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COLLOQUES


POUR UNE ETUDE RAPPROCHEE DU GUEPARD DE GIUSEPPE TOMASI DI LAMPEDUSA


La « fin de tout » ? (Huitième partie)

Anne-Rachel Hermetet


La dernière partie du Guépard fait problème. On le sait, une partie de la critique la juge superflue et considère que le roman aurait pu s’achever avec la mort de son protagoniste, voire, selon le parti adopté par Visconti pour son film, avec la fin de la scène du bal. Or cette dernière partie, intitulée « la fin de tout » figure dans les premiers projets de Lampedusa, dès le moment où il renonce à écrire un roman des 24 heures, sur le modèle de l’Ulysses de Joyce. Il confie ainsi à son fils adoptif Gioacchino Lanza Tomasi : « Ce seront 24 heures de la vie de mon arrière-grand-père le jour du débarquement de Garibaldi »1. Ce premier plan fait long feu : « Je ne sais pas écrire l’Ulysses » reconnaît Lampedusa2 qui élabore alors un deuxième plan, en trois parties cette fois : 1860 : le débarquement de Marsala ; 1885 : la mort du prince (l’année correspond à celle de la mort de son arrière-grand-père) ; 1910 la fin de tout. La dernière partie est donc bien présente dès les premières ébauches du roman et son titre invite à s’interroger sur les intentions du romancier dans ce moment conclusif. Certes, il marque la fin effective de l’œuvre, mais il convient peut-être de nuancer ce qualificatif en ce qui concerne les possibilités interprétatives qu’offrent ces dernières pages. De quoi y est-il question en effet ? De quelques femmes seules, trois vieilles filles confites en dévotion ou plutôt deux – car les indications invitant à distinguer sur ce point Concetta de ses sœurs ne manquent pas – et leur cousine par alliance ; de plusieurs visites dans un univers confiné, qui, chacune, entraînent un ébranlement existentiel ; des apparences et de la vérité, si tant est que celle-ci existe, de l’authenticité et du faux, de la croyance et de la désillusion. Il est tentant d’adopter ici, comme fil conducteur, le personnage de Concetta, en qui se joue le drame du dessillement qui travaille cette dernière partie. Suivre cette piste conduit à relire l’ensemble du roman en interrogeant le point de vue choisi par Lampedusa, c’est-à-dire celui du Prince/du père et ses conséquences sur notre propre lecture. La « fin de tout » permet alors, malgré son titre, de mettre en scène un conflit d’interprétations.

La huitième partie fait d’emblée question d’un point de vue herméneutique. Le lecteur s’est accoutumé à suivre la perception du Prince, à de rares exceptions près (la cinquième partie, focalisée sur don Pirrone ; l’exploration du palais de Donnafugata par Angelica et Tancredi dans la quatrième). Or le voici projeté vingt-sept ans après la mort du Guépard, dans un monde qui ne peut apparaître que comme un monde de survivants, dès lors qu’il est déserté par celui qui semblait en organiser la représentation. De fait, le lecteur retrouve trois filles Salina restées célibataires et leur cousine par alliance Angelica, veuve de Tancredi, les unes et les autres marquées par le passage des années. Il passe ainsi pratiquement sans transition (car le portrait de ces dames ne fait, en bonne logique, pas partie du récit d’agonie du prince) de l’image resplendissante de l’Angelica solaire de 1860, de Carolina et Caterina « très jeunes et avenantes », prises dans le tourbillon des excitations sensuelles de l’été de la Saint-Martin à Donnafugata (162)3, voire de la Concetta timide amoureuse transie à l’image de quatre matrones, vues par le regard très ironique du narrateur. « Mademoiselle Concetta » est devenue « grosse et imposante » (273), un « amas de soie noire et de cheveux blancs » (286), et, avec son regard dédaigneux et son aspect autoritaire, elle est surnommée, à contresens, « La Grande Catherine » (274) par un de ses neveux ; Caterina est en chaise roulante ; Carolina apparaît au vicaire comme « une enfant vieillie dans l’étroitesse des idées et les pratiques sans lumière » (275). Quant à Angelica, si on peut encore percevoir en elle « plusieurs traces de beauté », elle est déjà atteinte, sans le savoir, d’une maladie qui « la transformerait trois ans plus tard en une larve pitoyable » (282). On retrouve ici une des prolepses du narrateur, qui vient insister, par cette incise, sur le mouvement inexorable de décomposition qui entraîne toute chose et tout être. La cruauté de cette fin mérite d’être soulignée : Angelica est en train de se décomposer secrètement et l’image suggère qu’une boucle se referme et qu’Angelica est appelée à redevenir, dans ses derniers jours, la petite-fille de Peppe ’Mmerda, même si, en apparence, la maison Falconeri a prospéré, comme le souligne une information donnée à l’occasion de la première visite ecclésiastique : « on côtoya la riche villa Falconeri, avec son bougainvillier fleuri qui débordait du mur du jardin splendidement entretenu » (279), bougainvillier déjà présent au début du roman avec « ses cascades de soie épiscopale »(24) alors que la maison était en ruine. Au fil du récit, des informations sont données qui conduisent à revenir sur ce qui a précédé : outre la mention d’une fille mariée à Naples, Chiara, dont il n’a jamais été question auparavant, il apparaît que Carolina est l’aînée des filles alors que nous avons été conduits à attribuer cette place dans la fratrie à Concetta dès le début (en particulier dans la quatrième partie), sans doute par une confusion (voulue par Lampedusa) entre ce rang et son importance dans le récit. Mais l’essentiel n’est pas là : cet épisode conclusif permet au narrateur, libéré peut-être du regard impérieux de Don Fabrizio, de manifester pleinement une ironie empathique – ou une empathie ironique – avec ces survivantes, ou au moins avec Concetta. Lampedusa le fait en élaborant une résolution à l’intrigue qui tient de la tragédie.

