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COLLOQUES


UNE DISSIDENCE INTÉRIEURE ? LA LITTÉRATURE SOVIÉTIQUE EN RÉSISTANCE
Les Zelminiens de M. Kulbak : littérature yiddish en résistance.

Carole Matheron (Université Paris III Sorbonne nouvelle)


La Révolution de février 1917 a soulevé un immense espoir au sein de l’intelligentsia juive progressiste. La reconnaissance politique, culturelle et linguistique est sans précédent, non seulement au regard de la discrimination tsariste mais même par rapport aux conditions faites à la culture yiddish dans le monde occidental. La pleine égalité des droits, le développement de l’enseignement en yiddish, le soutien aux groupes et aux revues d’avant-garde comme le Groupe de Kiev (fondé dès avant la Révolution) et la revue Eygns (Ce qui est à nous, 1917-1920) en Ukraine ou le mensuel moscovite Shtrom (Le Courant), le développement des théâtres juifs et des maisons d’édition en vernaculaire créent un milieu favorable à l’éclosion artistique, malgré les difficultés des premières années du régime et la liquidation des institutions religieuses ainsi que de l’hébreu, jugé langue cléricale et réactionnaire 1. De nombreux écrivains qui avaient quitté le territoire au moment de la guerre civile reviennent de leur exil occidental afin de participer à l’essor de la culture yiddish soviétique : parmi les plus importants, le poète moderniste Peretz Markish (1895-1952) 2, l’auteur de contes symbolistes Der Nister (1884-1950) 3 ainsi que Dovid Bergelson (1884-1952), l’un des plus brillants prosateurs en langue yiddish 4, le dernier à rentrer, en 1934, et enfin Moyshé Kulbak (1896-1937), auteur d’une importante œuvre poétique, chantre des cours de synagogue de Vilnius, des étendues neigeuses de Biélorussie et des stridences du Berlin expressionniste, auteur également de deux courts romans de facture poétique, Le Messie fils d’Ephraïm  5et Lundi  6, ainsi que d’une pièce de théâtre sur Jacob Frank, le faux messie.

Ces auteurs majeurs de la littérature yiddish se sont retrouvés à Berlin au début des années vingt ; certains, comme Markish, gagnent ensuite la Pologne où ils animent l’avant-garde expressionniste. Kulbak, quant à lui, rentre en 1928 à Minsk où vit sa famille et sera victime des purges de 1937. La date de sa mort, longtemps fixée en 1940 est aujourd’hui connue précisément, grâce à l’ouverture des archives : il a été exécuté en octobre 1937, peu de temps après son arrestation pour « trotzkisme » et « espionnage au profit des polonais ». Une deuxième vague de répression après la Seconde Guerre mondiale décapitera définitivement la culture yiddish à partir de l’assassinat du metteur en scène Salomon Mikhoels en 1948 jusqu’à l’exécution des écrivains yiddish les plus talentueux, le 12 août 1952, avec parmi eux Bergelson et Peretz Markish. Der Nister, quant à lui, est mort dans un camp en 1950 7.

I. Un malentendu productif.

Kulbak est d’emblée conscient des difficultés qui vont peser sur sa création à partir du moment où il décide de rentrer. La période de relative liberté accordée aux compagnons de route est déjà close, les écrivains et les critiques du Proletkult juif, comme Moshé Litvakov, règnent en maîtres sur les lettres yiddish, critiquant sévèrement l’évocation du passé, de l’intériorité, le choix de sujets à tendance « nationale », l’usage des symboles et d’une langue où abondent les hébraïsmes et les références à la tradition religieuse 8. Minsk est de plus le bastion de l’école prolétarienne autour de la revue Der Shtern (l’Etoile). Le tournant de l’année 29 et de la collectivisation des campagnes, les attaques qui se déchaînent contre le « pilniakovisme »  9et la formulation, dès 1932, des premières définitions du réalisme-socialisme, imposé en 1934 lors du Premier Congrès des Ecrivains, influencent directement l’écriture de la fresque des Zelminiens, le chef-d’œuvre de Kulbak, dont les deux volumes, publiés en 1931 et en 1935, encadrent la formulation des nouveaux principes littéraires mis en place par le régime stalinien 10.

