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COLLOQUES


LES MAUDITS SOUS LES TROPIQUES


Artifices des paradis ; Fragments autour du voyage

Jean-Paul Manganaro


Baudelaire, a-t-il voyagé ?

À la lecture de sa biographie, on apprend que les inquiétudes suscitées par sa vie dissipée ont amené son beau père, le général Aupick, à réunir un conseil de famille lequel décide qu’il doit être éloigné de Paris, qu’il doit voyager. Il s’embarque donc le 9 juin 1841 — il a tout juste vingt ans — à Bordeaux sur le Paquebot-des-Mers-du-Sud, qui met voile vers Calcutta. À la suite d’une violente tempête, le 1er septembre le paquebot jette l’ancre à Port-Louis, dans l’île Maurice, où Baudelaire est reçu par les Autard de Bragard. L’intérêt de cette information tient à ce que Baudelaire va composer un sonnet pour la femme du couple : « À une dame créole », qu’il lui fait parvenir par l’intermédiaire de son mari, le 20 octobre, depuis Saint-Denis-de-la-Réunion où le bateau, qui a quitté Port-Louis le 18 octobre, est arrivé le lendemain1. Baudelaire renonce à poursuivre son voyage et le 4 novembre, il prend place à bord de l’Alcide en partance pour la France. Le bateau relâche entre le 4 et le 8 décembre au Cap, et le 15 février 1842, Baudelaire débarque enfin à Bordeaux, avec ce commentaire : « Je crois que je reviens avec la sagesse en poche »2. Un voyage donc incontestablement raté.

 

Baudelaire, a-t-il voyagé ?

Jean Prévost, dans son Baudelaire, écrit entre 1943 et 19443, ne pose pas la question en ces termes. En exergue du chapitre intitulé « Le voyage aux tropiques », il énonce les thèmes suivants : « Baudelaire n’a tiré aucun récit de son voyage. — Précocité des trois thèmes : parfum, chaleur, paresse. — Initiation à la beauté noire. — Influence de Bernardin. — Thèmes marins, thèmes heureux »4. Jean Prévost passe outre le fait que justement « À une dame créole », ou, plus tard, « À une Malabaraise »5, sont des poèmes qui évoquent une expérience directe des lieux de voyage. Bien que sous un angle différent, Walter Benjamin semble rejoindre l’analyse de J. Prévost quand il observe que « Le peu de goût que Baudelaire avait pour les voyages rend d’autant plus remarquable la domination des images exotiques dans sa poésie lyrique. Sa mélancolie voit dans cette domination ses droits reconnus. Cela du reste est une indication de la force avec laquelle l’élément de l’aura voit ses droits reconnus dans sa sensibilité. “Le Voyage” est un renoncement au voyage »6.

La sémantique du paysage, en tout cas, renvoie au voyage exotique : pays parfumé, soleil, dais d’arbres empourprés, palmiers, brune enchanteresse, dans « À une dame créole » ; pays chauds et bleus, ananas et bananes, le soir au manteau d’écarlate, colibris, tamarins, cocotiers, dans « À une Malabaraise ». Dans les deux poèmes, pourtant, l’élément du paysage ne recouvre que des formalisations rhétoriques, et cela d’autant plus que l’élément exotique prend appui sur les synesthésies servant à signifier la féminité des personnages qui s’y incarnent. Il s’agit peut-être, comme le dit J. Prévost, de « la première initiation de Baudelaire à la beauté noire. Les traits qui le frappent sont la finesse aristocratique des extrémités, la largeur de la hanche […] et la liberté de formes que n’ont comprimé ni le corset ni la chaussure, et qui le font songer à la statuaire antique. […] L’idée d’un Paradis (paradis au moins pour ceux qui y sont nés) apparaît déjà proche de l’image des tropiques »7. Et il y a sans doute une idée « préfigurée » dans les connexions que Baudelaire entretient et développe dès le début entre le « voyage », les « tropiques » et le « paradis », ou, plutôt, une image construite culturellement à partir de suggestions nées des lectures dont J. Prévost et Cl. Pichois soulignent l’importance : Bernardin de Saint-Pierre, d’abord, puis Victor Hugo et Théophile Gautier.

