camões, Ronsard, Du Bellay, Garcilaso de la Vega, Góngora, Quevedo, Donne, Milton, Cláudio Manuel da Costa, Wordsworth, Baudelaire, et bien d’autres encore – le sonnet connut l’âge d’or herculéen et sublime de l’épuisement de sa forme sous les coups de boutoir des sculpteurs et/ou joailliers parnassiens de la fin du XIXe siècle. Forme fixe de 14 vers d’abord distribués en deux strophes de 8 et 6 vers ; puis, dans le monde néo-latin, en 2 quatrains et 2 tercets décasyllabiques, parfois des alexandrins ; et, dans le monde anglo-saxon, en 2 quatrains et 2 tercets pentasyllabiques iambiques suivis parfois de deux vers supplémentaires ; avec divers schémas de rythmes et de rimes, une élocution soutenue, moyenne, humble et basse, développant intérieurement et harmonieusement un raisonnement syllogistique apparenté, dans son usage initial, à l’« estrambote » et à l’épigramme, on a parfois considéré le sonnet comme la réalisation suprême de la poésie, synthèse parfaite de l’inspiration lyrique associée à l’ingéniosité technique. Puis il est tombé en disgrâce après que les romantiques, adeptes de l’expression informelle de la psychologie infinie de la belle âme malheureuse, l’eurent jugé comme la pire plaie de la poésie, comble du formalisme où la forme bride le bouillonnement du génie. Réduit à un pet de lapin par les modernes partisans du vers libre et des mots en liberté, il fut, au Brésil, considéré comme la dernière fleur du Latium kitsch des poètes officiels, régression passéiste et esthétique réactionnaire.

Dans la société bourgeoise régie par la libre concurrence, l’originalité artistique est, comme tout le reste, une marchandise. Les formes libres inventées par les romantiques et les modernes avaient apparemment l’avantage de leur singularité faussement libérée de la rhétorique, prétendant à l’originalité absolue débusquée au fond de l’inconnu, comme si elles ne dépendaient pas de la mémoire du lecteur. Ce n’est pas le cas du sonnet. Auden disait qu’il est un fameux piège pour les poètes qui méconnaissent le champ de la littérature, car il possède une longue histoire, qui pèse sur celui qui s’y hasarde. Lorsque des poètes critiques modernes se tournèrent à nouveau vers lui, parmi lesquels Mallarmé, Drummond, cummings, Auden ou Seamus Heaney, la forme fixe du sonnet connut des commotions tactiques et stratégiques qui le déplacèrent et le détruisirent par l’intérieur, réalisant le ptyx de ce chien pissant sur le chaos en refusant les langues administrées du monde administré.

Heureusement, la poésie n’est pas l’Histoire ; lorsqu’elle est bonne, elle va à son encontre. La poésie de Glauco Mattoso est avant tout une critique de la forme « sonnet », inventant en décasyllabes soigneusement mesurés et rimés les déformations de personnages aussi bas que la réalité d’un possible poétique qui transcende par la fiction les matières sordides de São Paulo. Par exemple, dans le sonnet 35, l’auteur se réfère impitoyablement à lui-même : « L’aveugle se console d’épines, / il transforme en rêve érotique la torpeur, / tout en écoutant les rires moqueurs ». Glauco s’amuse à ajuster les 14 vers de la vieille forme fixe à la transformation de la torpeur en un art qui feint la torpeur, en comptant combien il en a écrit pour dépasser toute la production des Alberto, des Olavo et des Raimundo et de la génération de 45 qui, comme le croyait tout le monde, depuis les premiers modernistes et João Cabral de Melo Neto, avaient été plus oubliés que la césure d’Olavo Bilac coupant la tapisserie de Néron à l’hémistiche comme un alexandrin français de joaillerie fine. Nous avons déjà évoqué que les sonnets de Glauco sont pornossiens, ou les sonnets d’un (néo-)parnassien pornographe. Le jeu de mot condense, c’est en ceci qu’il est amusant, mais il ne correspond que partiellement à la motivation et à l’efficace de sa pratique. Glauco n’est pas un palmier vivant en haut d’un pinacle bleuté, ni un pornographe, mais un poète spécialisé dans les styles bas avec une parfaite maîtrise historique et technique de son art. Autant dire que, depuis l’époque du Jornal Dobrabil, il n’a pas rendu les armes.

