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COLLOQUES


UNE DISSIDENCE INTÉRIEURE ? LA LITTÉRATURE SOVIÉTIQUE EN RÉSISTANCE
Le nom de Buchenwald chez Grossman et Chalamov

Luba Jurgenson (Université Paris IV Sorbonne)


Choix esthétique et enjeux du comparatisme

A première vue, tout oppose ces deux écrivains qui, au début des années 1960, évoquent de manière explicite la parenté entre régime nazi et soviétique. Le premier, issu du réalisme socialiste, fut le continuateur, dans les lettres soviétiques, de la lignée tolstoïenne, l’adepte de la narration omnisciente, le créateur d’une esthétique romanesque héritière du XIXe siècle1. Le second, formé par l’avant-garde moscovite des années 1920, violemment anti-tolstoïen et adversaire farouche du roman2, échappa à la pression de la commande sociale et de manière générale, aux lois de la prose soviétique pour la bonne raison qu’il séjourna près de vingt ans dans les camps du Nord, puis de la Kolyma. Le propos résistant, qu’il s’agira ici de cerner, est d’emblée articulé chez chacun d’entre eux à un projet formel fort différent et à une vision bien distincte de leur rôle dans le processus littéraire.
Chez les deux écrivains, la comparaison entre nazisme et hitlérisme n’occupe pas la même place. Pour Grossman elle constitue le point nœudal de son roman Vie et destin, comme d’ailleurs de son dernier grand texte Tout passe3, et esquisse une coupure radicale d’avec l’œuvre antérieure, notamment la première partie de la dilogie, Pour une juste cause. Pour Chalamov elle représente une toile de fond de sa réflexion sur les camps soviétiques, une évidence sur laquelle il ne s’arrête qu’épisodiquement.
Propos contestataire radical, cette comparaison doit être replacée dans le contexte de l’Union soviétique post-stalinienne Il est d’ailleurs difficile de retracer l’historique de cette comparaison dont diverses expressions circulent oralement dès les années trente et que l’on serait tenté de voir apparaître en filigrane – sans toutefois pouvoir l’affirmer de manière sûre - dans certaines œuvres littéraires, notamment Vent d’Immondices de Platonov ou Le Singe vient réclamer son crâne de Iouri Dombrovski. L’idée d’une parenté entre les deux régimes effleure certainement les consciences en 1939, au moment du pacte Molotov-Ribbentrop accompagné d’un revirement idéologique qui vise à présenter l’Allemagne nazie comme garant de paix en Europe et les démocraties comme des puissances belliqueuses. Grossman est le premier à en avoir fait, dans Vie et destin, un enjeu éthique et idéologique explicite, une vérité problématique qui, bien que mise dans la bouche d’un SS, n’en porte pas moins des marques d’une énonciation complice et représente une véritable tentation pour l’engagement communiste.
La guerre contre l’Allemagne nazie apparaît dans l’histoire de l’Union soviétique comme l’unique moment où les objectifs de l’Etat et du peuple, tout du moins de cette partie du peuple qui n’est pas concernée par la collaboration avec l’occupant, coïncident. La nouvelle vague de répressions qui s’abat sur les citoyens soviétiques « vainqueurs » du nazisme dans l’immédiat après guerre vient briser solidarité et aspiration à la liberté qui avaient germé en situation de crise et fait naître un sentiment d’injustice qui se manifeste par une interrogation sur la parenté des deux régimes.
Ainsi que le dit à juste titre Henry Rousso dans sa préface à Stalinisme et nazisme4, la thèse comparatiste semble se développer de façon asymétrique, engageant essentiellement les auteurs d’ouvrages sur le communisme, tandis que les études récentes sur le nazisme ne recourent plus à ce rapprochement, à l’exception notable de Ernst Nolte5. Si l’on n’a guère besoin de passer par la comparaison avec le communisme pour penser le nazisme, c’est parce que, plus qu’une hypothèse historiographique, s’exprime souvent à travers cette comparaison le constat d’un déséquilibre face aux crimes perpétrés par les deux systèmes. Tandis que ceux du nazisme ont fait l’objet de condamnations dans l’espace juridique international, ceux du communisme ont été longtemps niés et sont restés impunis. Il est fort probable que, si après la mort de Staline, un jugement avait désigné le système soviétique comme criminel, les propos de SS Liss adressés au vieux bolchevik Mostovski, dans Vie et Destin, n’auraient guère de sens. La comparaison apparaît comme un symptôme du scandale que représente la respectabilité de l’URSS face à la communauté internationale et sa pseudo-légitimité en tant que puissance antifasciste au vu des pratiques répressives menées en toute impunité par le pouvoir soviétique à l’encontre de ses propres citoyens.
Le rapprochement entre les deux régimes a l’avantage d’offrir aux victimes du régime soviétique une grille de lecture, un modèle de représentation d’événements perçus comme une guerre absurde livrée par l’Etat à son propre peuple et dont la dénonciation partielle et partiale prononcée au XXe Congrès du parti, ne fut jamais diffusé dans l’espace public. L’unique mode de prise en compte des crimes de l’époque stalinienne a été la mise en place d’un système de réhabilitations qui, globalement, visait à préserver la légitimité de l’Etat soviétique6. Quant à la nature même des répressions des années 1930-1950, elle a été masquée sous le terme englobant de « culte de la personnalité » qui permettait d’en rejeter la responsabilité sur la personne de Staline et de certains de ses collaborateurs immédiats. Mettre dos à dos nazisme et communisme revenait à condamner le régime soviétique en tant que tel.
Malgré la violence de leur critique du régime, Grossman comme Chalamov chercheront à publier leurs textes dans une revue soviétique (Znamia pour le premier et Novy mir pour le second), vaine tentative qui aura pour conséquence la confiscation du manuscrit de Grossman tandis que ceux de Chalamov circuleront dans le samizdat7. Cette naïveté qui peut surprendre aujourd’hui s’explique en partie par le fait que deux extraits de Vie et destin ont vu le jour dans des journaux (notamment Večerniaïa Moskva) et que les poèmes de Chalamov ont été accueillis favorablement par des rédactions soviétiques8.
Ajoutons à cela que pour Grossman, le propos comparatiste relève également de la prise de conscience d’une identité juive qui, au regard de l’antisémitisme d’Etat qui sévit en URSS dès la fin de la guerre et donne lieu à une virulente campagne antisémite à partir de 1948, ne peut plus se fondre harmonieusement dans celle soviétique. A la lumière de cette désolidarisation du régime à l’égard de l’élément juif constitutif pourtant de sa spécificité, désolidarisation amorcée en réalité dès les années trente avec une nouvelle idéologie impériale, l’échec de la publication du Livre Noir9, le démantèlement du Comité Antifasciste Juif et la liquidation de ses membres, apparaissent comme une réplique de certains aspects fondamentaux de l’hitlérisme.

