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COLLOQUES


LES MAUDITS SOUS LES TROPIQUES


Le tropisme tropical des Maudits français

Camille Dumoulié


Les termes « trope », « tropisme », « tropical » ont la même racine étymologique, à savoir le substantif grec tropos, qui signifie « tour », « changement », « mouvement » et le verbe trépô, qui signifie « tourner » « donner une direction ».

En rhétorique, un trope est un tour de langage qui fait opérer une modification au sens usuel d’un terme. La métaphore, généralement définie comme passage du sens propre à un sens figuré, en constitue la figure emblématique. Cela recouvre, selon le Littré (article « Figure »), « certaines formes de langage qui donnent au discours plus de grâce et de vivacité, d’éclat et d’énergie ». Il s’agit par là, comme disaient Du Bellay et Ronsard d’« illustrer » la langue « de comparaisons bien adaptées de descriptions florides, c’est-à-dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poëtiques, tant pour représenter la chose que pour l’ornement et splendeur des vers » (Ronsard, Sonnets pour Hélène, II. 60-64). On notera combien l’entrelacement de ces florides poétiques évoque le paysage de quelque Floride tropicale. Mais le trope n’a pas une simple fonction d’illustration ou d’ornementation. Il sert à donner au discours de la vivacité, du mouvement, autrement dit, à faire entrer la vie dans le langage. Cette recherche de la vivacité et de l’intensité des figures entraîne parfois dans un écart, une transgression de langue, et le terme tropos peut se traduire aussi par « détournement ».

En astronomie, les tropiques désignent les deux lignes circulaires, de part et d’autre de l’équateur, qui représentent les limites à l’intérieur desquelles s’inscrit le mouvement du soleil. Parvenu à l’une, il semble retourner vers l’autre. A cet égard, comme à beaucoup d’autres, les tropiques impliquent une expérience des limites, et comme un éternel retour, une force de compulsion qui relance le mouvement parvenu au point limite. Cette identité étymologique du trope et du tropique servira de base à mon propos, qui sera de montrer que l’expérience limite des formes, du langage et de l’affect a poussé les « maudits » français à faire du trope, de la figure de rhétorique, une force de devenir et de métamorphose. Ce qui les a mis en connexion avec la vitalité, imaginaire ou réelle, des tropiques. Au point qu’on puisse parler d’un véritable « tropisme ».

Ce dernier terme, toujours conformément à l’étymologie, désigne, en botanique et en éthologie, le mouvement des plantes et des animaux, par exemple attirés par la lumière ou qui se tournent vers elle. Nathalie Sarraute l’a introduit en littérature, en particulier dans son livre intitulé Tropisme (1939), pour désigner « une réaction psychologique élémentaire peu exprimable ».

Nous verrons donc qu’il existe un véritable tropisme tropical des « maudits » français (1), lequel s’exprime à travers une poétique vitaliste des devenirs qui est aussi une poétique de l’excès (2). Ce tropisme est un effet de ce qu’un des derniers maudits français, Antonin Artaud, appelle la « tropulsion », soit une pulsion excessive de vie qui est le revers de la pulsion de mort. Aussi le désir tropical doit-il rester un tropisme, sans autre lieu de réalisation que l’espace poétique du trope où seulement la pulsion de mort se sublime en « tropulsion » de vie (3).

 

1. Le tropisme tropical

Lorsque Eliane m’a dit le titre de ce beau projet dont elle a eu l’entière initiative, j’ai pensé à une phrase d’Artaud qui, dans la fin de sa vie, cherchait à inventer une langue étrangère au sein même du français, ce qu’il appelait du « Dahomey en diction du français présent »1 et qu’il définissait comme un « chantonnement / scandé / laïque / non liturgique, non rituel / non grec / entre nègre / chinois / indien / et français villon »2. Artaud, qui était allé au Mexique chez les Indiens Tarahumaras et qui, à la fin de sa vie, avait dessiné son autoportrait en Inca, semblait chercher dans des accents et des rythmes tropicaux une ressource pour revitaliser la langue française et la faire délirer. Et je me plaisais à penser qu’on pourrait retracer entre le premier et de le dernier des « maudits » français, Villon et Artaud, comme une ligne tropicale, un tropisme tropical. Rêve un peu fou, puisque l’Amérique n’avait pas encore été découverte à la mort de Villon et que les autres tropiques restaient pour le moins inexplorés. Et pourtant, il existe bien un François Villon des tropiques. Je l’ai trouvé dans le roman de Jorge Amado Farda Fardão Camisola de Dormir (La bataille du Petit Trianon).

