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COLLOQUES


UNE DISSIDENCE INTÉRIEURE ? LA LITTÉRATURE SOVIÉTIQUE EN RÉSISTANCE
L’intercession du nazisme dans la prise de conscience antitotalitaire de Vassili Grossman

Frédérique Leichter-Flack (Université Paris Ouest Nanterre)


« Ce roman servirait nos ennemis. […] Pourquoi ajouterions-nous votre livre aux bombes atomiques que nos adversaires préparent contre nous ? » Telle est en substance la réponse qu’obtient Vassili Grossman du responsable des questions idéologiques au Bureau du Parti, en 1962, suite à sa protestation contre la saisie par le KGB de tous les manuscrits du grand roman qu’il venait de passer dix ans à écrire, Vie et Destin1. En plein dégel, alors que le discours de Khrouchtchev au XXè Congrès avait déjà dénoncé les crimes et excès du stalinisme, le roman d’un écrivain formé à l’école de Gorki, et consacré écrivain soviétique avec le succès de Pour une juste cause, était donc jugé si dangereux qu’il fallait en détruire tous les brouillons. Par miracle, on le sait, un exemplaire du manuscrit put pourtant échapper à la destruction ordonnée : Grossman est mort en 1964 sans le savoir, mais il allait lui assurer une reconnaissance extraordinaire, quelques années plus tard, puisqu’il serait publié en Occident, circulerait en URSS de manière clandestine, puis paraîtrait enfin en Russie, après la Perestroïka. Associé à la version samizdat de son roman testament Tout passe, achevé en 1962 et auquel Grossman avait travaillé en parallèle depuis le milieu des années cinquante, Vie et Destin allait effectivement devenir une arme de guerre : Grossman avait « entrouvert le couvercle de son cercueil et tiré »2.
Le régime, donc, avait bien raison de se méfier de ce roman aux allures pourtant si soviétiques. Mais n’est-ce pas l’interdiction du livre, et sa relégation posthume –effet secondaire et imprévu d’une destruction inachevée - dans le camp de la littérature d’opposition, qui aurait précipité son statut subversif ? Il faut prendre au sérieux ce que le censeur disait de l’ouvrage, et notamment la métaphore qu’il choisit d’employer : « une bombe atomique » qui, entre les mains de « nos ennemis », exploserait sur « nous ». Qu’avait donc de si dangereux Vie et Destin ? Au-delà de la « mauvaise image de nos hommes, de nos communistes », au-delà même des doutes ou des déviances idéologiques qu’on peut repérer dans le roman, le grief essentiel du censeur tenait sans doute à ces « parallèles entre nous et le nazisme hitlérien » – particulièrement désastreux dans un roman centré sur Stalingrad, clé de voûte de la propagande soviétique de la Grande Guerre Patriotique contre le fascisme allemand. Par ses intuitions précoces d’une analogie possible entre les deux régimes, Grossman fournissait en effet des armes à une pensée de la délégitimation du communisme par rapprochement avec le nazisme, sur le terrain de l’antitotalitarisme et de leurs crimes de masse respectifs – un antitotalitarisme réélaboré par la suite, avec la fortune que l’on sait, par les historiens et les penseurs du politiques qui, dans les années qui préparent la chute du régime soviétique et après elle, allaient retravailler les analogies entre les deux systèmes.
Mais au moment de la rédaction de Vie et Destin, ce n’est pas ainsi que fonctionnent les choses. Pour Grossman, ces analogies aperçues et relevées sont moins un instrument de disqualification active ou un outil de lutte politique et morale consciente contre le régime, que la « pierre d’achoppement »3 d’une prise de conscience, qui est en train de lui advenir, qui provoque une distanciation irréparable par rapport à une révolution communiste à laquelle il avait voulu croire, et à laquelle lui-même ne peut se soustraire. C’est peut-être le caractère potentiellement très contagieux de la prise de conscience incarnée dans l’intuition des analogies entre les deux systèmes soviétique et nazi, et le doute qu’elles pouvaient instiller dans l’esprit des convaincus, qui rendaient le roman particulièrement dangereux, bien plus que l’exploitation qui pouvait en être faite sciemment ou la prise que le roman pouvait donner à la lutte, de l’extérieur, contre le communisme.