Quant à Hilda Hilst, nous ne pouvons évidemment pas aborder l’ensemble de ses textes. Elle se distingue de Glauco par son tragique désir d’absolu : critique des unités du réel, du sujet et des signifiants/signifiés/références, supposées dans la représentation, elle rappelle Mallarmé : elle voit le langage – comprenez-vous ce que c’est que de voir le langage ? Elle voit le langage comme la simultanéité d’une extension élastique qui se tend jusqu’à la limité où le langage finit par céder, et où le lecteur tombe dans ce trou à l’extérieur indéterminé de lui-même, l’extérieur du langage, et non pas l’extérieur au langage, que notre idéalisme positiviste comprend comme le Réel réfléchi par l’instrumentalisation du langage. Cet extérieur de la langue est le lieu de la fleur arctique de Rimbaud, du ptyx de Mallarmé, de la rose saxifrage de Frost, de la troisième rive de Guimarães Rosa, du neutre de Clarice Lispector, du chien sans plumes de João Cabral – lieu atopique de la possibilité de l’exil que les sujets de l’énonciation des poèmes et des personnages de fiction de Hilda Hilst, comme l’obscène madame D., recherchent car il cherchent à habiter de manière obscène, hors de toute représentation, hors de toute unité fictive du sujet, hors de toute unité de signe et de référence, hors de toute unité du réel, hors de toute unité de l’universel, car ils ne supportent pas l’obscénité de la vie normale subordonnée à l’échange, à l’obscénité de la vulgarité de l’argent et du monde tel qu’il l’interprète, l’obscénité de la plénitude des habitudes dans la répétition indifférenciée de la communication qui communique la communication de la communication de l’échange. Ses personnages recherchent l’obscénité totale, ce qui n’a pas de représentation, ce qui se joue entièrement à l’extérieur du langage avec une mégatonne de puissance au contact fulminant avec autre chose où le je cesse d’être le je. Disons que la fiction de Hilda Hilst est comme celle des anciens mystiques qui parlaient de la noche oscura del alma, la nuit obscure de l’âme : elle recherche Dieu ; mais, à la différence des mystiques, sans Dieu. Dieu : non pas le nom du Père ni le Père du nom des trois religions du livre et des religions néolibérales de la télévision. Chez Hilda Hilst, l’obscène est le contact fulminant avec le sacré inexistant que ses personnages tentent d’établir par l’encanaillement des habitudes disciplinées, comme le dérèglement de tous les sens de Rimbaud, un encanaillement toujours réalisé avec rage, outrage, sacrilège et douleur, grande douleur. Ses personnages recherchent l’Autre, c’est pour cela qu’ils sont irraisonnables, qu’ils ne connaissent pas de moyen terme, ni de prudence. Comme dans le vers d’Eliot, ses larmes tombent lorsqu’on secoue l’arbre de la colère.

