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COLLOQUES


POUR UNE ETUDE RAPPROCHEE DU GUEPARD DE GIUSEPPE TOMASI DI LAMPEDUSA


Un Guépard peut en cacher un autre

Lise Bossi


Au dos de la première traduction en français du Guépard, celle, canonique et historique, de Fanette Pézard, achevée d’imprimer en 1959 pour les éditions du Seuil et qui n’intègre donc pas les modifications apportées en 1969 à l’édition bassanienne de 1958, figurait cette présentation :

Le Guépard, [G majuscule, on comprendra tout à l’heure la raison de cette précision], c’est le blason du prince salina, héros du livre. 1860. Garibaldi débarque en Sicile, le pouvoir va passer des mains de la noblesse à celle de la bourgeoisie. Fabrice Salina est trop intelligent pour résister à l’inévitable, trop attaché au passé pour acquiescer au présent, qu’il préfère fuir en se réfugiant symboliquement dans la contemplation des étoiles. Son neveu Tancrède, noble ruiné, séduisant et cynique, a choisi, lui, le parti de la vie : aristocrate et garibaldien, il saura engager toute sa passion romantique dans l’amour d’une riche roturière. Pour les bourgeois, don Calogero et sa fille Angélique, c’est le temps d’une ascension forcenée et un peu vulgaire, rachetée chez l’un par l’intelligence et chez l’autre par la beauté. Autour, la Sicile, une Sicile brûlée, immobile, absente à tout. Et c’est ce contrepoint qui ordonne le livre. Le Guépard perd ses griffes l’une après l’autre poursuivi page après page par le thème de la mort ; mais peut-être ne s’est-il rien passé, malgré les apparences, parce que, pour Giuseppe Tomasi, la Sicile est le lieu de l’immobilité.

A peu de choses près, sur lesquelles on pourrait ergoter – comme le romantisme de l’amour de Tancrède –, on peut dire que, globalement, le sujet est bien compris et donc qu’en France, à moins d’un an de la publication de l’ouvrage original en Italie, la traductrice et l’éditeur avaient, nous semble-t-il, une vision et une interprétation tout à fait recevables de l’œuvre de Lampedusa.

Voici maintenant ce qu’on lit sur la quatrième de couverture de la traduction de Jean-Paul Manganaro publiée, toujours au Seuil, en 2007 :

En 1860 une aristocratie décadente sourde aux bouleversements du monde règne encore sur la Sicile. Le débarquement des troupes de Garibaldi amorce le renversement d’un ordre séculaire. Conscient de la menace qui pèse sur les siens, le prince de Salina accepte l’union de son neveu Tancrède avec la belle Angélique, fille d’un parvenu. Ultime concession qui signe la défaite du Guépard, le blason des Salina… [c’est nous qui soulignons].

Peu importe qui est l’auteur de cette présentation que l’on retrouve aussi bien dans les catalogues des bibliothèques que sur les sites de vente en ligne, mais nous voudrions la prendre comme point de départ d’une réflexion sur les interprétations, tendancieuses voire erronées, auxquelles le roman de Lampedusa a donné lieu. Des interprétations dont nous allons essayer de trouver les origines et de démonter les rouages dans l’espoir de permettre une lecture du roman débarrassée des préjugés dont une critique tantôt paresseuse tantôt manipulatrice l’a affublé. Des interprétations, surtout, dont nous voudrions mettre en évidence que chacune d’entre elles a généré un Guépard différent et que, selon que l’on se réfère à l’un ou à l’autre de ces Guépards, ce n’est bien évidemment pas la même chose – le même monde en l’occurrence – qui finit.

Revenons donc à cette quatrième de couverture et commençons par la fin: « le Guépard (G majuscule, donc), le blason des Salina… ». Un G majuscule qui est malheureusement et coupablement absent du titre du roman tel qu’il figure sur la première de couverture, dans une belle manifestation d’incohérence qui, hélas, n’est peut-être pas que typographique, car sinon il devrait être minuscule, aussi et a fortiori, sur la quatrième où il s’agit en revanche de l’animal héraldique qui figure sur le blason des Salina. Et s’il fallait choisir où mettre la minuscule, ce serait justement à cet endroit et non dans le titre qui renvoie, à l’évidence, au personnage.

