Utopie et violence dans Le Tchékiste de Vladimir Zazoubrine et Tchevengour d’André Platonov : une lecture des massacres.
Alice Pintiaux-Hamon (Nanterre)
Dans l’article « totalitarisme » du Petit Robert figure une citation de Jacques Baimville sur l’Allemagne de 1933. Claude Lefort la cite dans L’Invention démocratique :
Or précisément, dans les romans de Zazoubrine et Platonov, l’histoire est vue par les yeux du tchékiste ou du bolchevik, donc du côté de la Révolution. Le paradoxe réside par conséquent dans le fait qu’à première vue, Le Tchékiste de Zazoubrine et Tchevengour de Platonov se donnent à lire comme des romans de communistes et sur le communisme, et n’en sont pas moins interdits. Une autre de leur caractéristique commune est la présence au sein de la diégèse de récits de massacre, d’agonies très précisément décrites, d’explications de fonctionnement de la machine à exécuter particulièrement éprouvantes. C'est essentiellement cet aspect qui me semble être au cœur de ce qui pourrait constituer le caractère dissident de ces romans. Il s’agit dans les deux cas de légitimer les massacres rendus nécessaires par « Elle », la Révolution, comme le rappelle le sous-titre du Tchékiste : « Récit sur Elle et toujours sur Elle ». L’élimination systématique et répétée des ennemis de classe dans le roman de Zazoubrine s’inscrit dans une logique de « prophylaxie sociale », pour reprendre les termes de C. Lefort. Il en va de même dans Tchevengour, puisque la communauté débarrassée de ses déchets nécessite l’exécution des bourgeois et semi-bourgeois, condition préalable et nécessaire à l’avènement du communisme dans la petite ville de la steppe. Et pourtant, ces romans sont critiqués, refusés, voire conduisent leurs auteurs à un bannissement du monde littéraire 5. Ainsi, la dissidence semble opérer à plusieurs niveaux : elle serait celle des auteurs (interdits, voire fusillés), et celle des protagonistes de Tchevengour et du Tchékiste qui échouent dans leurs missions, et dans tous les cas, visiblement, malgré eux. La violence au service de l’utopie, certes revendiquée mais aussi, paradoxalement, insuffisamment défendue ou condamnée, semble inscrire résolument les romans dans une littérature de la dissidence intérieure, en ceci qu’ils rendent ostensible ce point de basculement où la légitimation politique du massacre se heurte - ou pas - à l’humanité du bourreau. En justifiant la « Terreur juste » ou le nettoyage de la ville du « communisme et vice-versa », le tchékiste Sroubov et les bolcheviks de Tchevengour prétendent se conformer aux principes de la Révolution. Or ils s’égarent et se condamnent eux-mêmes, à mesure qu’apparaissent en eux des questionnements sur le sens de la Cause et la légitimité du partage du visible, consécutif à la métamorphose du corps social dont ils se font les acteurs. I Les Massacres Les massacres de civils présentent des caractéristiques différentes dans les deux romans,. Dans Tchevengour, ils tiennent lieu d’action-limite, jugée nécessaire afin d’assurer la mise en conformité spatiale et temporelle de la ville de Tchevengour avec le communisme. Dans Le Tchékiste, le point de vue est majoritairement celui de Sroubov, responsable de la Tchéka locale, chargé de juger sommairement les ennemis du communisme et de les faire exécuter, par groupes de cinq, dans la cave du bâtiment affecté à la Tchéka dans une petite ville sibérienne.