Buchenwald dans l’espace soviétique

Chez Grossman comme chez Chalamov, le propos comparatiste est articulé, entre autres, à la mention du camp de Buchenwald. Celui-ci, rappelons-le, est devenu, à l’époque du Dégel, un symbole universel des exactions nazies en URSS et l’Europe de l’Est, tandis que ne sont guère mentionnés Auschwitz et les camps d’extermination. Ce déplacement d’accent vise deux objectifs à la fois : l’héroïsation de la figure du prisonnier et l’effacement de l’identité juive des victimes du nazisme, définitivement fondues dans l’ensemble des populations concernées.
En 1958, l’inauguration du complexe commémoratif de Buchenwald10, aboutissement de plusieurs années de préparation méticuleuse initiée dès la fermeture du camp en 1951 et destinée à gommer sa réaffectation par les autorités soviétiques d’occupation, mais aussi, à mettre en valeur la présence de résistants, donne lieu à des discours de propagande diffusés sur les ondes dans l’ensemble du bloc communiste. Est ainsi forgé le mythe d’une insurrection grâce à laquelle les résistants libèrent le camp avant l’arrivée des Américains (le monument conçu par Cremer montre des prisonniers luttant contre les SS) ainsi que celui selon lequel ce sont les dons des citoyens de la RDA qui auraient permis la construction au sein du mémorial de la tour surmontée d’une cloche dont le tocsin devait rappeler le souvenir des victimes. C’est la mention de cette tour qui a inspiré au poète juif prolétarien Alexandre Sobolev son poème « Le tocsin de Buchenwald »11 mis en musique par le compositeur Mouradeli, qui allait devenir le chant de la déportation dans l’espace soviétique, choisi par le Comité central du Komsomol pour être présenté au Festival des étudiants à Vienne où il fut chanté par les chœurs de l’Université de l’Oural. Connu en URSS à travers le fil documentaire « Un vent de printemps souffle sur Vienne », il fit par la suite partie du répertoire du célèbre ensemble vocal de l’Armée soviétique dirigé par Alexandrov et, à ce titre, fut largement diffusé. Notons cependant que le nom du poète n’est jamais mentionné et que celui-ci, licencié par son usine, mènera une existence misérable ne touchant pas un kopeck sur les centaines de milliers de disques vendus dans toute l’URSS.