Examinons donc, pour le comprendre, comment émerge cette prise de conscience, et sur quoi elle porte, dans les deux grands romans de maturité de Grossman. Comment se présente dans Vie et Destin, l’analogie entre soviétiques et nazis ?4 Jean-Pierre Morel, dans le compte-rendu qu’il rédige au moment de la publication du livre en français en 1983, fait remarquer que « l’évocation du monde concentrationnaire prend autant de place que les combats de Stalingrad et que la vie des gens de l’arrière », proportion qui, « pour l’époque où Grossman écrit », enfreint déjà « deux tabous : les camps et l’antisémitisme »5. Grossman n’hésite pas à situer en 1942 dans sa fiction les signes avant-coureurs des campagnes antisémites qui vont se déchaîner dans l’URSS de Staline après-guerre. Pire encore, des enchaînements d’épisodes entremêlent scènes de camps nazis et scènes de goulag, tandis que d’autres effets de composition articulent, de fait, un parallélisme entre les crimes de masse commis par Staline au moment des campagnes de collectivisation forcée (notamment la grande famine d’Ukraine en 33) et l’extermination des juifs par les nazis, quelques années plus tard. Mais le moment le plus visible, le plus explicite de ces analogies entre nazisme et communisme est la célèbre scène de dialogue entre un chef de camp nazi et un officier soviétique détenu : « Quand nous nous regardons, […] nous regardons dans un miroir », déclare le chef de camp nazi Liss au détenu soviétique Mostovskoï, ancien membre du Komintern, « si c’est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire. […] Aujourd’hui, on nous regarde avec horreur et on vous regarde avec amour et espoir. Mais, n’en doutez pas, ceux qui nous regardent avec horreur vous regarderont, vous aussi, avec horreur. […] Il n’y a pas de gouffre entre nous. C’est une invention. Nous sommes des formes différentes d’une même essence : l’Etat-parti» (VD p. 333-338). Et le nazi de développer, à grand renfort d’exemples historiques, la thèse non seulement de la ressemblance, mais même de l’interdépendance des deux régimes et de l’imitation réciproque de Hitler et de Staline. C’est clairement dans ce passage que Grossman va le plus loin, explicitement du moins.
Car si la main tendue de Liss est rejetée par Mostovskoï, si ses thèses sur la proximité idéologique et politique des deux régimes sont qualifiées par le Russe de « flot de boue malodorante » (VD p. 338), et de « marchandise sortie de la poubelle de l’histoire », la conversation laisse sur le lecteur une impression de trouble qui ne tient pas entièrement à l’effet convenu d’une scène de tentation aussi stéréotypée. Car l’une des preuves que Liss donnait de leur fraternité idéologique se trouve confirmée par la fiction : en quittant le bureau de Liss, Mostovskoï réagit en effet à la lecture des feuillets d’Ikonnikov tout à fait comme Liss l’avait prédit – soit exactement de la même manière que ce dernier : « Vous et moi éprouvons le même dégoût pour les insanités de ce texte. Vous et moi sommes du même côté, et de l’autre côté, il y a « cela » ! », lui affirmait Liss (VD p. 335). Le véritable trouble, Mostovskoï l’éprouve en effet non pas en sortant du bureau de Liss, mais après avoir lu les feuillets d’Ikonnikov et constaté que Liss avait deviné juste sur ce que serait sa réaction : « Comme tout cela était minable ! […] une sensation pesante s’empara de lui. […] Il n’était pas le seul à regarder avec mépris le texte de l’innocent, son répugnant interlocuteur de cette nuit avait eu la même réaction. […] L’angoisse bourbeuse qui le tenait était pire qu’une souffrance physique » (VD p. 346).
Le symptôme pourrait signifier ici validation de la thèse du nazi. Cependant, que peut bien valoir, en face de ce binôme Liss/Mostovskoï, la figure du fol-en-christ Ikonnikov, avec ses « gribouillages » et sa « vieille rengaine sur la bonté des petites vieilles » ? Quel faible adversaire idéologique ou moral Grossman ne suscite-t-il pas, en la personne de l’innocent Ikonnikov, face à l’hydre totalitaire à double tête… Si les réflexions de Grossman sur la bonté, un peu plus tard dans Tout passe, attestent en grande partie de sa proximité morale avec l’innocent Ikonnikov, le diagnostic de Mostovskoï sur Ikonnikov reste pourtant sans doute juste : « l’effondrement d’un esprit affaibli » ne fera jamais contrepoint à la force de séduction des idéologies totalitaires. En refusant tout système poursuivant le Bien de l’humanité, en contestant le principe même du Bien, Ikonnikov se place sur le terrain de la morale, abandonnant celui de la politique à la merci des tenants du Bien. Pire encore : se sachant impuissant et insensé, le discours d’Ikonnikov abandonne à ses ennemis le champ de l’action dans le monde, lâche l’humain même qu’il désirait sauver en l’homme. Déjà dans les toutes premières pages du roman (VD p. 12), l’opposition entre Mostovskoï et Ikonnikov s’était heurtée à une aporie : « Je ne crois pas au bien, je crois à la bonté », expliquait Ikonnikov, à quoi Mostovskoï avait beau jeu de répondre : « A vous suivre, nous devrions être horrifiés quand, au nom du bien, on pendra haut et court Hitler et Himmler. Moi, je ne le serai pas » La réplique d’Ikonnikov - « interrogez Hitler, dit Ikonnikov, et il vous expliquera que les camps, eux aussi, ont le bien pour but » -, si pertinente soit-elle, n’argumentait-elle pas vers une équivalence morale qui invalide le combat politique le plus nécessaire ?6