Dans les deux cas, l’exécution est soigneusement mise en scène : dans Tchevengour le massacre des bourgeois a été scrupuleusement organisé. Dans le cadre d’une longue analepse, l’épisode est relaté par le tchékiste Pioussia qui explique que peu de temps après son arrivée à Tchevengour, celui qui est devenu président du soviet local, Tchepourny (dit aussi le Japonais), n’a bientôt plus supporté la présence en ville d’une « couche épaisse de petite bourgeoisie » dont la « crasse bourgeoise » le faisait souffrir « dans tout son corps » : Tchevengour s’avérant « encrassé de propriété et de possédants », de « ces hommes étranges qui avaient une odeur de cire » (Ч., р. 386 / T., p. 245). Le récit de Pioussia donne à lire l’exécution comme une action légitime et conduit les tchékistes à abattre méthodiquement les bourgeois après les avoir convoqués sur la place du village et leur avoir annoncé en ces termes un nouvel avènement : « Le pouvoir soviétique affectait à la bourgeoisie la totalité du ciel infini, équipé [armé] d’étoiles et d’astres, afin d’y organiser la béatitude éternelle » (Ч., р. 388 / T., p. 247). Après l’exécution, dans un second temps, des « semi-bourgeois » provisoirement bannis dans la steppe, les Tchevengouriens échouent à trouver entre eux le communisme, et sont bientôt anéantis par la troupe armée. Les formules du langage officiel mâtinées de prophéties religieuses, destinées à conférer au massacre une justification théorique, n’ont plus cours : l’ordre est rétabli par la force et contraint le roman au principe de réalité, qui consiste à anéantir toute faction qui ne correspondrait pas aux critères de conformité du Parti. 2. Les exécutions répétées dans Le Tchékiste. Dans Le Tchékiste, les exécutions sont massives et répétées quotidiennement, puisque les ennemis sont innombrables et constamment dénoncés, arrêtés, condamnés et exécutés. Les exécutions sont évoquées dès le premier chapitre, d’abord du point de vue des victimes – ce sera le seul moment – enfermées dans l’un des caves de l’immeuble, puis avec le portrait des cinq tireurs :
Le caractère méthodique et répétitif des exécutions banalise la terreur et aveugle aussi Sroubov, le président de la Tchéka et protagoniste du roman :
Et les cadavres montaient, exhalés ou recrachés par la glotte fumante, telles des glaires ou de la bave visqueuse, chaude, jaune, bleue, sanguinolente. Et les hommes marchaient sur eux comme sur des glaires, des crachats, ils les piétinaient, les étalaient dans le camion. Ensuite, lorsque les dos des cadavres, refroidis et bleuissants, bossus comme des congères, commençaient à dépasser des bords du camion, on les recouvrait d’une bâche, grise comme la brume. Et le camion martelait la neige avec ses pattes d’acier, s’enfonçait, brisait le dos des congères, faisait craquer les squelettes neigeux, […] (L.T., 55-56) L’évacuation des cadavres s’associe aux images de dévoration, de régurgitation, d’écrasement enfin, et montre bientôt l’immeuble de la Tchéka comme une métaphore de la Révolution elle-même, évoquée avec un « E » majuscule au pronom « Elle ». Le culte rendu à la Révolution fait d’elle une entité saturnale et maternelle en même temps, qui exige continuellement son tribut, comme l’évoque Sroubov :
Les exécutions dans les sous-sols de la Tchéka finissent par avoir raison de la santé mentale du protagoniste, alors que les Tchevengouriens déplorent la visibilité des traces du massacre - sans remettre fondamentalement en question la nécessité de celui-ci - et l’attente non comblée du communisme. Jusqu’au bout, ils se réclament d’un communisme a minima, constitué autour d’un groupe d’apôtres du communisme et réduit à leur seule survie. C'est donc la question de la conformité et de l’écart vis-à-vis des exigences de la Révolution qui se pose, dans la mesure où dans les deux romans, la fin tragique des protagonistes signe l’arrêt d’un processus qui se réclame précisément de la Révolution. II. Conformité et non-conformité aux préceptes révolutionnaires : Les massacres apparaissent comme une réponse à une prescription politique et éloignent apparemment les actions des personnages et, partant, les romans, de toute idée de dissidence. Dès 1917, Boukharine affirmait :
Toutefois, de l’idée à la formulation de sa mise en pratique, la logique même qui préside à ces exécutions permet de mesurer le degré de conformité des actions et des représentations à la cause communiste, et l’aporie que constituent la collusion et la confusion entre la théorie et la pratique totalitaires. Si l’on se réfère à Hannah Arendt, qui dans Les Origines du totalitarisme définit la politique totalitaire, on s’aperçoit que la création d’un homme nouveau, conformément à la prescription politique, implique cette confusion :
Ainsi l’homme se trouve investi d’un pouvoir qui fait de lui un vecteur actif et infaillible de la loi qu'il incarne. 1. Justification des crimes et rupture historique : Les exécutions s’organisent de façon plus structurée dans Le Tchékiste que dans Tchevengour, en vertu tout d’abord de la différence de statut des personnages. Sroubov est le président de la Goubtcheka, Tchepourny président du soviet local, aidé de quelques tchékistes de pour exécuter les bourgeois, ceux-ci constituant un ensemble d’ennemis clairement identifiés et massacrés en une fois. Chez Zazoubrine, les ennemis sont innombrables et constamment dénoncés, arrêtés, condamnés et exécutés. Le caractère bureaucratique de l’organisation apparaît en outre dans les scènes d’interrogatoires qui établissent, en amont, la culpabilité des ennemis et révèlent le caractère implacable des sentences de mort prononcées.