Hommes du monde, levez-vous un instant !
Ecoutez, écoutez : cela tonne partout,
Ces sons proviennent de Buchenwald :
Le tocsin, le tocsin.
C’est le sang des justes qui renaît et prend force
Dans l’appel des cloches de cuivre
Les victimes ont ressuscité des cendres
Et se sont relevées (3 fois).

Notons la présence de connotations à la fois religieuse et révolutionnaire dans le mot « vosstali » traduit ici par « se sont relevées » qui signifie à la fois « ont ressuscité » et « se sont insurgées ».

Des centaines de milliers d’êtres brûlés vifs
Se mettent en rangs, forment des files.
Ces colonnes internationales
Nous interpellent, nous interpellent.
Entendez-vous les roulements de tonnerre ?
Ce n’est ni orage, ni ouragan –
C’est, envahi par un tourbillon nucléaire,
L’océan Pacifique qui gémit. (3 fois).

Notons ici la confusion entre camp de concentration/camp d’extermination d’un côté, chambre à gaz/four crématoire de l’autre. L’aspect militaire de la mobilisation des victimes ressuscitées se confirme à travers les mots rang, file, colonne. Enfin, le tocsin de Buchenwald se   transforme en gémissement de l’océan Pacifique balayé par un tourbillon nucléaire. Dans le contexte de la guerre froide, l’interprétation de ces lignes est pour le moins ambiguë. On serait tenté d’y lire un rapprochement entre Hiroshima et les crimes nazis et donc, une assimilation implicite de l’Amérique capitaliste à l’Allemagne nazie, une des thèses officielles de l’époque.

Le chant se termine par un appel à la vigilance :
Les hommes du monde entier, levez-vous un instant !
Ecoutez, écoutez donc : cela tonne partout,
Ces sons proviennent de Buchenwald :
Le tocsin, le tocsin.
Le tocsin recouvre la terre entière
Et, pleines d’émotion, retentissent sur les ondes ces paroles :
« Hommes du monde, soyez trois fois plus vigilants !
Préservez la paix ! (Trois fois. L’effet de ces dernières paroles est amplifié par l’homonymie des mots paix et monde (mir en russe).

Le signifiant « Buchenwald » participe ainsi d’un double ancrage idéologique. D’une part, il sert la   propagande dans un contexte où l’extermination des Juifs par les nazis demeure un tabou majeur auquel le Dégel n’a pas apporté de correctif notable. D’autre part, il renvoie implicitement au thème de la Shoah, l’auteur étant perçu comme le porte-parole de la mémoire juive de par ses origines (camouflées sous un nom russe) et sa conscience aiguë de l’antisémitisme ambiant que l’on retrouve dans d’autres poèmes jamais publiés de son vivant, mais connus par une partie de la population soviétique. Ainsi, ces lignes qu’on lui doit peuvent être lues comme un pendant caché au « Tocsin de Buchenwald » :

Oh non, ce n’est pas dans le Reich de Hitler
Mais ici, au pays des bolcheviks
Qu’œuvrait notre Eichmann à nous
Avec la bénédiction des autorités...
Comme si la victoire avait été remportée
Non par nous autres
Mais par le sous-officier possédé
Qui recouvrit tout le pays d’une croix gammée.