Ce roman, publié en 1980, se situe dans les années 1940, à la suite de la défaite de la France et pendant la dictature de l’Estado Novo au Brésil. Il raconte, sur un mode héroï-comique, la lutte entre deux généraux pour le poste d’académicien laissé vacant par la mort du poète Antônio Bruno, terrassé par un infarctus survenu à l’annonce de la prise de Paris par les troupes nazies, et alors qu’il venait de rédiger le titre d’un ultime poème : « La Chemise de nuit ». Vers la fin du roman, une dame de la grande bourgeoisie brésilienne apporte à un académicien un recueil de poèmes érotiques que Bruno avait écrit à Paris en son honneur, afin de les publier. Ainsi, en contrepoint à la débâcle conjointe et grotesque des deux généraux postulants à l’Académie brésilienne, le roman fait le récit de l’histoire d’amour, ou plutôt de sexualité torride, tropicale, entre Bruno, alors qu’il était un jeune poète brésilien bohème vivant dans une petite chambre du Boul’Mich, et la riche dame brésilienne qui était venue à Paris pour oublier un peu l’ennui de sa vie conjugale. A la suite d’un bal masqué où elle était déguisée en Marie Médicis peinte par Rubens, le jeune Bruno l’entraîne dans sa chambre et la possède furieusement :

« Aux premières lueurs du matin, Mariana se retrouva, reine à moitié, esclave au-dessous de la ceinture, dans le lit du jeune danseur bohème et gigolo, François Villon des tropiques comme, gouailleur, il s’intitulait en riant, après avoir monté, ivre et inconsciente, les six étages raides aux marches usées, jusqu’à la mansarde de l’hôtel Saint- Michel. »3

« Ainsi débuta la bacchanale, elle dura trois mois. »4

A part la vie de bohème, Bruno n’avait pas grand’chose d’un « maudit » à la François Villon. Pourtant, tout comme le dionysisme tropical de sa jeunesse ne fut révélé qu’après sa mort, c’est à sa mort, aussi, que fut lu, dans un théâtre de Rio, un de ses derniers poèmes interdits au Brésil, « Chant d’amour pour une ville occupée », écrit en protestation contre l’entrée des Allemands dans Paris. Et c’est une autre de ses maîtresses, actrice, qui, à la suite d’une représentation, provoqua le scandale en le lisant sur scène :

« Impossible de décrire l’émotion du public, personne n’espérait entendre, déclamé sur la scène du théâtre Fénix, le poème maudit. »5

Mais la lignée de Bruno avec les poètes maudits se révèle surtout dans la fureur de sa sexualité tropicale qui s’alimente elle-même à la source poétique des maudits français :

« Ainsi débuta la bacchanale, elle dura trois mois. Trois mois durant lesquels Mariana se donna et reçut, rattrapant les années perdues. Elle ne désirait rien d’autre que d’être dans la mansarde du poète, du grand garçon, de l’enfant de Bahia que le Bon Dieu de France lui avait envoyé par la main fraternelle de Silvia. Elle le comblait de cadeaux, buvait ses paroles et ses vers. Pincée, mordue, léchée, sucée, pénétrée, chevauchée, chevauchant, chaque nuit une découverte, une nouvelle sensation, les saveurs si diverses, les différences de bouquet — et tout en français, langue dans laquelle aucun mot relatif à l’amour n’est obscène : le beau vit et le gentil con, la verge et la chatte, la rosette et les feuilles de rose, les nichons et les cuisses, la motte, le cul. Bruno lui disait des poèmes érotiques de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Apollinaire : « Tes fesses comme des fromages de Hollande » et les pratiquait : « Ma queue éclatait sous tes lèvres / comme une prune de juillet ». Mariana apprenait et répétait avec l’accent des religieuses des Oiseaux où elle avait étudié le français : « Mon cul s’éveille au souvenir / d’une inoubliable caresse. » Merveille, s’endormir dans les bras de Bruno, se réveiller au contact de la langue éminente : “Ah, comme c’est bon !”