Si la scène Liss-Mostovskoï est donc largement un épouvantail repoussoir, si ces idées sont sans doute trop exagérées pour être efficaces sur le lecteur, d’où venait à Grossman une telle virulence ? Comment en était-il arrivé, dans les années cinquante, à cultiver de tels soupçons et à articuler contre le régime soviétique des accusations aussi graves ? C’est à l’époque de la guerre qu’il faut faire remonter les prémisses de cette maturation intellectuelle et politique – et même à Stalingrad, contexte auquel la piste de Vie et Destin ne mène pas sans raison. Correspondant sur le front pour le journal de l’Armée Rouge, Grossman y observe, en témoin privilégié, le décalage croissant entre « la vérité impitoyable de la guerre » et les mensonges de la propagande officielle. Ses Carnets de guerre (publiés récemment dans une édition critique7) attestent de ses prises de conscience précoces : à l’affût de tous les signes, l’écrivain journaliste pressent, avant tout le monde, les dangers du détournement étatique de la guerre populaire et de ses sacrifices. Sur le front même de Stalingrad, alors que le monde libre a les yeux fixés sur la ville où se décide son sort, Grossman devine quel poison Staline inocule au régime soviétique, avec la conversion au socialisme national : l’antisémitisme d’Etat n’est plus qu’une question de mois, d’années tout au plus, dès lors que l’élan nécessaire à la victoire a été obtenu par l’appel au grand sursaut patriotique russe.
C’est, du reste, pendant la guerre que le Russe Grossman se découvre lié au destin juif : sa mère, laissée à Berditchev, y périt en septembre 41, quand les nazis envahissent la ville et massacrent toute la communauté juive qui y résidait, sous les yeux des populations locales. Quand, en 43, il accompagne l’Armée Rouge dans sa reconquête des territoires occupés par les nazis, ses articles sur l’extermination des juifs d’Ukraine et de Biélorussie sont systématiquement retouchés ou refusés par la censure soviétique8. Le même sort attend, l’année suivante, ses reportages sur Treblinka et Maidanek, les camps d’extermination qu’il découvre en accompagnant l’Armée rouge dans sa progression en Pologne. Grossman comprend alors confusément de quoi il retourne : la ligne stalinienne, sous prétexte de ne pas diviser les victimes, impose de gommer toute spécificité de la souffrance juive. Dès la victoire, du reste, l’antisémitisme stalinien dévoile son vrai visage : le Comité Antifasciste Juif, auquel Grossman collaborait, est dissous, ses membres sont arrêtés ou assassinés, le Livre noir – ce recueil de témoignages sur le massacre des juifs de l’Est, auquel Grossman avait pris, aux côtés d’Ehrenbourg, une part active - est interdit et détruit; la campagne anti-cosmopolite, qui culmine avec le procès des médecins juifs, est interrompue de justesse par la mort de Staline en 53. Mais ce n’est pas l’antisémitisme stalinien, dont il a pourtant à souffrir lui-même, qui fait basculer Grossman dans la dissidence. Si c’est bien la réflexion sur le destin juif qui lui ouvre les yeux sur la réalité du totalitarisme stalinien et explique les audaces de Vie et Destin9, ce n’est pas parce qu’il excluait Grossman de la communauté soviétique, mais parce qu’il fonctionne à la manière d’un révélateur qui l’invite à relire, à la lumière du nazisme, toute l’histoire de l’URSS.

