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COLLOQUES


LE LETTRÉ : DÉFINITIONS ET ENJEUX


La lecture lettrée

Andrei Minzetanu


Ma communication s’intitule « La lecture lettrée ». J’aimerais comprendre, à partir du livre de William Marx, Vie du lettré1, de quelle manière la lecture peut nous aider à analyser, d’un point de vue littéraire, historique et épistémologique, la figure du lettré et ses enjeux, et à proposer une éventuelle définition de cette figure. D’une manière générale, cette réflexion entend contribuer aux recherches consacrées à l’interrogation de la condition savante, comme le font, un peu autrement, et avec d’autres instruments, les travaux de Christophe Charle, de Françoise Waquet, de Bernard Lahire ou d’Antoine Compagnon2.

Dans le préambule de son livre, William Marx fait quelques propositions concernant le lettré et sa lecture lesquelles seront le fil directeur de ma propre réflexion. La première proposition : « Qu’est ce qu’un lettré ? Quelqu’un dont l’existence physique et intellectuelle s’ordonne autour des textes et des livres : vivant parmi eux, vivant d’eux, employant sa propre vie à les faire vivre et, en particulier, à les lire3 » (ce qui me retient ici, c’est cette idée de la vocation ou en tout cas de la vie consacrée à la lecture, et la suggestion du fait que le lettré vit, matériellement parlant, de ses lectures). La deuxième proposition : « ce n’est pas toujours un philosophe, ni même un écrivain : bien qu’il y ait à l’évidence, des lettrés écrivains, tous ne le sont pas, de même que tout écrivain n’est pas obligatoirement un lettré. À tout prendre, un lettré se situe du côté du lecteur plutôt que de l’auteur : il a sacrifié sa vie pour faire entendre la parole d’autrui4 » (ce qui m’intéresse ici, c’est le fait de placer le lettré du côté de la réception, la possibilité d’en faire une figure plus consistante et mieux formalisée, comme l’est celle de l’écrivain ; on a souvent remarqué que les spécialistes des études littéraires n’avaient pas vraiment un nom qui leur soit propre et que, par défaut, on les appelle « littéraires » ; je pense donc qu’une notion comme celle de « lettré » peut remplir ce rôle si on la place dans une constellation de notions qui inclut celle de l’« écrivain », celle du « critique », celle de l’« intellectuel », celle de l’« enseignant » et enfin celle du « chercheur »). La troisième proposition de William Marx concerne plus directement la lecture du lettré (je dis bien du lettré parce que je fais, comme on le verra, une différence entre la lecture du lettré et la lecture lettrée) ; son livre précise que le lettré garantit l’authenticité des sources, la pertinence du contexte original « de manière à serrer de plus près l’intention première5 » du texte : « la lecture lettrée est aussi une interprétation, puisque tout est interprétation ; mais c’est une interprétation où l’interprète s’efface du mieux qu’il peut derrière le texte. Autrement dit, la lecture lettrée se distingue des autres par une dimension éthique particulière : le moi de l’interprète y est haïssable. Qu’il n’y ait pas de vérité ultime d’un texte, la chose est entendue ; mais il est importe de supposer un critérium de vérité, qui rend certaines interprétations plus probables ou plus acceptables que d’autres. Le lettré, du moins, y croit6 » (ce qui m’intéresse ici, c’est l’assimilation de la lecture lettrée à une interprétation, le fait qu’il n’existe que des interprétations, la dimension éthique de la lecture lettrée, le fait qu’il n’existe pas de vérité ultime du texte, mais qu’il doit exister un critère qui doit nous permettre de distinguer et de hiérarchiser la qualité et la pertinence des interprétations, et enfin le fait que le lettré croit à l’existence d’un tel critère).

Ma réflexion porte donc sur ce que l’on pourrait appeler une lecture professionnelle et sur le lettré comme un lecteur professionnel (en postulant ainsi que cette dimension est vraiment une dimension constitutive de tout lettré). Il est difficile de dire d’emblée ce que j’entends par « lecture professionnelle », mais il convient de préciser que la lecture professionnelle correspond, pour le dire très vite, à une lecture méthodique, rigoureuse, experte. Je vais procéder en deux temps : 1. je vais essayer de pluraliser le portrait de la lecture lettrée que propose le livre Vie du lettré ; on pourrait avoir l’impression en lisant les trois propositions susmentionnées qu’il existe une définition consensuelle de ce qu’est une lecture lettrée, que le critère de la bonne interprétation mentionné dans la troisième proposition existe vraiment ; j’essaierai au contraire de décrire la lecture lettrée comme un espace de tensions très fortes, comme un espace de luttes dont l’enjeu est, au-delà de ce que la sociologie de Bourdieu a appelé le capital, la légitimité, la reconnaissance ou la domination, tout simplement le consensus sur ce critère qui permettrait de valider nos interprétations. 2. j’essaierai aussi de décrire, dans la mesure du possible, la lecture professionnelle à la lumière des recherches contemporaines consacrées à la modélisation savante des textes.