Ainsi, l’action violente et meurtrière semble légitimée par la présence à la fois de la rhétorique religieuse et de la lecture détournée de Marx : le lien de causalité substitue à l'absence d'une notion la nécessité de son élimination, et fournit une caution à toute sorte d’exactions qui s’inscriraient, selon les termes de François Chirpaz, Dans une apologie de la violence nécessaire à l’acte de la rupture, d’une violence qui s’absout elle-même de ses dérives parce qu’elle se considère comme le bras nécessaire de la geste d’une Histoire en train de rendre effective sa métamorphose. 9 Et c'est à partir de cette idée de métamorphose que s’établit la rupture susceptible de justifier les horreurs décrites dans les deux romans. Cette métamorphose fait que la Révolution, rompt délibérément avec le continuum historique ; cette conception de l’histoire se traduit dans Le Tchékiste comme dans Tchevengour par le désir de surseoir aux « degrés de transition conséquents et progressifs où [son] intuition décelait une tromperie pour les masses ». C'est en ces termes en effet que Tchepourny justifie la proclamation du communisme à Tchevengour, accélérant le processus historique afin de pouvoir au plus vite le suspendre. Autrement dit, comme l’explique Hannah Arendt, il s’agit de se livrer aux exécutions « sans attendre que la nature ou l’histoire elles-mêmes suivent leur cours, plus lent et moins efficace » 10. Un nouveau partage du visible : L’idée de détruire complètement l’ennemi renvoie à l’esthétique de la disparition qu’évoque Jacques Rancière comme régime esthétique propre au XXème siècle. On retrouve cette volonté dans Tchevengour, selon deux modalités : tout d’abord, il faut « tuer à fond », et cette question est intimement liée à la question du partage du visible : Le tchékiste Pioussia s'acharne à tuer les bourgeois jusqu'au bout, et en particulier Zavyn-Douvaïlo, qu’il vient de toucher d’une première balle, et qu'il palpe de la main en lui demandant :
Dans un deuxième temps, et après la relégation des semi-bourgeois et leur probable liquidation, la préoccupation des Tchevengouriens est d’éliminer les traces du massacre. En effet, ce qui déplaît à Kopionkine, quand il demande des comptes sur la butte de terre qu'il découvre en entrant à Tchevengour, c'est que la fosse où sont enterrés les bourgeois n’est pas solidement damée. Puisque Pioussia n’a à l’évidence pas su tasser convenablement la terre, il n’a sans doute pas battu complètement les bourgeois non plus. Par la question de la trace se pose celle du partage du visible : en guise d’utopie supplémentaire, il convient non seulement de tuer à fond l’ennemi mais d’en supprimer les traces. Or cette mission semble excéder le domaine de compétence des tchékistes et des bolcheviks. Dans Le Tchékiste, le camion opère un simulacre de dissimulation des corps : « c'est la Tchéka qui emmène sa cargaison », disent en effet les bouches endormies dans le second chapitre. 12
Le passage montre tout d’abord la sinistre routine dans laquelle s’est installé Kopionkine : s’il tue d’ordinaire « avec indifférence », il s’y applique « à fond », comme le fait Pioussia avec Zavyn-Douvaïlo. Kopionkine manifeste ainsi cette indifférence qui fait des hommes des exécuteurs exempts de toute humanité, mais fait preuve d’une maturité politique plus développée que Tchepourny qui se déclarait personnellement affecté et oppressé par la présence des bourgeois à Tchevengour.