Or, ce processus de prise de conscience intellectuelle et morale, dans lequel le génocide juif fonctionne comme un opérateur de lisibilité de l’idéologie communiste, est aussi mis en scène dans Vie et Destin, au travers du personnage de Victor Strum, qui fonctionne un peu comme un double de l’auteur. Et ce sont sans doute ces passages qui sont les plus dangereux dans Vie et Destin, car ils sont bien plus convaincants que l’outrancière scène de dialogue entre le chef du camp nazi et l’officier communiste interné.
Rentré à Moscou, après les mois d’évacuation à Kazan, Strum subit de plein fouet les débuts de la campagne antisémite orchestrée par Staline dans les milieux intellectuels et scientifiques. Subissant l’ostracisme de ses collègues, sentant planer sur lui une menace d’autant plus grave qu’elle n’est pas explicite, Strum doit un jour remplir, comme tous les membres de l’Institut de recherches scientifiques qui l’emploie, un questionnaire de renseignements personnels. En pleine nuit, seul, il se met à la tâche, dévoré de doutes et d’angoisses, avec un sentiment d’inéluctable que le narrateur fait résonner. A la cinquième rubrique, « nationalité », « une question toute simple, insignifiante avant la guerre, mais qui prenait, aujourd’hui, une résonance particulière », Strum est bien obligé d’écrire juif (VD p. 492). Et le narrateur de commenter les enjeux de ce cinquième point, usant de cette position de survol un peu facile que le décalage entre la date de rédaction du livre et la date de l’action lui offre : « Il ne pouvait deviner ce qu’il en coûterait bientôt d’avoir répondu à la cinquième question : Kalmouk… Balkarets… Tchétchène… Tatare de Crimée… Juif… Il ne pouvait prévoir que, d’année en année, d’obscures passions allaient se déchaîner autour de ce cinquième point […] Pourtant, il percevait déjà, il pressentait que les lignes de force se concentraient autour de la cinquième question […] « Bref, se dit Strum. Quand on est juif, on est juif, et il faut bien l’écrire »». Puis il passe au sixième point, « origine sociale, origine sociale de la mère et du père, des parents de la mère et du père, origine sociale du conjoint, des parents du conjoint… », et cette sixième rubrique lui apparaît d’abord parfaitement légitime : « Pour Strum, la sixième question était l’expression, parfaitement naturelle, d’une juste méfiance des pauvres, née de la tyrannie millénaire des riches ». Mais est-ce le réseau de résonances amorcé par la cinquième rubrique, qui, sous l’effet de la guerre, impose des comparaisons inédites ? Strum se met à agiter des pensées hérétiques et audacieuses : « Soudain, sans doute était-ce l’effet de la guerre, il se dit qu’au fond la différence n’était peut-être pas si grande entre la question soviétique légitime de l’origine sociale et le sanglant problème de la nationalité, tel qu’il se posait pour les Allemands. […] Il se dit : « La distinction sociale me semble juste, morale. Mais pour les Allemands, les différences de nationalité sont tout aussi morales. Une chose me paraît évidente : il est horrible de tuer les Juifs sous prétexte qu’ils sont juifs. […] Mais finalement, nous suivons le même principe : ce qui compte, c’est qu’on soit ou non d’origine noble, fils de koulak ou de marchand. […] Le pire, c’est qu’il ne s’agit même pas de nobles, de prêtres ou de marchands ! Il s’agit de leurs fils, ou de leurs petits-enfants. Que voulez-vous, ils ont la noblesse dans le sang, comme le judaïsme, à croire qu’on est marchand ou prêtre héréditairement ! » (VD p. 493). C’est en se reconnaissant juif que Strum aperçoit une analogie entre le fonctionnement du stigmate juif pour les nazis, et le fonctionnement du stigmate social pour les soviétiques – et leur commune inéluctabilité. L’autre analogie possible, celle de l’antisémitisme et du sort réservé aux juifs sous Hitler et sous Staline, est mentionnée en passant, par un effet de survol anachronique, par le narrateur, mais ce n’est pas elle qui s’impose au personnage. L’expérience de la condition juive ouvre les yeux de Strum sur les présupposés de l’idéologie communiste à laquelle il croit pourtant. Et, exprimé ainsi, cette intuition peut facilement se communiquer au lecteur. C’est ainsi, semble-t-il, que se déroule pour Grossman le processus par lequel les découvertes de la guerre le font, en quelques années, basculer dans la dissidence intérieure10.