 

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C’est dire que ces trois images-notions — voyage, tropiques, paradis — sont d’abord des attitudes ou des poses mentales qui appartiennent à plusieurs générations successives de poètes : ce ne sont que des topiques qui dessinent une réalité uniquement à travers des paroles et des images empruntées que l’expérience directe recouvre extérieurement et, d’ailleurs, en partie seulement. Très tôt, le moteur n’est visiblement pas le voyage, mais quelque chose qui est encore secret — et qui, peut-être, est destiné à le rester.

Cette logique des choses n’appartient pas en propre à Baudelaire : chez Rimbaud aussi le voyage est une détermination mentale dont l’expression est antérieure au pli de son histoire personnelle qui le conduira plus tard au grand voyage définitif ; et les voyages de Lautréamont ou de Laforgue se font vers l’Europe, à distance du vertige qu’implique l’autre lieu exotique que peut représenter l’Amérique du Sud. La tentation du voyage émerge assez tardivement dans la culture française — elle est précédée par le voyage allemand de Goethe en Italie ; elle est sans doute inaugurée par l’Expédition en Égypte de Napoléon Ier. Il faudra historiquement attendre en France les guerres du Second Empire en Orient et leur fin approximative pour que cette géographie assez vague — qui appartient tant au voyage qu’aux tropiques — prenne un corps différent, aux contours plus précis et plus définis, sans pour autant cesser d’être mise en scène artistiquement. Ce lieu — topos et rêve, en même temps —, à la fois ancien et d’une nouveauté chargée de mélancolie —, n’est plus exactement celui qui avait nourri la génération précédente. De Chateaubriand à Baudelaire à Céline il faut, à chaque fois, qu’une écriture nouvelle y adhère différemment, façonnant ses propres stéréotypes, ses « poncifs »8 ; comme le suggère Walter Benjamin : « On rencontre chez Baudelaire une foule de stéréotypes, comme chez les poètes baroques… »9

 

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L’histoire a ainsi redessiné les tropiques en leur substituant l’Orient : d’approche plus aisée, grâce à la disponibilité d’une documentation écrite facile d’accès, ce dernier a déjà été modelé par la conquête française des territoires du Nord de l’Afrique. L’Orient devient l’immédiat possible, alors que les vrais tropiques, trop lointains et trop risqués — comme le révèle l’insuccès du voyage réel de Baudelaire —, ne peuvent faire résonner que leur force mirifique et ne se réaliser que sous la forme d’un un rêve infini d’infini, d’une rêverie qui ne tient compte, dès le départ, que de la réalité des mots. Avant même d’être artificiel, ce paradis est un artifice, d’où il faut en déduire que tout paradis est artificiel, y compris le Paradis terrestre, celui des origines, lieu infiniment « promis », mais « creux », locus vacuus, inatteignable car il ne recouvre qu’une réalité impropre.

En ce sens, c’est à juste titre que Jean Prévost affirme que Baudelaire n’a rien tiré de son « voyage », et cela ne tient pas seulement au fait qu’il s’agit d’un voyage raté. Le voyage doit pouvoir apparaître d’abord comme une toile blanche sur laquelle seront apposées les couleurs qui la transformeront en un tableau lyrique. Voyage raté, tant en ce qui concerne les conditions de son organisation que son déroulement : il n’a rempli aucun de ses objectifs. Si ce n’est d’opposer un « bonheur » supposé à l’enfer de la vie en Europe et, plus particulièrement, à Paris. Ainsi, tout ce qui n’est pas un lieu quelconque de la réalité immédiate est un paradis que seuls les mots peuvent dire, en le créant de toutes pièces, mais qui demeure impossible à atteindre physiquement, matériellement.

