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Mythopoétique
Sacrifier les sacrifices ? Trois contre-lectures de la «ligature d’Isaac» : Thomas Mann, Leonard Cohen, Hanokh Levin.
 

Sacrifier les sacrifices ?

Trois contre-lectures de la « ligature d’Isaac » : Thomas Mann, Leonard Cohen, Hanokh Levin

 

En matière de textes bibliques, une réécriture est toujours peu ou prou une exégèse. La frontière entre paraphrase, prolongements narratifs et ramifications légendaires est souvent mouvante et les textes qu’on considérera ici ont quelque chose du midrash apocryphe.

Mais pourquoi, dira-t-on, « contre-lectures » ? C’est là qu’il faut prendre en considération ce qui fait sans doute la spécificité, voire l’unicité du texte-source : l’épisode dit du « sacrifice » ou de la « ligature » d’Isaac (Genèse, XXII).

Ce n’est certes pas le seul passage controversé ou scabreux de la Bible. Sur la question du sacrifice humain, on pourrait même être tenté de trouver l’épisode de la fille de Jephté plus embarrassant puisqu’il y a, en la circonstance, passage à l’acte. Il n’en est pourtant rien : dans le récit des Juges, Jephté a agi de son propre mouvement et non à l’instigation de Dieu ; la chronique est dépourvue de valeur normative[1]. La différence statutaire des textes tient en un mot : la « ligature d’Isaac » est un texte fondateur – fondateur du judaïsme et même des trois monothéismes.

Mais de quoi ce texte est-il fondateur ? Là commencent les difficultés. Le flottement des intitulés en est un premier symptôme : « sacrifice » (dans une perspective chrétienne), « non-sacrifice », « ligature » (akeda) (dans la tradition juive) ? Au sein de chaque tradition, la leçon primordiale fait débat. Les termes en sont connus :

-  L’épisode peut être vu comme l’illustration de l’obéissance inconditionnelle du croyant à la volonté divine, acte de foi qui sera la clé de voûte de l’Alliance entre Dieu et la postérité d’Abraham. Cette lecture, que l’on qualifiera de théocentrique, valorise le « me voici » inaugural d’Abraham, prêt à perdre ce qu’il a de plus cher pour servir son dieu[2].

- D’autres lectures vont au contraire insister sur le « non-sacrifice » : la vraie leçon serait contenue dans l’heureux dénouement, le sacrifice empêché, qui viendrait révéler à Abraham (et à l’humanité à travers lui) l’essence morale de Dieu. Lecture anthropocentrique, ou « humaniste », en ce qu’elle tend à faire coïncider les intérêts divin et humain.

Dans un esprit apologétique, on tend souvent à minimiser, voire à nier l’existence d’une contradiction entre ces deux lectures. N’est-il pas possible de dire à la fois que Dieu exige une soumission absolue et qu’il est un Dieu moral qui abhorre – et abroge – le sacrifice humain ? L’épreuve d’Abraham aurait donc une vertu pédagogique : il s’agirait de passer par l’épreuve limite[3] – entre Dieu et l’homme, l’humain et l’inhumain, la foi monothéiste et le paganisme, la violence et l’interdit – pour mieux rencontrer la sainteté de Dieu. Néanmoins, on le verra, ce compromis n’est convaincant ni au regard de la lettre biblique, ni a fortiori au regard de la conscience morale moderne.

L’épisode impose en effet de prendre position sur la question du sacré, de choisir son camp, puisqu’on peut y trouver aussi bien la justification de l’enthousiasme fanatique que sa récusation définitive. L’histoire est si embarrassante que son commentaire est presque toujours une tentative de sauvetage. Mais qui s’agit-il de sauver lorsque l’on commente ce texte, ou qu’on le réécrit et, corrélativement, que s’agit-il de sacrifier ? Pour un théologien, l’enjeu se résume généralement à « sauver » Dieu, entendons : préserver sa dignité et son honneur de Dieu moral. Le texte biblique s’en charge lui-même, en lui faisant interrompre le sacrifice in extremis. Mais le dénouement suffit-il à justifier rétroactivement la cruauté de l’épreuve subie par le père et le fils ? Le cas d’Abraham n’est pas moins problématique. Peut-on louer sans réserve la disponibilité du patriarche quand on sait combien d’émules fanatisés son exemple a pu inspirer ? Pourquoi n’a-t-il même pas cherché à négocier la vie de son fils comme il l’avait fait pour les justes de Sodome et Gomorrhe ? Mais plus encore : que faire de ce texte au siècle des guerres totales, quand il est avéré qu’aucun Dieu ne peut retenir les bras meurtriers ? Ne faut-il pas avant tout songer, plus modestement, à « sauver Isaac » ? Le texte, dans ses dits et ses non-dits, peut-il encore se prêter à un tel usage ?

C’est ce que l’on se propose d’examiner à travers trois reprises littéraires de l’épisode :

- Le récit-commentaire de Thomas Mann dans Les Histoires de Jacob (premier volume de la tétralogie Joseph et ses frères), publié en 1933[4]. Le vieux Jacob y raconte à son fils Joseph qu’il s’est vu, en rêve, subir la même épreuve que son ancêtre Abraham mais n’a pu lever le couteau sur son enfant. Tous deux discutent alors du sens de cette épreuve et de cette défaillance.

- « Story of Isaac » (1969)[5], de Leonard Cohen. La chanson donne la parole à Isaac qui raconte son histoire (dans les deux premières strophes) avant d’apostropher les contemporains qui font mourir les enfants dans des guerres douteuses.

- « La ligature d’Isaac », sketch satirique de l’auteur dramatique israélien Hanokh Levin (1943-1999), extrait d’une de ses œuvres les plus polémiques : La Reine de la salle de bains, créée en 1970[6]. La scène se déroule dans les instants qui précèdent le sacrifice. Devançant les explications de son père qui lui demande « Sais-tu ce que je vais te faire ? », l’enfant, exposé sur l’autel, brocarde la servilité de son géniteur prêt à assassiner son fils unique pour obéir à un « ordre ». Le dialogue tourne vite à l’aigre, jusqu’à dégénérer en querelle hystérique. La scène s’achève lorsqu’Isaac parvient à convaincre Abraham qu’une voix vient d’annuler l’ordre.