Il arrive aussi à Grossman de s’exprimer en tant que narrateur, sans déléguer ses avancées à ses personnages, sur les ressemblances entre les deux régimes totalitaires, leurs crimes et leurs méthodes. Tel est le cas de l’un de ces chapitres où Grossman prend quelque distance avec sa narration pour méditer les enjeux historiques de ce qu’il évoque. Le chapitre 50 de la première partie de Vie et Destin succède à une série de chapitres consacrés, en alternance, au voyage d’un convoi de juifs ukrainiens en route vers la chambre à gaz, et aux souvenirs – en flash back – d’un petit garçon juif de dix ans déporté seul dans ce même convoi. Grossman semble reprendre la parole en son nom propre, pour mettre en relief son récit, donner à sa scène de déportation une résonance générale et solennelle, et réfléchir aux enjeux historiques d’un tel processus de massacre de masse : « la première moitié du XXè siècle entrera aussi dans l’histoire de l’humanité comme la période de l’extermination totale d’énormes masses de la population juive, extermination qui s’est fondée sur des théories sociales ou raciales » (VD p. 167). Consacré principalement aux crimes du nazisme, ce chapitre contient, en ouverture, une allusion au fait que les grands massacres commis par Staline ont précédé ceux commis par Hitler : « Sur ces mêmes terres [où avait été réalisée l’extermination des Juifs d’Ukraine et de Biélorussie, vient de dire le narrateur], Staline avait en son temps mené la campagne contre les koulaks « en tant que classe », contre les saboteurs, contre la clique trotskiste et boukharinienne, il avait créé et mobilisé la fureur des masses » (VD p. 166). La mention de cette coïncidence, dix lignes après le début du chapitre, fait bien sûr délibérément planer sur l’évocation des crimes du nazisme l’ombre des crimes du stalinisme. Pourtant, sur quel terrain se situe l’analogie ? Même sans recourir à des termes forgés plus tardivement, l’idée de Grossman n’est nullement ici de nourrir la comparaison entre un « génocide de race » et un « génocide de classe » - dans leur intentionnalité par exemple, à la manière de certains historiens contemporains, puisque c’est l’un des traits définitionnels du concept de génocide ; ni même de comparer les crimes du nazisme et ceux du stalinisme. Un troisième terme vient préciser, pour qui veut bien lire rigoureusement, le terrain de l’analogie possible, et l’ambition intellectuelle qui anime Grossman dans ce chapitre de réflexion historique : le chapitre démarre en effet sur une comparaison, explicitement commentée dans son extension et ses limites, avec le traitement d’une épizootie. « L’abattage du bétail malade demande des préparatifs : il faut transporter les bêtes, les rassembler, trouver du personnel qualifié, creuser des fosses. La population aide les autorités à mener les bêtes à l’abattoir, à retrouver celles qui se sont échappées, non par haine pour les veaux et les vaches, mais par instinct de conservation. De même, quand on procède à un abattage de masse d’êtres humains, la population n’éprouve pas de haine sanguinaire contre les femmes, vieillards et enfants qu’il convient d’exterminer. Aussi est-il indispensable de préparer une campagne d’abattage d’êtres humains d’une façon particulière. L’instinct de conservation, dans ce cas, ne suffit plus, et il est indispensable de faire naître la répulsion et la haine dans la population » (VD p. 166). Le sujet du chapitre, ce sont les conditions de possibilité psychologiques de préparation et de réalisation de tels massacres de masse, commis à découvert. Comment de tels massacres ont-ils été possibles ? Sous les yeux de tous, avec un si petit nombre de donneurs d’ordres ? Comment se fait-il que les populations locales ne les aient pas empêchés ? Comment des hommes normaux ont-ils même pu y participer, s’en rendre complices ou même témoins passifs ? Ces questions, qui préoccupent Grossman depuis ses reportages de 43 et 44 sur les fusillades massives des juifs d’Ukraine et les camps d’extermination polonais, valent en effet aussi bien pour le génocide juif que pour les campagnes de dékoulakisation et l’organisation de la grande famine d’Ukraine. Ce sont elles qui déclenchent, dans ce chapitre, la méditation sur la Terreur et les ressorts de la « propagande hypnotique des systèmes idéologiques globaux », la déshumanisation, l’aveuglement, la soumission, la volonté de survivre prête à toutes les compromissions. Si la comparaison entre les crimes du nazisme et les crimes du communisme surgit donc sous la plume de Grossman, c’est pour l’aider à explorer la double question qui est la sienne en vérité : comment de telles inhumanités ont-elles été possibles ? Et qui est coupable ? Cette double interrogation se retrouve dans Tout passe. C’est elle qui justifie la méditation comparatiste sur les ressorts de la terreur, mais elle n’argumente pas nécessairement en direction de l’analogie des crimes.