Lit de gigolo et de balzacienne, de bohème et de bacchante, désir et rut, faim et appétit. Ne se contentant pas de la poésie des autres, Bruno composa pour Mariana une couronne de sonnets libertins où il chanta détail par détail son corps magnifique, donnant rime et mètre légers au roman parisien du François Villon de Bahia et la Marie de Médicis de São Paulo, vécu au Boul’Mich. »6

Certes, Bruno offre l’exemple renouvelé du tropisme parisien des poètes tropicaux, et brésiliens en particulier ; mais, ce faisant, il révèle un certain tropicalisme des maudits français. J’en proposerai un bref panorama, en commençant par Sade, chez qui la nature a toutes les caractéristiques d’une nature tropicale, violente et excessive, qui détruit pour mieux recréer et transformer la matière et les formes du vivant. Elle est, en cela, une instance éthique et métaphysique qui commande à l’homme le meurtre et la destruction comme principe vitaliste de régénérescence et de métamorphose. Sade pousse ainsi à son comble cette expérience du sublime naturel qui, de Burke à Schiller et à Nietzsche, conduit à une vision dionysiaque de l’homme et de la nature, laquelle passe, tout au long du XVIIIe siècle, par des références à la violence de la nature tropicale.

Comme l’a rappelé Jean-Paul Manganaro, le voyage de Baudelaire sur le Paquebot-des-Mers-du-Sud, qui le conduisit vers les tropiques, alimente plus qu’un imaginaire exotique : il nourrit un véritable tropicalisme dont témoignent des poèmes tels : « Parfum exotique », « L’invitation au voyage », « A une Dame créole » et, bien sûr, « A une Malabaraise », dont Jeanne Duval, la « Vénus noire », aura été l’incarnation érotique, exotique et sexuelle.

« Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par des haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. »7

Sous les tropiques, le « Bateau ivre » achève son périple commercial et commence sa dérive poétique, à l’inverse de Rimbaud qui effectue sa dérive mortelle vers les tropiques après avoir achevé son parcours poétique.

Désespéré par la décadence de la culture occidentale, Artaud crut pouvoir trouver dans les forces magiques de la terre mexicaine la puissance régénératrice de la vie et de la poésie. La participation aux rites des indiens Tarahumaras le fit passer par ce qu’il appelle « le crible de l’expropriation suprême », afin d’accomplir son destin sacrificiel, conformément à son statut revendiqué de poète maudit.

 

2. Métaphore, métamorphose et devenir

Mais, pour initier le deuxième temps de mon propos, je m’arrêterai sur l’un de ces maudits, à ce point symptomatique qu’on pourrait parler à son sujet, en reprenant un terme de Bachelard, d’un véritable « complexe » tropical : il s’agit de Lautréamont. Les tropiques, pour lui, ne sont pas une destinée rêvée, mais un lieu d’origine. Et, deux fois, le narrateur des Chants de Maldoror le rappelle lorsqu’il évoque « les gémissements graves du Montévidéen »8, puis quand il écrit : « La fin du dix-neuvième siècle verra son poète […] ; il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata. »9 Les lieux que hante Maldoror sont innombrables et parfois insituables, mais qu’il se trouve à Paris, au milieu de l’Océan ou dans le grand Nord arctique, à la faveur de métaphores et de comparaisons, l’espace est traversé de fulgurances tropicales. Ainsi, Maldoror et son compagnon planent dans le ciel « comme deux condors des Andes […] parmi les couches d’atmosphère qui avoisinent le soleil »10, pour fuir la terre, ce « pot de chambre rocailleux où se démène l’anus constipé de kakatoès humains »11. Plus loin, « les vents stridents d’équinoxe […] beugleront comme les troupeaux immenses de buffles des pampas »12. Le narrateur se lance, ensuite dans l’évocation de « la chasse contre un nègre marron »13. De manière générale, la flore et le bestiaire sont peuplés de baobabs, de caméléons, d’orang-outangs et autres espèces tropicales. J’ai parlé de fulgurances dans la mesure où, chez Lautréamont, métaphores et comparaisons ne sont pas des images, mais des vecteurs d’énergie, des blocs de réel qui participent au phénomène de métamorphose dans lequel sont pris l’humain, l’animal et le végétal.