Nous retrouvons en effet une micro-structure déjà mise en œuvre par le romancier, c’est-à-dire un récit occupant environ 24 heures de la fin d’un après-midi au midi du jour suivant. On sait que c’est la forme privilégiée par Lampedusa qui choisit de construire son roman comme un enchaînement de scènes, toutes signifiantes, structure dont il a trouvé un exemple, à ses yeux éminemment poétique, dans The Years, dernier roman publié par Virginia Woolf de son vivant, en 1937. Il écrit dans un essai consacré aux romancières anglaises contemporaines : « Il s’agit d’épisodes détachés de quatre moments de la vie d’une famille de 1880 à nos jours. Bien entendu pas des moments cruciaux mais des moments anodins, pleins cependant comme toujours d’une fatalité cachée »4. The Years suit,en effet, l’histoire de la famille Pargiter de 1880 au « temps présent », chaque chapitre, à l’exception du premier, relatant une journée dans une année (1880 /1891 /1907 /1910 /1911/1913 /1914 /1917/ 1918). Ce qui reste, dans la mémoire du narrateur, ce sont ces journées particulières, où se joue, même dans le quotidien, quelque chose d’une expérience existentielle. Dans la huitième partie, ce quotidien se voit ébranlé par trois visites, dont chacune entraîne un désordre. Tout se passe comme si se rejouait ainsi en miniature le bouleversement subi par la famille Salina pendant les cinquante dernières années. De fait, le récit se situe cinquante ans presque jour pour jour après l’épisode qui fait l’objet de la première partie et prend place, pour une large part, dans le même lieu, ce « salon des singes et des perroquets » où la famille Salina récitait le rosaire en 1860. La concentration dans une courte durée permet, comme dans une tragédie, de souligner la tension d’abord, puis la violence de ce qui se joue dans le salon des Salina. En quelques heures, tout un système de croyance, religieux et profane, est définitivement mis à mal : si les objets sur lesquels se portaient les croyances des trois demoiselles disparaissent littéralement de l’espace du palais, ce sont aussi les souvenirs les plus intimes de Concetta qui sont irrémédiablement atteints. On abordera d’abord la représentation de la religion dans cette huitième partie, en prenant pour point de départ les espaces dans lesquels s’inscrit le récit.

