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COLLOQUES


LE LETTRÉ : DÉFINITIONS ET ENJEUX


Introduction



Le Lettré : définitions et enjeux

 

 En décembre 2015, William Marx m’a invité à parler de mon travail dans le séminaire de recherche qu’il animait à l’université Paris Nanterre et qui était dédié, dans la suite de son livre de 2009, aux « mythologies du lettré ». Une discussion vraiment intéressante a suivi la brève présentation de ma thèse consacrée aux carnets d’écrivains ; nous avons interrogé les rapports du lettré à la lecture, mais aussi le rôle que jouent les déterminations sociales et politiques dans le destin des lettrés (je me souviens que l’une des questions abordée était celle de savoir par exemple ce que représente pour un lettré du XXe siècle le fait d’être né de tel ou tel côté du Rideau de Fer, etc.). Le dialogue, nourri par les interventions des étudiants, a révélé certains désaccords, mais surtout une confiance partagée en ce qui concerne la force historique, conceptuelle et analytique de la notion de lettré. C’est pour cela que nous avons souhaité poursuivre ce débat et approfondir, avec d’autres collègues, les questions soulevées par cette notion. C’était l’objectif principal de la journée d’études que nous avons organisée le 26 janvier 2017, à Nanterre, et dont nous publions ici les actes.

 L’intervention de William Marx, « Le lettré comme problème », replace la question du lettré au sein d’une problématique plus générale, celle d’une histoire de l’idée de « littérature », et dans une trajectoire de recherche qui s’emploie à montrer, depuis plusieurs années, que l’approche littéraire doit être replacée dans « une histoire plus vaste et plus longue des usages des textes ». Mélanie Jecker, dans une intervention intitulée « Linéaments de la figure du letrado dans la Castille du XVe siècle » répond précisément à ce défi, en nous rappelant l’histoire du mot « lettré », lequel, à partir de l’époque qu’elle analyse, tend à désigner « une catégorie sociale particulière, formée à l’université » et destinée à « investir les rouages de l’administration monarchique, mais aussi, dans une moindre mesure, les cours nobiliaires » ; elle montre aussi quelques exemples de lettrés infidèles aux textes qu’ils sont censés transmettre puisqu’ils contribuent essentiellement à « l’élaboration d’un discours de légitimation de l’autorité royale ».

 Les communications d’Alexandre de Vitry, de Mathieu Messager et de Florian Mahot interrogent trois aspects essentiels de la figure du lettré : l’individualisme, le rapport au langage et à la grammaire et enfin le rapport à la bibliothèque. Dans « Le lettré 1900 : une figure individualiste ? », Alexandre de Vitry essaie de comprendre, du point de vue de l’histoire littéraire, la notion d’individualisme laquelle recouvre plusieurs acceptions (d’abord, l’individualisme de la Déclaration des droits de l’homme, c’est-à-dire un individualisme « qui contraint toute pensée à admettre comme valeur première la dignité humaine » ; ensuite, l’anarchisme individualiste qui se revendique soit de Proudhon, soit de Nietzsche) et qui permet de reconstruire trois figures lettrées très significatives au tournant du siècle : le lettré dilettante, l’intellectuel et le clerc. Dans « La Grammaire sur le bout de la langue, Pascal Quignard : un lettré à la lettre », Mathieu Messager revient sur un texte publié par le romancier en 2007, dans la revue Critique, un texte qui essaie de comprendre ce qu’est un « littéraire » : celui qui « se donne à lui-même le spectacle de son propre imaginaire, celui d’un être pour qui le tout du langage se vit sous une forme dramatique ». Dans son texte intitulé, « La Bibliothèque de l’exil : portrait de B. Brecht en lettré (chinois) », Florian Mahot Boudias revient sur sa rencontre avec William Marx, sur son parcours intellectuel et la rédaction de sa thèse, mais aussi sur une « lecture primordiale », celle de Brecht, sur un « écrivain lettré » et sur le rapport de ce dernier à la mémoire des livres.

Gisèle Sapiro s’est intéressée aux « catégories éthiques de l’entendement lettré » et plus particulièrement à la notion de « désintéressement » ; sa communication aborde les usages de cette notion au XVIIIe siècle dans les milieux intellectuels, puisque c’est à cette époque que le « désintéressement » commence à pouvoir qualifier le jugement esthétique, et les conséquences de cette notion sur le développement professionnel que connaît la figure de l’écrivain au XIXe siècle. C’est à cette même question de la professionnalisation qu’a essayé de répondre ma propre communication dans la mesure où j’ai voulu, à travers la problématique de la « lecture professionnelle » et par le biais des recherches contemporaines consacrées à la modélisation savante des textes, voir de quelle manière la lecture peut nous aider à analyser d’un point de vue littéraire, historique et épistémologique, la figure du lettré et ses enjeux.

Les deux dernières communications que nous publions ici renvoient, sur un ton beaucoup plus personnel, à la rencontre heureuse et parfois conflictuelle de deux figures essentielles du champ littéraire, celle de l’écrivain et celle du lettré universitaire. Déborah Lévy Bertherat, dans « L’auteur, c’est l’autre ou la question d’Esther », revient sur la publication de son premier roman, sur cette « échappée illicite hors de l’écriture académique », et sur son « statut tout neuf et incertain de romancière ». La table ronde qui clôt la journée se concentre sur le travail universitaire et romanesque de Belinda Cannone et de Christophe Pradeau ; dans un dialogue très ouvert, nous avons évoqué leur « double vie », un possible « sentiment d’imposture », la question de la reconnaissance et de l’engagement, mais aussi le sens de l’expression « œuvrer dans l’incertain ».

Malgré la richesse de ces interventions, nous ne répondons qu’en partie, j’en suis bien conscient, aux défis théoriques soulevés par la notion de lettré ; gageons que les actes de cette journée d’études, « Le lettré : définitions et enjeux », ouvrent le débat et permettent à l’avenir d’autres recherches qui vérifient d’une manière ou d’une autre la force transhistorique et analytique de la figure du lettré.

 

Andrei Minzetanu, Fondation Thiers (CNRS)

 

 



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- Auteur :
- Titre : Introduction
- Date de publication : 22-11-2017
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=192
- ISSN 2105-2816