Il devrait être majuscule car c’est sous ce nom ou surnom que don Fabrizio Prince de Salina, protagoniste du roman, nous est présenté par le narrateur et sous lequel il se reconnaît lui-même (« Nous étions les Guépards », dit-il dans le célèbre monologue intérieur qui clôt l’épisode de la visite de Chevalley). C’est en outre sous les espèces de cet animal que le montrent de nombreuses descriptions physiques (la plus extraordinaire étant celle du Guépard, « l’authentique Guépard, dit le texte (p. 65), en pantalon de piqué en train de distribuer à tous des coups de pattes amicaux et de sourire de son visage de félin courtois »).

Il est a noté que, en revanche, dans le corps du texte traduit, le G est majuscule dans les deux cas, conformément à ce que l’on trouve dans l’édition italienne : la cohérence typographique est donc respectée dans la traduction contrairement à ce qu’il se passe sur la couverture.

Il peut sembler futile de faire autant d’histoires pour une simple majuscule. Mais si nous posons que la bête dont il est question est l’animal héraldique, nous admettons que ce roman raconte la chute d’une classe, l’aristocratie blasonnée, chute déclenchée par un événement historique précis (le débarquement des "chemises rouges" de Garibaldi), nous admettons en somme qu’il s’agit d’un roman historique. Ce qui n’aurait rien d’extraordinaire si la rédaction de l’ouvrage était contemporaine des événements racontés – en 1860, et depuis Les fiancés de Manzoni, les revendications d’indépendance et d’unité nationale italiennes s’appuient encore sur ce genre phare du romantisme européen –, mais qui peut être, et a d’ailleurs été, un sujet de controverse littéraire et idéologique en 1958 – date à laquelle le roman de Lampedusa a été publié – où le genre historique était totalement passé de mode esthétiquement voire réactionnaire politiquement.

En revanche, si nous postulons que le Guépard est un homme, comme Lampedusa le dit clairement dans la précieuse lettre à Enrico Merlo di Tagliavia qui est reproduite dans cette même édition, nous sommes amenés à en conclure que ce roman raconte le destin individuel d’un personnage – dont nous savons par les déclarations de l’auteur lui-même qu’il est en très grande partie inspiré de la figure de son arrière grand-père et que tout est vrai dans ce qui est dit de lui, depuis son aspect physique jusqu’à son caractère, en passant par l’identité de son confesseur (p. 322). Et dans ce cas, nous admettons qu’il s’agit d’une sorte de biographie romancée qui tend fortement cependant vers le roman psychologique, puisque ce qui est raconté l’est, le plus souvent et sauf intervention directe du narrateur, « de l’intérieur », à travers le point de vue de ce personnage, mais non sans « une certaine participation de l’auteur » (p. 322), ce qui pourrait laisser planer le soupçon qu’il puisse s’agir d’un ouvrage en partie autobiographique. Et là encore, on voit bien quels débats la publication d’un roman doté de telles caractéristiques a pu susciter dans un contexte littéraire et critique où s’affrontaient les tenants de la littérature engagée, encore fortement ancrée dans le néo-réalisme, et ceux de l’expérimentalisme qui quelques années plus tard formeraient, entre autres, le gruppo ’63.

Sans entrer dans le détail de ces débats, nous pouvons convenir que, selon que l’on penche pour l’une ou l’autre de ces options, on ne fait pas la même lecture du roman de Lampedusa. Car une chose est de raconter la fin d’un monde à travers le déclin historique d’une classe sociale et une autre de la raconter du point de vue d’un individu qui prend conscience que son monde va disparaître en même temps que lui.

Que cet homme, ce Guépard, dise appartenir, globalement, à « une génération malheureuse, à cheval entre les temps anciens et les nouveaux » (p.190) ne signifie pas – et tout le roman le prouve – qu’il s’oppose aux changements en cours ni que ces changements relèvent du "renversement d’un ordre séculaire" à la faveur d’un événement aussi précis que le débarquement de Garibaldi à Marsala : quand Garibaldi arrive en Sicile, cela fait déjà longtemps que les hirondelles ont commencé à s’envoler, pour reprendre l’une des métaphores filées tout au long du récit quand il est question de la perte de patrimoine et de pouvoir de l’aristocratie terrienne sicilienne. Croire qu’il en est ainsi reviendrait à ignorer doublement ce que Lampedusa écrit à Enrico Merlo : selon lui « le livre montre un noble sicilien dans un moment de crise dont il n’est pas dit que ce soit seulement celle de 1860 – voilà pour le soi-disant contexte historique – , comment il y réagit et comment s’accentue le déclin de la famille jusqu’à la débâcle presque totale » (p. 322) – et voilà pour ce qui est présenté comme le brusque déclin de toute une caste, amorcé par ce pauvre cocu de Garibaldi.