 

Les dates suffisent à éclairer sur les contextes. En 1933, il s’agit pour Thomas Mann de méditer sur « la grande fête de la mort » que fut la Première Guerre et sur les fondamentaux de la civilisation, au moment où l’Allemagne est sur le point de basculer dans le national-socialisme. En 1969, Leonard Cohen réagit à l’actualité de la Guerre du Viêt-Nam et, peut-être, de la guerre des Six-Jours ; c’est dans le sillage immédiat de cette même Guerre des Six-Jours qu’Hanokh Levin reprend l’épisode biblique.

 

*

Il était une voix

 

Qui parle à qui ? D’où vient la voix dont Abraham se réclame ? Les prémisses d’un questionnement sont discernables dans le texte biblique lui-même, au travers de troubles dans l’énonciation. Certes, Dieu est toujours aux commandes dans ce chapitre, mais sous des guises sensiblement différentes. Si c’est « Elohim » qui intime l’ordre de sacrifier l’enfant, c’est « l’ange de YHWH » (malah’ yhwh) qui retient son bras, au prix d’une certaine distorsion énonciative : « J’ai vu que tu craignais Dieu [c’est l’ange qui parle], toi qui ne m’as pas refusé ton fils unique » (velo h’asakhta… mimeni…). Par ce qui semble être une forme d’anacoluthe, la phrase semble commencée par le messager de Dieu avant d’être poursuivie par Dieu lui-même. Pourrait être ajoutée à ces facteurs d’hésitation la formulation de l’ordre inaugural, qui a fait couler beaucoup d’encre exégétique, puisque ce qui est ordinairement traduit par « offrir en holocauste » signifie mot à mot : « élever en élévation » ou « monter en montée »[7]. Cet épisode fondateur se trouve ainsi cerné de zones de relative incertitude qui semblent être comme autant de brèches dans lesquelles s’engouffrent les écrivains.

Dans le roman de Thomas Mann, tout pourrait être résumé par ce constat mi-inquiet mi-amer de Jacob : « Dieu ne parle pas clairement » (87)[8], à tel point qu’il est décidément impossible de savoir ce qu’il veut et même qui il est. Cette incertitude s’approfondit au fil des générations. Tel est l’enjeu du dialogue qui s’installe entre Jacob et Joseph à propos de la signification de l’épisode. Jacob se voit imposer la même épreuve que son ancêtre Abraham dans une sorte de rêve éveillé, qui a toutes les apparences de la vision (88). Et quand il se reproche d’avoir manqué à sa mission, son fils, s’employant à le rassurer, procède à la décomposition analytique des voix superposées dans le commandement divin. Selon Joseph, Jacob n’aurait pas été éprouvé par Dieu ; il se serait imaginé dans le rôle de Dieu en s’infligeant à lui-même l’épreuve d’Abraham ; or, dans cette épreuve originelle, Dieu lui-même jouait un double jeu en se faisant passer pour Moloch. Telle est la bonne nouvelle selon le jeune Joseph :

 

« Car il lui avait dit : Je suis Moloch, le roi-taureau des Baals ; apporte-moi ton premier-né. Mais quand Abraham se mit en devoir de [le] lui offrir, le Seigneur lui dit : Suis-je donc Moloch, le roi-taureau des Baals ? Non, je suis le dieu d’Abraham [...] et je ne t’ai pas donné cet ordre pour que tu l’exécutes, mais afin que tu saches que tu ne dois point l’exécuter, car c’est tout simplement une abomination à mes yeux ; et d’ailleurs, voici un bélier pour toi. » (91)[9]

 

L’expérience ne consisterait donc pas tant à éprouver la foi du patriarche (Abraham ou Jacob) qu’à la purifier, en faisant comprendre selon une pédagogie cathartique la distinction entre le vrai Dieu et l’idole sanguinaire.

L’épisode traduirait ainsi un progrès décisif dans l’histoire de la conscience religieuse : la fin des « abominations » païennes. Cette théologie qu’on pourrait qualifier de « libérale », en ce qu’elle fait du sacrifice un archaïsme à dépasser, rejoint les enseignements de l’historicisme allemand, notamment de la « science du judaïsme », qui domine la fin du 19e siècle[10].

Quel est le prix à payer pour cette interprétation libérale ?

Elle revient d’abord à ajouter une leçon supplémentaire au texte biblique, lequel n’énonce pas en toutes lettres l’abrogation des sacrifices. C’est la soumission d’Abraham qui est louée et récompensée : Dieu ne vient pas lui dire qu’il a mal compris son commandement, ni même qu’il n’y aura plus jamais de sacrifice humain. On peut inférer cette interdiction, non la démontrer rigoureusement. Un espace de doute subsiste.

Par ailleurs, cette version, toute humaniste qu’elle se veut, impute à Dieu un double langage. Pour révéler qu’il ne veut pas la mort de l’enfant, Dieu fait apparaître à Isaac le visage virtuellement infanticide de son père. À suivre l’interprétation libérale, on se demanderait presque à quoi joue Dieu. Il devient lui-même personnage de roman ou de théâtre, plus ou moins retors : l’impression troublante est celle d’un Dieu non pas caché, mais masqué, qui use de leurres, souffle le chaud et le froid, adresse à Abraham un message si équivoque qu’à la fin de l’histoire on ne sait s’il se dédit ou s’il corrige un contresens de son serviteur.