Or ce travail qui consiste à éliminer les déchets assimile les tchékistes aux prolétaires chargés des basses œuvres, au nom d’un nécessaire assainissement, correspondant à la tabula rasa utopique. Ainsi, le tchékiste doit aussi être prêt à détruire les valeurs existantes, y compris l’individu, atome infime du « nous » cosmique 13. Tuer non un individu mais une classe, c'est la mission, entre autres, de Solomine, l’un des tireurs dans Le Tchékiste : « Or il servait la révolution consciencieusement, avec bonne volonté, comme il aurait servi un bon patron. Il ne tirait pas, il travaillait ». (L.T. p. 45). Et quand il harangue les ouvriers lors d’un meeting, il devient lui-même la classe commune :
Pour autant, la revendication de la visibilité des exécutions et de leur portée didactique doit être savamment étudiée, et Sroubov théorise en ces termes les effets dépravants du spectacle de la tuerie, et réfute la portée pédagogique des exécutions publiques sur le modèle issu de la Révolution française :
L’instauration d’un nouveau partage du visible opère donc à plusieurs niveaux : la mise en conformité de l’espace, la volonté de rendre secrets les massacres, la nécessité de tuer jusqu’au bout et enfin d’éliminer les traces. L’échec des Tchevengouriens et de Sroubov en ferait presque ainsi des victimes du devoir, ainsi que Pravdoukhine le suggère dans sa préface, quand il considère Le Tchékiste comme la « Tragédie de l’homme qui prend conscience de son incapacité à se transformer en machine ». La question de la responsabilité et de la culpabilité se pose alors, et mériterait approfondissement. Si Sroubov essaie jusqu’au bout d’assumer sa mission, il peint la Révolution en des termes qui la rapprochent d’un monstre. De plus, la présence des extraits de la dernière lettre du son père, ennemi de classe, constitue indéniablement une preuve à charge contre le roman. Dans Tchevengour, la culpabilité, en revanche, est revendiquée par Tchepourny lui-même. Lors de l’exécution des bourgeois Prokofi avait rejeté en ces termes la responsabilité du massacre, arguant qu'ils avaient voulu le deuxième avènement, et il avait conclu : « eh bien, qu'ils l’aient – ce ne sera pas notre faute », ce à quoi Tchepourny avait répondu : « Comment ça, pas de notre faute ? Dis-moi un peu ! Du moment qu’on est la Révolution, on est entièrement coupable ! Si tu fais des formules pour te faire pardonner, fiche le camp ». (T., p. 247). Ainsi la métamorphose de l’histoire et la banalisation du meurtre, qui s’accompagnent d’un désir de reconnaissance de la part des exécuteurs assimilés à des prolétaires et d’un nouveau partage du visible, impliquent une inévitable redéfinition du corps social en vertu d’une nouvelle conception du politique. Or c'est ce corps social nouveau qui échoue à se constituer en communisme triomphant.