Kulbak est d’abord un poète, qui fait fusionner les thèmes panthéistes, la modernité formelle et une forme de mysticisme personnel, enraciné dans la tradition juive comme dans le pessimisme et le syncrétisme fin de siècle. Son premier roman, Le Messie fils d’Ephraïm, écrit à Berlin en 1924, évoque la forme du poème en prose et le motif resémantisé des Lamed-vov, les  Justes cachés, emprunté à la Kabbale 11. En filigrane, il inscrit cependant la nécessité d’un bouleversement révolutionnaire, thème qui sera repris, avec une certaine ambivalence, dans sa peinture directe de la Révolution et de la guerre civile, dans Lundi, publié en 1926 à Varsovie.

Avec les Zelminiens, la contradiction historique entre les formes anciennes de la vie juive et la nouvelle société soviétique devient le ressort même de l’œuvre et lui confère sa dimension dramatique mais aussi son originalité stylistique, par la contrainte qu’elle induit et la fécondité des réponses littéraires qu’elle suscite. Ainsi, la réussite des Zelminiens n’est pas uniquement gagnée contre le réalisme-socialisme ; elle s’accomplit plutôt sur la base d’un malentendu productif, qui permet à l’écrivain d’atteindre à une épure et à la parfaite maîtrise des éléments parodiques dans sa peinture de la fin d’un monde. Si l’impératif réaliste donne à la fresque son tranchant et sa vivacité, il n’en reste pas moins que le résultat est très loin de s’aligner sur une quelconque orthodoxie, même après le Premier Congrès des Ecrivains 12. Fécond au plan littéraire, le défi de la commande sociale s’avèrera cependant fatal pour l’écrivain, emporté par les purges de 1937 en même temps que Pilniak et Babel. Car si Kulbak reste enraciné dans l’évocation d’un monde juif populaire qu’il transfigure par la fantaisie et l’humour, il semble décidément s’être trompé d’époque en écrivant dans les années trente avec les procédés ornementaux et sophistiqués des années vingt.

La descendance de reb Zalman, le fondateur de l’excentrique « tribu » des Zelminiens, depuis les années 1860 jusqu’à la période de l’électrification et de la collectivisation, est le prototype du petit peuple des bourgades, rappel du shtetl des classiques, en particulier de Sholem-Aleykhem. Par son titre même (« Les vieux »), le premier volume apparaît plutôt centré sur l’ancienne génération et s’achève sur la mort des piliers de la famille, s’inscrivant dans un schéma généalogique lié aux événements « naturels » que sont les enfances, les mariages, les naissances, les morts... Le second récrit l’histoire d’une façon qui se veut plus politique, avec le prologue qui débute lors de la guerre civile et retrace la geste épique (en réalité parodique), du prétendu « héros positif » que représente au départ Béré, le bolchevik, avant de conclure sur le déclin de l’arrière-cour, lieu quasi mythologique où s’est concentrée la vie des Zelminiens. La fin du roman anticipe les changements en cours, la collectivisation des campagnes et même, de façon burlesque et pourtant lucide, la période des grands procès et des purges au sein du Parti. Ainsi la contrainte idéologique engendre un geste de réécriture, développant de nouvelles potentialités, de nouvelles versions du récit, renforçant finalement sa dimension fabuleuse et instituant le microcosme zelminien sur le mode du légendaire. Le mouvement initial est celui de l’innovation et suit les étapes de l’histoire soviétique à la sortie de la guerre, avec les conquêtes de la nouvelle société, représentée par les jeunes Zelminiens, membres des komsomols, adeptes de l’électrification et autres inventions modernes : la radio, le tramway, le cinéma, le travail à la chaîne, la propagande politique et la sécularisation des mœurs qui se sont débarrassées de l’emprise de la tradition. Le mode de vie des « vieux Zelminiens » est condamné, non seulement à travers l’épisode de la démolition de la cour et de la mort des oncles, piliers de l’arrière-cour, mais aussi à travers le suicide de l’intellectuel entre deux mondes qu’est Tsalké, le jeune Zelminien épris des traces du passé, rongé par un amour malheureux pour sa cousine bolchévique et finalement incapable de vivre la contradiction entre ancien et nouveau. Si on peut voir en Tsalké un alter ego de Kulbak lui-même, son auto-condamnation témoigne de la prescience de l’écrivain quant à son impossible adaptation à la commande sociale. Cependant, malgré la courbe du récit qui tend à accréditer la disparition du passé, on peut suggérer que la réécriture entérine au bout du compte la prégnance de l’univers poétique caractérisant toute la création kulbakienne.