C’est dans ce contexte d’utilisation ambiguë des signes que Grossman forge sa conception totalitariste qui, tout en relayant sur certains points le discours officiel, constitue en même temps un clin d’œil en direction des Juifs discriminés et réduits au silence au sujet de l’extermination.
Rappelons brièvement ici le passage dans lequel apparaît une occurrence de Buchenwald dans la deuxième partie de Vie et destin (chapitre 40). Une cellule résistante se crée au cœur d’un camp de travail pour prisonniers de guerre, regroupant communistes et non communistes. Parmi les personnages significatifs, on peut citer le vieux bolchevik Mostovskoï, le commandant Erchov et Ikonnikov, un « fou en Dieu » qui prône la bonté individuelle par opposition au bien de tous (c'est-à-dire, la morale chrétienne et non communiste). Isolé dans un cachot, Mostovskoï, personnage focal dans les séquences consacrées à ce camp, perd pour quelques semaines tout contact avec le groupe. Cette solitude favorise une réflexion sur son engagement communiste et la tentation de le rejeter au nom d’un humanisme dont il se sent héritier. Pendant un interrogatoire, le SS Liss expose à Mostovskoï sa thèse sur la proximité des régimes nazi et soviétique, sans forcer son adhésion. De retour au camp, Mostovskoï découvre qu’en son absence les camarades de la cellule ont arrangé le transfert de Erchov pour Buchenwald afin de préserver la cohésion du groupe menacé par ce militaire sans parti dont le fort charisme risquait de provoquer une scission au sein de l’instance dirigeante. Bouleversé dans un premier temps, Mostovskoï accepte cette décision par esprit de parti, mais sa conversation avec Liss revient à cet instant-là à sa mémoire. Les propos du SS apparaissent confirmés a posteriori par le geste des camarades, ravivant le déchirement douloureux entre l’exigence humaniste et la fidélité à la cause.
Je ne m’attarderai pas sur la fragilité de la thèse totalitariste de Grossman, magistralement démontrée dans l’article de Frédérique Leichter-Flack « Vassili Grossman et le comparatisme anti-totalitaire »12 Le signifiant Buchenwald vient corroborer les thèses de Liss et montre l’utilisation similaire des lieux de concentration par les deux régimes, voire leur interchangeabilité, Buchenwald pouvant servir à l’occasion la cause communiste. Grossman démantèle ici le mythe de la résistance en montrant comment les structures concentrationnaires nazies pouvaient être utilisées (et le furent dans la réalité) par les futurs vainqueurs.
Bien différente est la référence à Buchenwald chez Chalamov. Dans le récit « Ration de campagne », qui relate un séjour dans un poste isolé en forêt de quatre détenus ayant pour mission de tracer une laie, et qui seront ramenés sur le gisement faute d’avoir réalisé la norme (ce qui poussera l’un d’entre eux au suicide), la question du manque et de la dépossession va déboucher sur la réflexion suivante :

« Une seule chose était claire : on allait nous ramener au camp, nous allions de nouveau franchir le portail surmonté de l’inscription inévitable, officielle, administrative : « Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme ». Il paraît qu’au-dessus des portes des camps allemands on avait mis une citation de Nietzsche : « A chacun son dû ». Dans son imitation d’Hitler, Beria l’avait surpassé en cynisme ».13