Ce vitalisme tropical est bien au cœur du complexe de Lautréamont, tel que l’analyse Bachelard, qui écrit : « C’est l’excès du vouloir-vivre qui déforme les êtres et qui détermine les métamorphoses »14. « Comme c’est le mouvement qui compte, les métaphores sont constamment reprises à leur base animale, et l’on ne sait jamais dans quelle espèce du règne animal va s’effectuer le désir […] »15 « Bien entendu, il ne s’agit pas, pour Lautréamont, de trouver des transcendances évaporées ; nos frontières sont vitales, biologiques ; nous devons donc les dépasser vitalement, biologiquement »16. Cette puissance métamorphosante de la métaphore est le propre de ce que Bachelard appelle la « poésie primitive »17. Mais « la primitivité en poésie est tardive »18 : il faut s’être débarrassé des livres et des maîtres pour inventer une « poésie projective », énergétique et dynamique. Elle exprime le lien vital qui unit biologie et poésie, et elle révèle que « l’être vivant a un appétit de formes au moins aussi grand qu’un appétit de matière »19. En rendant sensible la continuité originaire entre métaphore et métamorphose, Lautréamont « nous aide à dessiner cette ligne de force qui représente l’effort esthétique de la vie »20. « Tout au long de cette ligne de force, on doit sentir la richesse de la matière vivante, c’est la vie sourde qui brûle, c’est la vie précise qui attaque, c’est la vie rêveuse qui joue et qui pense »21. De la sorte, l’œuvre de Lautréamont illustre une fonction essentielle de la poésie moderne, dont Baudelaire est l’un des précurseurs, et qui « prouve que l’homme veut un devenir […]. Certaines poésies s’attachent à la transformation, d’autres à la transfiguration. Mais toujours l’être humain, par le poème véritable, doit subir une métamorphose. La fonction principale de la poésie, c’est de nous transformer »22.

A mes yeux, cette puissance métamorphosante est le cœur poétique, au sens fort et étymologique du verbe poiein, du tropisme tropical des poètes maudits. Et elle fait le lien avec les poètes « tropicaux ». Pour ne citer que quelques œuvres, j’évoquerai : Mon oncle le jaguar de Guimarães Rosa ; de nombreux textes de Clarice Lispector, à commencer par Près du cœur sauvage ; « Quelqu’un dort dans les cavernes », de Rubens Figueiredo, conte qui fait partie du recueil Le livre des loups, ou encore, pour citer le domaine linguistique français, L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau.

Mais on peut aussi mentionner d’autres poètes de l’espace et des devenirs que sont les capoeiristes. Comme j’ai déjà essayé de le montrer23, la capoeira, cette invention des esclaves noirs du Brésil, est une physique des devenirs vitaux et animaux mettant en jeu une ontologie qui fait contrepoint à la métaphysique occidentale de l’Etre. Plus profondément, cette conception de la phusis propre à la capoeira trouve sa source dans la cosmologie et les rituels du Candomblé, lesquels consistent à faire venir les dieux d’Afrique et à entrer dans un devenir-dieu, un devenir-enfant, un devenir-animal. Enfin, j’inclus dans les poètes tropicaux les peuples d’Amazonie dont Eduardo Viveiros de Castro24 a montré que la conception du monde et de la nature constitue une véritable « philosophie cannibale » dont l’éthique et la physique passent par l’expérience du devenir-animal. Poètes, ils le sont tous, car l’expérience des devenirs et des métamorphoses implique une invention poétique et une révolution linguistique ou sémiotique.

 

3. La tropulsion tropique

Cette énergie qui alimente le tropisme tropical, qui fait du trope un instrument de métamorphose et de devenir, qui entraîne une subversion de la langue sous la poussée d’une sorte de trop-plein de vie qui fait exploser les cadres linguistiques, peut être appelée, pour reprendre le mot d’Artaud, « la tropulsion »25. La pulsion, poussée aveugle du vivant, qui obéit au temps de l’éternel retour, soit de la compulsion de répétition, comme le soleil qui ne cesse de tourner et de se retourner entre les tropiques, c’est toujours « trop » pour les êtres vivants, et surtout pour l’être humain qui ne survit que dans les cadres du langage et de la culture. La poussée débordante de vie de la pulsion est destructrice pour l’individu et s’identifie à la pulsion de mort. Pourtant, elle alimente la puissance irréfragable, irréconciliable et volcanique du sujet. En quelque sorte, elle donne son énergie à son néant. D’où le fait qu’Artaud puisse affirmer : « Je suis… une tropulsion ».

La surabondance vitale et destructrice de la nature tropicale figure le paradis perdu d’un sujet explosif qui serait enfin en accord avec la puissance de métamorphose de la pulsion qui pousse le vivant, dans un incessant « meurs et deviens ! ». La finalité de tous les devenirs — animal, femme, enfant, noir, indien — est ce que Deleuze et Guattari appellent le « devenir-imperceptible » — définition euphémique de la pulsion de mort. « Maudit » est celui qui assume son destin sacrificiel en se faisant le suicidé volontaire de la société. Le tropisme tropical est une des expressions de ce désir de mort glorieuse, primitive, sublime, dionysiaque, où la jouissance dernière de la chair correspondrait à la jouissance originaire du verbe poétique. En ce sens, les tropiques sont le « réel », dans la conception lacanienne du terme, soit l’impossible, l’innommable où s’arrête la poésie : fin de la vie poétique de Rimbaud en Abyssinie ; effondrement d’Artaud chez les Tarahumaras qui l’auraient envoûté ; mort spirituelle de Gauguin à Tahiti.