 

  1. LA LECTURE LETTRÉE : UN ESPACE DE LUTTES

 Essayons donc de pluraliser en quelque sorte le portrait de la lecture que propose le livre Vie du lettré. Si on tente de définir la lecture lettrée comme une lecture professionnelle, on se rend compte que la lecture philologique, historienne ou positiviste qu’esquisse le préambule du livre de William Marx ne correspond qu’à une certaine vision de ce qu’on peut appeler une lecture professionnelle. Pour le montrer, je mentionnerai brièvement quatre querelles du XXe siècle portant sur la lecture ; je ne reviendrai pas sur les contextes et les détails de ces polémiques parce qu’elles sont très connues ; je les reprends ici uniquement pour essayer de comprendre ce que peut vouloir dire une lecture lettrée ou bien une lecture professionnelle.

La première querelle a lieu dans la Revue du Mois en avril 1911, sous la rubrique « Note et discussions ». Elle comprend deux articles : le premier de Charles Salomon, « La méthode en histoire littéraire »  (Salomon est professeur de première et enseigne au lycée Condorcet), le second article de Gustave Lanson, « Réponse aux réflexions de M. Charles Salomon ». La querelle porte sur deux questions (la destination de l’œuvre et le savoir du lecteur d’une part ; et la formation des professeurs du secondaire de l’autre). Le premier article de Salomon est à son tour une sorte de réponse à un article célèbre de Lanson qui expose sa méthode historique et qui s’en prend ainsi à l’impressionnisme :

La critique impressionniste est inattaquable et légitime, quand elle se tient dans les limites de sa définition. Le mal est qu’elle ne s’y tient jamais. L’homme qui décrit ce qui se passe en lui quand il lit un livre, sans rien affirmer de plus que ses réactions intérieures, fournit à l’histoire littéraire un témoignage précieux comme nous n’en aurons jamais trop. […] Comme il est rarement pur, l’impressionnisme est rarement absent : il se déguise en histoire et en logiques impersonnelles : il inspire les systèmes qui dépassent ou déforment la connaissance7.

La réponse de Salomon commence ainsi :

La querelle à propos de la « méthode scientifique » en littérature, ou mieux, suivant le mot de M. Lanson, de la « méthode de l’histoire littéraire », s’est documentée singulièrement, avec tendance à se préciser, dans ces derniers temps8.

Ce qui pose problème à Salomon c’est premièrement le fait que Lanson veut comprendre comment l’œuvre est faite à travers la recherche des sources et deuxièmement la manière dont il envisage l’enseignement secondaire. La réponse de Lanson sera très violente ; il rappelle à son collègue qu’il n’est pas docteur, qu’il n’a jamais fait de recherche, qu’il n’a rien publié, etc. C’est intéressant d’observer que le mot « lettré » apparaît souvent dans le discours de Lanson avec une certaine ironie : « Tous les lettrés savent que les qualificatifs font souvent connaître plutôt le sujet qui qualifie que l’objet qualifié9 », ou encore : « or, voyez également comment ce digne lettré écrit… ». Tout au long de l’article, et c’est pour cela qu’il m’intéresse, Lanson laisse entendre que Salomon ne sait pas lire professionnellement et que par conséquent il n’est pas un lettré. Il affirme plus exactement ceci :

Le premier homme qui, écoutant ou lisant le poème, a voulu savoir le nom de l’auteur, celui-là écartait la littérature de sa fonction naturelle : dans sa question étant en germe toutes les analyses de la critique et de l’histoire littéraire. Il faisait le premier geste professionnel. Ce qui est artificiel, c’est le professionnel. Toute critique professionnelle, aussi bien que l’histoire littéraire, détourne l’œuvre de sa fin véritable, qui n’est pas, j’en conviens, d’être disséquée. Et l’analyse de goût est aussi une dissection. […]

Je l’estime [sa méthode] saine, parce qu’elle habitue l’esprit à se proposer toujours l’acquisition d’une vérité – provisoire, relative ou fragmentaire – mais d’une vérité pour but de son activité10.

