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TRAFICS D’INFLUENCES : NOUVELLES APPROCHES D’UNE QUESTION COMPARATISTE


L’influence à l’épreuve de recueils de poètes-traducteurs : Versos e versões, Raimundo Correia (1887) et Ocios crueles de Rosendo Villalobos (1911)

Cécile Serrurier


Université Bordeaux Montaigne
Centre de recherches Telem

 

Résumé 

Dans le but de revenir sur la pertinence du paradigme traditionnel de l’influence dans le champ de la littérature comparée, ce texte se propose d’examiner les pratiques et trajectoires de deux poètes-traducteurs bolivien et brésilien, Rosendo Villalobos et Raimundo Correia. Ces poètes-traducteurs peuvent apparaître doublement sous influence : sous influence des poètes qu’ils ont traduits, sous influence de la culture dominante à cette époque. Cependant, l’examen de leurs recueils de poèmes et traductions, Ocios crueles (1911) et Versos e versões (1887) montre que la notion d’influence est insuffisante pour décrire le processus de création poétique ainsi que l’interprétation de certains textes qui doivent être lus dans leur nouveau contexte, celui du recueil.

Abstract 

In order to reevaluate the traditional paradigm of influence in the field of comparative research, this article will examine the practice and trajectory of two bolivian and brazilian poets-translators, Rosendo Villalobos and Raimundo Correia. Poets-translators in young literary systems may appear doubly influenced : by the authors they translated, by the dominant culture at this time. Yet, the analyse of their collections of poems and translations, Ocios crueles (1911) and Versos e versões (1887), will show that the notion of influence is not only unable to describe precisely the process of poetic creation but also to interpret some texts, that have to be replaced in their own new context : the book.

 

Le paradigme de l’influence ne peut plus offrir de cadre d’analyse pertinent ou suffisant au chercheur en littérature comparée1. Pour que cette affirmation, qui semble aller de soi, ne demeure pas une évidence reconduite de manière impensée, nous nous proposons de l’illustrer en remettant la notion d’influence à l’épreuve de textes et de trajectoires qui semblent pourtant, à première vue, se prêter (trop ?) facilement à son utilisation. Nous évoquerons ainsi deux poètes-traducteurs bolivien et brésilien, Rosendo Villalobos (1859-1940) et Raimundo Correia (1859-1911), dont les recueils ont été publiés au tournant du XXe siècle, en nous concentrant plus particulièrement sur Ocios crueles (Paris, 1911) et Versos et versões (Rio de Janeiro, 1887).

L’œuvre de tout poète-traducteur, se construisant de manière manifeste au carrefour de plusieurs voix, peut en effet inviter le lecteur à s’interroger spécifiquement sur l’influence des auteurs traduits dans les poèmes propres, pour tenter de définir leur importance dans la fabrique d’une voix personnelle. Les recueils de Rosendo Villalobos et Raimundo Correia permettent de l’envisager, étant tous deux constitués de poésies propres et de traductions : Ocios crueles compte 56 traductions de 27 auteurs différents, Versos e versões 28 traductions de 18 auteurs. Par ailleurs, le contexte culturel de ces poètes pose également la question, plus politique que poétique, d’éventuelles influences étrangères. En effet, le Brésil et la Bolivie, indépendants politiquement depuis 1822 et 1825, possèdent des systèmes littéraires alors jeunes, en formation, où la littérature traduite possède un rôle fondamental2, soulevant alors le problème de la place de l’étranger dans la construction du national.

En revenant sur les pratiques textuelles et éditoriales de ces deux poètes-traducteurs, nous aimerions montrer que le paradigme de l’influence, linéaire et unilatéral3, ne parvient pas à souligner de manière suffisamment précise les phénomènes de réappropriation créatrice qui sont à l’œuvre, à la fois dans la traduction d’un texte étranger, entraînant une recontextualisation, mais aussi dans sa nouvelle mise en recueil, entraînant une recotextualisation. Cette influence semble ainsi parfois trop diffuse, incertaine, voire absente ; nous préférons à l’exclusive recherche d’influence d’auteurs traduits chez le traducteur (principe de lecture transcendant), l’attention redoublée aux effets d’échos créés au sein de ces recueils (principe de lecture immanente), afin de réinscrire les textes – propres et traduits – dans de nouvelles séries permettant de les lire autrement.