L’intention cyclique de Lampedusa est manifeste lorsqu’il situe le début et la fin de son roman dans un même salon, mais les différences dans la représentation de cet espace sont significatives : au début du roman, la « voix paisible du Prince » rappelant les Mystères douloureux avait entraîné une modification de l’atmosphère profane : « et pendant que durait ce bruissement le salon rococo semblait avoir changé d’aspect ; même les perroquets qui déployaient leurs ailes irisées sur la soie de la tenture avaient paru intimidés ; même la Marie Madeleine, entre les deux fenêtres, ressemblait davantage à une pénitente qu’à une belle grande blonde, perdue dans on ne sait quels rêves, comme on la voyait toujours. » (9). Sitôt le rosaire terminé, la vie reprend son cours, dans ce cadre qui ne semble guère conçu pour la prière, et les « nudités mythologiques » du carrelage se voient découvertes, tout comme au plafond les « divinités » se réveillent (10). Ce sont ces divinités païennes qui soutiennent le blason azur au Guépard ; ce sont elles aussi qui reprennent leur « empire sur la villa » (10) tandis que « [l]es singes sur les murs recommenc[ent] à faire des grimaces aux cacatoès » (10). Or singes et perroquets sont des motifs de l’esthétique rococo5, qui signalent la vogue de l’exotisme, du bizarre. Cinquante ans plus tard, il ne reste plus qu’eux, dans l’évocation du salon, comme si les divinités allègres, Tritons et Dryades, majestueuses ou langoureuses avaient disparu. Encore ces animaux sont-ils manifestement dépréciés : s’ils sont toujours là, la pièce est défigurée par « un divan recouvert d’un drap bleu à rayures rouges », assorti de fauteuils, acquisition récente, si l’on peut dire, puisqu’elle remonte à trente ans, qui « jurait fortement avec les teintes évanescentes de la précieuse tenture » (273). Plus encore, ce sont les ecclésiastiques de moindre rang qui doivent se contenter « des chaises recouvertes de la même soie que la tenture, qui semblaient à tous, alors, d’une valeur inférieure aux fauteuils jalousés. » (273). Il est clair que singes, perroquets mais aussi divinités antiques, païennes appartiennent à un temps perçu comme révolu. Faut-il voir dans cet effacement des traces du paganisme le signe d’une victoire du catholicisme, dans lequel semblent s’être réfugiées les filles Salina ? Rien n’est moins sûr : la Sicile de Lampedusa est, on le sait, une Sicile grecque et les chiens de chasse aux aguets font naître (108) l’image d’Artémis. L’absence des dieux antiques apparaît bien plutôt comme l’annonce de la fin de tout : si Mars, Vénus et Jupiter « Princes parmi les dieux » (10) ne sont plus là, plus personne ne peut soutenir le blason.

Il semble, en outre, qu’on peut lire cet effacement selon deux perspectives : l’une qui porte sur les mutations du goût, que déplore Lampedusa : apprécier l’esthétique rococo apparaît comme l’une des prérogatives de cette aristocratie si vite disparue que même les filles du Guépard ne savent plus faire cas d’un décor explicitement présenté comme précieux et raffiné. En achetant fauteuils et canapé sans se soucier de leur accord avec l’existant, les filles de Don Fabrizio, qui pouvaient sembler les plus sûres gardiennes de la tradition familiale, ont cédé aux tentations de la « modernité » et n’ont pas su préserver l’héritage de leur lignée, confirmant ainsi les pressentiments de leur père sur son lit de mort. Il n’est pas anodin, à cet égard, que dans son agonie, le Prince se remémore, parmi les « pauvres chères choses » vouées à disparaître, les « singes des tentures » aux côtés de son observatoire et du grand lit de cuivre (262)6. De fait Concetta elle-même ne sait plus apprécier ses meubles qu’elle juge « démodés » et « même de très mauvais goût » (280). N’oublions pas toutefois que singes et perroquets cohabitent, dans le salon, avec l’image de la Madeleine, et c’est là qu’esthétique et religion se rejoignent. Cette image est donnée comme toute sensuelle même si, on le sait, dans les représentations de la Sainte, apparaissent traditionnellement – et simultanément – la pécheresse et la convertie. La Madeleine se voit sans doute déplacée dans la peinture, profane celle-là, qui orne, en 1910, la chapelle privée des filles Salina : c’est sous l’effigie d’une amoureuse bien terrestre que celles-ci font leurs dévotions et si Lampedusa n’introduit aucune confusion entre l’un et l’autre portraits, il semble bien qu’il y ait néanmoins quelque ironie de sa part, dans leur caractérisation respective. Si Marie-Madeleine pouvait sembler pénitente le temps de la récitation du Rosaire, la jeune fille à la lettre devient, par l’aveuglement des filles Salina, une figuration de la Vierge parce qu’elles lisent à contresens les éléments du tableau : tout ce qui est du ressort de la sensualité – la chevelure dénouée, les épaules à demi-nues, le mélange d’attente et de joie sur son visage, – est interprété comme signe de sainteté ; d’où l’échange – incompréhensible pour les vieilles demoiselles – entre le jugement tout esthétique de l’ecclésiastique (« une belle peinture, très expressive » 276) et la profession de foi de Caterina et Carolina (« une image miraculeuse », d’une nouvelle variété de Madone, « la Madone à la lettre » protégeant le peuple de Messine, 276-277).