II. Modernité formelle

Kulbak ne cesse d’innover au plan des formes romanesques. Il confère ainsi à la fiction prosaïque une dimension poétique et rompt, par son modernisme, l’illusion réaliste qui privilégie la transparence du médium et l’univocité du sens. Les titres des chapitres frappent par leur sobriété, on pense à ces « biographies de l’objet » qui caractérisent la factographie ou à ces « formes simples » qui parodient les modèles du récit picaresque ou du récit d’éducation.

On trouve ainsi des astuces graphiques et calligrammatiques 13, des dispositions de phrases par moments analogues à celles du vers libre, des chapitres réduits à une seule phrase 14 ou des morceaux de la prose du monde, comme le texte d’un télégramme, greffé sous forme de collage 15. L’esthétique du choc, de la surprise, rappelle parfois la poésie futuriste ; la fragmentation du texte, les blancs qui y sont ménagés renvoient davantage au montage, peut-être en référence à la notion de slogan qui traverse constamment la diégèse par le biais des discours propagandistes des jeunes Zelminiens. La citation est à la fois systématique et éclectique, depuis le texte de bénédiction hébraïque qui figure complètement attaché, comme s’il était avalé par le locuteur et devenu quasi indéchiffrable 16, jusqu’à un extrait de L’Ecclésiaste en hébreu (« rien de nouveau sous le soleil ») et le fragment de prière également en hébreu à propos des ennemis d’Israël, en référence ironique à la grande collectivisation (p. 277).

La poésie européenne est également représentée par des extraits en allemand de Heine, poète préféré de Tsalké ainsi que par le célèbre passage de La Tempête, de Shakespeare : « nous sommes tissés de la même étoffe que les rêves et notre vie n’est qu’une brève durée entre deux sommeils », qui renvoie, comme le poème de Heine, à l’anticipation de la mort du personnage et peut-être à la prescience de son propre destin chez Kulbak. Le jeu réflexif va jusqu’à inclure la mention d’un poète zelminien célèbre, Moyshé Kulbak, dont Tonké, la militante communiste, récite un passage : la signature du nom propre fonctionne comme indice de mise en abyme et d’humour, mais atteste également l’identité de Kulbak en tant que poète 17.

L’usage à la fois poétique et subversif du langage éclate également lorsque la cuistrerie de l’oncle Itshé lui fait prononcer une formule vaguement mimétique de l’hébreu en guise de prière 18. La mélodie onomatopéique de la langue sacrée proscrite par le régime résonne en outre comme un trait de satire à l’égard de l’ignorant qui feint l’érudition et comme un effet de contraste par rapport à l’environnement idéologique contemporain. On a le même contrepoint lorsque Tsalké, amoureux fou de Tonké, récite la bénédiction sur le pain en hébreu (citée ci-dessus), lors d’une promenade dans la campagne, au milieu des champs de blé où vrombit un tracteur très « eisensteinien ».

Le caractère composite du texte kulbakien est symbolisé par la métaphore du vêtement, rapiécé, effiloché, cousu, témoignant de l’ « art ancien » du tailleur, dont l’élégie funèbre résonne comme signe de la fin du monde traditionnel 19. L’oncle Itshé, le « dernier tailleur » finit à l’usine, où il observe avec incrédulité le montage « mécanique » d’un manteau produit à la chaîne. L’oncle Iudé, le « philosophe », rejoint quant à lui un kolkhoze, où il exerce une activité indéfinissable, mi rabbin, mi kolkhozien, de toute façon condamnée à l’extinction.

Le mélange des genres, a priori peu compatible avec le primat du contenu sur la forme et le monologisme du roman à thèse, opère également au niveau des formes mineures et des discours alternatifs convoqués par la fresque : la parabole est invoquée en liaison avec la tradition hassidique, la philosophie à travers le personnage ironisé du « sage » ainsi que la comparaison humoristique de l’oncle Iudé avec Aristote, voire à travers le profil hamlétien de Tsalké. A ces discours de sagesse mi parodiques mi sérieux sont opposés à de nombreuses reprises le discours technique et les compétences des spécialistes que sont les jeunes Zelminiens, rompus au matérialisme dialectique. On peut également faire figurer dans cette parodie burlesque de la culture soviétique l’enquête ethnographique de Zalké sur la peuplade zelminienne, avec ses rubriques et ses catégories pseudo-scientifiques. Le chapitre, intitulé Zelminiade, entièrement parodique, dénonce à la fois l’obscurantisme traditionnel et la manie classificatoire de la nouvelle science soviétique 20.