Deux poètes-traducteurs au croisement de voix multiples : éléments de contextualisation

Rosendo Villalobos et Raimundo Correia appartiennent à une génération d’hommes de lettres latinoaméricains qui ont eu un intérêt prononcé pour les littératures étrangères, se manifestant notamment par une forte pratique de la traduction. Si l’on observe le nombre de traductions réalisées en Amérique Latine au XIXe siècle, la littérature française semble se distinguer de manière nette. Sa réception provoque un certain nombre de polémiques autour du thème du gallicisme mental ou de l’afrancesamiento4, et s’explique aussi bien par le dynamisme propre de la poésie française que par l’attrait singulier que ressentent ces jeunes nations pour un pays latin capable de proposer un modèle autre que celui des anciens empires5. Pourtant, il ne faut pas réduire la circulation de textes étrangers dans ce continent au seul répertoire français : les tables des matières des recueils de nos poètes-traducteurs, reproduites ci-dessous, font apparaître des noms de poètes italien, anglais, allemand ou russe. Il y a là déjà un indice pour comprendre que le concept d’influence, décliné au singulier, serait source d’imprécision. Nous faisons donc nôtre la prudence d’Olivier Compagnon lorsqu’il affirme au sujet de l’Amérique Latine : « (…) l’usage de ces termes [liés à l’influence] va de pair avec une perception exclusive et à sens unique des relations culturelles. Exclusive au sens où l’étude de l’influence française va par exemple éluder l’existence d’autres influences et la combinaison possible de référents provenant d’horizons divers : on trouve un excellent exemple de ce réductionnisme dans un article célèbre paru en 1953 dans la Revue des Deux Mondes, qui traite des liens intellectuels entre la France et l’Amérique latine pour conclure de manière très discutable à un quasi monopole de la culture française en Amérique latine6.

Rosendo Villalobos est généralement décrit comme un poète incarnant la transition entre le romantisme bolivien et le modernismo, moment de renouvellement littéraire. Son nom est aujourd’hui partiellement oublié, éclipsé par celui de Ricardo Jaimes Freyre (1868-1933), qui représente la figure majeure du modernismo bolivien. Raimundo Correia appartient quant à lui à ce que l’histoire littéraire brésilienne désigne comme la « trindade parnasiana », la Trinité parnassienne. Le nom de cette génération de poètes signale bien l’importance du modèle français et des expérimentations poétiques réalisées autour des recueils du Parnasse contemporain. Le travail du sonnet est ainsi un exemple de point de rencontre entre les Parnassiens français et les parnasianos brésiliens7.

L’importance de la traduction : une influence trop diffuse ?

Ces deux poètes ont ainsi contribué aux reformulations poétiques de leurs champs littéraires respectifs grâce à une pratique d’écriture double, partagée entre création et traduction. La liste de leurs œuvres reste relativement mince, leur activité littéraire se développant aux côtés d’autres occupations : Rosendo Villalobos participe à la vie politique et diplomatique bolivienne ; Raimundo Correia exerce principalement au Brésil en tant que magistrat et juge. Il est en revanche intéressant de constater que la traduction a accompagné l’élaboration de presque tous leurs recueils, se mêlant alors de manière singulière à leur création propre.

L’œuvre de Rosendo Villalobos compte ainsi deux recueils de jeunesse, De mi cartera (1886) et Aves de paso (1887), juvenilia repris ensuite comme sections de Memorias del Corazón (1890, Paris, Garnier hermanos). Ce recueil inclut cinq traductions (de Sully Prudhomme, Théophile Gautier, Joaquim de Araujo, Jean Aicard et Thomas Moore) réparties dans différentes sections. Les traductions sont plus nombreuses dans le recueil suivant, première édition d’Ocios crueles, publiée en 1897 à La Paz. Au nombre de quatorze, elles ont désormais une section qui leur est entièrement consacrée, « Volubilis ». Le recueil suivant, Hacia el olvido (1906, La Paz), contient quinze traductions, dans une section intitulée « Profanaciones », ce que reprend la deuxième version d’Ocios crueles, publiée en 1911 à Paris. Cette dernière version peut être considérée comme une auto-anthologisation du poète qui reprend l’essentiel des poèmes précédemment publiés, dans un ordre qui n’est pas nécessairement chronologique. De manière spectaculaire, la section « Profanaciones » dédiée aux traductions propose dorénavant 56 textes traduits, ce qui correspond presque à la moitié du recueil total. En somme, la traduction accompagne les pratiques d’écriture et de publication de Rosendo Villalobos quasiment depuis le début de sa trajectoire, puis elle prend une place croissante jusqu’à avoir une dimension presque équivalente à sa création propre. On peut certes émettre l’hypothèse que l’inclusion de ces textes traduits serait une stratégie pour « gonfler » des volumes considérés comme trop minces. Leur nombre et leur constance nous amène cependant à penser qu’elles reflètent au contraire une dimension tout à fait essentielle de la pratique littéraire de Rosendo Villalobos, en tension constante avec sa création.