Se lit ici quelque chose de la place du religieux dans le roman : en consacrant une très large part de sa dernière partie à l’épisode des reliques, Lampedusa met en scène une religiosité devenue bigoterie. Au scepticisme du Prince répond, à la génération suivante, une religion qui semble mêler superstition et affirmation sociale. Le début du chapitre en témoigne avec l’évocation des couvre-chefs ecclésiastiques qui permettent à la villa Salina de rivaliser avec une boutique de vêtements destinés aux ministres du culte. Ce n’est encore qu’un effet d’annonce : les pompes catholiques se déploient ensuite, avec le « vaste chapeau en fin castor d’une délicieuse couleur fuchsia » et le gant assorti du Vicaire général, la « peluche noire à longs poils » de son secrétaire et les « humbles feutres ténébreux » des Jésuites (272) ; hiérarchie, orgueil, modestie (réelle ou feinte) s’affichent dans cet étalage muet, qui n’est pas sans lien avec la description des parures des femmes au bal ; on se souvient que l’hôtesse, donna Margherita « entre le scintillement de son diadème et son triple collier d’émeraudes, montrait son visage aquilin de vieux chanoine » (228), autre indice de ces échanges ironiques entre artifices profanes et parures religieuses. Plus encore apparaît, le lendemain, le Cardinal lui-même, qui fait naître chez les trois sœurs des espérances dignes du défilé de mode ecclésiastique de Fellini-Roma : elles se réjouissent, en effet, de « voir tournoyer dans leur maison une sorte de somptueux oiseau rouge et d’admirer les tons variés et harmonisés de ses diverses pourpres et le moiré des très lourdes soieries » (291), image qui renvoie à la fois au cardinal, oiseau ainsi nommé pour la robe pourpre des mâles et, bien sûr, aux perroquets des tentures, au temps de leur splendeur7. On se souvient de la déception des trois femmes lorsque le Cardinal se présente en « tenue ordinaire » c’est-à-dire dans une « sévère » soutane noire, indiquant ainsi, par son seul vêtement, le sérieux de sa mission et l’ampleur des errements spirituels dans lesquels se complaisent les filles Salina.

De fait lorsque le narrateur relate l’histoire de la collection des reliques, il multiplie les indices de l’aveuglement de Caterina et Carolina, dupées par Donna Rosa, cette vieille « à moitié nonne » (ce qui semble suffire à lui conférer toute légitimité) qui joint aux reliques des « preuves d’authenticité claires comme le jour », quoique « écrites en latin ou en caractères mystérieux que l’on disait grecs ou syriaques » (278), et donc littéralement indéchiffrables par elles, source providentielle jamais remise en cause, qui va jusqu’à exaucer les visions nocturnes des deux femmes. La collection des reliques – dont seules cinq s’avèrent authentiques – relève de cette même confusion : les cadres sont tout aussi bien précieux (d’argent, de filigrane, de bois précieux) que parfaitement ordinaires et achetés dans quelque grand magasin. Tout est mis sur le même plan, sans distinction, comme si les filles Salina n’étaient plus capables d’exercer quelque faculté de discernement ou de jugement critique. La description des cadres vaut donc par métonymie pour leur état spirituel. Après examen, ces objets sacrés, qui auraient dû constituer des traces manifestes d’une présence du Christ dans notre monde, perdent toute valeur et ne sont plus que simples ossements. Si Concetta n’est manifestement pas dupe des engouements de ses sœurs – il n’est pas anodin qu’elle soit comparée à un père à « l’esprit indifférent » (281) qui achète des jouets aux enfants pour s’assurer la tranquillité – elle reste sensible à ce que leurs relations avec l’Église disent encore des Salina :

Le prestige du nom en lui-même s’était lentement évanoui. Le patrimoine divisé et redivisé équivalait dans la meilleure des hypothèses à celui de tant de familles de moindre rang et il était énormément inférieur à ce que possédaient quelques industriels opulents ; mais dans l’Église, dans ses rapports avec elle, les Salina avaient maintenu leur suprématie ; il fallait voir comment Son Éminence recevait les trois sœurs quand elles allaient lui rendre visite à Noël ! Mais maintenant ? (282)