La métamorphose que représentent les massacres nécessaires affecte la représentation du corps social, en ce que la bipartition camarades / ennemis doit se résorber en une éradication des seconds, mais au nom d’une abolition des classes. C'est Claude Lefort qui expose ce paradoxe, dans L’Invention démocratique :
Le tchékiste comprit et fut ému :
Ainsi, seul l’anéantissement nécessaire de celui qui n’est pas assimilable à soi-même dans la communauté permettrait de voir dans l’autre un autre soi-même, quand la division entre « eux » et « nous » exclut toute possibilité de se reconnaître dans l’ennemi de classe. Le corps politique présente alors la figure paradoxale de l’Un et en même temps une opposition radicale entre l’Un et l’Autre :
On peut par conséquent observer dans nos romans un double mouvement de condensation et de fragmentation, dans la mesure où le Parti n’est pas distinct du peuple ou du prolétariat qui en est la quintessence, il est le prolétariat au sens de l’identité, et en même temps il en est le guide, la conscience, la tête qui impose l’élimination de l’Autre dans une logique totalitaire. Le pouvoir dissocié de l’ensemble social se confond avec le corps entier tandis qu’il en est la tête, et Sroubov, dans les pages de ses carnets, souscrit résolument à cette volonté d’amalgamer la tête et le bras armé :
Or ce qui est en cause dans ce Nous - qui est à la fois pièce de la machine et l’un de ses organes, c'est précisément l’intégrité du corps social et politique qui dans les deux romans est mis à l’épreuve et connaît l’échec. Sroubov devient fou, et sait que celui qui finit par le remplacer, après sa défection, a fusillé son père et le condamnera à mort. Les Tchevengouriens, pour leur part, sont massacrés par la troupe, présentée comme des cadets blancs, mais plus vraisemblablement des soldats de l’armée rouge, en réponse à une lettre de dénonciation envoyée par un chargé de mission moscovite récemment arrivé à Tchevengour : leur communisme est par trop oisif et égaré, loin des directives du canton, qui ne sont bientôt même plus lues. 2. Le communisme en échec : la question de la solidarité. La dissidence intérieure procèderait par conséquent d’un échec du communisme tel qu'il est présenté dans ces deux romans. La scène de l’assassinat du koulak par Kopionkine semble à ce titre représentative de la cause de cet échec, car elle permet de mesurer la carence politique qu’engendre paradoxalement la banalisation des massacres. Dans le troisième volume du Principe Espérance Ernst Bloch évoque le type du martyr rouge, impliqué dans la lutte contre la répression, qui ne veut pas être un martyr mais un combattant inébranlable, pour lui-même et pour son être, qui se trouve ainsi confirmé. Or ce combattant
Ainsi la confirmation de l’être passerait par le biais d’une solidarité synchronique, mais aussi diachronique, qui ferait de la communauté utopique non pas seulement un Tout mais une nouvelle force abstraite qu’Ernst Bloch désigne par le terme de solidarité. Or dans le cas de Kopionkine, dont le statut de « combattant inébranlable » manque singulièrement d’occasion pour se réaliser à Tchevengour, tuer un koulak devient la routine, ce qui rend manifeste l’absence de cette solidarité. Conclusion : Roman et dissidence, la préface de Pravdoukhine et ses enjeux. Ainsi, la Révolution telle qu’elle est présentée et mise en pratique dans les deux romans subit un échec… et si le roman de Platonov a été immédiatement censuré, celui de Zazoubrine a fait l’objet en 1923 d’une préface qui se donne à lire comme un plaidoyer désespéré pour une œuvre « salutaire », dont les vertus pédagogiques sont valorisées. C’est du côté de la réception que je me placerai donc en dernier lieu :