En ce qui concerne Raimundo Correia, son premier recueil aux accents romantiques, Primeiros sonhos (1879), comporte deux traductions de Victor Hugo. Le livre suivant, Sinfonias (1883), recueil de la reconnaissance, inclut seize traductions, dont des versions d’Hugo, Coppée, Auguste Brizeux, Pierre Lachambeaudie, et des poètes espagnols Blasco, Zorrilla et Campoamor. Le romancier Machado de Assis préface ce volume et appelle à la bienveillance de son lecteur au sujet du nombre de ces traductions et souligne l’habileté avec laquelle elles sont exécutées8. Le nombre de traductions augmente encore dans Versos e versões (Rio de Janeiro, 1887) : 29 sur 77 textes, elles représentent donc près de 40% du recueil. Leur nombre diminue cependant dans le dernier livre, Aleluias (1891), qui n’en compte plus que deux.

Nous constatons ainsi des pratiques de création et de publication assez similaires entre ces deux poètes-traducteurs, consistant à donner une place croissante à la traduction jusqu’à ces points d’orgue que sont Ocios crueles et Versos e versões. Il nous semble cependant intéressant de souligner que ces deux derniers recueils présentent des dispositifs de présentation différents. Rosendo Villalobos sépare ainsi nettement ses propres poésies de ses traductions, rassemblées dans une section située en fin de recueil, « Profanaciones ». Raimundo Correia, lui, ne réserve aucune section pour ses traductions qui se mêlent à ses propres poèmes : le jeu de mots du titre en était un indice. Ce choix de publication permet, dans ce cas, des jeux de lecture inter et intra-textuels redoublés qui troublent la frontière entre création et traduction.

Observer les auteurs traduits permet de comprendre comment cette influence de poétiques autres, pressentie dans l’exercice de la traduction, se révèle pourtant diffuse et difficilement saisissable9 :

Sully Prudhomme, « Le meilleur moment des amours »

Olavo Bilac, sans titre, non identifié

Josep Yxart, « juramento de amistad »

Isabelle Nivière, duchesse de la Roche Guyon, rondeau.

Alexandre José de Melo, « trovas tziganas »

Ephraïm Mikhael, « La bonne fenêtre »

José Maria de Heredia, « Soleil couchant »

Isabelle Nivière, duchesse de la Roche Guyon, rondeau.

Charles Le Goffic, « Chanson paimpolaise »

Cruz e Souza, « Acrobata da dor »

Adolphe Lieby, non inidentifié

Sonnet du portugais

Joséphin Soulary, « Le gland couve le chêne sombre »

Louise Victorine Ackermann, « Prométhée »

Jean Moréas, « Solitaire et pensif.. »

Josep Yxart, « Remember »

Charles Fuster, « Dernière larme »

Jean Moréas, « Et j’irai le long de la mer éternelle »

Balaguer, «  A Clelia »

Catulle Mendès, « Sérénade XIII »

François Coppée, « En sortant d’un bal »

Jean Richepin, « Le bateau-rose »

Charles Fuster, « Au nid »

Armand Silvestre, « Qu’importe ? » 

José Maria de Heredia, « Nymphée »

Jean Rameau, « Chanson de printemps »

Auguste Dorchain, « L’habitude des caresses »

Laurent Tailhade, « Sonnet liturgique »

Alfred Ruffin, « Le guet en défaut »

Armand Renaud, « Les palmiers »

Jules Tellier, « Chanson sur un thème chinois »