 

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Que l’idée et l’image du voyage relèvent d’une dimension éminemment culturelle, tous les écrits de Baudelaire sur la peinture l’indiquent. Il suffit de penser à Watteau, à son Embarquement pour Cythère et à ce que Baudelaire en dit :

 

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant.10

 

Les réserves critiques formulées à propos de l’insertion de Watteau dans son poème « Les Phares » sont révélatrices d’une certaine perception de cet artiste, conforme à celle que le goût de son époque a voulu imposer, selon laquelle il se réduirait à n’être qu’un peintre de la frivolité11. Tandis que pour Baudelaire, Watteau renvoie « aux limbes insondés de la tristesse », à la poétique romantique du « spleen ». Le mot « embarquement » dévoile la correspondance avec le voyage : avec pour corollaire implicite que la quête du bonheur ou du paradis, suppose que l’on s’embarque et que l’on voyage, que l’on quitte les lieux où ils n’ont pas de « lieu »12. Ainsi le « voyage » chez Baudelaire se mue en point de vue, en un pur topique, qui donne son impulsion à une écriture poétique dans laquelle la tension singulière propre à l’appel au voyage le distingue de ceux, nombreux, qui l’ont précédé ou qui lui succéderont. Walter Benjamin voit en Baudelaire ce dialecticien pour lequel il importe « de prendre le vent de l’Histoire dans ses voiles. Penser signifie pour lui : mettre des voiles. La façon dont elles sont mises, voilà ce qui est important. Les mots ne sont pour lui que les voiles. La façon dont ils sont mis, voilà ce qui fait d’eux un concept »13.

 

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Si l’on se penche sur les rares moments où le « voyage » prend corps dans Les Fleurs du Mal, on constate une progression négative de son concept et de son image. Déjà « L’Albatros », « voyageur ailé » et « compagnon de voyage », comparé au « poète… semblable au prince des nuées » est empêché de marcher14. On passe à un autre registre avec « Élévation » où « Au-dessus… par delà… » l’esprit se meut avec agilité et sillonne « gaiment l’immensité profonde » et qui s’achève en un « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides »15. « La molle enchanteresse » qui, dans « Le beau navire » fait « l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large » — un vers qui sera repris tel quel dans « L’Héautontimoroumenos », « Comme un vaisseau qui prend le large »16 — « va roulant suivant un rythme doux, et paresseux, et lent », « armoire… de vins, de parfums, de liqueurs »17. La destination se fait évasive et n’est portée que par des prépositions élusives tels « au-dessus » et par « delà », ou par des images et des mots évoquant la fuite qui deviennent des concepts récurrents et presque définitifs : les « nuées ». Pour Walter Benjamin : « Le rêve chez [Baudelaire] […] rejette toute communauté avec la nature terrestre et ne se livre qu’aux nuages. Cela est exprimé dans le premier poème en prose du Spleen de Paris. De nombreux poèmes reprennent des thèmes concernant les nuages. La profanation des nuages est la plus terrible de toutes »18.

Quatre poèmes des Fleurs du Mal sont une invitation directe au voyage : le premier, « L’invitation au voyage »19, situé dans la section « Spleen et Idéal », écarte toute destination. Il n’y est fait référence qu’à un « là-bas », vague, dont le paysage est constitué de « soleils mouillés », de « ciels brouillés », de « rares fleurs », d’« ambre », de « splendeur orientale » et de « canaux » qui excluent déjà les tropiques, les relayant dans l’ombre d’une mémoire qui n’aurait rien enregistré, ou encore de « soleils couchants » et d’une « chaude lumière » ; « les charmes mystérieux » n’y appartiennent pas aux lieux mais aux « traîtres yeux » de l’enfant, de la sœur invoquée en ouverture et à laquelle l’invitation est adressée. Si la destination semble avoir perdu toute importance, le but hypothétique du voyage est révélé par la coda trois fois reprise : retrouver dans ce « là » « ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Un rapport à la peinture s’y inscrit et s’y affirme plus que le souvenir d’un voyage advenu où s’exprimerait une envie de départ, de retour. L’essentiel est dans ce « là-bas », poétiquement remodelé par Baudelaire dans des séries précises, si l’on peut dire, jusqu’à définir ce qui sera l’une des caractéristiques de sa création, aussi bien au sein des Fleurs du Mal que des autres récits, et qu’englobent des notions comme l’« Infini » ou l’« ailleurs ».