De fait, ne faut-il pas en quelque manière incriminer Abraham de s’être soumis avec trop d’empressement à une « consigne » aussi scabreuse, aussi incompatible avec la grandeur du Dieu qu’il entend honorer ? Il est difficile de soutenir en même temps que le sacrifice humain est une « abomination » et qu’Abraham est louable de s’y être résigné, lui d’ordinaire si sourcilleux sur la justice divine (au point de négocier avec Dieu, certes sans guère de succès, le salut des justes de Sodome). L’interprétation libérale de l’épisode pose autant de problèmes qu’elle n’en résout, ce que l’enchevêtrement des voix dans le récit de Thomas Mann laisse clairement entendre.

 

Chez Leonard Cohen la distance narrative prend d’autres chemins que celui des sauts de générations. L’opération poétique de la chanson consiste à confier le récit à l’enfant lui-même[11]. Dès lors, comme chez Thomas Mann, la scène initiale de l’ordre divin est escamotée. Abraham entre et dit à son fils : « J’ai eu une vision / Tu sais que je suis fort et saint [holy]/ Je dois faire ce qu’on m’a dit [what I’ve been told]». Le nom de Dieu n’est pas même prononcé de sorte qu’il devient impossible de savoir si Abraham est le jouet d’un « dieu » ou d’un « démon » (« a demon or a god »), et si c’est un « aigle » ou un « vautour » qui préside à la cérémonie. À cette voix équivoque s’en substitue une autre, celle de l’enfant (laquelle se confond avec celle du chanteur), adressée aux générations contemporaines ; elle se présente comme une sorte de voix d’outre-tombe, mais tient exactement la place de « l’ange de Dieu » dans la Bible : « vous qui construisez ces autels aujourd'hui / Pour sacrifier les enfants / Il ne faut plus le faire ». Renversement copernicien par lequel le premier des rescapés tire de son expérience l’argument d’une prédication pacifiste. Ce « vous ne devez plus le faire » (« you must not do it anymore ») va dans le sens de cette théologie humaniste et libérale repérée chez Thomas Mann, avec quelques nuances.

 

Le cas du sketch satirique de Levin permet de franchir un nouveau palier dans la dégradation de la voix. Toute distance esthétique a disparu puisque l’on se trouve directement confronté, par le théâtre, aux personnages du drame, dans sa version burlesque. Le divin lui-même est cette fois résolument évacué. Le dieu qui impose au père l’ordre inhumain prend la forme anonyme d’un collectif. En hébreu, le « on » (« on a commandé » « on commande »[12]) correspond à une troisième personne du pluriel, laquelle enveloppe pour Levin, l’État, les militaires, l’opinion dominante. Il s’agit ici d’une aliénation politique plus que d’une injonction religieuse, ou plutôt, sans doute, de la superposition confuse de toutes les voix dictatoriales (celles qui dictent). Le choix du mythe est d’autant plus significatif que, comme Régine Waintrater le rappelle, le terme de « sacrifice d’Isaac » est « utilisé en Israël pour désigner le sacrifice suprême exigé par l’Etat, celui que les parents consentent en envoyant leurs fils combattre, et se faire tuer pour défendre la patrie »[13]. Toute la charge critique tient à ce que l’État incarne ici le rôle de Moloch.

Le texte est ainsi tissé de formules qui renvoient tantôt à la situation militaire, tantôt au texte biblique, voire à la liturgie juive. Ainsi, en faisant dire à Abraham : « je crains de ne pas avoir le choix » (107)[14], Levin reprend avec ironie une formule (ein breira) devenue une quasi-devise nationale, résumant la situation d’un pays résigné à devoir assurer sa survie par la guerre. Le sketch porte ironiquement témoignage de la présence insistante de cet épisode dans les cérémonies qui ouvrent l’année juive. L’allusion au père « [clément et] miséricordieux »[15] est empruntée aux prières du Nouvel An et du Grand Pardon, de même que l’injonction sardonique du fils à son père – « égorge » (198)  (tichh’at), qui devient une sorte de psalmodie – reprend parodiquement le répons d’une prière de Yom Kippour où il est demandé à Dieu de « pardonner » (tislah’). Il n’est pas jusqu’à la désignation d’Abraham comme « boucher » qui ne trouve sa source possible dans le recueil du Midrash Rabba[16] déduisant certaines règles d’abattage rituel de la scène de la Ligature. Enfin, il faut rappeler que la racine de « commander » (« Dieu m’a commandé », 196[17]) est commune, en hébreu comme en français, à l’impératif religieux et à l’ordre militaire (l’armée se dit tseva, de la même racine que mitsva qui désigne le commandement divin).

Qu’est-ce à dire, au-delà de l’évidente portée sacrilège de cette scène, qui valut à son auteur un succès de scandale et que certains groupes cherchèrent, vainement, à censurer ? Première opération : trois ans seulement après la Guerre des Six-Jours, il s’agit déjà de dénoncer les risques de la collusion entre politique et religion ; dans l’euphorie de la victoire de 1967 et de la reconquête des lieux saints, rares sont les Israéliens à s’être méfiés de ces débuts de fièvre messianique qui s’emparaient de certaines franges de la population, et qui allaient contribuer à changer la nature du conflit. Le travail du dramaturge consiste alors – seconde opération – en un évidement sémantique de la rhétorique religieuse. Tout commence non avec la voix de Dieu, mais avec la question mi-candide mi-sadique d’Abraham : « Isaac, mon fils, sais-tu ce que je vais te faire ? » (197)[18]. Ce faisant, il donne la parole à Isaac qui ne la lâchera plus. Or, pour l’essentiel, l’enfant se contente d’expliciter les « consignes » et la procédure sacrificielles. Parodiant sans forcer le trait la prescription divine, il décrit, avec une précision chirurgicale, une acribie sadique, toutes les étapes du rite meurtrier. L’oblation sublime se ramène alors à une simple opération de boucherie, menée par un shoh’et (boucher ou sacrificateur). La voix du fils, redoublant la prétendue voix divine, la dépouille ainsi de tous ses oripeaux spirituels pour laisser la violence à sa nudité : procédé de désymbolisation que Levin pratique régulièrement quand il s’agit de saper les mythes collectifs. La terreur (au sens du « tremblement sacré ») cède la place à l’horreur et c’est le non-sens de cette histoire sainte qui occupe le devant la scène : détachée du paysage spirituel qui lui donne sens, le sacrifice devient simplement obscène.