De même, le fait qu’il se dise un représentant de la vieille classe, inévitablement compromis avec le régime des Bourbons, ne fait pas du Guépard quelqu’un qui se sent "menacé" par les temps nouveaux. En effet, on ne voit pas pourquoi, dans ce cas, il reçoit chez lui les petits comtes piémontais aussi bien que les bourgeois parvenus – à moins qu’il ne soit affecté d’un masochisme aigu ou qu’il ne soit un monstre de machiavélisme. Ni pourquoi les porte-drapeaux de ces temps nouveaux – qui ressemblent furieusement aux temps anciens par bien des aspects – viennent lui offrir de représenter sa terre et sa classe en tant que sénateur à la suite de l’annexion…, pardon, de l’unification de la Sicile au Royaume de Sardaigne. Un honneur qu’il refuse d’ailleurs, pour lui-même, pour ne pas manquer aux règles de la bienséance sinon de l’affection (p. 190) alors qu’il comprend et soutient le désir de son neveu d’épouser la fille d’un bourgeois parvenu (enfin un élément incontestable dans cette calamiteuse quatrième de couverture) seul moyen pour ce jeune aristocrate déchu de redorer son blason et de retrouver son rang parmi ceux de sa caste. Une caste dont la plupart des membres éminents vont réussir à passer sans dommages apparents dans la nouvelle ère au prix d’une manœuvre transformiste résumée dans le fameux "il faut que tout change pour que rien ne change" du même Tancredi, maxime qui fera école au moins jusqu’à l’époque où Lampedusa a rédigé son roman, dans un contexte historique sensiblement identique (et ceci a bien évidemment un rapport avec cela).

La rigueur morale du prince et l’opportunisme politique de son neveu tendent, nous semble-t-il, à démontrer qu’ils ne sont pas les meilleurs représentants d’une aristocratie taxée de décadente non seulement dans notre quatrième de couverture mais dans une multitude d’autres textes et ouvrages critiques, à supposer qu’on veuille employer le mot "décadence", en partie improprement, pour parler de déclin.

En fait, le terme décadent est extrêmement révélateur et pourrait trouver tout son sens, le seul pertinent dans son acception moderne, s’il était appliqué non pas à une classe mais à une atmosphère ou mieux encore à une écriture, un style, une esthétique que l’on pourrait à bon droit rattacher à un courant littéraire aussi présent en Italie qu’en France ; un courant, le decadentismo, auquel Lampedusa rend un hommage appuyé tout au long de son roman en le parodiant pour mieux le battre en brèche : cela lui permet de représenter au cœur de son texte la lutte entre la chair et l’esprit, entre l’immanence et une ascèse intellectuelle qui fait office de transcendance chez un personnage que l’on a voulu – parce que, en grande partie par jeu, il avait tout fait pour qu’il puisse en être ainsi – considérer comme son alter ego

Notre malheureuse quatrième de couverture a au moins le triste mérite de nous fournir les principales raisons (reprises en crescendo par la présentation en forme de fausse préface au début de notre édition) des nombreux contre-sens et inexactitudes qu’elle véhicule et qui sont parfaitement représentatifs de l’idée que le grand public se fait du Guépard et de son auteur – ou plutôt de l’idée que l’on veut qu’il s’en fasse car elle est sans doute supposée plus vendeuse – : ce roman est l’œuvre d’un prince, et voilà qui va contribuer aux contre-sens idéologiques et "classistes" ; c’est son seul roman, et voilà pour les préjugés littéraires qui ont conduit à ignorer l’extrême maîtrise et la grande complexité de l’écriture lampédusienne ; et il est mort juste après l’avoir écrit – ici la présentation est beaucoup plus évocatrice : « Un jour de 1955 il se mit à écrire un livre auquel il pensait depuis toujours. Le livre achevé il mourut. C’était au printemps de 1957. » – et voilà pour le pathos qui a durablement obnubilé les lecteurs et déteint sur leur perception du protagoniste. 