En 1993, au cours du deuxième dimanche de mai, jour de la fête des mères, moi et mon ami Alcir Pécora étions ivres, et nous avons décidé d’écrire la préface de Cartas de um sedutorLettres d’un séducteur – que Hilda allait bientôt publier. Elle était très amie avec Alcir, et je l’avais rencontrée pendant la soutenance d’une thèse de doctorat sur ses textes à laquelle elle était venue assister à l’Université PUC de São Paulo. Elle nous avait proposé d’écrire cette préface. Nous trouvâmes d’abord le titre : TOI, HILDA HILST, LA GAGA. C’est moi qui ai proposé le jeu de mot sur gaga car, au cours de la soutenance de thèse à laquelle j’avais participé à la PUC, la doctorante faisait de la lacanerie sémiotique sur les textes de Hilda, en prononçant rapidement les initiales de son nom, H. H. (« ach-ach ») – en portugais « aga-aga » : la gaga. Avec Alcir, nous avons écrit que dans sa littérature, alors que dieu diminue en tant que sujet minuscule glissé au ciel du moindre trou cosmique du corps, la jouissance augmente par la langue. La langue portugaise. Les propriétaires de chiens de race aboient d’un côté, les bâtards gueulent de l’autre côté. Dans la dispute que la gaga met en scène contre l’obscénité générale, le sacrilège est histrionique, car il n’y a pas de profanation possible dans un monde comme celui-ci où rien n’est sacré. Pourquoi tuer Dieu, puisqu’il n’a jamais existé, et si, une fois mort, il ne fait qu’insister comme un fantôme car nous croyons encore à l’unité du sexe et de la grammaire ? Nous avons écrit que la gaga se rit de dieu contre les métaphores de la Règle. Nous avons rappelé que le sujet minuscule est paranoïaque, qu’il existe un œil-terreur tatoué sur toute créature comme l’anus-caverne des Idées essentielles. C’est de ce point de vue que tout est envisagé et se met en œuvre comme conscience et limitation. Le cabotinage de H. H. ne se laisse pas réduire à sa substance comme vérité sublime par le rabaissement ostensible qui met en évidence la farce globale. Elle refuse la tentation de l’héroïsme de son propre geste, en amplifiant le bas dans une incontinence verbivocosexuelle. Tout en se dissolvant, son rire dissout le lieu commun autoritaire et la référence à Dieu apparaît au lecteur comme la fiction d’une quête impossible, vouée à l’échec. Son démontage obscène de l’obscène lyrisme quotidien qui affecte le sublime cherche encore à résister contre la moyenne, le bien-pensant, le gentil contre le méchant, l’appareil, la police, l’assurance-vie mort-née. La résistance est une voie négative d’atteindre – quoi donc ? Nous avons écrit que le moindre des animaux, l’oie estropiée, le comportement du lézard de nuit, l’attitude sans complexe du chien bâtard, le rien, le non-rien, le personne et l’aucun : dans la littérature de H. H., l’animal et la folie représentent l’utopie d’une force de vie hors la Loi. Nous avons aussi rappelé que son art pose à nouveau l’essence de l’horreur, sans catharsis ni sublimation : la vie brésilienne est obscène et, s’agissant de Zürich, la propreté suisse n’existe pas sans toute la merde du chien suisse. Nous avons rappelé que Joyce était borgne et n’a pas manqué de marcher dedans. Tragicomédie : dans les petits mondes de la fiction de la gaga, le bas qui ne se désire que bas est la conscience désagréable de la mort, le terme, la limite, l’origine de ce qui se dit. Dans Cartas de um sedutor, par exemple, elle simule les voix gâteuses soupirant après la libération de la mort et de la vie indécente. Comme celle du personnage gaga, Vittorio, ces voix ne font qu’énoncer le temps et la mort. Ici, c’est le langage qui maltraite la chaire douce et triste, jouissante, et qui va du déictique jusqu’à l’amplificatio : il grandit, il apparaît et il montre sa verge. Alors que le nom du Père est tourné en ridicule, ses images se multiplient : des verges sans érection bourgeonnent, de proéminentes lèvres yuppies sucent, menaçantes, les culs ont des dents qui poussent, les petits trous du cul se font largement enculés, tous inutiles, ayant la stérilité de la mort, croissant et se multipliant dans la fabrique syntaxique dans un grand vacarme de gros mots de la langue portugaise, ceux qui sont dépourvus de pudendum. Les images se mélangent comme des diluants à base de douleur, d’alcool, d’endotoxines et de beaucoup de littérature. Ainsi, les images de deux instants extrêmement courts se croisent subitement, laissant suggérer qu’ils coïncident dans leur impermanence. L’équivoque et l’incongruité, monstrueux, sont des contre-définitions comiques et très aiguisées qui produisent une aliénation continue des objets. Une poule rousse dans un glaçon. Dieu, surface de glace ancrée dans le rire.

Alcir et moi, nous avons rappelé que la littérature de H. H., qui, au Brésil, suit les traces laissées par Clarice Lispector et Guimarães Rosa, s’attache à enseigner la méconnaissance, le véritable opposé de l’ignorance. L’obscène madame D. priait déjà dans le Livre de Vittorio : « Délivrez-moi, Seigneur, des abrutis et des imbéciles ». Véritable méthode pour étudier et feindre l’inconscience, l’alcool est un exercice spirituel quotidien de dérèglement où l’on boit comme un singe enragé pour produire la pétrification qui paralyse le temps et fait reculer la mort dans une image de mépris et d’ironie, délire tremblant du non-être, coups de canne de la gaga dans l’air ! Le sexe, féroce excavation du rien dans l’image feinte de l’autre en soi-même, se fonde dans la parole comme sexe parlant. Sans hédonisme, en tant qu’organe railleur de l’utopie de l’absence de Règle, le sexe explore aussi les trous du sens, jouissance insipide du signifiant dans la quête étourdie de la jouissance maximale de l’insignifiant.

La littérature, cette vache, est le troisième sommet tourné en ridicule. Comme nous le rappelions, l’obscénité n’existe que dans un champ de normes : dans Cartas de um sedutor, le personnage Vittorio demande à l’avocate, illustration des avocats véreux, de se masturber tout en feignant de lire. L’épellation de la Lettre scande le corps et, évidemment et naturellement, l’avocate véreuse va lire le Code Pénal. Si la Loi est la Lettre, la peine maximale est le châtiment le plus extrême et, le crime, l’occasion de la grâce. Mais il n’y a pas de Dieu, ni de grâce. Ainsi, l’abus obscène de l’écrit inverse l’écriture du sexe tandis que les perversions du sexe transgressent la sexualité de la lettre comme lettre jouissante, sexe manuscrit dans le corps comme Loi.

Il résulte de tout cela que les pénétrations de Hilda Hilst sont littéralement utopiques : au lieu de croiser et de clouer les corps, elles les déterritorialisent. Mais les alphabets détachés de la mort s’épellent sur les taches de la peau, fleurs anticipées de la tombe, et la défaite est générale. Alors que dieu disparaît, la seule chose qui importe réellement, c’est elle, la mort. C’est seulement du point de vue zéro de son néant, dans le rien au-delà de la panique de cette chienne édentée, que la liberté est libre, que la cochonnerie est harmonie. Etc.