Dans « Un voyage à Cythère »20, où « Le navire roulait sous un ciel sans nuages », le cadre est faussement idyllique et l’île y est évoquée dès les premières strophes comme un « Eldorado banal de tous les vieux garçons », presque un devenir de Genet, pour finir par n’être plus « qu’un terrain des plus maigres, Un désert rocailleux troublé par des cris aigres » sur lequel se dresse « un gibet à trois branches » où le poète, tel un nouveau et moderne Prométhée, contemple son propre corps suspendu à la potence et dévoré par les rapaces et les fauves. « Là-bas » est devenu ici « un ciel si beau » ou un « ciel charmant » où, la mer « unie » se reflète. Le lointain et les lointains se font destination et trouvent une autre nomination, l’immensité indifférenciée rejoignant le « là-bas » du poème précédent.

Quand au « Voyage » lui-même21, il se présente comme un microcosme où la plupart des thèmes sont repris sous une forme contractée. C’est le temps du « renoncement à l’enchantement du lointain » dont Walter Benjamin nous dit qu’il correspond à « un moment décisif dans la poésie lyrique de Baudelaire » et qu’il trouve « sa formulation la plus souveraine dans la première strophe du “Voyage” »22. L’espace s’est raréfié à un point tel que tout ce qui auparavant était pris et apparaissait dans la captation de l’immensité, s’est désormais soumis au régime du « fini », comme en témoigne ce vers : « Berçant notre infini sur le fini des mers », où les espaces autrefois sans limites du ciel et de la mer se sont mués en un espace clos et intérieur à l’humain, en une intériorité indéfinie sans contours et, surtout, profondément statique.

À l’intérieur de ce nouvel infini enflent et débordent les éternels nuages qui offusquent la visibilité des « cieux embrasés » et des « pays chimériques », pour ne laisser de place qu’à un autre infini, l’ennui : « Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici », un infini entretenu par une curiosité sans espoir comme dans la cinquième strophe, composée d’un seul vers de six syllabes : « Et puis, et puis encore ? », qui mime l’avancée d’un voyage devenu pure hypothèse et désormais chargé d’un poids trop lourd : « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! » — qui fait écho à la note transcrite après le voyage tropical raté : « Je crois que je reviens avec la sagesse en poche. » — et dont l’épilogue, à la huitième strophe, ne parvient plus qu’à invoquer le voyage extrême, celui-là même de la Mort : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! », « Appareillons ! » pour plonger, comme ultime consolation, « Au fond de l’Inconnu », ce fond Inconnu qui rejoint l’intériorisation de l’Infini initial.

 