Cependant, la cause principale des interprétations erronées du sens profond du Guépard nous est fournie par la dernière précision que l’éditeur, ou le préposé au markéting, croit bon de nous donner : Visconti a adapté le roman au cinéma et son film avec Alain Delon et Claudia Cardinale – on notera au passage que l’interprète du rôle titre n’est pas cité ce qui déplace ipso facto le centre de l’œuvre vers le couple Tancrède-Angélique – a obtenu la palme d’or à Cannes en 1963.

Certes, c’est le roman qui nous intéresse ici et non le film, mais les courants de pensée qui ont présidé à l’adaptation cinématographique du roman sont ceux, à quelques années près, dans lesquels la rédaction et la publication du roman sont advenues ; ceux aussi par lesquels sa réception s’est trouvée conditionnée, d’abord dans les cercles intellectuels puis, quand les spectateurs du film ont été plus nombreux que les lecteurs du roman, par le public.

Si le film a pu à ce point parasiter la réception du roman, c’est que le Guépard de Visconti n’est pas une simple adaptation du Guépard de Lampedusa : c’est une véritable manipulation politique et esthétique, d’autant plus efficace que les ajouts et les coupes que le réalisateur du film a fait subir au roman – et qui finissent par en distordre sinon par en confisquer complètement le sens – sont masqués par la totale fidélité des parties conservées de l’intrigue et des dialogues à ce qu’a écrit Lampedusa. Une manipulation d’autant plus sournoise aussi qu’elle joue sur une série d’identifications qui permettent au réalisateur de substituer ses présupposés idéologiques et ses obsessions personnelles à la vision du monde et de la nature humaine défendue par l’écrivain. 

Ainsi Visconti, en digne disciple de Gramsci, a-t-il tout fait pour transformer Le Guépard de Lampedusa en une fresque historique digne de l’historiographie démocratique et marxiste à la sauce Lukacsienne. En superposant la découverte du cadavre du soldat bourbonien à la récitation du rosaire pour matérialiser l’irruption de l’histoire dans la répétition des rites d’une noblesse poussiéreuse et sclérosée, en ajoutant des scènes de bataille dans Palerme censées illustrer le Risorgimento populaire face à l’aristocratie du privilège et du Latifondo qui tente de survivre à sa mort annoncée, en insistant sur les exécutions des soldats passés aux garibaldiens lors de la bataille de l’Aspromonte pour dénoncer la trahison de la révolution par le tout nouveau Royaume d’Italie avec l’approbation de cette même classe dirigeante, Visconti a fait en sorte de réinsérer Le Guépard, le livre et le personnage, dans la marche de l’histoire. Et cela, au prix d’une caricature dont la malhonnêteté intellectuelle n’a pas grand chose à envier à celle du concepteur de notre quatrième de couverture qui ne cite, pour illustrer le contenu et le sens du roman, qu’un passage du message de Malvica, ce personnage secondaire pitoyable, beau-frère du Guépard, ce pleutre dont le prince méprise explicitement le sang sur son lit de mort jusque dans son petit fils Fabrizietto.

L’autre moyen employé par Visconti pour substituer son interprétation à la vision du monde de Lampedusa, c’est l’omission – justifiée par des nécessités propres à l’adaptation cinématographique – d’un certain nombre de scènes voire de chapitres entiers ; ce qui fait que les scènes et les dialogues restés inchangés par rapport au texte d’origine finissent par raconter une autre histoire et dire une autre vérité : ainsi tout ce qui permet de comprendre ce qui fait l’essence des Guépards, leur singularité absolue et donc ce qui meurt effectivement avec le prince et tombe définitivement dans l’oubli avec le vol final de la carcasse empaillée de Bendicò, c’est-à-dire la vaine tentative de Tancredi pour entrer dans le couvent "exclusif" du Saint-Esprit, le monologue du père Pirrone à San Cono sur la différence qui est le signe distinctif des nobles, la mort du prince avec ses réflexions sur le sang de navet et les souvenirs banals, identiques à ceux de ses camarades de lycée, du pauvre Fabrizietto (p.263), ainsi que la dernière partie sur les reliques et la fin de tout, tout cela a disparu.