La peur qu’exprime Concetta n’est pas d’ordre spirituel mais uniquement social, comme l’attestent les allusions à la rumeur. Cette perception de la religion comme pure forme sociale au mieux, bigoterie ou superstition au pire, ne semble pas démentie auparavant dans le roman : la pratique du Prince apparaît comme une pratique de convenance et sa mort elle-même, si elle est accompagnée des derniers sacrements, ne semble pas ouvrir sur une transcendance chrétienne : « il était le Prince de Salina et il devait mourir comme un Prince de Salina, avec son brave prêtre à côté de lui » (264) (« con tanto di prete accanto »). La mort apparaît comme une jeune dame désirable et il n’est jamais question, dans les méditations du Prince, de l’espérance d’une résurrection ou de la foi dans celle-ci. Bien au contraire, les images de la mort sont images de putréfaction, de décomposition, de finitude8.

L’épisode des reliques invite, en outre, à s’interroger sur l’opposition, fondamentale ici, entre apparence et substance, entre authenticité et fausseté. De fait, aux reliques fausses de Carolina et Caterina viennent faire écho les souvenirs de Concetta. Il s’agit d’abord d’objets et encore une fois, c’est un lieu, sa chambre, qui va en révéler la nature : l’aspect même de la pièce révèle la complexité du personnage par l’opposition entre la propreté et l’ordre apparents (« cette chambre aurait arraché tout au plus un sourire au visiteur ingénu, tant s’y révélait clairement la simple bonhomie [bonarietà], le soin d’une vieille fille » [280] – on peut assurément se demander si « simple bonhomie » est un terme approprié pour parler de Concetta et la mention de l’ingénuité de l’hypothétique visiteur suffit à révoquer cette lecture de la chambre) et la perception qu’en a son occupante : trousseau soigneusement cousu, brodé et non moins soigneusement conservé, mais parfaitement inutile et inutilisé, disparition et surtout éloignement affectif des êtres, maisons perdues, tout concourt à donner l’impression d’un monde dépourvu de sens, livré seulement à des démons que l’ordre s’efforce en vain de contenir. Seule la dépouille de Bendicò semble se sauver, à ce moment du récit, de ce paysage infernal. Ici encore les objets apparaissent comme des signes d’un état de déréliction qui touche à la fois la famille tout entière et plus intimement la vieille femme, condamnée – par sa propre volonté – à revivre sans cesse ses deuils, ses blessures et ses tourments cachés derrière une apparence « impassible » : nul ne la connaît, nul ne sait à quoi elle rêve. L’impossibilité de percer l’intériorité de Concetta est signalée à plusieurs reprises par le narrateur : les seules mentions qui en sont faites renvoient à un vide, à un blocage psychique. La dernière partie le confirme : Concetta s’est structurée autour d’un deuil qui ne se fait pas et rien ne semble se jouer dans l’inconscient. Après que Tassoni lui a révélé ce qu’il en était de l’épisode du couvent, le narrateur évoque une « douleur noire » montée « [d]u fond intemporel de l’être » (289), que Michel David lit comme une référence à celui-ci9  mais on voit que la douleur y demeure à l’état originel. L’espace révèle ainsi une construction mentale, fondée sur l’accumulation d’images, de traces, de vestiges, reliés à un passé défunt et lui-même malheureux.

C’est cet édifice, cette architecture imaginaire, que la visite d’Angelica et de Tassoni, la deuxième de la journée, vient mettre en péril. La progression en est savamment orchestrée par Lampedusa. Dans un premier temps, il règle la question historique : Angelica, devenue par mimétisme une sorte de double grotesque de Tancredi et une égérie intellectuelle comme l’attestent ses lectures à la mode, a été invitée à faire partie du comité d’honneur du cinquantenaire des Mille et elle se vante d’avoir réussi « un joli coup » : faire défiler le neveu de Concetta, le petit Fabrizietto de la septième partie, en hommage à Garibaldi, en signe de « fusion de la vieille Sicile et de la nouvelle » (283). Cette présence apparaît bien, dans le système du roman, comme le signe ultime de la défaite des guépards, pressentie par Fabrizio lors de son agonie. On peut s’accorder avec Vittorio Spinazzola lorsqu’il affirme que le romancier ne dit pas grand chose de neuf sur le plan historique et ne propose pas une interprétation originale du Risorgimento en Sicile10. Il s’agit surtout, et la huitième partie le confirme, de ne pas adhérer à la mythologie nationale, dont Angelica apparaît ici comme un héraut, mais de se livrer à une lecture démystificatrice de ce moment crucial de l’Histoire italienne, dont la devise pourrait être la phrase sans doute la plus célèbre du roman, « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » (Tancredi, p. 32).