L’allusion de Vie et Destin au rapprochement entre la famine provoquée de 1933 et l’extermination des Juifs par les nazis est en effet reprise et approfondie dans Tout passe. Issue du même soupçon fugace que celui formulé par Strum dans Vie et Destin (est-ce que nous ne traquons pas les fils de koulaks comme les nazis les juifs ?), elle est cette fois formulée plus nettement, dans la bouche d’une activiste repentie, Anna Sergueïeva, qui parle en toute netteté, dans une situation d’interlocution où elle peut assumer sans risque la portée de ses accusations contre le régime. Logeuse du héros du roman, un ancien zek revenu de trente ans de camp en Sibérie, Anna est devenue son amante après s’être rendue à son chevet alors qu’il était en proie à un cauchemar ; le long témoignage d’Anna sur la famine de 1933 est en fait une confession sur l’oreiller. Cette situation d’énonciation (une confession intime entre une activiste repentie et un paria) permet d’aller plus loin que les affres intimes de la mauvaise conscience velléitaire de Strum.
Etrange morceau de littérature, le long récit d’Anna Sergueïevna dans Tout passe est l’un des très rares témoignages littéraires qui nous soient parvenus au sujet de la grande famine de 1932-33 – et ce témoignage, parfaitement documenté, est un témoignage de fiction11. L’activiste repentie y décrit minutieusement, sans rien nous épargner, la lente agonie du village où elle était en poste ces années-là, les enfants au ventre gonflé, les mères folles d’impuissance, les cas de cannibalisme désespéré. Son rôle pendant ces années-là lui offrait un poste d’observation privilégiée : elle a pu voir, de l’intérieur du système, comment la famine des campagnes a été orchestrée sans pitié, étape par étape. Son repentir ultérieur lui permet de ne reculer devant aucune révélation de l’horreur planifiée par le parti dont elle était alors membre actif. La fiction se dote ainsi, avec ce personnage d’activiste repentie, encore traumatisée, des années plus tard, par l’étendue du crime auquel elle a participé, et bouleversée par le poids de sa propre culpabilité, d’un point de vue idéal pour dire et décrire le crime, et non seulement le crime, mais aussi ses conditions de réalisation et de possibilité : la totale transparence s’étend jusqu’à offrir au lecteur un accès à l’endoctrinement idéologique qui a permis la mobilisation de personnels pour mener à bien le crime de masse.
En même temps qu’il a une fonction informative – nous décrire ce qu’a été le crime de masse de 1933 et la manière dont il a été réalisé -, le témoignage fictionnel mis dans la bouche d’Anna mène une réflexion politique sur ce que le totalitarisme fait aux hommes. Et c’est cela qui intéresse Grossman en premier lieu : comment un massacre de masse a-t-il été possible, à découvert, à ciel ouvert, comment s’est-il trouvé des gens pour le réaliser, pour assumer une telle horreur ? Anna est en effet obnubilée par les deux mêmes questions que se pose Grossman dans Vie et Destin : « comment ai-je pu faire une chose pareille ? » se décline en « comment cela a-t-il été possible », et « qui sont les vrais coupables ? ». Pour explorer ces questions, qui touchent aux conditions de possibilité même du totalitarisme soviétique, Grossman se dote d’un personnage qui à la fois retranscrit le mécanisme mental qui a permis l’enrôlement des bourreaux, et décrypte pour nous, après coup, le coup de force idéologique et moral abusivement perpétré.
Or, le paradigme des yeux décillés prend ici appui sur l’intercession du nazisme, qui est invité dans la réflexion sur l’énigme du Mal, à titre d’éclaireur : « Je te demandais : Comment des Allemands ont-ils pu faire mourir des enfants juifs dans des chambres à gaz et comment peuvent-ils continuer à vivre après cela ? […] Quand je pense maintenant à la dékoulakisation, je vois tout d’une autre façon, je ne suis plus envoûtée et puis j’ai vu les hommes à l’œuvre… Comment ai-je pu avoir ce cœur de pierre ? Comme ils ont souffert ces gens, comme on les a traités ! Mais moi je disais : ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des koulaks. […] Pour les tuer, il fallait déclarer : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Tout comme les Allemands disaient : Les Juifs, ce ne sont pas des êtres humains. C’est ce qu’ont dit Lénine et Staline : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Mais ce n’est pas vrai, c’étaient des hommes, c’étaient des hommes ! Voilà ce que j’ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains… » (TP p. 946). Dans le témoignage de l’activiste repentie, le détour analogique par le génocide nazi joue un rôle d’opérateur de lisibilité pour faire voir comment opère l’endoctrinement idéologique communiste. C’est cette analogie qui permet à Anna de prendre conscience de ce qu’on lui a fait faire comme si elle prenait conscience, en temps réel, de ce qu’on lui faisait faire : par le biais de la confession repentie, cette prise de conscience par analogie avec le nazisme est reportée sur le moment même du geste idéologique meurtrier.
La confession fonctionne donc largement comme un alibi pour formuler un modèle de prise de conscience dissidente : l’analogie avec le nazisme – diagnostiquée sur soi-même – déclenche, comme une pierre d’achoppement, la distanciation horrifiée – une distanciation critique d’essence morale, particulièrement contagieuse, et définitive. Grossman place ainsi dans la bouche d’un personnage de fiction l’état de ses propres réflexions, à l’issue d’un processus de retournement qui a pris des années12. Car chez Anna, le moment de la prise de conscience n’est pas précisé, la confession d’activiste repentie fournit l’alibi idéal pour escamoter le moment de la « pierre d’achoppement » dans la prise de conscience dissidente. Ses yeux sont décillés, mais quant à savoir ce qui les a ouverts…