La comparaison entre les camps soviétiques et nazis est un des propos forts des Récits de la Kolyma, un propos limite qui contribue à les rendre impubliables en Union soviétique. A contre-courant de l’idéologie officielle, c’est Auschwitz qui est invoqué généralement par Chalamov comme symbole universel du camp nazi. « [...] l’homme de la deuxième moitié du XXe siècle, qui a connu guerres et révolutions, le brasier de Hiroshima, la bombe atomique, la trahison et surtout, le sommet de tout cela, la honte de la Kolyma et des fours crématoires d’Auschwitz, un tel homme [...] ne peut tout simplement aborder les questions de l’art comme il le faisait auparavant14. Les camps de la Kolyma sont clairement perçus par lui comme des espaces d’extermination. La comparaison s’arrête au détail technique : « Il n’y avait pas de fours crématoires à la Kolyma. Et les cadavres attendaient dans le roc, dans le permafrost ».15 On peut se demander, à partir de là, pourquoi Chalamov n’évoque pas plutôt l’inscription qui surmonte le portail d’Auschwitz («Arbeit macht frei», le travail rend libre), pour marquer la parenté des phraséologies soviétique et nazie ? »
S’il préfère mentionner l’inscription de Buchenwald, c’est pour une raison précise. « Jedem das Seine », grotesque inversion de la situation du camp, apparaît comme une parodie de la formule magique du communisme, « à chacun selon ses besoins ». La dépossession finale que subit le détenu n’est que l’expression ultime de cette formule car le détenu est caractérisé par son absence de besoins, par le « tu n’en as pas besoin »16. L’inscription « à chacun son dû » émerge dans l’esprit du héros comme cicatrice de cet état de dépossession totale dont il est tiré, pour quelques jours. Cette inscription apparaît chez Chalamov comme un résidu mémoriel, la trace du vécu que l’on ne saurait confisquer, ce qui reste après l’effacement. Elle émerge d’ailleurs à nouveau, dans un autre contexte, pour se faire au contraire signe de la réappropriation de l’expérience par le dire. Dans le récit « Maxime » le héros revient à la vie après avoir touché le fond. Habitué à se contenter de vingt vocables (autre forme de dépossession : suppression du besoin de s’exprimer), il sent soudain affleurer dans sa conscience, un mot dont il ne décrypte pas immédiatement le sens, le mot « maxime », dans lequel « [...] il y avait quelque chose de romain, de dur, de latin [...] ». Un mot de résistance : « La Rome antique, pour mon enfance, c’était l’histoire d’une lutte politique, d’une lutte d’hommes [...]. Maxime était un mot romain. »17 Ce mot renvoie au droit romain, et rappelle la dimension juridique du témoignage. Cette réappropriation de l’expérience par un acte de langage jette une lumière nouvelle sur la maxime romaine « unicuique suum ». Le détenu récupère ce qui est à lui, ce qui lui est dû en retrouvant sa place de sujet dans un processus de re-sémantisation du monde. Le mot « maxime » est à la fois résidu du passé (l’enfance, les études de droit) et promesse de survie, résidu et promesse qui ne font qu’un, dans une interrogation à la première personne : un acte de réappropriation qui inverse le processus de confiscation.

On voit ainsi que la comparaison nazisme/communisme n’est pas un topos nouveau, qu’elle est pour ainsi dire « dans l’air » et, tout en constituant un propos extrême du discours critique en direction de l’URSS, se propage comme une réaction naturelle au tournant idéologique qui s’est opéré après la guerre. Ce propos qui s’exprime oralement dans des échanges non-officiels, développé par Grossman dans son roman à l’occasion du Dégel, constitue non seulement une parole résistante mais également la marque, en creux, de l’appartenance à une judéité qui ne peut plus se reconnaître dans le projet soviétique et se trouve reléguée dans la clandestinité.
Le recours au nom de Buchenwald chez deux écrivains qui, chacun selon son mode de narration et son inscription esthétique propre, mettent en cause le système soviétique, apparaît comme un signe dans l’économie du dit et du caché, de la résistance ouverte et de la résistance intérieure. Le signifiant Buchenwald, détourné de sa fonction de propagande, de son image officielle – lieu de détention et de résistance –, renvoie désormais à un signifié qui serait quelque chose comme « camp de concentration des régimes totalitaires » englobant la répression soviétique et nazie.
Sur le plan de la stratégie littéraire, l’usage du signifiant Buchenwald, tout en visant des objectifs similaires, ne se situe pas au même niveau narratif. Chez Chalamov, il permet de mettre au jour les mécanismes de réappropriation de soi par le détenu ayant atteint le degré d’épuisement extrême et donc, le retour vers une communauté d’hommes vivants. Chez Grossman, il participe des mécanismes même de reconnaissance identitaire à partir d’un contenu caché et fonctionne comme signe d’appartenance à la communauté des Juifs soviétiques unie à la fois par une histoire commune et l’impossibilité de dire cette histoire.




1Voir à ce sujet Luba Jurgenson, « Tolstoï lu par les écrivains du LEF, les enjeux politiques de l’énonciation », sous la direction de Catherine Depretto, 2008in Tolstoï écrivain et la critique, Cahiers Tolstoï n° 19, Paris, Institut d’Etudes slaves.