*

Il était une foi

 

Cette déperdition de sens qui, chez Levin, fait passer le sacrifice du sublime à l’insane, est l’objet d’une interrogation métaphysique chez Thomas Mann et Leonard Cohen, encore que les réponses soient, dans ces deux textes, sensiblement plus complexes. L’inquiétude qui les travaille est tout à la fois l’équivoque de l’origine et les apories de la répétition.

« Story of Isaac » opère une singulière bifurcation dans la troisième strophe, celle qui, franchissant la barrière des siècles, s’étend aux guerres modernes. Les deux premières strophes s’attachaient à reconstituer toute l’ambiguïté de la « vision » d’Abraham, en insistant sur l’horreur glacée du sacrifice, dans une optique qu’on pouvait croire démythifiante (Abraham avait tout d’un halluciné ; père et fils vident une bouteille de vin avant de préparer l’autel…). Pourtant, l’apostrophe aux contemporains dans la troisième strophe renverse inopinément la perspective : l’histoire d’Isaac reste un contre-exemple, mais pour des raisons strictement contraires à celles qu’avance la lecture humaniste. Si les sacrifices guerriers sont condamnés, c’est que les modernes n’ont que des « projets » ou des « combines » (scheme) et non des « visions » comme Abraham, qu’ils n’ont pas même l’excuse d’avoir été « tentés / Par un démon ou un dieu », et que leurs « hachettes émoussées et sanglantes » (hatchets blunt and bloody) ne soutiennent pas la comparaison avec la « hache d’or » (axe… made of gold) du Patriarche – lequel réapparaît en gloire à la fin de la strophe, « la main… tremblante / Avec la beauté de la Parole » (Trembling / with the beauty of the word). C’est, dès lors, un jugement moins moral que métaphysique sur l’époque qui oriente la parole d’Isaac et du poète. L’ivresse d’Abraham relève encore d’un sublime hiérophanique, d’une extase spirituelle dont ne peuvent se prévaloir les marchands de canons. L’opposition tourne finalement à l’avantage des Anciens, dans une troublante réhabilitation de la cruauté archaïque, qui avait pour elle la grandeur, à l’âge où les voix des dieux ou des démons se faisaient encore entendre. Consommé ou non, diabolique ou divin, le « sacrifice» originel retrouve in extremis des lettres de noblesse que ne laissaient pas attendre les premiers vers. Ce n’est pas la cruauté d’Abraham mais sa grandeur qui est inimitable.

 

L’imitation d’Abraham : c’est exactement ce à quoi s’exerce Jacob dans le roman de Thomas Mann. Rappelons que le père raconte au fils sa propre vision : se retrouvant chargé de la même mission qu’Abraham, Jacob n’a pu aller aussi loin que son ancêtre :

 

« [...] Et comme je levais le couteau et en dirigeais le tranchant contre ta gorge, voici que le cœur me manqua devant le Seigneur, mon bras retomba, le couteau m’échappa et je m’écroulai sur le sol, la face contre terre ; et je mordis la terre et l’herbe de la terre, je la frappai du pied et du poing en m’écriant : Que ce soit Toi, Toi qui l’immoles, ô Seigneur Exterminateur, car il est mon unique bien, mon tout, et je ne suis point Abraham, et mon âme défaille devant toi. »[19] (89)

 

C’est à ce sentiment de défaite que le jeune Joseph veut répondre. La discussion qui s’ensuit entre le père et le fils va bien au-delà de jongleries casuistiques. Joseph commence par s’étonner de la défaillance de son père : connaissant l’histoire d’Abraham et d’Isaac, n’aurait-il pas dû savoir que Dieu arrêterait son bras au dernier moment et ne pouvait-il, dès lors, subir sereinement l’épreuve dont l’issue heureuse ne faisait aucun doute ? La réponse de Jacob semble ici porteuse d’une interrogation théologique sur la question de la répétition, et donc de l’exemplarité de l’épisode abrahamique.

Deux visions de Dieu s’affrontent ici. Celle de Jacob le situe du côté de l’Être, de la Puissance pure. Certes, il est déjà aussi un Dieu de justice, mais avant tout « Celui qui est », et cette qualité d’être précède ses attributs moraux. En tant que puissance, il est en droit d’exiger une dévotion illimitée. Cette réponse demeure conforme à certaines interprétations traditionnelles : le sacrifice des enfants était une pratique en usage dans les cultes païens voisins et constituait une expression suprême de la ferveur ; or, en quoi le vrai Dieu n’aurait-il pas droit à des témoignages de dévotion de même intensité que les idoles ? De là la réflexion de Jacob : «  Est-Il moins puissant que Moloch, le roi-taureau des Baals, à qui dans la détresse, les hommes apportent leur premier-né [...] ? N’a-t-Il pas le droit d’exiger de ses fidèles ce que Moloch réclame des siens ? » (88)[20] Il s’agit donc de montrer que le fidèle d’Élohim ne saurait être pris en flagrant délit de tiédeur religieuse – pour mieux confirmer (par le dénouement) que cette puissance d’adhésion réclamée par le Dieu unique est orientée vers la vie et non vers la mort. C’est l’interprétation haute de l’épisode, qui semble ne sacrifier ni le sublime ni l’humain, ni le religieux ni l’éthique (pour reprendre la distinction de Kierkegaard dans Crainte et tremblement).