Chez Grossman, tout semble donc se passer comme si l’entrée en dissidence se faisait sous les auspices d’un antitotalitarisme comparatiste, nourri en profondeur par l’intuition d’analogies significatives entre nazisme et communisme, intuitions déclenchées par l’expérience de la persécution juive. La comparaison entre nazisme et communisme, à laquelle Grossman revient à de multiples reprises dans ses deux romans, semble moins la conséquence argumentative de sa distanciation avec un régime désormais honni qu’il avait commencé par servir, que le point de départ, éthique et politique, d’une prise de conscience qui entraîne dissidence – refus de consentir désormais, puis contestation ouverte du régime dans Tout passe : un point de départ, qui avance prudemment, sur la base d’intuitions fécondes, sur la voie du comparatisme antitotalitaire, sans dissimuler les limites de la comparaison possible ; non un point d’arrivée, contrairement à l’usage qui pourra être fait, bien après lui, de pareils parallélismes.


 

1L’entretien de Vassili Grossman avec Souslov a été retranscrit après-coup par l’écrivain lui-même. Voir Vassili Grossman, Œuvres, éd. Robert Laffont, « Bouquins », 2006, p. 1009-1012. C’est à cette édition que se réfèrent, dans la suite de cet article, toutes les citations en traduction française de Vie et Destin (VD – traduction Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard) et de Tout passe (TP – traduction Jacqueline Lafond).

2Voir la préface de Linda Lê dans l’édition de Tout passe en livre de poche, éd. Julliard L’Age d’homme, 1984.

3Telle est l’expression qu’emploie Siniavski pour caractériser le moment de prise de conscience dissidente. Voir dans ce recueil l’article d’Ann Komaromi.

4Le propos ici développé reprend en partie un argumentaire esquissé dans un article précédent, F. Leichter-Flack, « Vassili Grossman et le comparatisme antitotalitaire » in Littérature, histoire et politique. Hommage à Jean-Pierre Morel, textes rassemblés par D. Mortier et V. Ferré, Le Manuscrit, « L’esprit des lettres », 2010.

5Jean-Pierre Morel, « Un réalisme retourné », in Le Temps de la Réflexion, Gallimard, 1984.