La grande histoire rencontre alors l’histoire intime lors de la conversation avec Tassoni11. A cette manifestation publique, vient en effet se mêler une commémoration d’ordre privé, celle d’un épisode particulièrement douloureux du passé de Concetta, le dîner où Tancredi s’était vanté d’avoir pris d’assaut un couvent (87-88). Tassoni révèle à Concetta que l’anecdote qui l’avait tant choquée autrefois – cette irruption brutale de Tancredi et de ses camarades dans un couvent – n’était qu’une invention, « une blague de guerre », dont Tassoni n’a de cesse de minimiser la portée (« un récit un peu audacieux, selon l’opinion d’il y a cinquante ans » 287). Cette révélation provoque chez Concetta un moment comparable aux « moments of being » woolfiens, c’est-à-dire la mémoire vivante d’un événement passé, mémoire si vivace que sa puissance sensible oblitère le présent : si temps retrouvé il y a dans Le Guépard, c’est peut-être à ce moment précis du récit. Surtout cet instant conduit Concetta à reconsidérer l’ensemble de son existence. Tassoni joue ainsi le rôle du messager de la tragédie qui transmet un message post-mortem12 de Tancredi en laissant entendre que celui-ci aurait aimé Concetta avant de rencontrer Angelica. Si Tancredi n’a pas forcé à coups de poutre l’entrée du couvent, il force en quelque sorte, cinquante ans plus tard, les défenses de sa cousine, par l’intermédiaire de Tassoni. Ce ne sont plus les religieuses mais une autre vierge protégée qui est alors sa victime. La question centrale, pour Concetta mais aussi pour le lecteur, devient celle de l’interprétation : fallait-il voir dans les propos gaillards de Tancredi une provocation ou un jeu affectueux ? Une réaction différente de Concetta, qui lui ferme littéralement le lendemain les portes du Monastère du Saint-Esprit et le rejette par ce geste hors de son existence, aurait-elle modifié le cours de l’/son histoire ? Se fait jour le regret brutal de quelque chose qui aurait pu être et n’a pas été. En d’autres termes la déception historique face au Risorgimento est redoublée par une déception strictement privée en un nouveau jeu d’échos. La déclaration de Tassoni rouvre de vieilles cicatrices et conduit surtout à une remise en cause fondamentale : « il n’y avait pas eu d’ennemis mais une seule adversaire, elle-même » ; « il lui manquait à présent la consolation de pouvoir attribuer à d’autres son propre malheur, une consolation qui est le dernier philtre trompeur des désespérés » (288) ; la « savoureuse délectation de haine » se mue brutalement en « injustices cruelles » (289). Aux paroles de Tassoni, au bavardage d’Angelica répond le silence de Concetta, toute concentrée sur les effets de ces propos.

Au-delà de cette révélation douloureuse, la scène invite le lecteur à revenir sur le récit. Il ne s’agit pas ici de réécrire le roman ni de prêter aux personnages des sentiments qu’ils ne peuvent évidemment pas avoir ressentis ou des actions qu’ils ne peuvent pas davantage avoir commises mais plutôt, comme le propose Gregory Lucente13, de reprendre le récit dans la perspective créée par cette ambiguïté. Relire le roman, donc, du point de vue de Concetta, peut-être, en tout cas en se dégageant de la focalisation dominante c’est-à-dire du point de vue du Prince. Il ne fait pas de doute, en effet, que Lampedusa nous conduit à partager les opinions de celui-ci, en le présentant comme un personnage focal fiable. Ainsi, nous admettons, à sa suite, que Concetta ne saurait être une épouse pour le brillant Tancredi malgré – ou à cause de – ses qualités qui en font, aux yeux mêmes de son père, une véritable Salina. Et si nous sommes spectateurs du film de Visconti, nous y sommes d’autant plus enclins que l’actrice choisie pour incarner la jeune fille, Lucilla Morlacchi, ne saurait rivaliser avec l’éclat de la jeune Claudia Cardinale. Adopter néanmoins le point de vue de Concetta conduit à un réexamen de la figure de Fabrizio, et, sans doute, à quelque distance d’un regard uniquement apologétique. Le prince est aussi un père qui choisit de sacrifier sa fille préférée à la prospérité de sa maison, alors même qu’il ne se fait pas d’illusion sur l’issue de l’union qu’il favorise14. Dans le même temps, Lampedusa interdit de trancher : dans une phrase qui semble sortie de la bouche du Guépard lui-même (et qu’on aurait bien lue dans l’entretien avec Chevalley, par exemple), il affirme, en recourant à un présent clairement de vérité générale, une impossibilité presque génétique d’atteindre à la vérité en Sicile :