Alfred Ruffin, « L’écritoire »

Paul Bourget, « A une marguerite »

Edouard Grenier, « L’infini sur la mer Noire »

François Coppée, « Lied »,

Maurice Rollinat « La conscience »

François Coppée, « Chanson d’exil »,

Jules Tellier, « Double peine »

Edouard Dubus, « Litanies »

François Coppée, « La mémoire »

Jules Tellier, « Cancion de invierno »

Louis Bouilhet, « A une femme »,

Nikolas Nekrassov, « La musa de Nekrassof »

Catulle Mendès, « Le consentement »

Alfred Ruffin, « Pygmalions »

Carducci, « Los dos besos »

Stechetti, « No puedo amarte »

Stechetti, « Desde la puerta »

Stechetti, « Memento »

Edouard Dubus, « A l’abri des rideaux »

Sully Prudhomme, « Les yeux »

Théophile Gautier, « Odelette anacréontique »

Joaquim de Araujo, « Minha irmã »

Ibsen, « L’eider »

Edmond Haraucourt, « Rondel de l’Adieu »

Armand Silvestre, « Rimes tendres »

Six domaines linguistiques sont présents : français, portugais, catalan, italien, russe, norvégien, dont certains sont sûrement lus et traduits par l’intermédiaire du français. Les formes poétiques et tonalités sont extrêmement variées. Sur 56 titres présents, peu de noms d’auteurs se détachent de manière nette : seul François Coppée est traduit quatre fois, Alfred Ruffin et Jules Tellier trois fois, le reste des poètes n’apparaît qu’une ou deux fois. Le caractère éclectique de la sélection fait côtoyer le décadent Rollinat aux premiers poèmes sentimentaux de Sully Prudhomme ; des noms aujourd’hui majeurs et un certain nombre d’oubliés ; des couplets de tziganes du Brésil10 et une chanson paimpolaise de Charles Le Goffic11… Si le paradigme de l’influence suppose la connaissance antérieure d’un texte ou d’un écrivain bien défini, on a ici affaire à une multiplicité d’auteurs très différents, construisant un réseau à la fois vaste et vague, comportant certains nœuds plus forts que d’autres, sans que ne se dégage aucune influence unique et nette. La poésie française comme influence ? C’est ici bien trop flou pour être réellement opératoire. L’usage de la poésie étrangère, ici, semble plus proche d’une forme de cueillette non systématique, un peu capricieuse, soumise aux goûts divers du poète-traducteur – et sûrement aussi aux textes dont un écrivain pouvait disposer à La Paz à la fin du XIXe siècle12.

La liste des poèmes traduits par Raimundo Correia crée une impression semblable :

Lope de Vega, « Daba sustento a un pajarillo »

Théophile Gautier, « Caerulei oculi »

Leconte de Lisle, « Le sommeil de Leilah »

Jean Richepin, « Un miracle »

Heinrich Heine, « Friederike »

Armand Silvestre, « La Vénus de Vienne »

Victor Hugo, « L’Etre inconnu… »

Antoine Le Bailly, « Le Chameau et le bossu »

« Apostrofe ao sol de um beberrão », anonyme

Louise Ackermann, « La lyre d’Orphée »

Victor Hugo, « O misérable amas des vanités humaines…»

Leconte de Lisle, « Paysage polaire »

Alphonse Karr, « Les dents du dragon »

Victor Hugo, « Mugitusque boum »

Catulle Mendès, « L’orgueil »

Heine, extrait d’Intermezzo

François Coppée, « Le cabaret »

Théophile Gautier, « Odelette Anacréontique »

Lord Byron, « Childe Harold »

Judith Gautier, « Flûte d’automne »

Victor Hugo, « Aestuat infelix »

José Maria de Heredia, « Les conquérants »

Fénelon, « le jeune Bacchus et le Faune »

Maurice Rollinat, « L’horoscope »

Joseph Autran, « Le travail du diable »

Maurice Rollinat, « L’enterré vif »

Catulle Mendès, « La dernière abeille »

Catulles Mendès, « La mère »

Leconte de Lisle, « La panthère noire »