6Sans doute Grossman était-il plus près de la position d’un Erchov, cet ex-soldat de l’Armée rouge, dont la famille a été dékoulakisée, et qui, depuis le camp nazi où il est interné, appelle ses codétenus soviétiques à la résistance contre le nazisme : une révolte qui, tout en apercevant clairement la proximité des deux totalitarismes, assume la nécessité d’une action politique qui choisit son camp dans l’urgence et en situation, et malgré sa haine de la terreur stalinienne, lui fait espérer en Stalingrad et combattre l’armée pro hitlérienne de Vlassov : « Les appels de Vlassov parlaient de ce que lui avait raconté son père [déporté en Sibérie comme koulak]. Il savait bien, lui, qu’ils disaient la vérité. Mais il savait aussi que cette vérité, dans la bouche de Vlassov et des Allemands, devenait mensonge. Il sentait que, en luttant contre les Allemands, il luttait pour une vie libre en Russie, que la victoire sur Hitler serait aussi une victoire sur les camps de la mort [sibériens] où avaient péri sa mère, ses sœurs, son père » (VD p. 263). Le réflexe antitotalitaire de Grossman est fait de ces nuances, qui désignent au regard les similitudes entre les deux systèmes sans renoncer à agir politiquement selon la priorité des situations, sans verser dans l’équivalence des intentions ou le brouillage des choix.

7Vassili Grossman, Carnets de guerre. De Moscou à Berlin 1941-1945, textes choisis et présentés par A. Beevor et L. Vinogradova, éd. Calmann-Lévy, 2007.

8Les deux articles de Grossman, « L’Ukraine sans les juifs » et « Le massacre de Berditchev », avaient pour tort non seulement d’insister sur le martyre juif, mais aussi de ne pas cacher la complicité d’une partie de la population ukrainienne avec les envahisseurs nazis, accueillis comme des libérateurs après la dureté de la terreur antikoulak des années trente. Voir V. Grossman, Carnets de guerre, op. cit.

9C’est l’idée que développe Simon Markish, Le cas Grossman, éd. Julliard l’Age d’homme, 1983.

10Certes, cet exemple même met en lumière l’une des fragilités de la thèse comparatiste dans l’œuvre de Grossman. Malgré ses réactions indignées, Strum continue à remplir le questionnaire, scrupuleusement, rubrique après rubrique, se soumettant à cette logique folle de la terreur. Comme de ses conversations trop libres avec ses collègues de Kazan, Strum se détourne souvent de ses propres audaces de pensée ; et s’il répugne à les assumer, ce n’est pas seulement par inquiétude, mais aussi par honte. Les velléités de ce double de l’auteur ne sont pas qu’une marque de lâcheté, mais la trace d’une réelle confusion intellectuelle et politique.

11Voir dans ce recueil l’article d’Annie Epelboin. On mentionnera aussi pour mémoire le témoignage de V. A. Kravchenko retranscrit dans J’ai choisi la liberté ! la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, Paris, éd. Self, 1947.

12Si Grossman a donc besoin du parallélisme entre nazisme et communisme, du rapprochement entre la terreur hitlérienne et la terreur stalinienne, et donc du concept d’Etat totalitaire (le terme figure dans Vie et Destin), c’est dans une perspective qui relève non pas tant de l’histoire (comment de tels enchaînements d’événements ont-ils été possibles ?) et des sciences politiques (comment un Etat totalitaire obtient-il la soumission totale de ses citoyens), que d’une préoccupation morale. Son interrogation principale porte sur la nature humaine, sur ce que l’expérience totalitaire révèle de la nature humaine. « Etant établi que l’homme se soumet à une contrainte et à une violence infinies, il faut en tirer la déduction ultime, décisive pour la compréhension de l’homme et de son avenir. La nature de l’homme subit-elle une mutation dans le creuset de l’Etat totalitaire ? L’homme perd-il son aspiration à la liberté ? Dans la réponse à ces questions résident le sort de l’homme et le sort de l’Etat totalitaire » (VD 169). L’analyse des mécanismes de la Terreur totalitaire, côté nazi ou côté soviétique, est toujours, chez Grossman, dirigée vers cette préoccupation morale : qui peut, qui doit être déclaré coupable ? Voir aussi le chapitre célèbre de Tout passe sur les Judas, qui illustre parfaitement cette perspective (TP 904-914) 



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- Auteur : Frédérique Leichter-Flack (Université Paris Ouest Nanterre)
- Titre : L’intercession du nazisme dans la prise de conscience antitotalitaire de Vassili Grossman
- Date de publication : 21-01-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=97
- ISSN 2105-2816