Le récit épique est également parodié à travers la geste de la guerre civile. On trouve même quelques traits de romantisme révolutionnaire dans la peinture d’un représentant typique du nouveau monde, Porchnev, le « commissaire en veste de cuir », qui fait entrer Béré au Parti et devient l’un des personnages fabuleux des récits de l’arrière-cour. Le style épique est constamment cité de façon décalée, on en retiendra quelques formules frappantes comme le « gloire à » emphatique ou la répétition lancinante du « il est mort », lorsque le narrateur, tel un récitant, évoque la disparition du vieux monde.

La référence aux genres de la littérature yiddish ancienne est maintenue, malgré son caractère officiellement décrié, à travers l’érudition anachronique de Tsalké, qui est doublement marginalisé, que ce soit par rapport aux vieux Zelminiens incultes ou par rapport à ses jeunes cousins, embrigadés dans la construction du socialisme. Ce personnage aux désirs contradictoires convoque des associations complexes, à l’image précisément de la modernité juive en pleine transformation : depuis la référence à la Bible en yiddish ancien à destination des femmes pieuses, la Tséneréne, à la mention de son essai sur Mendel Lefin, un maskil, auteur des Lumières juives.

Un épisode étrange évoque le jeune intellectuel en train de collecter les archives de la vie zelminienne et de déchiffrer les documents anecdotiques de la communauté familiale, comme ce fragment de lettre ou de journal intime écrit par son cousin Béré, dans lequel ce dernier décrit son itinéraire pour regagner le front au moment des combats. Kulbak procède à une véritable mise en abyme par le biais de l’opération de lecture et de vérification des traces du périple par Tsalké, qui constate au bout du compte qu’aucun élément ne concorde, ni les noms des villes, ni l’itinéraire, ni la mention des faits dans leur contexte : miroir inversé de la fresque kulbakienne, le document d’apparence réaliste est fictif. On voit que la notion très relative de « réalité » chez Kulbak a peu de chances de concorder avec le monologisme réaliste-socialiste. Tsalké n’est pas très loin du personnage typique de l’ancienne littérature russe, celui de l’ « homme inutile » condamné par son « hamlétisme » oblomovien à l’autodestruction. C’est pourtant ce même personnage qui s’inquiéte de savoir si sa cousine bolchévique ne le considère pas comme un « élément étranger », raison qui expliquerait à ses propres yeux le rejet amoureux de la jeune fille. Même Tsalké l’érudit ne peut échapper à la nouvelle phraséologie et doit s’approprier les catégories des temps nouveaux ! Les nombreuses références aux classiques du matérialisme socialiste abondent dans les Zelminiens et forment un socle culturel accrédité par la narration.

C’est donc le caractère composite de ce patchwork référentiel qui frappe le lecteur. La vie nouvelle est prise au sérieux, non seulement parce qu’elle impose son cours, mais parce qu’elle s’oppose à l’arriération et à l’esprit de clocher de la culture traditionnelle. La métaphore de la mare pour caractériser la cour est à l’image de cette complexité : elle vient des classiques juifs, de Peretz en particulier, lorsqu’au tournant du siècle il flétrit la stagnation culturelle de la bourgade juive, sa paupérisation mais aussi son repli sur des valeurs anachroniques. Mais elle entérine également le point de vue de la nouvelle société. Ainsi le sévère verdict prononcé par Tonké au moment du procès de l’oncle Folié, accusé de vol par ses camarades d’usine, se transforme-t-il en mise en accusation de l’arrière-cour tout entière, légitimant sa démolition pour construire du neuf. On peut y voir une critique radicale de la part de Kulbak, un cri d’alarme sincère devant la dégradation du monde juif pris en étau entre les mutations politiques inévitables et l’enracinement routinier dans le passé. Pour autant, il ne se fait nullement l’apologiste de la tradition, mais se contente, à travers l’évocation bigarrée des us et coutumes zelminiens, d’en styliser les traces de façon mi ironique, mi nostalgique. Et lorsqu’il cite Heine en liaison avec la mort de Tsalké, c’est précisément à la double appartenance du poète qu’il fait référence :

Aucune messe on ne chantera
Aucun kaddish on ne dira
Aucune chanson, aucune mélodie
Quand ma mort viendra (p.330).