Les auteurs français sont prédominants mais non exclusifs : en témoigne la présence de Lope de Vega, Heine ou Lord Byron. Le lecteur du XXIe siècle qui découvre ce recueil éprouve un mélange de reconnaissance et de perte en voyant apparaître, là aussi, figures majeures et oubliées de l’histoire littéraire, époques et formes diverses. Si l’on se demande quel est le point commun entre Antoine Le Bailly, Maurice Rollinat et Fénelon, la seule réponse qui vienne à l’esprit est alors : Raimundo Correia…

Tout se passe donc comme si l’éventuelle influence à laquelle ces poètes-traducteurs pouvaient être soumis, en ayant fait l’expérience de la traduction, était diffractée et par là même diminuée par le caractère hétéroclite des sources convoquées. Le poète-traducteur apparaît comme un véritable collectionneur qui recueille des objets textuels dissemblables et relie son bouquet par le seul fil d’un volume offrant alors des chemins de lecture complexes.

Versos e versões : au-delà d’une influence insaisissable, effets de lecture intra-textuels

Pour sortir d’une analyse qui consisterait à chercher uniquement dans les textes d’un poète l’influence des auteurs traduits, nous aimerions déplacer le regard critique en considérant le recueil en lui-même et la façon dont les textes de Correia dialoguent entre eux. L’exemple que nous choisissons comme point de départ est un poème original de Raimundo Correia, « Job », qui met en scène l’agonie d’un homme devant une foule peu compatissante. Le poème s’attarde sur la description du corps souffrant entouré d’insectes :

[…]

Não é ver que a indigencia

Transforma-o em pasto já de vermes ; e lhe [impera

Na immunda florescência

Do corpo, a podridão em plena primavera;

 

Nem ver sobre elle, em bando,

Os moscardos cruéis de ríspidos ferrões,

Incommodos, cantando

A musica feral das decomposições;

 

Nem ver que, entre os destroços

De seus membros, a Morte, em blasphemias e [pragas,

Descarnando-lhe os ossos,

Os dentes mostra a rir, pelas boccas das [chagas13;

[ce qui cause le plus d’horreur…]

Ce n’est pas voir que la misère

L’a déjà transformé en pâture pour les vers ; et que règne

Sur la florescence immonde

De son corps, une pourriture qui bourgeonne ;

 

Ni de voir sur lui, en nuée,

Les taons cruels aux dards acérés,

Intolérables, chantant

La musique funèbre des décompositions

 

Ni de voir, qu’entre les débris

De ses membres, la Mort, entre blasphèmes et exécrations,

Décharnant ses os

Dévoile les dents prêtes à rire, par les bouches des plaies ; (notre traduction)

Lorsqu’on lit ce poème, la première impression qui vient à l’esprit est celle d’une probable influence baudelairienne. En effet, les images employées et la forme de la strophe évoquent assez spontanément « Une charogne » :

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Par ailleurs, Baudelaire fait partie des lectures communes aux poètes brésiliens : en témoignent le texte de 1879 de Machado de Assis sur la « nova geração » de poètes imitant Hugo et Baudelaire14, ou le chapitre du critique Antonio Candido sur les premiers baudelairiens15. Si l’on peut ainsi conclure sans trop de risques à une influence baudelairienne, ce que certains chercheurs font16, est-ce entièrement satisfaisant d’en rester là ? Il faudrait tout d’abord reconnaître que si influence il y a, celle-ci ne proviendrait pas d’une activité de traduction préalable : Raimundo Correia n’a pas traduit Baudelaire. Il l’a peut-être lu en langue originale, mais nous n’avons pas trouvé de textes théoriques où Correia donnerait ses impressions de lecteur sur Baudelaire. Ni Machado de Assis ni Candido ne le citent par ailleurs dans les textes mentionnés ci-dessus. Correia a-t-il lu Baudelaire (quels textes ? dans quelles langues ?), ou non ? : on ne peut le savoir. De toute façon, l’imaginaire baudelairien imprègne le champ littéraire brésilien. Peut-être vaut-il mieux parler dans ce cas de conventions que d’influences, dans la lignée de ce que propose Claudio Guillén en distinguant les deux : « Etait-il nécessaire qu’un poète de la Renaissance ait lu Pétrarque pour écrire des sonnets pétrarquistes ? Combien pétrarquisaient sans le savoir? 17  » ; et réfléchir à l’hypothèse que ce serait par Rollinat, qu’il traduit effectivement, que se transmettrait une partie de l’esprit baudelairien.