Lorsque nous avons présenté notre préface à Hilda, elle nous a répondu qu’elle était plus obscène que son livre et qu’elle ne voulait pas la publier. Nous avons beaucoup ri. Plus tard, nous avons été invités à la publier dans la revue Revista USP. Elle fut publiée, mais raturée et illisible. Dans toute la revue, elle seule. L’éditeur présenta ses excuses, la maquettiste de la revue avait fait une erreur. Heureusement, avons-nous pensé constructivement, et bien gentiment, qu’elle n’avait pas raturé toute la revue mais seulement notre texte.

J’aimerais évoquer encore l’obscène madame D. Vieille, ou obscène dans une époque de corps jeunes ; solitaire, ou obscène dans une époque de communication communiquant la communication ; défraichie, ou obscène dans une époque de corps soignés ; abimée, ou obscène dans une époque de corps sains ; et nue, complètement nue, ou obscène dans un temps où les corps ne sont nus qu’en tant que marchandises agréables, l’obscène madame D. est en bas de l’échelle, une échelle à laquelle elle ne grimpe pas. Elle recherche et elle attend le contact fulminant avec Dieu, qu’elle défit de venir, tout en l’attendant, Dieu qui est l’enfant, l’enfant-porc. Dans son monde, il n’y a pas de Dieu qui puisse être reconnu comme tel. Mais elle insiste. Que cherche-t-elle ? L’inconditionné de l’immersion totale dans l’Autre, la dépersonnalisation d’une vie finalement si identifiée au vide du non-être que, comme le dit la G. H. de Clarice Lispector, il n’y aura pas d’être pour mourir.

En dramatisant le devenir de son vieux corps, aussi solitaire, défraichi, abimé et obscène, qu’il soit digne du Très-Haut, elle refuse en même temps de le voir, car elle sait que Dieu ne serait qu’un nouvel abrutissement de la démocratie abrutie de l’idiotie généralisée. Car le Dieu qui nous attend est ainsi : menteur sans aucune vérité à cacher, maniéré, les chevilles fines, l’esprit licencieux engendrant un moralisme exclusif sur notre marécage comme le syndic du condominium de la mort.

On ne m’objectera peut-être pas que, dans un monde obscène, réaffirmer le bas de l’obscénité, c’est un peu comme retrouver le lieu où s’insinue le mythe de la liberté. Mais il ne s’agit encore que du mythe, et pas de la substance indéterminée de la liberté libre. Ainsi, la conscience utopique qui, hier encore, venait du futur, se retrouve déchue au prétérit de l’histoire enfin libre, mais non advenue, comme un résidu licencieux du geste bas : elle tend à être la conscience de la destruction des formes cyniques du présent, mais elle n’a pas sa place, car elle ne réunit aucun consensus, sinon celui de savoir que, nous aussi, nous allons mourir, ou que nous sommes déjà morts.

Un dernier point, encore. Nombreux sont ceux qui distinguent la folie chez l’écrivaine et chez ses personnages. Ceci expliquerait-il les incongruités obscènes de cette littérature ? Ni H. H., ni les sujets de l’énonciation des poèmes, ni l’obscène madame D., ni d’autres de ses personnages ne sont fous, c’est idiot de parler de folie. La psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse ne sont pas l’Art, et reconnaître la folie chez H. H. suppose l’universalité d’une raison naturalisée comme normale qui n’est rien d’autre qu’une raison déterminée par le capital en tant que raison instrumentale. L’identification de la folie suppose que le critère dominant de « normalité » vaille autant par les formes poétiques comme expression d’idées claires et distinctes ou comme représentation réaliste de la réalité. Comme on le sait, la folie est le non-domaine de la propre fiction ; en cela, elle est aussi l’absence d’œuvre. Parler de folie, c’est ignorer le fond commun de la poésie et de la folie comme expériences limites du langage. Le langage est irréductible à la représentation et il ne se laisse pas capturer par la représentation, à l’instar du désir, sinon dans l’inachèvement absolu de la mort. En ignorant ce que l’art de Hilda Hilst rend évident, l’allégation de la folie est non seulement idiote mais également sans pertinence. Si la folie est l’absence d’œuvre, la littérature de H. H. est l’œuvre comme absence.





Traduit du portugais par Simon Berjeaut



___________________________________________________

- Auteur : João Adolfo Hansen
- Titre : Norme et obscénité chez Gregório de Matos, Glauco Mattoso et Hilda Hilst
- Date de publication : 26-02-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=164
- ISSN 2105-2816