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COLLOQUES


LE LETTRÉ : DÉFINITIONS ET ENJEUX


L'auteur, c'est l'autre ou la question d'Esther

Déborah Lévy-Bertherat


En 2013, à la parution de mon premier roman, j’ai été invitée à la foire du livre de Brive. Je débutais. On m’a munie, à mon arrivée, d’un badge à me suspendre au cou, où mon nom était suivi de la mention « Auteur ». Une main agrippée au cordon de peur de perdre ce talisman et avec lui ce statut douteux, je me suis avancée dans les allées, cherchant ma place. Sur une longue table, une pile rassurante d’exemplaires de mon livre m’attendait. À côté se trouvait un unique volume broché de ma thèse, publiée chez Klincksieck des années plus tôt et dénichée Dieu sait comment par le libraire brivois. Sa présence m’a parue déplacée. J’ai hésité à le cacher derrière les romans ou à le faire disparaître sous la nappe, et puis j’ai cessé d’y penser.

Je signais peu, mes voisins pas davantage et nous bavardions pour passer le temps. Les visiteurs du salon s’obstinaient à faire la queue devant quelques stands d’écrivains célèbres, toujours les mêmes, dont nous étions secrètement jaloux. Or dans l’après-midi, un homme d’âge moyen, que je serais incapable de décrire sinon par son extrême discrétion, s’est approché de la table, a pointé l’exemplaire de ma thèse et m’a demandé de le lui dédicacer. Persuadée qu’il se méprenait, j’ai tenté de l’en dissuader : ce n’était pas un roman mais un ouvrage critique, c’était aride, académique, sans charme ; est-ce qu’il avait regardé la table des matières ? D’ailleurs, le prix était scandaleusement élevé ; au lieu de l’acheter, il ferait mieux de l’emprunter en bibliothèque, il l’y trouverait facilement. L’homme discret a insisté : il était déjà venu le matin avant mon arrivée, avait repéré le livre, était revenu pour me le faire signer. La littérature romantique le passionnait, surtout Byron. Que faire ? J’ai rédigé quelques mots appliqués sur la page de titre et salué le visiteur, partagée entre le sentiment coupable de l’avoir trompé sur la marchandise et le soulagement de ne plus avoir sous les yeux l’Esther de Chassériau ornant la couverture.

 Je ne l’avais jamais trouvée indécente jusque là, cette Esther à sa toilette, entre ses deux esclaves portant parures et parfums. Ce jour-là elle m’a semblé impudique, moins par sa nudité que par la ressemblance de son corps lisse et pâle avec les allégories mélancoliques de la Sorbonne. On aurait presque dit l’Université en personne, l’alma mater venue me demander des comptes pour ce roman, échappée illicite hors de l’écriture académique. Esther à Brive, c’était la confusion des genres : le rappel incongru, dans un lieu où je quêtais une légitimité à mon statut tout neuf et incertain de romancière, de mon autre métier, le premier, le vrai. L’allégorie me regardait, narquoise, et ses bras relevés dessinaient un point d’interrogation : toi, auteure ?

Par la suite, la disjonction a pris d’autres formes. Malgré mes réticences, l’éditeur avait tenu à faire figurer sur la quatrième de couverture mon pédigrée académique. Des lycéens m’ont avoué qu’ils n’auraient jamais choisi cette lecture si elle ne leur avait pas été imposée pour le bac : l’association des mots « école », « normale » et « supérieure » ne leur disait rien, dans tous les sens du terme. Elle les rebutait même, annonçant un livre savant et difficile. Ils ont admis qu’ils s’étaient trompés : mon roman n’était ni érudit, ni compliqué. D’autres lecteurs m’ont dit que je n’écrivais pas comme une universitaire, et c’est un des plus beaux compliments que j’aie reçus. J’ignore d’ailleurs ce qu’est un roman d’universitaire : plusieurs de mes collègues écrivent des romans qui sont très divers et je n’ai jamais l’impression d’y deviner le palimpseste d’une étude savante entre les lignes d’une fiction (seule l’intrusion du monde universitaire dans un cadre fictionnel m’est insupportable : les intrigues de campus ou de colloques me tombent des mains, comme si cette matière-là était par essence anti-romanesque).