Cette première dispute, laquelle ne fait que reprendre des éléments que nous retrouvons déjà dans des textes qui opposent Brunetière et Anatole France par exemple, pose quelques éléments qui deviendront tout au long du siècle des passages obligés de la réflexion critique consacrée à la lecture : est-ce qu’une lecture « scientifique », comme le dit Salomon, des textes littéraires est-elle possible ? Et si c’est le cas, est-elle souhaitable ? Une telle démarche fait-elle ressortir une certaine vérité ?

La deuxième querelle est mieux connue : c’est celle qui oppose, en 1965, Barthes à Picard. Le rôle de Picard, lorsqu’il publie Nouvelle critique ou nouvelle imposture, ressemble à celui de Lanson ; ce qui le gêne avant tout dans le texte que Barthes a consacré à Racine, c’est l’impressionnisme :

Toutefois, s’il écrit sur Racine et s’il publie ce qu’il écrit, c’est qu’il juge que sa subjectivité est universalisable et qu’il croit à la valeur de ce qu’il apporte ; communiquer c’est déjà objectiver ; il n’est de subjectif que l’exprimable11.

Picard est perturbé par ce qu’il appelle une « critique métaphorique » qui méconnaît les règles élémentaires de la pensée scientifique, « la partie est donnée pour le tout, le plusieurs pour l’universel, l’hypothétique pour le catégorique, l’accident pour une loi12 ». Là encore la question de l’objectivité et de la subjectivité et en définitive de la vérité va surgir :

Il [Barthes] a raison en ceci qu’on ne saurait même concevoir ce que pourrait être la vérité totale, absolue, définitive de Racine, mais il a tort en ceci qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. Non, on ne peut pas dire n’importe quoi. […]

La démarche critique de M. Barthes participe donc de deux attitudes bien connues, mais qui semblaient incompatibles, l’attitude impressionniste et l’attitude dogmatique13.

Pour Picard, en somme, la critique de Barthes est dangereuse et délirante. La réponse de Barthes est célèbre ; le début a un ton très marxiste ou bourdieusien : « tant que la critique a eu pour fonction traditionnelle de juger, elle ne pouvait être que conformiste, c’est-à-dire conforme aux intérêts des juges14 », ou encore : « ce que l’on reproche aujourd’hui à la nouvelle critique, ce n’est pas tant d’être “nouvelle”, c’est d’être pleinement une “critique”, c’est de redistribuer les rôles de l’auteur et du commentateur et d’attenter par là à l’ordre des langages15 » ; par la suite, Barthes déconstruit les notions d’« objectivité », de « goût » et de « clarté », les bases essentielles de la critique défendue par Picard. Dans sa réponse, Barthes introduit un élément qui aura, lui aussi, une très grande fortune critique, à savoir le motif du dialogue de sourds : « Reprocheriez-vous à un Chinois (puisque la nouvelle critique vous paraît une langue étrange) de faire des fautes de français lorsqu’il parle chinois ?16 ». La crise du commentaire ouvre, pour Barthes, la possibilité d’une science de la littérature selon un modèle linguistique, et cela le conduit à défendre ce que Picard appelle une critique subjective :

On entend ordinairement par critique « subjective » un discours laissé à l’entière discrétion d’un sujet, qui ne tient aucun compte de l’objet, et que l’on suppose (pour mieux l’accabler) réduit à l’expression anarchique et bavarde de sentiments individuels. À quoi l’on pourrait déjà répondre qu’une subjectivité systématisée, c’est-à-dire cultivée (relevant de la culture), soumise à des contraintes immenses, issues elles-mêmes des symboles de l’œuvre, a plus de chance, peut-être, d’approcher l’objet littéraire, qu’une objectivité inculte, aveugle sur elle-même et s’abritant derrière la lettre comme derrière une nature17.

La réponse de Barthes ne prend en compte aucune des objections de détail de Picard et préfère répondre à travers l’argument de ce que Bourdieu appelait « l’objectif du subjectif » ; retenons cependant cette expression intéressante et mystérieuse, celle d’une « subjectivité systématisée ».