Par ailleurs, le poème « Job » appartient à un recueil qui le fait dialoguer avec d’autres textes et permet de complexifier son approche. Ainsi, le poème qui le précède est un sonnet intitulé « O Misanthropo », faisant allusion de manière explicite à Molière cité en épigraphe en version originale, autre auteur à n’avoir pas été traduit par Correia. Le sonnet exprime le regret du Je-lyrique de constater que derrière chaque louange se cache un envieux, et derrière chaque pleur une hypocrisie :

O Misanthropo

 

A bocca, ás vezes, o louvor escapa

E o pranto aos olhos; mas louvor e pranto

Mentem ; tapa o louvor a inveja, emquanto

O pranto a vesga hypocrisia tapa18;

Le misanthrope

 

La bouche, parfois, laisse échapper une louange

Et les yeux des pleurs ; mais louanges et

pleurs

Mentent ; la louange cache l’envie, alors que

Les pleurs cachent la torve hypocrisie ;

Quel point de rencontre entre ce sonnet et « Job »? Un mot, peut-être : « inveja », l’envie, présent dans le premier quatrain du sonnet « O Misanthropo » et dans la dernière strophe de « Job » :

Porque n’alma não ha de

Um meio termo haver d’essa gente também,

Entre a inveja e a piedade ?

Pois tem piedade só, quando inveja não tem!

Pourquoi ne peut-il pas y avoir

Un moyen terme dans l’âme de cette foule

Entre l’envie et la piété ?

Car ils n’éprouvent de piété que lorsqu’ils n’envient pas !

L’envie, « a inveja », se met donc à circuler entre différents textes : on la retrouve ailleurs dans le recueil19, et elle évoque immanquablement au lecteur de Correia un de ses sonnets les plus connus, « Mal secreto », présent dans le recueil précédent, où se trouvaient déjà ce mot-clé associé à la « piedade »20 comme la non-concordance, exprimée dans « O Misanthropo », entre l’apparence d’un homme et sa vie intérieure. Le poème « Job » peut donc se lire et se situer dans une constellation de textes qui l’extrait d’une sphère uniquement baudelairienne et permet de dessiner d’autres lignes de force assurant la cohérence d’une œuvre.

Ocios crueles : non-influence des auteurs traduits, ou ce que seule la traduction autorise à dire ?

Un autre phénomène peut être abordé à propos de Rosendo Villalobos : celui de la non-influence des auteurs traduits sur la création poétique. Le poète bolivien a certes souvent été présenté comme un auteur « influencé » par la poésie française, ce qu’on peut par ailleurs lui reprocher. Le prologue de Memorias del Corazon en est un exemple : le philologue espagnol Miguel de Toro y Gómez regrette ainsi que Villalobos laisse peu de place à la nature dans ses poèmes, ce qu’il attribue non pas à la personnalité de ce dernier, mais à « l’influence des modèles et des courants à la mode »21, qui pose par ailleurs un autre problème : « l’utilisation excessive de ces modèles est de plus la cause de quelques incorrections et de gallicismes »22. Nous trouvons une trace de ce qu’Antoine Berman appelle la résistance ethnocentrique d’une culture – ici une langue commune, l’espagnol – à la traduction, se rêvant « [t]out[e] pur[e] et non mélangé[e] »23. Les quelques documents que l’on peut consulter sur Rosendo Villalobos reprennent en général ce constat : ce serait un poète influencé par les parnassiens et symbolistes français. L’une des évaluations critiques qui nous a semblé particulièrement intéressante provient d’une thèse espagnole récente qui, commentant l’inclusion de traductions de Heredia, Mendès, Moréas ou Mikhael dans la première édition d’Ocios crueles, affirme : « une telle modernité dans cet aspect contraste avec le caractère lyrique conservateur des compositions propres de Villalobos, toujours ancrées dans une sentimentalité romantique et post-romantique »24. Il semble effectivement qu’il y ait une séparation assez remarquable entre les poèmes de Villalobos et les textes qu’il traduit, comme si le canal de l’influence ne fonctionnait plus de manière fluide.