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Le voyage, par l’effacement d’un espace concret, sert à conférer une substance au rêve, quel qu’il soit, à travers la destruction qu’il opère du lien spatio-temporel. « L’invitation au voyage »23 confirme la radicalité de ce renfermement. La scène est située, presque ironiquement, dans un pays noyé dans les brumes du Nord, une sorte d’Orient de l’Occident, une Chine de l’Europe pour signifier ici encore que le lieu d’aboutissement du voyage est en définitive sans intérêt et qu’il suffit de le nommer ou de le peindre en mots pour qu’il acquière une existence qui ne peut procéder que de la création poétique. Cela aboutit à un véritable écrin, mystérieux, magique, séduisant qui contient en vrac toutes les choses recherchées dans les autres voyages : où « tout » « est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer […] où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois, où tout vous ressemble, mon cher ange ». L’intériorisation est totale, cet écrin dans lequel reposent tant de beautés délicates — et qui pourrait être l’âme, mais une âme sensuelle et païenne —, contient rien moins que la possibilité de « l’infini des sensations », nourrie par l’« angoisse de la curiosité ». Le moment le plus rare est pourtant celui de l’évocation de la « nostalgie du pays qu’on ignore », entièrement construit comme artéfact de la pensée qui crée, hors de toute expérience directe, au profit d’une affirmation poétique pour qui l’Art est supérieur « à la Nature, […] réformée par le rêve, […] corrigée, embellie, refondue ».

 

Le voyage baudelairien ne peut être qu’intérieur et statique, à la recherche de résonnances avec quelque chose d’antique et de secret, qui lui est propre, tant dans sa démarche que dans ses motifs, — proche en cela de ce qu’il est dans Arria Marcella de Th. Gautier ou dans Gradiva de W. Jensen. À la recherche des points d’ancrage ou de suture avec son présent et, par là, en quête de son statut de « moderne », tout en lui conservant son caractère stéréotypé, son côté « poncif », comme le dit Baudelaire. Modèle de tout voyage, et que le voyage de Goethe, à sa manière, calquait encore, et pour longtemps, le voyage d’Ulysse est désormais devenu impossible. Avant même Rimbaud, Baudelaire l’a définitivement renversé, en indiquant d’emblée que les deux seuls voyages véritables sont celui, fini, qu’entreprend toute vie et qui aboutit à la Mort, comme dans le final du « Voyage » ; et celui, intérieur, que l’on poursuit en soi, et qui, en soi, est Infini.

 

Les Paradis ne peuvent être qu’artificiels et leur artifice consiste dans la création indéfinie de l’illusion qui les nourrit, où ils puisent des images et des corps, à travers laquelle les visages deviennent des paysages arrachés au fond de l’Inconnu qui nous abreuve : « Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. […] Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée […] Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ? »24. Quand à l’espace où ils pourraient encore se déployer, qui pourrait les contenir, il n’existe pas. Emporté ou effacé par les nuages, l’espace est devenu le lieu propre — tel un poumon — de l’inexistant actif qui nous affine en nos désirs : ce sera, définitivement, l’« ailleurs », l’insaisissable et impalpable « ailleurs » qui achève le signe poétique non pas dans son annulation, mais dans son triomphe éphémère et majestueusement baroque : « Any Where Out Of The World […], N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »25. Un impalpable sans espace ni temps. Un Paradis, en somme.

 

 

 

 

1 Le sonnet sera publié ensuite dans L’Artiste, le 25 mai 1845, avant de rejoindre le recueil des Fleurs du Mal (sonnet LXI).

2 Cf. « Chronologie », in Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, Coll. « Pléiade », éd. par Claude Pichois, 1975 p. XXVIII-XXIX.

3 Cf. Jean Prévost, Baudelaire, Essai sur la création et l’inspiration poétiques, Paris, Mercure de France, 1964, p. 7. Résistant, J. Prévost a été abattu par les Allemands dans le Vercors avant d’avoir pu relire le manuscrit qu’il venait d’achever ; l’ouvrage a été publié posthume par Pierre Bost.

4 Ibidem, p. 24.

5 Daté de 1847 et inséré dans Les Épaves (pièce XX), le poème a pourtant été écrit en 1840, c’est-à-dire antérieurement au voyage. Claude Pichois répond à cette question : « La poésie serait-elle donc antérieure au voyage ? Ce n’est pas impossible, si l’on considère qu’elle traite un thème déjà bien illustré par Hugo […] et par Gautier. », in Œuvres…, op. cit., p. 1159.