La troisième querelle est celle, très connue aussi, entre Umberto Eco et Richard Rorty (1990). Eco, on le sait, distingue l’« interprétation » et l’« utilisation » des textes18. Pour lui, une interprétation est envisagée sous le modèle d’une enquête : il y au départ des indices et un soupçon qui conduisent à une première hypothèse qu’il faudra tester ; ce qui est ainsi donné n’est considéré comme le signe d’autre chose que sous trois conditions : 1. qu’il ne puisse recevoir une explication plus économique ; 2. qu’il renvoie à une seule cause et non à un nombre indéterminé de causes dissemblables ; 3. et qu’il s’accorde avec ce qui est donné par ailleurs. Eco affirme aussi que l’interprétation construit le texte et qu’elle se valide « à partir de ce qu’elle façonne comme son résultat19 ». Afin de valider son interprétation, le lettré devra postuler que le texte est un tout cohérent, que la lecture est une transaction difficile entre la compétence du lecteur et le genre de compétence que le texte postule afin qu’il soit lu de façon économique : « Je conteste la déclaration de Valéry selon laquelle il n’y a pas de vrai sens d’un texte, mais j’accepte l’idée selon laquelle un texte peut avoir de nombreux sens. Je refuse d’admettre qu’un texte peut avoir n’importe quel sens20 ». Rorty lui répondra qu’il se méfie et de l’idée structuraliste selon laquelle il est essentiel à la critique littéraire de mieux connaître les « mécanismes textuels » et de l’idée poststructuraliste au terme de laquelle le fait de découvrir la présence des hiérarchies métaphysiques représente quelque chose d’essentiel. Ni l’une ni l’autre de ces méthodes, dit Rorty, ne nous rapprochent réellement de l’enjeu du texte. « Aucun échantillon de connaissance ne nous dit rien sur la nature des textes ou la nature de la lecture. Car ni les textes ni la lecture ne possèdent une nature21 ». Rorty conteste bien évidemment l’opposition entre « usage » et « interprétation » et propose à la place une distinction entre « lecture méthodique » et « lecture inspirée »22.

La quatrième querelle que je souhaiterais rappeler est celle qui a lieu entre Stanley Fish et Yves Citton, au moment de la traduction française du livre du chercheur américain, Is There a Text in this Class (2007). Cette querelle commence par la préface française du livre de Fish, Quand lire c’est faire, l’autorité des communautés interprétatives (1980). Le ton est d’emblée celui de l’accusation : « Fish nous trompe donc lorsqu’il prétend que ce n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention, mais que c’est au contraire le fait de prêter un certain type d’attention que conduit l’émergence de qualités poétiques23 ». Y. Citton sait que si on accepte le fait que le lecteur fait le texte, alors il n’existera plus d’interprétation vraie ou fausse et que toutes les dérives relativistes sont possibles ; cela le conduit également à nier le fait que laisse entendre le critique américain, à savoir que toute connaissance est par essence projective. Y. Citton reconnaît un certain talent à Fish, celui de l’« affabulation théorique24 », et reconnaît également les mérites épistémologiques de la notion de « communauté interprétative » proposée dans le livre qu’il préface. Pour Fish, il faut noter qu’il existe deux modèles de l’activité critique : celui de la démonstration (cela correspond au New Criticism, c’est un modèle qui dérive des procédures de la logique et de l’investigation scientifique) et celui de la persuasion (le sien). Dans son modèle, une partie des critiques essaie de modifier les croyances d’une autre partie, de sorte que la preuve invoquée par la première partie soit vue comme une preuve par la seconde ; ici, les faits qu’on invoque ne sont disponibles que parce qu’une interprétation a déjà été présupposée ; dans le premier modèle, l’ego doit être purgé de ses préjugés de façon à voir clairement le texte, dans l’autre modèle la perception est nécessairement déterminée par des préjugés et la question est alors de savoir à partir duquel des différents points de vue également intéressés le texte sera constitué. Je ne reviens pas ici sur les leçons épistémologiques que retient Fish de la fable expérimentale du poème écrit au tableau et interprété par ses élèves comme un poème du XVIIe siècle, mais je retiens l’idée d’une « communauté interprétative » qui lui permet de résoudre la question de l’objectivité et de la subjectivité critiques :

Prétendre, par conséquent, que les lecteurs font les textes, ce n’est pas annoncer le triomphe de la subjectivité ; c’est annoncer la mort de la subjectivité, mais aussi la mort de l’objectivité. Lorsque le texte autonome s’effondre devant la suprématie (pour ne pas dire l’hégémonie) de la communauté interprétative, le lecteur autonome s’effondre aussi25.