La lecture d’Ocios crueles semble donner raison à Miguel Angel Feria Vázquez. Nous donnerons seulement un exemple de ce contraste évoqué entre le conservatisme de la création et la modernité des auteurs traduits en choisissant une figure différente de celles citées : Edouard Dubus. Ce poète français associé au décadentisme, homo unius libri relativement oublié aujourd’hui, survit sous forme de deux textes traduits dans ce recueil bolivien, dont l’un, « Litanies », propose une prière blasphématoire envers la Vierge désignée comme « Reine de grâce et de perversité »25, traduite en espagnol par « Reina de la maldad »26. Nous pensons qu’il ne faut pas sous-estimer la portée de ce geste sacrilège, véritable hapax dans le recueil, et seule motivation du titre « profanaciones » ; geste sacrilège qu’effleure également un sonnet propre de Rosendo Villalobos, intitulé « le doute », qui fait naître ce qu’il qualifie de sentiment « satanique » d’un désir de vérité27. Mais du doute, remise en cause sceptique d’un ordre des choses, au blasphème, il n’y a cependant qu’un pas que seule la traduction – passage par une voix autre – permet de franchir. Il faudrait alors réfléchir également sur la traduction comme stratégie d’auteur permettant d’exprimer, à moindre risque, ce que la production propre interdit à la fin du XIXe siècle, dans le contexte culturel bolivien.

Conclusion

L’œuvre des poètes-traducteurs permet de repenser à nouveaux frais le paradigme de l’influence, pour mettre en valeur des réseaux plus complexes remplaçant la linéarité positiviste des filiations directes par des schémas à multiples nœuds et intersections. Ce qu’on lit, ce qu’on traduit, ce qu’on écrit se comprend et doit s’analyser dans des réseaux inter et intra-textuels. Les recueils mêlant poésie et traduction sont ainsi des objets invitant à créer de nouveaux parcours de lecture, non concentrés uniquement sur le dialogue qu’entretient le poète avec les auteurs traduits. La théorie du transfert culturel, telle qu’elle a été notamment élaborée par Michel Espagne28, nous semble un outil par ailleurs important pour compléter cette approche, permettant de se concentrer non seulement sur la circulation des textes, mais surtout sur le vecteur permettant ce déplacement : le traducteur et les resémantisations qu’il imprime au texte.




1 Voir par exemple l’article « Littérature comparée » de l’Encylopedia Universalis rédigé par Pierre Brunel : « on parle plus volontiers, aujourd’hui, d’intertextualité. »

2 On peut diviser – certes de manière schématique – les champs littéraires en construction en pôle cosmopolite d’un côté (favorisant les échanges culturels) et pôle national de l’autre (voyant dans l’importance accordée aux littératures étrangères le signe d’une soumission culturelle coupable au moment où l’émancipation politique a été obtenue).

3 Que l’on peut décrire ainsi : un auteur (A) de langue différente du poète-traducteur (B) influence ce poète, car on retrouve dans l’œuvre propre du poète-traducteur la trace de (A).

4 Voir notamment pour le domaine brésilien Leyla Perrone Moises, « Gallophilie et gallophobie dans la culture brésilienne, XIXe-XXe siècles », dans Katia De Queiros Mattoso, Idelette Muzrat-Fonseca, Denis Rolland, (dirs.), Modèles politiques et culturels au Brésil : emprunts, adaptations, rejets, XIXe et XXe siècles, Paris : Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2003, p. 23-54 ; ou pour le domaine hispanique la réponse de Manuel Gutiérrez Nájera aux accusations d’afrancesamiento : Manuel Gutierrez Najera, « El cruzamiento en literatura », Revista Azul, 9 septembre 1894, dans Miguel Gomes, Estética del modernismo hispanoamericano. Caracas : Biblioteca Ayacucho, 2002, p. 27-32.

5 Voir Marcos Eymar, La Langue plurielle. Le bilinguisme franco-espagnol dans la littérature hispano-américaine (1890-1950). Paris : L’Harmattan, 2011, 338 p.

6 Olivier Compagnon, « Influences ? Modèles ? Transferts culturels ? Les Mots pour le dire » dans América, Cahiers du CRICCAL, 2005/1, n°33, p. 13.