Mais qu’en est-il de ce scénario dans le cas d’une répétition de l’épreuve ? De deux choses l’une :

- soit l’épreuve a eu lieu une fois pour toutes, Abraham l’a surmontée et en a du coup exonéré tous ses descendants lesquels continuent à bénéficier de la « bénédiction » divine qui en procède ;

- soit l’épreuve est susceptible de se répéter. Mais si elle se renouvelle sur la base d’un scénario écrit à l’avance, quel mérite y aurait-il à s’en acquitter? Le Jacob de Thomas Mann sent bien que, si tout était déjà écrit, la répétition serait factice : « J’ignorais si le Seigneur ne voulait pas laisser s’accomplir ce qu’il avait jadis empêché. Et ensuite, dis-moi ce qu’aurait pesé ma force devant Lui, si j’avais compté sur l’ange et le bélier, et si elle ne m’avait pas été inspirée par mon obéissance [...] ? » (90)[21]. Pour que la mise à l’épreuve ait du sens, il faut donc qu’il y ait incertitude quant à son issue. C’est Dieu qui risquerait ainsi de se retrouver piégé : soit il répète l’épreuve à l’identique, la réduisant à une mascarade, voire à une sorte de docétisme ; soit il la pousse jusqu’au bout, contrevenant à sa nature morale en même temps qu’à ses promesses.

L’épreuve de la ligature est donc en toute rigueur non reproductible car elle ne peut se répéter que dans la comédie ou dans la tragédie[22]. S’il y a répétition, c’est donc que le diable, le démon, ou Moloch en sont à l’origine[23]. C’est la leçon que finissait par tirer le jeune Joseph ; elle consiste à renverser la « défaite » de son père en victoire, en montrant qu’elle est conforme à la volonté réelle de Dieu, lequel ne prenait l’apparence du Moloch que pour consacrer définitivement les valeurs éthiques.

 

Cette solution est-elle convaincante ? Pas tout à fait. Jacob sent bien qu’il y a dans l’interprétation de Joseph plus de séduction sophistique que de preuve formelle : le jeune garçon cherche à rassurer son père, et ses paroles ne contiennent qu’une « moitié de la vérité » (91)[24]. Le patriarche soupçonne que quelque chose s’est bel et bien cassé dans la relation au sacré. Le lien avec l’origine s’est distendu ; cette distance est vécue comme une déhiscence, comme la fin d’une époque, réelle ou rêvée, où la divinité s’adressait « clairement » à l’homme. Cette clôture de l’âge théophanique suscite une inavouable nostalgie dont on a vu les échos chez Leonard Cohen. Chez Mann, le processus d’humanisation de Dieu passe aussi par un sentiment de déchéance spirituelle, où perce une appréhension toute spenglerienne du passage de la « culture » à la « civilisation ».

La foi de Jacob, chez Thomas Mann, reste donc en son fond très différente de celle de Joseph, aussi différente que la lecture théocentrique l’est de la lecture anthropocentrique, ou la théologie fondamentaliste d’une théologie libérale. Pour Jacob il reste pensable que Dieu réclame le sacrifice du fils, même s’il est devenu humainement impossible au père de l’accomplir ; pour Joseph, c’est la liberté absolue de Dieu qui est en cause, puisqu’il est devenu impensable qu’Il puisse exiger l’inhumain. Du coup, c’est en quelque sorte Dieu qui se retrouve ligoté par l’enfant, pris en otage par sa parole : c’est la divinité et la dignité de Dieu qui se jouent à chaque fois que la vie d’un enfant est mise en balance, puisque le nom de Dieu se profane alors en Moloch. La véritable « ligature », à la fin de l’épisode, est celle qui assujettit l’autorité de Dieu non à la toute-puissance mais à son autolimitation éthique, et celle qui noue de la manière la plus étroite volonté divine et dignité humaine.

 

*

Il était un nœud  

Tout n’est donc pas réglé dans le dialogue entre Jacob et Joseph, entre le père et son fils préféré. Quand bien même on donnerait à l’épisode de la ligature le sens le plus « humaniste » possible, certains questionnements éthiques demeurent en souffrance.

En effet, en admettant que Dieu récuse tout meurtre rituel, il n’en demande pas moins un serviteur disposé pour lui à l’offrande sacrificielle – et c’est pour s’être montré prêt à tout qu’Abraham est récompensé. Or, cette obéissance inconditionnelle ne peut plus être exemplaire, surtout pas en un temps (celui de Thomas Mann) où, comme Victor Klemperer[25] l’a montré, l’idéologie national-socialiste réhabilite jusqu’au mot même de « fanatisme » pour célébrer l’allégeance au Führer. Ni à une époque (celle d’Hanokh Levin et de Leonard Cohen) où les procès de criminels nazis ont montré que ceux-ci se jugeaient quittes de toute condamnation morale dès lors qu’ils avaient « obéi aux ordres ».

Peut-on aller chercher dans le texte biblique même de quoi se prémunir contre le risque d’une apologie du fanatisme ? Certains exégètes s’y sont essayés[26] : l’idée qui prévaut dans ces lectures est que l’essentiel du texte biblique ne porte sans doute pas sur la relation de Dieu à son serviteur mais sur la relation entre le père et le fils. Au lieu de sacrifier son fils, c’est une certaine idée de la paternité qu’Abraham est appelé à mettre à mort – une paternité vue comme toute-puissance, droit de vie et de mort, possession. Il doit apprendre à être père et, partant, à se séparer symboliquement de son fils, à créer une distance – ce serait cela, « élever » son fils – et c’est pourquoi, au dénouement de cette sombre affaire, c’est un « bélier », figure du « géniteur » (et non de l’enfant, comme « l’agneau » initialement prévu) que le patriarche est invité à sacrifier. A la fin de l’épisode, « Isaac, fils dé-possédé, a disparu vers le divin hors du champ sacrificiel de la possession paternelle », écrit Marie Balmary[27].