S. Fish affirme que cette idée de « communauté interprétative » lui permet justement de trouver le critère que mentionnait le préambule du livre de William Marx, celui qui nous permette de dire si une lecture est juste ou non ; cette notion lui permet de dépasser la dichotomie objet/sujet et d’expliquer ainsi l’accord et le désaccord de certains lecteurs au sujet d’une certaine interprétation. Pour lui, cette notion est un synonyme de « paradigme », de « dimension d’évaluation » ou de « textualité » : « la communauté interprétative est l’espace à l’intérieur duquel l’effort pour spécifier l’intention [de l’auteur] procède26 ». Notons simplement que ces quatre querelles qui traversent le XXe siècle (1911, 1965, 1990, 2007) renvoient finalement à deux visions de la lecture lettrée ou à deux paradigmes essentiels : le premier (G. Lanson, R. Picard, U. Eco, Y. Citton) se revendique comme un paradigme « objectif » ou « scientifique » alors que le second (Ch. Salomon, R. Barthes, R. Rorty, S. Fish) se revendique comme un paradigme plus « subjectif » ou « impressionniste » (selon le terme qu’utilisent ses adversaires). Le paradigme « scientifique » repose sur quatre idées essentielles :

  1. les résultats obtenus à travers l’introspection ne sont pas généralisables et ne sauraient être utilisés comme preuves dans une théorie de la lecture.

  2. le lecteur n’est pas autorisé à dire n’importe quoi.

  3. un texte ne saurait avoir n’importe quel sens.

  4. l’idée selon laquelle c’est le lecteur qui « fait » le texte et celle qui dit qu’un certain type d’attention fait naître un certain type de qualités poétiques sont toutes les deux fausses.

Le paradigme « subjectif » repose, lui, sur quatre idées très différentes :

  1. la lecture dite « scientifique » risque d’occulter le plaisir de la lecture et, par là même, de perturber la transmission scolaire de la littérature.

  2. la critique « subjective » ne saurait être confondue avec une critique anarchique puisqu’il s’agit d’une « subjectivité » contrôlée et systématisée.

  3. les textes littéraires et la lecture n’ont pas de « nature » propre.

  4. le lecteur « fait », au sens fort du terme, le texte.

Malgré ces différences considérables, la reconstruction attentive de ces querelles montre qu’un dialogue est possible (et souhaitable) entre ces deux paradigmes. Ce dialogue peut s’établir soit à partir de l’idée d’une « communauté interprétative » capable de réguler et de valider les bonnes interprétations des textes, soit à partir d’un partage des tâches (Lanson et Picard reconnaissent par exemple l’intérêt de la critique impressionniste si celle-ci accepte de ne pas devenir hégémonique), soit (et la plupart des auteurs en conviennent) à travers l’acceptation de deux fonctionnements différents de la critique : Eco évoque l’« utilisation » et l’« interprétation » des textes, Rorty accepte de parler d’une « lecture méthodique » et d’une « lecture inspirée » et Fish parle, on l’a vu, d’un « modèle de la démonstration » et d’ « un modèle de la persuasion ». Nous pouvons donc dire, pour conclure, qu’il ne faut pas essayer d’absolutiser la frontière qui sépare ces deux types de lectures, et qu’on peut accepter de travailler dans un rapport dialectique qui inclut la liberté et la contrainte, une dialectique complexe, comme le dit Michel Charles, entre le « construit » et le « donné ».   

 