Mais était-ce là la vérité ? Nulle part la vérité n’a une vie aussi brève qu’en Sicile : le fait s’est passé il y a seulement cinq minutes et déjà son noyau originaire a disparu, camouflé, embelli, défiguré, opprimé, anéanti par l’imagination et les intérêts ; la pudeur, la peur, la générosité, la malveillance, l’opportunisme, la charité, toutes les passions, les bonnes comme les mauvaises, se précipitent sur le fait et le mettent en pièces ; en peu de temps il a disparu. Et la malheureuse Concetta voulait trouver la vérité de sentiments non exprimés mais seulement entrevus un demi-siècle auparavant ! La vérité n’y était plus ; sa précarité avait été remplacée par l’irréfutabilité de la peine (289).

En ce sens chercher à trancher, à conclure, pour le personnage comme pour le lecteur, revient à contribuer à enterrer la vérité, comme le souligne le narrateur : « Ainsi une nouvelle pelletée de terre finit par recouvrir la tombe de la vérité » (290)15.

Le vertige des interprétations contradictoires, dont aucune ne peut être prouvée, débouche sur le vide, celui-là même que ressent Concetta après le départ de Don Pacchiotti et l’examen des reliques, après la conclusion donc de la troisième visite scandant la huitième partie : « Concetta se retira dans sa chambre ; elle n’éprouvait absolument aucune sensation : il lui semblait vivre dans un monde connu mais étranger qui avait déjà cédé toutes les impulsions qu’il pouvait donner et qui ne consistait plus désormais qu’en de pures formes » (294). De la même façon que les reliques se réduisent désormais à un tas de cadres, les portraits et surtout celui du père ne sont plus que matière tout comme les caisses du trousseau, qui ne rappellent plus les noces non advenues mais se réduisent à de simples contenants ; c’est le « vide intérieur » qui domine.

L’image de la fin est célèbre : jeter la dépouille de Bendicò empaillé et mangé aux mites, c’est bien pour Concetta se débarrasser de la dernière trace du père, en éliminant la présence tangible de son souvenir16. Symboliquement cette dépouille dévorée est autant relique que trou, autant vestige que vide et renvoie à la fois à une mémoire lacunaire et à une décomposition inévitable quels que soient les rites ou pratiques tentant de l’éviter. Cette décision ultime est annoncée dans une certaine mesure par le geste de Don Pacchiotti s’essuyant les mains « avec une grande serviette sur le bord de laquelle dansait un Guépard en fil rouge » (293). Non seulement le prêtre, tel Ponce Pilate, se lave littéralement les mains après avoir laissé le chaos dans la chapelle et dans la maison Salina, mais la serviette renvoie aux multiples apparitions du Guépard héraldique dans le roman, analysées par Francesco Orlando17, guépard dansant sur la soupière du premier dîner (21), dansant encore mais ébréché à Rampinzeri (56), dansant toujours sur les palais, églises et autres fontaines à Donnafugata (64-65). Cette dernière apparition, dérisoire, vient marquer la victoire des chacals sur les guépards.