 Quatre ans et deux autres romans plus tard, le reproche d’Esther est toujours vivace. Se dire auteur (pas seulement écrire, mais se concevoir écrivain), c’est oser se parer d’un titre intimidant, parce que durant des années d’études, d’enseignement et de recherche, les auteurs ont été un objet d’investigation, d’admiration, de vénération parfois. L’auteur, c’est l’autre. Comment s’autoriser à franchir la frontière qui sépare les écrivains des lecteurs et des exégètes ? S’autoriser, c’est bien le mot. À vrai dire, s’aventurer de l’autre côté du miroir n’est peut-être pas plus audacieux pour les universitaires que pour tous les amoureux des livres. On pourrait même penser qu’à force d’analyser, de décrypter, de mettre au jour la structure, les sens et les échos cachés des œuvres, on en connaît les secrets de fabrication. La familiarité des grands textes rend-elle plus facile le passage à l’écriture littéraire ? Ce n’est pas sûr. S’être tenu longtemps dans leur ombre peut inhiber, au contraire. Un critique gastronomique saura repérer dans un mets les ingrédients, les proportions, les modes de cuisson, il pourra reconstituer la recette ; deviendra-t-il pour autant cuisinier ?

Bien sûr, la recherche et l’enseignement nourrissent l’écriture littéraire. De manière presque involontaire, les sédiments de plusieurs années de séminaire ont resurgi dans mon premier roman, Les Voyages de Daniel Ascher. Il m’est arrivé de reconnaître, après coup, une image, une phrase empruntée à une œuvre si patiemment étudiée que je l’avais, en quelque sorte, digérée. Parfois l’hommage, conscient et assumé, a pris la forme de citations cachées dans le texte. Mais ces liens, ces hommages, ces réinvestissements ne comblent pas la distance radicale entre deux modes d’écriture, deux appréhensions de la littérature. Le clivage entre l’écriture académique et l’écriture littéraire est plus qu’une frontière, c’est une sorte de no man’s land, ou plutôt un no word’s land. D’un côté une langue normée, simple outil au service du sens ; de l’autre toutes les virtualités du style. D’un côté un genre public, habillé de codes et de formes neutres, anonymes ; de l’autre l’intime, la mise à nu, la première personne – ou la troisième voilant à peine une histoire personnelle, sinon autobiographique. D’un côté les lisières rassurantes des œuvres étudiées et des travaux préexistants ; de l’autre les voies ouvertes de la fiction, les possibles multipliés à l’infini. Forger un personnage, le nommer, lui inventer une vie, envisager pour lui plusieurs morts avant de l’épargner in extremis… la liberté fameuse du romancier se fait d’autant plus vertigineuse – et délicieuse – qu’on l’a longtemps contemplée de l’extérieur. 

En quatre ans, j’ai découvert qu’on peut pourtant s’acclimater dans l’entre-deux, trouver des voies à travers la zone frontalière, ce territoire instable mais fécond. La rencontre de lecteurs d’âges, d’origines et de langues divers a peu à peu offert à mon échappée dans le roman une excuse infiniment plus vivante, plus émouvante, plus incarnée que les bras blancs levés d’Esther. Pourtant, la question lancinante qu’elle me posait sur la table de la foire de Brive ne m’a pas entièrement quittée et ne me quittera peut-être jamais : comment, sérieusement, peut-on se dire auteur, auteure ? Les autres, bien sûr, mais toi ? Sa voix me souffle encore qu’écrire des romans n’est pas une profession, que ce n’est pas sérieux. L’histoire littéraire, l’exégèse, l’enseignement, voilà des occupations solides, respectables, adultes, en somme. L’écriture romanesque, même sur les sujets les plus graves et selon les codes les plus conscients, a quelque chose de gratuit, elle tient du jeu d’enfant : on fabrique des histoires, on forge des mensonges, on fait semblant. Passer de la critique à la création, c’est peut-être justement oser cela, prendre le risque d’abolir un moment la distance de la lecture critique pour assumer la part inavouée de l’enfance, la naïveté fertile, le plaisir primordial de raconter.

 



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- Auteur : Déborah Lévy-Bertherat
- Titre : L'auteur, c'est l'autre ou la question d'Esther
- Date de publication : 22-11-2017
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=193
- ISSN 2105-2816