Le dernier procédé mis en œuvre par Visconti est la dilatation par hypertrophie de certains passages. L’exemple le plus frappant du phénomène et de ses ravages est la scène du bal qui a pris une place totalement disproportionnée dans le film par rapport au roman (un tiers du film, 36 jours de tournage), au prétexte qu’elle doit remplacer la partie où Lampedusa représente la mort du prince et condenser dans une sorte de funèbre bouquet final tous les moments où don Fabrizio a réfléchi sur sa condition de pauvre mortel.

Sinon que, là où le récit présente cette mort comme l’aboutissement d’un parcours spirituel qui tient de l’ascèse, à travers un extraordinaire monologue intérieur en discours indirect libre par quoi Lampedusa traduit la nécessaire solitude de celui qui va, en toute lucidité, au-devant d’une disparition ressentie, certes, comme une perte de fluide vital, mais surtout comme une libération et une récompense pour le juste – parce que « tant qu’il y a de la mort, il y a de l’espoir » –, le film de Visconti veut faire de la mort lourdement suggérée du Guépard la métaphore de la fin de toute une classe. Ce faisant, le metteur en scène lui confère une dimension collective qui correspond aux canons de l’esthétique néoréaliste dans laquelle il se reconnaît encore et une portée politique conforme à ses sympathies marxisantes.

Cela nous vaut aussi l’ajout de discours réactionnaires et liberticides, prêtés en particulier à Tancredi, lequel se voit vertement réprimandé par Concetta qui l’accuse d’avoir trahi ses idéaux ; ou encore l’insistance de la caméra sur les pots de chambres débordants d’excréments – simples ustensiles du quotidien de l’époque, déjà évoqués dans le roman lors de l’arrêt dans l’auberge sur la route de Donnafugata (p. 62), mais exclusivement présents dans le film à la fin du bal où ils viennent apporter, non sans complaisance, une touche repoussante aux images, pourtant déjà largement explicites, des mines défaites des convives et des reliefs défraîchis du banquet au petit matin, au cas où nous n’aurions pas compris le message. 

Venons-en maintenant au clou de la fête : la valse au rythme de laquelle le prince et Angelica évoluent sous les regards admiratifs de la compagnie. Dans le roman, cette danse avec une jeune fille en fleur est, pour le Guépard, un hommage à la vie, une sorte de dernier élan avant que de se résigner à entrer en vieillesse en se dépouillant peu à peu de ses désirs charnels. Dans le film, elle devient une véritable danse macabre qui se substitue à celle dont Tancrède et Angélique sont, vus par les yeux du Prince, les véritables acteurs dans le roman. Quant au léger étourdissement de don Fabrizio, il devient un présage de mort imminente, renforcé à la sortie du bal par le passage du chariot chargé de carcasses de bœufs effectivement présent dans le roman, où il est un nouvel écho de la récurrente Charogne baudelairienne, à quoi Visconti ajoute la scène, déplacée d’avant à après le bal, du viatique porté à un agonisant, dans une maison où des femmes poussent des cris déchirants tandis que le glas sonne et que l’on entend l’écho des exécutions de déserteurs.

Lampedusa aurait certainement pensé que c’était trop de la moitié, lui qui exécrait l’explicite autant que le mélodramatique.

Hélas la force des images est telle que même les lecteurs du livre, s’ils ont été aussi spectateurs du film, en gardent le sentiment que c’est juste après le bal que don Fabrizio meurt alors que dans le roman, en revanche, vingt ans s’écoulent entre le bal et la mort du Prince (1862-1883) Ils en gardent aussi l’idée qu’avec lui sombre toute l’aristocratie sicilienne, alors que le roman de Lampedusa – à l’instar de I Viceré de De Roberto (Les princes de Francalanza, dans la traduction française) – montre au contraire comment nombre de ses représentants ont su se refaire une virginité en épousant la cause libérale, comme Tancrède Angélique, avant de rejoindre la Maison de Piémont-Sardaigne et d’être reconfirmés par elle dans leurs anciens fiefs. 

Le paradoxe, c’est que c’est justement avec Le Guépard et grâce à cette manipulation que Visconti amorce sa conversion à une esthétique qui sera de plus en plus conforme à ce qu’il a voulu faire du roman de Lampedusa : une contemplation de la mort non plus ascétique, à l’enseigne d’un memento mori, mais hantée par la déchéance physique et morale, la décadence, là oui, pour le coup, qu’il représentera de manière de plus en plus obsessionnelle dans La mort à Venise, Ludwig ou Les damnés par exemple.