Il ne semble pas certain qu’il y ait un accomplissement esthétique à l’horizon du Guépard : si révélation finale il y a, elle est le fait de Concetta, la fille sacrifiée, qui comprend qu’elle a bâti sa vie sur une histoire fausse, une vantardise de Tancredi, mais, à la différence de ce qui peut se produire chez Woolf, ce choc existentiel ne la conduit pas à un acte créateur. Bien loin d’une reconstruction, l’image ultime abolit le guépard dans la dépouille mitée de Bendicò jetée aux ordures. La catégorie dominante semble plutôt celle de la stérilité. Il n’y a pas de temps retrouvé, pas de descendance, pas de création esthétique pour le protagoniste, et pour l’auteur, pas davantage de descendance directe, et un roman posthume. Si on suit le propos d’Edward Saïd dans le chapitre qu’il consacre à Lampedusa et Visconti dans le volume posthume Du Style tardif : « à la fin de son roman, Lampedusa ne propose pas la moindre théorie évoquant un art rédempteur »18, on peut s’interroger sur la place de Lampedusa dans son propre projet : il dit explicitement, en effet, qu’il décrit la fin d’un monde qui est celui de sa famille. Si on le suit dans cette voie, il est manifeste qu’il se place dans la position d’un descendant, d’un fils de Fabrizietto, par exemple. Il ne devrait alors pas être épargné par la dévalorisation qu’il fait porter sur les générations qui ont suivi celle de Fabrizio. En d’autres termes, il est le point ultime (puisqu’il n’a pas eu d’enfant) de ce déclin et il vit dans un monde dont les prolepses ont signalé la dégradation (que reste-t-il après la Deuxième Guerre mondiale de la « vaisselle ébréchée » de la famille Salina ?). Et pourtant, la figure de l’auteur qui se dégage du roman, dans son pessimisme même, affirme qu’il n’en va pas ainsi. Lampedusa serait à la fois un descendant et un père, le produit d’un déclin et le dernier rempart contre ce déclin, position paradoxale qu’il semble entretenir dans ses écrits intimes.

 

 

 

 

1 Voir la postface de Gioacchino Lanza Tomasi, reprise dans l’édition de référence, ici : p. 328.

2 Ibid., p. 329.

3 Toutes les références de page entre parenthèses renvoient à la traduction de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, coll. « Points », 2007.

4 G. Tomasi di Lampedusa, « Tre donne scrittrici : Virginia Woolf, Rosamond Lehmann, Elizabeth Bowen », in Opere, Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1995, p. 1255 : « Sono episodi staccati di quattro momenti della vita di una famiglia, dal 1880 ad oggi. Ben s’intende non momenti cruciali ma momenti qualsiasi, carichi però come sempre di una celata fatalità » (nous traduisons)

5 Voir à ce sujet Marina Fratnik, Images et objets-images dans les textes de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Saint-Denis, Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis, 2008, p. 46-48 et 68-70.

6 Ibid., p. 70.

7 Ibid., p. 84.

8 Voir à ce sujet Francesco Orlando,  L’intimità e la storia : Lettura del "Gattopardo", Torino, Einaudi, 1998, p. 77-79.

9 Michel David, La psicoanalisi nella cultura italiana, Torino, Boringhieri, 1966, p. 543.

10 Vittorio Spinazzola, Il romanzo antistorico, Milano, CUEM, 2012, p. 249.

11 Giuseppe Paolo Samonà montre ainsi comment Concetta incarne la fusion « entre défaite sociale et défaite individuelle » (Il Gattopardo, I Racconti, Lampedusa, Firenze, La Nuova Italia, 1974, p. 202.

12 Voir à ce sujet Francesco Olivari, « Amore e morte in Tomasi di Lampedusa », in : F. Contorbia et al. (dir.), Per Elio Gioanola. Studi di letteratura dell’ottocento e del novecento, Novara, Interlinea, 2009, p. 358.

13 Gregory L. Lucente, « Lampedusa’s Il Gattopardo: Figure and Temporality in an Historical Novel » MLN , Vol. 93, No. 1, Italian Issue (Jan., 1978), pp. 82-108.

14 Voir à ce sujet Francesco Orlando, op. cit., p. 168-169.

15 Ce propos peut aussi concerner, aux yeux de Lampedusa, toute interprétation du Risorgimento.

16 G. P. Samonà (op. cit., p. 207) renvoie ici au perroquet empaillé de Félicité dans Un cœur simple de Flaubert.

17 F. Orlando, op. cit., p. 89.

18 Edward W. Saïd, Du style tardif, traduit de l’américain par M.V. Tran Van Khai, Arles, Acte Sud, 2012, p. 187.



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- Auteur : Anne-Rachel Hermetet
- Titre : La « fin de tout » ? (Huitième partie)
- Date de publication : 20-09-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=182
- ISSN 2105-2816