  1. DESCRIPTION DE LA LECTURE LETTRÉE

Il serait sans doute décevant d’en rester là. Jusqu’à présent, j’ai juste essayé, à travers ce parcours historique, de montrer que la lecture professionnelle ne correspond pas seulement à cette lecture historique ou philologique dont parle le livre de William Marx et que celle-ci est partagée, au sein même de la communauté de lecteurs professionnels, entre les défenseurs d’une lecture « scientifique » ou objective et les défenseurs d’une lecture plus relativiste, plus « impressionniste ». Cette tension entre ces deux types de lecture fait intégralement partie de la lecture lettrée et la thèse selon laquelle Richard Rorty, Stanley Fish ou Roland Barthes ne seraient pas des lettrés à cause de la lecture qu’ils pratiquent me parait difficilement défendable. Mais cette tension, constitutive de la lecture lettrée, ou en tout cas essentielle dans sa construction historique et dans sa représentation sociologique, ne doit pas nous pousser vers un relativisme excessif. Il faut en tenir compte, tout en essayant d’objectiver le plus possible les modèles de la lecture lettrée, comme nous y encouragent par exemple les recherches de Roger Chartier (lesquelles traitent de la « pratique » de la lecture, et le changement de perspective est important) et la sociologie culturelle de Bourdieu (grâce à laquelle on a mieux compris ce qu’il fallait faire pour objectiver son comportement de lecteur, pour lutter contre toute sorte de biais sociaux et scolastiques, etc.). Une autre recherche, la plus systématique, et, à mon sens, la plus convaincante, qui a apporté une contribution très importante dans la résolution de cette tension, est la « rhétorique spéculative » de Michel Charles. M. Charles reconnaît trois grands types de lectures professionnelles : la poétique, l’histoire littéraire, et une série d’approches qui sont délibérément herméneutiques (thématiques, psychanalytiques, etc.). Sa conviction : « on peut dire quelque chose à propos des textes sans que cela soit juste une prolongation de leur effet sur nous27» (sur ce point, il s’oppose à Pierre Bayard qui, dans son livre sur Hamlet et le dialogue de sourds, reprend en fait cette idée proustienne qui pose que chaque lecteur est le lecteur de soi-même). Ses recherches ont mieux éclairé la différence qui existe entre la lecture courante et la lecture lettrée (la première répond à la question « Avez-vous lu ? » alors que la seconde répond à une question différente « Avez-vous bien lu ? » ; la lecture courante est aujourd’hui individuelle alors que la lecture lettrée est fortement socialisée, l’attention dans la lecture courante est variable et constante dans la lecture professionnelle, etc.28). Néanmoins, Charles précise qu’il ne faut pas choisir entre deux manichéismes : « rigueur de la critique lettrée contre le laxisme de la lecture ordinaire, sclérose de la critique universitaire et vitalité de la critique journalistique29 » ; il faut simplement admettre le fait que l’efficacité de ces deux critiques ne se mesure pas sur le même plan : « ces pratiques n’ont effectivement pas le même objet, elles ne se donnent pas les mêmes justifications, elles n’écrivent pas le même discours. Il n’y a donc pas lieu de les juger l’une par rapport à l’autre30 ». Il faut admettre en somme le fait qu’il existe une opposition considérable entre la lecture courante et la lecture professionnelle, mais que la première pousse toujours l’analyste à relativiser les modèles de la seconde31. Afin de décrire d’une manière plus concrète la lecture lettrée, la rhétorique de Michel Charles retient trois traits essentiels : l’autonomie (le discours rhétorique indique qu’il est substituable au discours qu’il écrit, au discours objet), la transparence (il s’agit d’un discours qui travaille avec des concepts) et la systématicité (le discours rhétorique totalise le donné, l’organise, le ferme ; il est clair que cette opération n’est possible que parce que le discours rhétorique construit son objet32). Charles souligne également la nécessité de la réflexivité : « Oui, il est une activité critique qui demande un apprentissage et ressemble assez à un métier, où l’exercice du goût ne suffit pas. Toute critique professionnelle ne met pas la réflexion théorique au cœur de son activité (c’est d’ailleurs regrettable), mais toute activité théorique s’inscrit inévitablement dans un professionnalisme33 ». Mais la proposition qui, à mon sens, fait toute la force de cette théorie repose sur ces deux hypothèses :

1. Plutôt que de supposer qu’un texte est susceptible de plusieurs interprétations, on supposera que le texte réel est un agencement ou une combinaisons de textes virtuels ; par conséquent, l’interprétation est alors la sélection et l’actualisation d’un de ces textes (cela nous permet de sortir de la thèse du livre de William Marx qui admet trop vite que « tout est interprétation »).

2. Ce qui permet de rendre compte d’un élément textuel quelconque est sa mise en contexte (la mémoire du contexte de l’œuvre, la mémoire du lecteur, la somme des expériences du lecteur ; ces mémoires fonctionnent ici comme des filtres34).