Autrement dit, le récit aurait conservé sa visée didactique, en ceci que l’exemple de Sroubov doit être à la fois imité (tant qu'il élabore des théories sur la révolution et légitime les massacres) et rejeté quand le doute et la conscience l’entraîne vers la folie. Or la postface de Pravdoukhine, en essayant de tenir ensemble l’exemple et le contre-exemple dans le personnage de Sroubov, n’a fait que la moitié du chemin… Dans l’ordre communiste des choses, il ne faut plus montrer en effet qu’une vision, celle de la Révolution, c'est-à-dire bientôt celle des héros qui réussissent. On a vu combien les Tchevengouriens, Sroubov et ses hommes semblent égarés, chacun à leur manière, et ne peuvent correspondre à l’image des communistes qu'il convenait de livrer dans les romans : ils appartiennent déjà au passé et doivent, à leur tour, laisser la place. 1Claude Lefort, L’Invention démocratique, les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 86. 2Cité par Georges Nivat, « Une fable russe, un rêve universel, Tchevengour », Tchevengour, p. 11. 3« Il est impossible de comprendre, d’accepter ou de peindre la révolution, même partiellement, si on ne la voit pas dans son intégralité », Léon Trotsky, Littérature et Révolution, (1923) traduit du russe par Pierre Frank, Claude Ligny, Jean-Jacques Marie, U.G.E., « 10/18 », 1964, p. 109. 4Jean-Pierre Morel, Le Roman insupportable, Paris, Gallimard, 1985, pp. 37 sq. 5Il faudrait revenir sur les éléments biographiques propres aux deux écrivains, et l’on se réfèrera pour Platonov à la thèse de Michel Heller, André Platonov en quête du bonheur, Université de la Sorbonne - Paris IV, Paris, 1980, ainsi qu’à celle d’Annie Epelboin, Les Bâtisseurs de ruines, Université de la Sorbonne - Paris IV, 1995. Pour Zazoubrine, le site de Viatcheslav Roumantsev, Hronos, présente une courte biographie, à l’adresse http://www.lib.syzran.ru/personaliy/pers_Z,I/Zazubrin.htm, ou l’article de Vladimir Jarantsev sur http://www.sibogni.ru/writers/9. 6Elle est aussi plus loin « une bonne femme en cloque, une Russe au gros cul, portant une chemise en toile déchirée, rapiécée, pouilleuse ». 7Nikolaj Buharin, Programma R.K.P., cité Michel Heller, La Machine et les rouages, (1985), traduit par Anne Coldefy-Faucard, Paris, Calmann -Lévy 1985, p. 17. 8Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, (1949), Le Système totalitaire, Paris, Seuil, « Points » 1972, p. 210. 9François Chirpaz, Raison et déraison de l’utopie, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 105, nous soulignons. 10Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 213. 11On sait que Tchepourny donne raison à Pioussia ensuite : l’âme est effectivement située dans la gorge, car les cadets pendent les communistes : « Et tu as bien fait ! L'âme est en effet dans la gorge. [...] Pourquoi crois-tu que les cadets nous pendent par la gorge ? Justement pour nous brûler l'âme avec une ficelle : à ce moment-là on meurt vraiment au complet ! Sans ça on s'agrippe : c'est que c'est dur, de tuer un homme ! ». (Ч., р. 391 / T., p. 251) 12Le Tchékiste, p. 56. 13Rappelons cette déclaration d’intention publiée dans la Pravda le 25.12.1918 : « Nous ne combattons pas des individus, nous anéantissons la bourgeoisie en tant que classe ». 14L’Invention démocratique (1981), Paris, Fayard, 1994, p. 159. Voir aussi la fin de la citation : « Cet Autre, c'est l’Autre du dehors […] L’autre est le représentant des forces en provenance de l’ancienne société (koulaks, bourgeoisie) et c'est l’émissaire de l’étranger, du monde impérialiste ». 15Or dans la logique des tchékistes, « tout se passe comme si le corps devait s’assurer de son identité propre en expulsant ses déchets, ou bien comme s’il devait se refermer sur lui-même en se soustrayant au dehors, en conjurant la menace d’une faction qui fait peser sur lui la menace de l’intrusion d’éléments étrangers », Ibid. 16Ibid. 17Ernst Bloch, Le Principe espérance III, Les images-souhait de l’instant exaucé, traduit par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 1991, p. 313, nous soulignons. ___________________________________________________ - Auteur : Alice Pintiaux-Hamon (Nanterre)
- Titre : Utopie et violence dans Le Tchékiste de Vladimir Zazoubrine et Tchevengour d’André Platonov : une lecture des massacres. - Date de publication : 21-01-2012 - Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense - Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=91 - ISSN 2105-2816 |