Cependant, cette lecture, par ailleurs stimulante, semble contredite par la lettre du texte et les propos de l’ange qui félicite Abraham de sa docilité. C’est une contre-lecture qui ne s’avoue pas comme telle en ce qu’elle vise à conférer au texte antique un sens compatible avec une vision moderne du monde. N’est-ce pas cultiver le paradoxe que de faire du texte le plus hétéronomique de la Bible un plaidoyer pour l’autonomie et la séparation ?

Thomas Mann fait en tout cas le choix inverse, en suggérant que, si le sacrifice est impossible, c’est en raison même de la force nouvelle du lien paternel.  Certes, ce n’est plus ici un lien de possession, mais un lien d’amour. Si Thomas Mann prend acte de l’éloignement inexorable de Dieu, il se fait aussi le romancier d’une histoire d’amour entre un père et son fils. L’épreuve d’Abraham, revue et corrigée par Jacob et Joseph, s’énonce dans un cadre narratif inédit : le père, maternel, tient son fils contre lui, lui passe tendrement la main dans les cheveux, se laisse charmer par son intelligence et la grâce féminine qu’il tient de sa mère disparue. Le dialogue quasi talmudique sur le sens de l’épreuve met à égalité le père et le fils, et fait même ultimement éclater la supériorité dialectique (ou sophistique) de Joseph sur son patriarche de père. C’est ce contexte affectif qui littéralement désarme Jacob et lui fait tenir tête au Dieu « étrangleur » (Würger) : la parole du descendant a désormais suffisamment d’ascendant sur le père pour se substituer… à la transcendance. Certes, la Bible insistait déjà sur la prédilection d’Abraham pour Isaac, ce « fils unique », celui qu’il « a aimé »[28]. Mais à aucun moment Isaac n’est pour Abraham le divin enfant que, dans la version de Thomas Mann, Joseph est pour Jacob. La relation entre père et fils est subjectivisée, féminisée : elle semble devenue définitivement plus forte que la relation à Dieu. Ou plutôt l’amour de Dieu n’est devenu pensable que s’il se révèle compatible avec le nouveau modèle affectif de la famille et de la filiation – que l’on aimerait appeler la philiation.

Encore y a-t-il ici un reste d’optimisme que tout le siècle – celui de la revanche des Moloch – s’acharnera à éroder. C’est précisément cette relation humaine qui semble se détraquer dans le jubilatoire jeu de massacre d’Hanokh Levin. Que s’est-il passé ?  

Le lien du père et de l’enfant ne s’est pas distendu, il s’est plutôt entièrement brouillé. Isaac ici est bien un petit enfant[29]. L’affectif est partout, jusque dans les désignations du père et de la mère – abale (traduit par « papounet »), imale – mélange d’hébreu et du diminutif yiddish. Cette présence sourde du yiddish, langue de l’affect et de la mémoire, crée une surimposition pathétique entre la scène biblique, l’expérience encore récente de l’Extermination et les guerres du présent. Abraham est ici à la fois le patriarche, le père juif, le rescapé du génocide et le soldat qui envoie son fils à la mort. 

Le Jacob de Thomas Mann était un père tourmenté se demandant s’il était à la hauteur de son ancêtre ; l’Abraham de Levin est un individu falot, serve, prompt à s’apitoyer sur lui-même, dont le moi fragile est en quête d’un « ordre » supérieur. Criminel malgré lui, il ressemble à l’ « Untertan » d’Heinrich Mann, le « subordonné », l’assujetti, gibier de fanatisme – un simple employé de bourreau, mû par un inquiétant désir d’obéir qui précède tout jugement moral sur le bien et le mal. Le dramaturge retient de l’histoire d’Abraham que, dans la dévotion religieuse, l’obéissance précède le sens[30]. Thomas Mann retraçait l’enfance de l’humanité, Levin satirise une humanité enfant.

De là le retournement carnavalesque dont la scène tire son sel comique : c’est Isaac qui devient bourreau d’Abraham, qui le torture par ses paroles,  le culpabilise –  ce qui est par excellence la fonction de Dieu ou du Père – et c’est le père bourreau qui adopte la posture victimaire, jusqu’à envisager une pure et simple permutation sacrificielle :

 

«  Oui, c’est ainsi. [...] Je suis une victime. [...] Et qui me dit, Isaac, que tu ne vas pas, tout à coup, te relever de l’autel et t’enfuir ? M’obliger à te courir après, avec mes pauvres jambes malades ? Ou bien m’arracher le couteau, hein ? C’est ça ? Tu t’empareras du couteau et tu le tourneras contre moi ! Vas-y, égorge-moi, égorge ton père affaibli [...]. » (198)[31]

 

Cette scène d’hystérie où le fils et le père rivalisent d’injures – et où Abraham ne craint pas de dire à Isaac : « tu vas enterrer ton père unique [...] ! » (199)[32] – est l’exact pendant du corps à corps tendre du père et du fils dans Joseph et ses frères : alors que Jacob et Joseph expérimentaient les charmes d’une relation élective, Abraham et Isaac éprouvent ici jusque dans leur chair l’ambivalence des sentiments suscités par une excessive promiscuité et par l’enchaînement désastreux des traumatismes historiques. Désir infanticide inavoué chez un père infantile, meurtre symbolique du père chez un fils qui semble « né vieux »[33] et analyse avec une monstrueuse précocité la démence paranoïaque de son géniteur.

Il est difficile de ne pas voir dans ce conflit de générations l’image d’un conflit entre l’Israël des pionniers et la génération des fils.  Paradoxalement, ce psychodrame familial tient lieu de thérapie. Isaac agit ici comme un éducateur. En mettant son père face à l’insanité de son désir de meurtre, il ébranle sa résolution, prépare le terrain au coup de théâtre résolutif, véritable deus ex machina : l’enfant invente la voix de l’ange salvateur, à l’intention de son père « dur d’oreille » qui ne demande qu’à le croire. 