Ces deux hypothèses nous permettent de dire que la lecture lettrée est (et doit être) une modélisation rationnelle du texte « réel ». Dans la théorie de Charles, cette modélisation s’appelle l’« analogue rationnel » :

L’analogue rationnel ressemble à un modèle, est une sorte de modèle vu sous un angle particulier. Il est […] un objet construit, produit, écrit par l’analyste. […] De fait, le texte est un objet trop dense, trop complexe, les dynamiques dont j’ai esquissé la description sont, par définition, trop fuyantes, les jeux d’équilibres et de déséquilibres trop instables pour qu’on puisse envisager de les manier en l’état […]. Il convient donc d’en venir à l’idée d’un modèle, en effet, simplifié et comme « réduit », mais qui garderait ou, mieux, mettrait en évidence le régime de lecture particulier auquel le texte ou tel ensemble de textes nous astreint. L’analogue est tel en tant qu’il doit être capable de subir lui-même, comme le texte, un certain nombre d’opérations. Rationnel : il l’est doublement : en tant qu’il est construit au terme d’une démarche rationnelle, et en tant qu’il est un objet destiné à circuler dans un espace de communication, d’échange et de débat. Il s’agit de transposer une difficulté complexe, liée non seulement à un fonctionnement textuel particulier, mais aussi aux variations d’une lecture, en une autre, plus simple, susceptible sinon d’être résolue, du moins de se voir proposer des solutions dont l’efficacité et la pertinence seraient évaluables, comparables, mesurables35.

Les recherches de M. Charles nous permettent, me semble-t-il, de dépasser les débats en grande partie stériles entre les deux paradigmes de la lecture, le paradigme « scientifique » et le paradigme « subjectif » ; elles nous permettent de sauvegarder cette tension essentielle que traverse toute lecture professionnelle, en rajoutant que celle-ci doit reposer sur une modélisation qui soit autonome, transparente, systématique et réflexive. Avant de conclure, je crois qu’il est utile de rajouter une dernière précision, que j’emprunte à Christine Noille. La lecture lettrée est par définition une relecture :

Parler de dispositif métatextuel, c’est donc convoquer l’ensemble formé par le texte et le métatexte pour y voir à l’œuvre une relecture. C’est envisager le métatexte comme processus de réorganisation du matériau textuel par sa relecture […]. C’est ramener la production métatextuelle à une pratique d’intervention dans la lecture d’un texte sans toucher à la lettre du texte. […] C’est reconnaître dans les textes critiques – les métatextes – une efficience sur la textualité qui cependant respecte la hiérarchie texte primaire, texte secondaire et ne passe pas par des processus de récriture textuelle. […].

Ou pour le dire simplement, il existe une communauté épistémologiquement pertinente de relecteurs, ceux dont la relecture est une introduction à l’étude des textes. Avec, comme horizon du désir de travailler – un peu méthodiquement – sur la textualité36.

***

Pour conclure, je me permets de faire une petite suggestion qui pourrait clarifier encore davantage la différence entre la lecture courante et la lecture lettrée et la différence entre les deux paradigmes de cette dernière. Si l’on veut éviter que cette tension essentielle perturbe considérablement, comme j’ai essayé de le montrer ici, nos débats portant sur l’objectivité et la subjectivité des modélisations, il convient d’accepter une séparation des tâches de la lecture lettrée : ses tâches premières impliquent alors une description et une explication des textes littéraires, et ses tâches secondes, plus militantes en quelque sorte, renvoient à des lectures plus actualisantes, selon le terme proposé par Y. Citton, à des lectures existentiellement très importantes :

L’interprétation littéraire actualisante est une procédure de fidélité qui n’a pas pour objet premier le donné du texte, mais l’événement (indécidable) que constitue l’œuvre aux yeux de l’intervenant-interprète ; ce n’est qu’au cours de l’enquête lancée par cette procédure de vérité que peut apparaître « le texte » (conçu comme la disposition la plus convaincante des traces laissées par l’événement), sur lequel les pratiques de fidélité s’appuieront pour que sa vérité force les savoirs existants37.

 

 

Bibliographie

 

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Charles, Michel, L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1985.

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Marx, William, Vie du lettré, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2009.

Minzetanu, Andrei, Carnets de lecture, Généalogie d’une pratique littéraire, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2016.

Picard, Raymond, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1965.