L’hétérogène kulbakien englobe l’épaisseur de l’histoire littéraire et artistique, distinguant des strates, des styles, des approches nuancées des phénomènes esthétiques avec leurs connotations propres. Il existe par exemple une strate symboliste et décadente, perceptible à travers les références à une théâtralité fin de siècle : ainsi le personnage de Sonia, la jeune zelminienne qui hérite de son père, l’oncle Zishé, une maladie de langueur et passe son temps à s’évanouir, rappelle-t-elle, toujours sur le mode parodique, les héroïnes du théâtre d’Ibsen ou de Strindberg. La citation de la forme théâtrale est explicite également à travers une scène très intense entre Tsalké et Tonké, détachée de son support romanesque par l’usage des didascalies et de la forme dialoguée :


« Tsalké, le fils de l’oncle Iudé : La fenêtre de ma chambre donne au nord. Tous ces derniers mois, j’ai vu comment de nombreuses étoiles avaient tourné vers le nord. A l’évidence que tout bouge, dans l’univers. Tout marche. Tout se transforme. Sauf moi, Tsalké le fils de l’oncle Iudé, moi je reste sur place.

Tonké, la fille de l’oncle Zishé : Ce n’est pas vrai que tu restes sur place. Mais la question est de savoir si tu grandis, Tsalké. Tu ne vas pas bien. Tes idées allaient transformer les choses, et sur la route, en attendant, elles se sont transformées sens dessus dessous.

Tsalké : Ecoute, je crois que c’est la faute des temps. Nous vivons une sale période.

Tonké : Mais non, les temps ne sont pas mauvais !

Tsalké : ça alors, je ne sais pas, mais peut-être toi tu sais, Tonké, ce qui m’arrive ?

Tonké : Il y a deux voies vers la dictature du prolétariat. La voie de l’ouvrier, et la voie d’un intellectuel comme toi... 21 »


Une forme moderne de théâtralité populaire, là encore subvertie par l’humour, est également présente avec l’épisode du combat de catch et l’affrontement sur le ring entre l’oncle Folié, rallié à la jeunesse bolchévique, et les athlètes, qui ont le soutien des vieux Zelminiens. Les divertissements de la subculture urbaine sont également représentés à travers l’épisode du cinéma, qui envoûte littéralement les Zelminiens. Kulbak a vécu à Berlin et fréquenté la bohème occidentalisée, il est lui-même auteur de théâtre. Il sera d’ailleurs arrêté lors d’une répétition de sa dernière pièce, une comédie disparue avec son auteur.


Mais c’est surtout par la présence des mythes personnels et d’un usage subtil des métaphores que le roman kulbakien s’émancipe des normes réalistes. Les personnages électifs de Kulbak sont depuis toujours les errants et les mystiques, ceux qui sont à la fois proches du peuple et loin de la foule. En liaison avec cette thématique de l’obscurité et de l’humilité, on note la métaphore du silence du monde, à travers l’évocation récurrente de la nature, des saisons, du monde animal et végétal. L’image de la tempête qui secoue les fondations de la cour n’est pas dénuée d’éléments symboliques et rappelle une métaphore omniprésente dans la littérature russe pour symboliser la Révolution. Le fil conducteur des évocations météorologiques assure la continuité de l’univers symbolique entre les œuvres, les romans, la poésie et les deux volumes des Zelminiens, mais également entre les différentes scènes romanesques : seul véritable élément d’ordonnancement de l’intrigue dans une œuvre travaillée par la forme du tableau ou de la vignette. La chronique zelminienne est ainsi reliée à la pulsation vitale d’une nature transcendant les aléas de l’Histoire. On conçoit que cette vision d’une nature fusionnelle, réunifiant l’humain et l’organique, la terre, l’arbre, l’animal, la pierre..., soit a priori éloignée de la vision de sa transformation par le travail collectif, qui confère aux romans du réalisme-socialiste leur aspect optimiste et volontariste.