C’est encore l’argument d’autorité de la voix qui finit par persuader Abraham, non l’ironie mordante de son fils. La ruse thérapeutique consiste à jouer sur les ressorts de la pathologie paternelle (la passion d’obéissance) pour la retourner contre elle-même. Toutefois, la coïncidence entre la Loi morale et religieuse n’est pas rétablie ; nulle apparition du « bélier », ou de quelque autre bouc émissaire dérivatif – comme si la pulsion homicide était vouée à rester inassouvie, monstre toujours susceptible d’incuber dans le « sommeil de la raison ». De là la tristesse finale d’Abraham et l’inquiétude qui sourd du dernier échange :

 

Isaac – [...] finalement, tout est bien qui finit bien, pourquoi es-tu triste ?

Abraham – [Je pense à ce] qui se passera, à ton avis, si d’autres pères doivent égorger leurs fils. Qui viendra les sauver ?

Isaac  – On peut toujours espérer une voix du ciel.

Abraham – (avec résignation) Si c’est toi qui le dis. (199)[34]

 

Dans le texte comme dans sa traduction, le pronom « les » dans « qui viendra les sauver » peut désigner aussi bien les enfants que les pères, solidaires d’un même drame.

 

*

Le propre des réécritures littéraires n’est pas tant la liberté qu’elles prennent avec le texte source – cette liberté, toute la littérature midrashique en témoigne – que l’affranchissement de toute obligation de révérence et de toute contrainte apologétique. Les trois réécritures ici considérées rendent un hommage paradoxal à la force d’interrogation qui émane du texte biblique, une fois mises à distance les lectures pieuses. La notion de « contre-lectures » vise à rendre compte de ce combat avec le texte fondateur, pour en extraire la potentialité humaine ou en conjurer les potentialités meurtrières.

De quoi l’épisode de la « Ligature d’Isaac » est-il le nom ? semblent se demander tour à tour, au fil des sollicitations d’une Histoire sanglante, Thomas Mann, Leonard Cohen et Hanokh Levin. S’agit-il de dire la « quintessence du religieux » ou d’amorcer « la sortie de la religion » ? D’exalter le sacrifice ou de le mettre à bonne distance ? Est-ce un bréviaire du fanatisme ou une éducation à l’humanité ?

Sous la plume de Thomas Mann, l’épisode expose les progrès de la conscience humaine et de la conception éthique de Dieu – non sans pointer la fragilité de cette construction humaniste, à l’heure où l’Allemagne s’abandonne à un nouveau Moloch. Revu par Leonard Cohen, l’épisode biblique sert à la fois de précédent et d’antithèse aux hécatombes de la guerre moderne qui ne peut plus même se prévaloir d’une cause sacrée. Chez Hanokh Levin, le texte biblique redevient la composante d’une idéologie nationale-religieuse où se laisse entrevoir un nouveau cycle de « brutalisation »[35].

Deux constantes, par-delà la diversité des contextes et des positions : ces trois textes sont avant tout des versions du « fils », qui redonnent la parole à celui qui, dans la Bible, l’avait presque entièrement perdue – un fils qui prend la place de l’ange, et parfois même de Dieu ; tous enfin relèvent de la littérature du soupçon, et dramatisent la tension qui couvait dans le mythe biblique, qui ne nous rassure in fine sur Dieu qu’au prix d’un surcroît d’inquiétude pour l’humanité.

 

 

Philippe Zard

Université de Paris Ouest Nanterre La Défense


[1] Sans compter les interprétations rabbiniques qui édulcorent le texte en disant que la victime a été consacrée plutôt que sacrifiée.

[2] Cette soumission fait d’ailleurs d’Abraham, aux yeux du Coran, le premier « musulman », c’est-à-dire l’exemple de la « soumission » à Dieu, selon l’étymologie du mot islam.

[3] Cette notion de « limite » apparaît centrale dans le commentaire qu’en fera Maïmonide dans le Guide des égarés.

[4] Les Histoires de Jacob, trad. Louise Servicen (1935, rééd. dans coll. « L’Imaginaire », Gallimard). Références de page dans le corps de l’article. Texte original : Die Geschichten Jaakobs (1933), in Joseph und seine Brüder, erster Band, S. Fischer Verlag, 1966.

[5] On trouvera ici le texte des paroles et sa traduction.

[6] Hanokh Levin, Théâtre choisi III. Pièces politiques, trad. par L. Sendrowicz et J. Carnaud, p. 197-199. Edition originale : Malkat ‘Ambatia in Maarkonim vépizmonim 1, éd. Sifrey Siman Qriah, Hotsiat haqibouts hameouh’ad, Tel-Aviv, p. 88-91.  

[7] Ambiguïté que les commentateurs modernes (Gilles Bernheim, Marie Balmary) ne sont pas seuls à avoir relevée puisqu’on en trouve un commentaire circonstancié chez Rachi de Troyes, au XIe s. On pourrait ajouter d’autres indices de ce trouble énonciatif. Par exemple l’indétermination du moment où l’ordre est proféré : quand Dieu mit-il Abraham à l’épreuve ? S’appuyant sur le fait que la séquence suivante se déroule au lever du jour, Maïmonide en conclut que Dieu a parlé à Abraham dans son « rêve ».

[8] « der Herr ist nicht deutlich » (104).

[9] « Denn er sprach zu ihm : Ich bin Melech, der Baale Stierkönig. Bringe mir deine Erstgeburt ! Als aber Abraham sich anschickte, sie zu bringen, da sprach der Herr : [] Bin ich Melech, der Baale Stierkönig ? Nein, sondern ich bin Abrahams Gott […] und was ich befahl, habe ich nicht befohlen, auf dass du es tuest, sondern auf dass du erfahrest, dass du es nicht tun sollst, weil es schlechthin ein Greuel ist vor meinem Angesicht, und hier hast du übrigens einen Widder. »  (107)

[10] C’est avec elle que polémique vivement S.-R. Hirsch dans son commentaire du Pentateuque.