On le voit dans l’accent mis sur les images funèbres mais aussi dans le scrupule maniaque à rendre le faste – pas vraiment ébréché – du palais Ponteleone.

C’est en jouant sur ces deux visions d’une même contemplation, illuminée par d’intangibles étoiles pour Lampedusa, obsessionnelle pour Visconti, que ce dernier a pu mettre en œuvre sa manipulation la mieux réussie parce que la moins visible du fait de l’identification aussi inévitable que politiquement incorrecte du Comte milanais Visconti au Prince sicilien Salina/Lampedusa ; car là où il s’agit pour Lampedusa d’une récupération de la mémoire et d’une réélaboration du deuil, chez Visconti il s’agit d’une tentative de se réconcilier avec un passé avec lequel son engagement politique l’avait fait rompre, en retrouvant une atmosphère, un milieu et, pourquoi non ?, une classe pour lesquels il n’est apparemment pas sans éprouver lui-même cette nostalgie que l’on a tant reprochée à Lampedusa. 

Ainsi, à travers les enjeux que révèlent les choix de Visconti dans son adaptation cinématographique, nous voyons apparaître les principaux chevaux de bataille de la critique littéraire de l’époque. Du point de vue idéologique, on a un Guépard accusé, ante litteram, de "gattopardisme" par ceux-là même qui sont en train d’inventer ce concept au nom des lendemains qui chantent (léopardiennement appelés dans le roman magnifiche sorti e progressive) ; du point de vue esthétique, on a un Lampedusa accusé de perpétuer des modules stylistiques tels que les descriptions lyrico-bucoliques, les allégories, métaphores et autres idiosyncrasies sépulcrales et décadentes – pour ne rien dire de la forme même du roman historique – que les chantres du réalisme socialiste, fût-il à l’italienne, réprouvent fermement. 

Tout cela en dépit de la multitude de signaux contraires envoyés par l’écrivain, à grand renfort de moqueuse empathie pour son personnage et de distance ironique sur les propos qu’il tient, comme par exemple dans cette parenthèse où le narrateur nous dit qu’il n’était jamais possible de savoir quand don Fabrizio était ironique ou quand il se trompait (p. 134).

Il faut avouer que les lectures erronées du roman ont été largement favorisées, et à dessein, par son auteur qui a multiplié ce qu’on appelle en italien les depistaggi, c’est-à-dire qu’il a brouillé les pistes dans le même temps qu’il organisait un véritable jeu de pistes à l’intention des lecteurs qui constituent son cœur de cible, comme on le dit en langage publicitaire.

Il ne s’agit pas de ceux qui pourraient être flattés de connaître la réponse à des devinettes du type : qui est le petit juif allemand qui a prétendu que « la faute du mauvais état des choses, ici et ailleurs, revient à la féodalité » (p. 193) ? ou lequel, « parmi cette fournée de poètes que la France produit et oublie chaque semaine » a écrit : Seigneur, donnez-moi la force et le courage de regarder mon cœur et mon corps sans dégout (p. 30)? Même si cela pourrait déjà leur fournir un certain nombre d’indices sur les références très cosmopolites de Lampedusa et leur montrer qu’il est tout sauf un péquenot qui ne serait jamais sorti de sa Sicile natale.

Non, il s’agit de ceux qui sont susceptibles de voir que Lampedusa leur fournit, par le biais de citations, directes ou en écho, d’œuvres, de genres, de styles et d’auteurs – de Flaubert à Musil, de Stendhal à Joyce, de De Roberto à Woolf – , l’un des principaux axes métaphorico-thématiques du roman – qui pourrait bien être son sens et sa fonction ultimes – : celui qui permet de voir aussi et surtout dans Le Guépard une sorte de "tombeau littéraire", tout à la fois l’hommage et l’adieu de l’intellectuel féru de l’esprit des Lumières à ce que la culture européenne avait pu produire de plus raffiné face à l’avènement d’une société médiocre et d’une culture de masse devant lesquelles le monde qui fut le sien et celui de sa classe allait disparaître à jamais.

 



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- Auteur : Lise Bossi
- Titre : Un Guépard peut en cacher un autre
- Date de publication : 20-09-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=183
- ISSN 2105-2816