En dernier ressort, c’est bien le jeu sur le langage lui-même qui établit le caractère subversif du roman et s’inscrit en faux contre la transparence et la monosémie du réalisme-socialiste. L’inventivité linguistique est réfractée par les trouvailles du parler zelminien, les innovations d’une langue constamment créatrice, à la fois populaire et précieuse, décalée et englobant le lexique de l’ère soviétique, confrontant au niveau textuel modernité et tradition.

Les Zelminiens parlent la langue de Kulbak mais ils ont aussi leur propre inventivité, comme lorsqu’ils agglutinent les mots ou les prononcent à leur façon bien particulière. Comme les habitants de la bourgade archétypale de Kasrilevke chez Sholem-Aleykhem, ils sont avant tout passionnés par le langage et le récit. La fictionalisation du réel est leur marque distinctive ; la réalité, les êtres vivants, le politique même sont annexés par ce langage omnipotent, souvent carnavalesque. La référence à Bakhtine s’impose pour comprendre l’œuvre de Kulbak. Son art subtil consiste à forger sa propre langue tout en sauvegardant l’oralité populaire (y compris en langues slaves), les idiolectes spécialisés (pseudo-scientifiques), la langue rabbinique raffinée, la phraséologie révolutionnaire. La polyphonie englobe même les vibrations de la technique, que ce soit les ondes radio ou les télégrammes 22. Parmi toutes ces voix, celle du narrateur s’inclut par moments, semblant indiquer que lui aussi fait partie de la cour.

Mais paradoxalement, le silence caractérise aussi l’art spécifique des habitants de la cour, de même que l’écriture poétique propre à Kulbak, dessinant une continuité plus essentielle avec ses autres textes. La thématique du silence, proche au départ des influences du taoïsme et du hassidisme, rejoint finalement le soupçon moderne jeté sur le langage, atteint en retour par l’éradication historique.

III. Un « bain » de réalisme.

En dernier ressort, la réalité ne perd pas ses droits dans Les Zelminiens, ce qui fait peut-être la différence avec les autres romans de l’auteur. Ce « bain » de réalisme renvoie Kulbak à une peinture finalement incisive de l’évolution historique. La comparaison entre les deux tomes ne dessine pas tant une différence de forme qu’une différence de ton.

Du temps fictionnel a passé entre les deux récits, les réinsérant dans un contexte en mutation. Le premier tome s’ouvre sur le registre des commencements : « La guerre et les révolutions ont fini par passer sans dommage », et met en lumière l’ère nouvelle à travers la confrontation des générations. Dans ce cadre, et malgré la nostalgie qu’il suscite, le déclin des Zelminiens figure comme invariant du récit de la transition historique, comme chez un Babel (le personnage de Guédali dans Cavalerie rouge, par exemple) ou un Joseph Roth (les Trotta dans La Marche de Radetzky). La remarque bouffonne de l’oncle Iudé à son fils Tsalké, « Il n’y a pas de Dieu, il n’y a que l’électricité (p. 100)», ou la phrase « Le camarade Lénine est un grand homme, oui, vraiment un grand homme, mais que sait-il des choses saintes ? (p. 101) » évoquent précisément ces analogies textuelles.

Chez Kulbak, la saga déroule alors ses cycles naturalisés, au rythme de la vie organique et fusionnelle de la cour, pour aboutir comme naturellement à la mort de la grand-mère Bashe à la fin du récit. La forme légendaire culmine avec l’évocation mystérieuse de la fin de l’oncle Iudé, apparemment mort de peur d’avoir passé la nuit en compagnie d’un loup dans une fosse creusée en terre, évocation d’un monde rural encore ensauvagé, qui replique montre n’est pas très loin de celui décrit dans L’Année nue de Pilniak. Dans le deuxième tome en revanche, les événements de la cour sont repris, re-racontés, mais pas toujours selon les mêmes versions. La grand-mère Bashe serait morte d’être tombée du haut d’une table, l’oncle Iudé d’un cancer, comme si l’aspect fabuleux de la vie zelminienne se devait d’être bridé par la reprise fictionnelle. Cependant, la différence la plus marquante est celle qui profile non plus la mort naturelle du vieux monde, mais la chute, provoquée par les circonstances politiques du moment, des « hommes nouveaux ». La fin du tome 2, dont le sous-titre, « L’arrière-cour », profile symboliquement le sort de la culture yiddish tout entière, laisse deviner cette évolution, depuis les temps « héroïques » de la guerre civile jusqu’à la période de la NEP, évoquée à travers quelques références explicites et enfin le tournant de l’année 1928-29, qui est précisément le moment où Kulbak revient en Russie soviétique. Le clivage entre ancien et nouveau est une fois de plus symbolisé par l’affrontement des générations : « Le printemps. Juste à la veille de la grande collectivisation. L’arrière-cour fit face aux événements avec un visage triste, des barbes froides et soupçonneuses, et surtout avec un silence fermé à l’approche de Tonké et de Beré qui, à l’époque, passaient des semaines entières dans les villages  23».