Le bateau ivre coule sous les tropiques, mais il vit éternellement dans le poème qui emporte le sujet poétique (auteur et lecteur) dans la dérive d’un devenir-tropical où il traverse les éléments, la faune et la flore jusqu’à un devenir-imperceptible que le poème éternise.

« J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! »26

Poétiquement, je vois dans ces vers le trait d’union entre les « descriptions florides, c’est-à-dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poëtiques » dont parlait Ronsard à propos des tropes qui illustrent la langue, et le devenir-panthère, jaguar ou loup qui a déjà été évoqué. Autrement dit, le tropisme tropical implique de ne pas céder à la tentation exotique des tropiques. « On ne part pas », comme le disait Rimbaud dans ce passage d’Une saison en enfer où il évoquait ironiquement le retour de l’impossible voyage sous les tropiques :

« Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’air furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.

Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre sur la grève. On ne part pas. »27

Le tropisme tropical est un effet de l’ivresse du littoral dont on ne franchit pas le bord, tel le Soleil qui ne franchit pas les lignes des tropiques. Il témoigne d’une expérience des limites qui donne sa valeur et sa force de réel à la fonction tropique du langage. Le tropisme tropical est donc un phénomène essentiellement poétique, impliqué dans et par le trope. Les limites de la figure poétique contiennent l’excès transgressif de la pulsion qui entre dans le langage. Mais cette figure n’a de valeur poétique que si, par son bord, elle touche au réel. Ainsi, la littérature, écrivait Lacan dans son texte « Lituraterre », est un phénomène de littoral : elle reste circonscrite dans le littéral, même si elle en vise la limite, de sorte que « l’écriture peut être dite dans le réel le ravinement du signifié »28. Et il explique : « Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement ».29

*

Et tous ces ravinements que les pluies tropicales creusent dans le sol du Brésil, que sont-ils donc, sinon des appels à produire des signifiants capables de raviner le signifié ? Pour avoir entendu cet appel, je reviens souvent au Brésil subir les pluies tropicales. Mais je crains de n’avoir produit aucun signifiant susceptible de raviner le signifié. C’est pourquoi je ne suis pas un maudit. Pas encore…

 

 

1 Antonin Artaud, Œuvres Complètes, t. XXI, Paris, Editions Gallimard, 1986, p. 151.

2 Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry. Février 1947-mars 1948, t. 1, Paris, Editions Gallimard, 2011, p. 150.

3 Jorge Amado, La bataille du Petit Trianon, trad. A. Raillard, Paris, Stock, 2011, p. 270.

4 Op. cit., p. 272.

5 Ibid., p. 232.

6 Ibid., p. 272-273.

7 Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », Poésies complètes, Paris, Le livre de poche, 1998, p. 203.

8 Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres œuvres, Paris, Booking international, 1995, p. 18.

9 0p. cit., p. 50.

10 Ibid., p. 119.

11 Ibid., p. 120.

12 Ibid., p. 147.

13 Ibid., p. 164.

14 Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1995, p. 12.

15 Op. cit., p. 24.

16 Ibid., p. 25.

17 Ibid., p. 53.

18 Loc. cit.

19 Ibid., p. 144.

20 Ibid., p. 143.

21 Loc. cit.

22 Ibid., p. 104-105.

23 Dans « La Capoeira. Une philosophie du corps », Chimères (Revue des schizoanalyses fondée par G. Deleuze et F. Guattari), n° 58/59, Lignes de fuites, lignes de résistance, Paris, Hiver 2005/printemps 2006 ; publié en ligne dans la revue Silène : http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=48, le 30/08/2006.

24 Par exemple dans Araweté: os deuses canibais, Rio de Janeiro, Jorge Zahar/Anpocs, 1986.

25 Le terme « tropulsion » est repris d’un texte de 1947 où Artaud écrit : « Je suis un corps / une masse / un poids / une étendue / un volume », etc., liste qui se termine par « une tropulsion », in Antonin Artaud, Œuvres, Paris, « Quarto », Gallimard, 2004, p. 1492.

26 Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », op. cit., p. 205.

27 Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Paris, Le livre de poche, 1998, p. 52.

28 D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le séminaire, livre XVIII, Paris, Le Seuil, 2006, p. 122.

29 « Lituraterre », Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 17.



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- Auteur : Camille Dumoulié
- Titre : Le tropisme tropical des Maudits français
- Date de publication : 26-02-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=168
- ISSN 2105-2816