7 Voir les sonnets, entre autres, d’Olavo Bilac ou de Francisca Julia.

8 Voir Raimundo Correia, Aleluias, Porto : Edições Escopy, 2013, p. 29.

9 Nous reproduisons la liste des poèmes traduits dans l’ordre du recueil, et ajoutons le titre des originaux, lorsque nous les avons identifiés : il n’y a en effet jamais d’indication de titre ou de recueil original.

10 Mello Moraes Filho. Cancioneiro dos ciganos. Poesia popular dos ciganos da Cidade Nova, Rio de Janeiro : B. L. Garnier Editor, 1885.

11 Charles Le Goffic, Poésies complètes, Paris : Librairie Plon, 1922, p. 69-70.

12 Rosendo Villalobos ne va pas, contrairement à un certain nombre d’écrivains latino-américains, faire le voyage en Europe, ce qui limite l’accès à la poésie aux textes circulant grâce aux réseaux commerciaux ou personnels.

13 Raimundo Correia, Versos e versões, p. 108.

14 Antonio Machado de Assis, Obras completas. Rio de Janeiro : Nova Aguilar, vol. III, 1994, disponible sur http://machado.mec.gov.br/images/stories/pdf/critica/mact29.pdf [consulté le 26 septembre 2016]

15 Antonio Candido, A educação pela noite e outros ensaios, São Paulo : Editora Atica, 1989, p. 23-38.

16 Provavelente, Raimundo Correia leu os poemas baudelairianos e extraiu deles “a temática da decomposição da matéria e os vermes devorando o corpo” », « Probablement, Raimundo Correia a lu les poèmes de Baudelaire et en a extrait “la thématique de la décomposition de la matière et des vers dévorant le corps” » (notre traduction), dans Altamir Botoso, « Traços baudelairianos em Raimundo Correia » [en ligne] dans Revista Eletrônica Via Litterae. Juillet-décembre 2010. Vol. 2, n°2, p. 554. Disponible sur http://www2.unucseh.ueg.br/vialitterae/assets/files/vl_v2_v2/16-Tracos_Baudelairianos_em_Raimundo_Correia-ALTAMIR_BOTOSO.pdf [consulté le 26 septembre 2016]

17 Claudio Guillen, « De influencias y convenciones » dans 1616 : Anuario de la Sociedad Española de Literatura General y Comparada, Anuario II, 1979, p. 92 (notre traduction). Disponible sur : http://www.cervantesvirtual.com/nd/ark:/59851/bmcc53z2 [consulté le 26 septembre 2016]

18 Raimundo Correia, Versos e versões, op. cit., p. 105.

19 Sous forme d’adjectif ou verbe pp. 54, 67, 115, 116, 125, 128, 180, dans des poèmes et des traductions.

20 « Quanta gente, talvez, que inveja agora / Nos causa, então piedade nos causasse! », « combien de personnes que nous envions aujourd’hui provoqueraient alors notre pitié » (notre traduction).

21 « al influjo de los modelos y a las corrientes a la moda », dans RosendoVillalobos, Memorias del Corazón, Paris : Garnier Hermanos, 1890, p. XVII (notre traduction).

22 « El excesivo manejo de estos modelos es causa además de algunas incorreciones y de los galicismos », Ibid.

23 Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger. Paris : Gallimard, 2007, p. 16.

24 Miguel Angel Feria Vasquez, La poesía parnasiana y su recepción en la literatura hispánica. Memoria para obtener el grado de doctor. Filología española. Madrid : Universidad Complutense de Madrid. 2014, p. 323. Disponible sur : http://eprints.ucm.es/24389/1/T35066.pdf [consulté le 25 juin 2015]

25 Edouard Dubus, Quand les violons sont partis. Vers posthumes, Paris : Librairie Léon Vanier Editeur, 1905, p. 66-67.

26 Rosendo Villalobos, Ocios crueles, Paris : Garnier Heramos, 1911, p. 261.

27 Ibid.

28 Voir Michel Espagne, « La notion de transfert culturel » [en ligne] Revue Sciences/Lettres, 2013/1. Disponible sur http://rsl.revues.org/219 [consulté le 5 janvier 2016].




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- Auteur : Cécile Serrurier
- Titre : L’influence à l’épreuve de recueils de poètes-traducteurs : Versos e versões, Raimundo Correia (1887) et Ocios crueles de Rosendo Villalobos (1911)
- Date de publication : 07-02-2019
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=214
- ISSN 2105-2816