Salomon, Charles, Lanson, Gustave, « Amateurs, savants et professeurs. Textes présentés par Michel Charles », Poétique, nº 999, novembre 1993, p. 493-508

 

 

1 William Marx, Vie du lettré, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2009.

2 Voir par exemple : Christophe Charle, Les Élites de la République : 1880-1900, Paris, Fayard, 1987 ; Naissance des intellectuels : 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ; La République des universitaires : 1870-1940, Paris, Seuil, 1994 ; Françoise Waquet, Les Enfants de Socrate : filiation intellectuelle et transmission du savoir, XVIIe-XXIe siècles, Paris, Albin Michel, 2008 ; L’Ordre matériel du savoir, XVIIe-XXIe, Paris, CNRS éditions, 2015 ; Bernard Lahire, La Condition des écrivains : la double vie des écrivains, avec la collaboration de Géraldine Bois, Paris, La Découverte, 2006 ; Franz Kafka : éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, 2010 ; Antoine Compagnon, Connaissez-vous Brunetière ?: enquête sur une antidreyfusard et ses amis, Paris, Seuil, 1997 ; Le Cas Bernard Faÿ : du Collège de France à l’indignité nationale, Paris, Gallimard, 2009.

3 William Marx, Vie du lettré, op. cit. p. 11.

4 Ibid. p. 11.

5 Ibid. p. 12, 13.

6 Ibid. p. 13.

7 Charles Salomon, Gustave Lanson, « Amateurs, savants et professeurs. Textes présentés par Michel Charles », Poétique, nº 999, novembre 1993, p. 493-508. La citation de Lanson se trouve à la p. 494. Toutes mes remarques concernant cette polémique proviennent de la présentation proposée par Michel Charles.

8 Charles Salomon, « La méthode en histoire littéraire », art. cit. p. 499.

9 Gustave Lanson, « Réponse aux réflexions de M. Ch. Salomon », Poétique, nº 999, novembre 1993, p. 505-508. Cette citation et la suivante se trouvent à la p. 505.

10 Ibid. p. 506.

11 Raymond Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1965, p. 13.

12 Ibid. p. 58.

13 Ibid. p. 66 et 75.

14 Roland Barthes, Critique et Vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 14.

15 Ibid. p. 14.

16 Ibid. p. 44. Sur ce motif, voir le livre de Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, Le Dialogue de Sourds, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », [2002], 2014.

17 Ibid. p. 75.

18 Umberto Eco, Lector in Fabula ou La Coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. fr. par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 76. « Utiliser » un texte c’est l’utiliser comme « texte de jouissance », selon la formule de Barthes, et l’« interpréter », c’est le situer dans une « dialectique entre la stratégie de l’auteur et la réponse du Lecteur-Modèle ».

19 Umberto Eco, « La surinterprétation des textes », dans Stefan Collini (dir.), Interprétation et surinterprétation, trad. fr. par Jean-Pierre Cometti, Paris, PUF, 1992, p. 41-60. La citation se trouve à la p. 55.

20 Umberto Eco, « Réponse », dans Stefan Collini (dir.), Interprétation et surinterprétation, op. cit., p. 129-140. La citation se trouve à la p. 130-131.

21 Richard Rorty, « Le parcours du pragmatiste », dans Stefan Collini (dir.), Interprétation et surinterprétation, op cit. p. 81-99. La citation se trouve à la p. 96.

22 Ibid. p. 97-98.

23 Yves Citton, « Puissance des communautés interprétatives », dans Stanley Fish, Quand lire c’est faire, L’Autorité des communautés interprétatives, trad. fr. par Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies Ordinaires, coll. « Penser/Croiser », [1980], 2007, p. 7.

24 Ibid. p. 13.

25 Stanley Fish, Quand lire c’est faire, op. cit. p. 129, 130.

26 Ibid. p. 136.

27 Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1995, p. 20.

28 Michel Charles, L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1985, p. 107 et sqq.

29 Ibid. p. 42.

30 Ibid. p. 42.

31 Je ne développe pas ici ce point important, mais pour plus de détails sur ce rapport dialectique entre la lecture courante et la lecture lettrée, voir chez Michel Charles la notion de « dysfonctionnement » : Introduction à l’étude des textes, op. cit. p. 130 et sqq.

32 Michel Charles, L’Arbre et la Source, op. cit. p. 54, 55.

33 Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, op. cit. p. 7, 8.

34 Michel Charles, « Le sens du détail », Poétique, nº 116, novembre 1998, p. 387-424.

35 Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, op. cit. p. 211-212.

36 Christine Noille, « La Forme du texte. Rhétorique et/ou interprétation », Fabula-LHT, nº 14, « Pourquoi l’interprétation », février 2015, disponible en ligne.

37 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 293.



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- Auteur : Andrei Minzetanu
- Titre : La lecture lettrée
- Date de publication : 22-11-2017
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=196
- ISSN 2105-2816