La tonalité sombre des derniers épisodes consacrés quant à eux au motif de l’épuration et des procès est manifeste, malgré le brouillage délibéré des positions idéologiques opéré par la polyphonie et l’utilisation de la langue d’Esope pour crypter le message, de toute façon ambigu, du texte. Cependant, derrière la fantaisie et l’humour se dessine l’évolution fatale de la société vers la répression, la délation au sein même des familles, et finalement la trahison des idéaux au nom desquels, précisément, a été accompli le changement. Les Zelminiens engagés au service du socialisme sont les premiers touchés : Sonia perd son travail, Béré est renvoyé de la milice et retourne à l’usine comme simple tanneur, l’oncle Folié est soumis à un procès qui condamne en même temps toute l’arrière-cour, Tonké quitte définitivement l’horizon familial après avoir prononcé l’oraison funèbre de Tsalké, l’historien de la vieille tribu juive, qui a finalement réussi son suicide. A travers la mort de son personnage, Kulbak ne se contente pas d’évoquer la difficile transition entre ancien et nouveau, comme dans ses romans précédents ou le premier tome de la fresque. Il dessine précisément et lucidement non seulement la fin d’un monde mais celle surtout de son écriture, de la possibilité même du geste artistique dans un contexte dénaturé : « Les Zelminiens se taisaient, pas tellement par respect pour le mort, mais parce qu’il n’y avait tout simplement rien à dire (p. 330) ».

« Tout était fini. Au-dessus de l’arrière-cour, des phares électriques brillaient. On entendait le bruit de dizaines de haches. A la verticale des maisons, une grue crépitait, montant des briques aux étages supérieurs. La lumière emplissait tout le ciel, étincelait sur les vieux toits des ruelles éventrées, pénétrait dans les petites fenêtres des maisons étroites où, au milieu de son sommeil, on pouvait entendre tomber les dernière poutres de l’arrière-cour  24 ».

Dans les décombres de la cour démolie par les machines, sous les échafaudages, on retrouve un squelette. Mais le corps de Kulbak a disparu sans laisser de traces, seuls restent les livres, avec leur voix si particulière, et pour quelque temps encore, la langue des derniers tailleurs juifs.

 


1On se reportera à Lionel Kochan, Les Juifs en Union soviétique depuis 1917, Paris, Calmann-Lévy, 1971.

2Voir la traduction par Batia Baum de son poème Le Tas, consacré aux affres des pogroms, dans la revue Caravanes , n°7, Paris, Phébus, 2001.

3Voir en français, Sortilèges, traduit du yiddish par D. Bechtel, Paris, Julliard, 1992.

4On peut lire en français le court récit Autour de la gare, traduit et présenté par R. Robin, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982.

5M. Kulbak, Le Messie fils d’Ephraïm, traduit du yiddish et présenté par C. Ksiazenicer-Matheron, Paris, Imprimerie Nationale, 1995.

6M. Kulbak, Lundi, traduit du yiddish par B. Vaisbrot, préfacé par R. Ertel, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982.

7Voir A. Bortchagovski, L’Holocauste inachevé, ou comment Staline tenta d’éliminer les Juifs d’URSS, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995. Pour le contexte plus général de la répression contre les écrivains, voir V. Chentalinsky, La Parole ressuscitée : Dans les archives littéraires du KGB, traduit du russe par G. Ackerman et P. Lorrain, Paris, Robert Laffont, coll. « Pluriel », 1993 et G. Svirski, Ecrivains de la liberté : La résistance littéraire en Union Soviétique depuis la guerre, texte français de Daria Olivier, préface d’Efim Etkind, Paris, Gallimard, 1981.