6 W. Benjamin, Charles Baudelaire, (trad. de l’all. et préfacé par Jean Lacoste), Paris, P B P, Payot et Rivages, 2002, p. 236.

7 J. Prévost, Baudelaire, op. cit., p. 25.

8 Cf. « Du chic et du poncif », in Salon de 1846, in Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, Coll. « Pléiade », éd. par Claude Pichois, 1976, p. 468.

9 W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 238.

10 Ch. Baudelaire, « Les Phares », in, Œuvres…, op. cit., p. 13.

11 Claude Pichois, citant une analyse de L. Cellier, relève le point suivant : « L’obstacle que Watteau représente ici [dans « Les Phares »] est tourné de la sorte : “Les danseurs sont des fous, qui méritent notre pitié. Ces cœurs illustres sont promis, comme le cœur gonflé de Puget, au destin de l’éphémère qui crépite et flambe. La danse de Watteau est une danse macabre” » ; et lui-même dit : « Il est difficile de proposer de ce quatrain une illustration précise. Baudelaire connaît L’embarquement pour Cythère. Les toiles de Watteau étaient assez rares à l’époque. Mais Baudelaire a pu en voir des reproductions gravées. Et si l’on donne au mot Décors sa signification première, on sera tenté de croire que Baudelaire vit, en effet, des décors dus à Watteau ou à lui attribués, comme sur ce piano ou clavecin “peint tout entier de la main de Watteau” qui, selon Banville (Mes souvenirs, Charpentier, 1883, p. 79), se trouvait à l’hôtel Pimodan dans l’appartement de l’ami de Baudelaire, le peintre Boissard. » Plus loin, citant encore L. Cellier, Claude Pichois ajoute : « Les derniers quatrains [des « Phares »] nous conduisent de l’enfer des bas fonds [Puget] à l’enfer du beau monde [Watteau], puis à celui du vice [Goya], pour en venir enfin aux “limbes insondés de la tristesse”, donc au spleen romantique, le parallèle avec Léonard faisant ressortir par contraste la modernité de Delacroix. » Cf. Ibidem, p. 851, 853 et 855. Rappelons que L’embarquement pour Cythère de Watteau est entré au Louvre en 1793 et que Baudelaire fréquentait assidûment ce musée.

12 Chez Giambattista Tiepolo, l’allégorie du voyage est figurée par l’appareillage en vue d’un départ ; aux antipodes de Guardi ou de Tintoretto où l’appareillage et le mouillage composent un paysage purement citadin et vénitien.

13 W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 231.

14 Ch. Baudelaire, « L’Albatros », op. cit., p. 9-10.

15 « Élévation », Ibidem, p. 10.

16 « L’Héautontimoroumenos », Ibidem, p. 78.

17 « Le beau navire », Ibidem, p. 51-52.

18 W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 239.

19 Daté du 1er juin 1855. Les dates qui suivent renvoient à la composition des textes, qui parfois n’est attestée que par la publication, sauf information contraire ; cf. Ch. Baudelaire, Œuvres…, op. cit., in « Notes », p. 928, p. 1069, p. 1096, p. 1322.

20 Écrit entre septembre 1851 et début janvier 1852 et situé dans la section « Les Fleurs du Mal ».

21 Écrit en février 1859, inséré dans la section La Mort, et qui achève le recueil dès la première édition.

22 W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 227.

23 Ch. Baudelaire, « L’invitation au voyage », in Le Spleen de Paris, op. cit., p. 301-303. Écrit en août 1857, la XVIIIème pièce du Spleen de Paris, reprend sans le modifier le titre déjà présent dans Les Fleurs du Mal.

24 Ch. Baudelaire, Ibidem.

25 Ch. Baudelaire, Œuvres…, op. cit., p. 357.



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- Auteur : Jean-Paul Manganaro
- Titre : Artifices des paradis ; Fragments autour du voyage
- Date de publication : 26-02-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=165
- ISSN 2105-2816