2Voir Luba Jurgenson, « Chalamov contre Tolstoï » in Tolstoï et ses adversaires, sous la direction de Michel Aucouturier, Cahiers Tolstoï n° 18, Paris, Institut d’études slaves, 2007.

3Vassili Grossman, Œuvres, Laffont 2006.

4Henry Rousso (dir.) Stalinisme et nazisme, histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 12.

5Voir notamment Ernst Nolte, La Guerre civile européenne 1917-1945, national-socialisme et bolchevisme, Paris, Editions des Syrtes, 2000.

6Voir sur ce sujet Nadine Marie-Schwartzenberg « La réhabilitation au regard du droit » et Arseni Roguinski « Entre droit et politique, la réhabilitation de Gorbatchev à Poutine » in Le Goulag en héritage, sous la direction d’Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson, Paris, éd. Petra, 2009, p. 57 à 69. Sur les conséquences du Dégel dans la culture soviétique, v. notamment Catherine Depretto (dir.), Le XXe Congrès et la culture, La Revue russe n° 28, Paris, Institut d’Etudes slaves, 2006 ainsi que Repenser le Dégel, Cahiers du Monde Russe, n° 47/1-2, Paris, éd. de l’EHESS, janvier-juin 2006

7La revue Znamja (L’Etendard), dirigée par Koževnikov, était parmi les plus soumises au régime. Après une réunion du comité de rédaction lors de laquelle le roman fut refusé à l’unanimité, Koževnikov dénonça Grossman au KGB. De telles pratiques étaient exclues au Novy Mir dont le rédacteur en chef Tvardovski, qui publia en 1962 Une journée d’Ivan Denissovitch de Solženicyn, appréciait Vie et destin tout en sachant se roman impubliable. Par ailleurs, la forme monumentale de Vie et destin rendait plus facile sa confiscation.

8L’ami de Grossman Semen Lipkin explique les différentes raisons de l’erreur fatale commise par Grossman. Un contentieux l’opposant à Tvardovski, il préféra donner le roman à ses adversaires littéraires. Koževnikov avait insisté pour avoir le roman, car Pour une juste cause avait eu un succès grandiose, et proposé une avance conséquente, alors que Grossman était dans le besoin. Enfin, ASME standards le Dégel avait brouillé les cartes, et Grossman imaginait que les rédacteurs de trempe stalinienne étaient plus courageux que les « progressistes », car plus à même de faire accepter leurs choix par les instances du parti. (Semen Lipkin, Žizn’ i sud’ba Vasilija Grossmana [Vie et destin de Vassilij Grossman], in Žizn’ i sud’ba Vasilija Grossmana, M., Sovetskij pisatel’, 1991). En ce qui concerne Chalamov, c’est après la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch par Novy Mir qu’il propose à cette revue une sélection de ses textes.

9Recueil de témoignages sur l’extermination des Juifs d’Union soviétique rassemblé par Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, Arles, Actes Sud, 1995.

10Voir notamment sur ce sujet Bill Niven, « Building the Buchenwald Myth » in The Buchenwald Child Truth, fiction and propaganda, 2007, p. 48-84.

11Refusé par La Pravda, mais publié en septembre 1958 dans le journal Trud (Le travail).

12. Op. cit.

13« Ration de campagne », in Récits de la Kolyma, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 73.

14(« A propos de ma prose » (O moej proze), Sobranie sočinenij v četyreh tomah (Œuvres en quatre volumes), Moscou, Vagrius, 1998, T. 4, p. 375).

15Šalamov, Récits de la Kolyma, op. cit., p. 513.

16J’ai tenté de montrer le lien entre la dépossession et la mort dans l’article « Dvojničestvo v rasskazah Šalamova (La figure du double chez Šalamov), in Nora Buhks et Francis Conte (dir.), Semiotika straha (Sémiotique de la peur), Paris-Moscou, Evropa, 2005, p. 329-336.

17« Maxime », op. cit, p. 523.



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- Auteur : Luba Jurgenson (Université Paris IV Sorbonne)
- Titre : Le nom de Buchenwald chez Grossman et Chalamov
- Date de publication : 21-01-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=98
- ISSN 2105-2816