8Pour toutes ces questions, on pourra se reporter à l’introduction très documentée de D. Bechtel aux contes symbolistes de Der Nister : « Entre tradition juive et modernité révolutionnaire : Le combat de Der Nister contre la critique littéraire soviétique », in Der Nister,  Contes fantastiques et symbolistes, traduits par D. Bechtel, A. Starck et B. Vaisbrot, Paris, Le Cerf, 1997.

9Pour le contexte général de la littérature soviétique, voir M. Slonime, Histoire de la littérature russe soviétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985.

10M. Kulbak, Les Zelminiens, traduit du yiddish et présenté par R. Robin, Paris, Seuil, 1988 [Zelmenianer, t. 1, Tsentraler Felker Farlag, Moskva, Kharkov, Minsk, 1931 ; t. 2, Melukhe Farlag fun Vayssrussland, Minsk, 1935].

11Voir Gershom Sholem : « La tradition des 36 justes cachés », Le Messianisme juif, Paris, Calmann-lévy, 1974.

12On se reportera pour toutes ces questions à l’ouvrage de R. Robin, Le Réalisme-socialiste : une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.

13Par exemple la disposition suivante, p. 128 : «  à travers
la porte
les huit
mauvaises têtes. »

14Par exemple le chapitre 19 qui figure tel quel, p. 162 :

« L’oncle, bien entendu, était mort. »

15
Par exemple le chapitre 18, ainsi constitué, p. 285 :
« 18. Télégramme de la coopérative « Octobre »
L’Association des camarades de la coopérative des cordonniers a rempli le Plan à 100% dès le premier quart de l’année. 
Signé : Le représentant de la coopérative, Polovets. »

16« Tsalké dit :

- Baroukhataadonaïeleienoumelekheoulamamoïtselekheminoorets (bénisoistuAdonaiRoidel’universquitireslepaindelaterre). »

17Voir p. 93 :

« Tonké lui dit :

- Je connais un poème d’un poète zelminien, Kulbak, qui me trotte tout le temps dans la tête :

Et des gaillard de bronze

Furent saisis de l’envie

D’en finir avec la rage

Des années qui sont à jamais perdues ».

18Voir p. 311 : « Le vieil oncle Itshé tenta de dire un mot, le premier mot de sa vie sorti de la Thora, un mot de la Thora qui malheureusement comprenait des tas de f et qui, de ce fait, siffla à leurs oreilles comme un vent mauvais.

Ça donnait à peu près :

-Fukh mukh, Laïfatfukh, vaïfafoïkh, Laïfafoïkhe !

Il s’agissait, bien entendu, de la langue sacrée ».

19Voir p. 226 :

« Il est mort, le dernier tailleur, le vieux tailleur juif avec sa barbe, avec ses sourcils fins et souriants, et avec ses doigts toujours secs.

Il a vécu, le va-nu-pieds qui descendait gloutonnement les pommes de terre, le grand géniteur qui se multipliait comme l’herbe et qui, de chaque tailleur, en faisait au moins deux. Il est mort, le juif joyeux qui, devant une assiette d’oseille, pouvait chanter la grande joie de l’univers. Il est mort, le dernier tailleur et avec lui l’échoppe aux machines Singer et aux grandes jeunes filles polonaises qui étaient assises à la fenêtre éclairée et est mort également le représentant des machines Singer, le socialiste révolutionnaire à la barbichette blonde, le philosophe diseur de dictons qui, tous les shabbat, jouait pour toute la bourgade Les Frères Lourie et La Famille Tsvi... »

20Voir le chapitre Zelminiade, p. 239, introduit par le sous-titre suivant :

« Une enquête scientifique sur la culture technique, les connaissances, les remèdes et autres mœurs et habitudes de l’arrière-cour, rassemblée et élaborée d’après les notes du jeune chercheur Tsallel Khvost, natif de cette même arrière-cour. »

21Les Zelminiens, p. 231.

22Cf. p. 109 :

« Allô ! allô ! allô.

Berlin !

Moscou !

Varsovie !

Bucarest ! »

23Les Zelminiens, p. 277.

24Ce sont les dernières lignes du roman.



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- Auteur : Carole Matheron (Université Paris III Sorbonne nouvelle)
- Titre : Les Zelminiens de M. Kulbak : littérature yiddish en résistance.
- Date de publication : 21-01-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=92
- ISSN 2105-2816