[11] En quoi, malgré des parentés évidentes, cette chanson demeure très différente du célèbre poème de Wilfrid Owen (1893-1918). « The parabel of the old man and the young », écrit à la toute fin de la Première Guerre (1918), à la troisième personne : les quinze premiers vers sont une paraphrase du chapitre biblique ; les deux derniers marquent, après un blanc textuel, une rupture brutale : au lieu de sacrifier le « Bélier d’Orgueil » (the Ram of Pride), Abraham passe à l’acte, à l’exemple des puissances européennes : « But the old man would not so, but slew his son, / And half the seed of Europe, one by one » (« Mais le vieil homme n’en fit rien, mais tua son fils / Et la moitié de la semence de l’Europe, un par un »).

[12] amrou, omrim (p. 89). Littéralement : « dire » plutôt que « commander ».

[13] Régine Waintrater, « Le sacrifice d’Isaac » in Cliniques méditerranéennes. « Filiations 1 », n°63, 2001/1, éd. Erès, p. 25.

[14] « Any h’ochech cheeyn breira », p. 89.

[15] « Rah’oum veh’anoun » (p. 90). Entre crochets, nous avons rétabli le mot dont l’absence fait perdre l’effet citationnel.

[16] Recueil de commentaires « aggadiques » rédigés à partir du Ve siècle, portant principalement sur le Pentateuque.

[17] Traduction modifiée pour faire entendre la parenté entre « commandement » militaire et religieux. « Elohim tsivah alaï » (p. 89)

[18] « Bny Itsh’aq, ata yodea mah any holekh la’assot lekha akhchav » (p. 89).

[19] « Und wie ich das Messer zückte und des Messers Schneide gegen deine Kehle, siehe, da versage ich vor dem Herrn, und es fiel mir der Arm von der Schulter, und das Messer fiel, und ich stürzte zu Boden hin auf mein Angesicht und biss in die Erde und in das Gras der Erde und schlug sie mit Füssen und Fäusten und schrie : Schlachte ihn, schlachte ihn DU, o Herr und Würger, denn er ist mein ein und alles, und ich bin nicht Abraham und meine Seele versagt vor Dir ! » (p. 105)

[20] « […] ist Er geringer als Melech, der Baale Stierkönig, dem sie der Menschen Erstgeburt bringen in der Not […] ? Und darf Er nicht fordern von den Seinen, was Melech fordert von denen, die ihn glauben ? » (104).

[21] « […] ich wusste nicht, ob der Herr nicht wolle zu Ende geschehen lassen, was Er einst aufgehalten. Zu zweiten, siehe doch an : Was wäre meine Stärke gewesen vor dem Herrn, wenn sie mir gekommen wäre aus der Rechnung auf den Engel und auf den Widder und nicht vielmehr aus dem grossen Gehorsam […]. » (106).

[22] Le christianisme inventera une troisième voie : celle où le sacrifice va jusqu’au bout mais où Dieu l’accomplit lui-même en mettant à mort son propre Fils.

[23] « Il y a dans ce récit deux obéissances. La première fois, Abraham obéit, non pas même à Elohim, puisque celui-ci ne lui pas demandé de tuer, mais à un dieu qui dévore l’homme [...] : il se soumet au dieu de la mort en voulant lui sacrifier Isaac. Puis il obéit ensuite au dieu vivant qui, le premier et le seul parmi les dieux de son temps, interdit le sacrifice [...]. Le sens de ce récit bascule : il ne fait plus l’éloge du sacrifice mais apparaît au contraire comme la sortie de l’idolâtrie. » (Marie Balmary, Le moine et la psychanalyste, LGF, p. 155-156).

[24] « Die Hälfte der Wahrheit » (107).

[25] Viktor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich (LTI - Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen, 1947), Albin Michel, coll. Agora, 1996, p. 89-94.

[26] On peut penser à la lecture de Marie Balmary dans Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Grasset, 1986, p. 185-205 ou à celle de Gilles Bernheim dans Le Souci des autres. Au fondement de la loi juive, Calmann-Lévy, 2002, p. 61-63.

[27] Marie Balmary, Le Sacrifice interdit, op. cit., p. 204.

[28] Certains interprètes, comme S. R. Hirsch, n’hésitent pas à voir dans le silence angoissé d’Abraham, et dans la promptitude avec laquelle il répond à l’injonction de l’ange qui arrête sa main, les preuves de sa souffrance de père.

[29] Il a quelque 37 ans selon le calcul rabbinique !

[30] Écho critique possible du biblique « Nous ferons et nous comprendrons [littéralement : entendrons] » (Exode 24-7)

[31] « Ken, ken, kakha zé. [...] Any qorban. [...] Oulaï bikhlal taqoum li pitom min hamizbeah’ vétivroah’ ? Oulaï titen ly laroutz hah’areikha ‘im habrakhim hakoshlot cheli ! Az oulaï gam teh’ataf li et hasakhin ? Lama lo ! Oulaï tiqah’ et hasakhin vétichh’at oty ? Tichh’at, tichh’at et avikha hah’alach [...] » (90). Notons que « victime » traduit ici le mot qorban (p. 90), qui désigne précisément la victime du sacrifice (le mot est dérivé de la même racine).

[32] Traduction modifiée, plus littérale. « Tiqbor et avikha hayah’id » (91).

[33] Formule attribuée à Kafka par Gustav Janouch : « Nous autres Juifs, nous naissons vieux » (Conversations avec Kafka, Maurice Nadeau, 1988, p. 37).

[34] « – Hakol nigmar tov, aba, lama ata atsouv ? – Ani h’ochev ma yiyé im abot ah’erim yitstarekhou lichh’ot et habanim chelahem, ma yatsil otam ? – Tamid yakhol lavo haqol min hachamayim. – (behachlama) Nou, im ata omer. » (91)

[35] Cet anglicisme s’est répandu depuis la traduction du livre de George Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars (1990), sous le titre De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes,  Hachette littératures, 1999.








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- Auteur : Philippe Zard
- Titre : Sacrifier les sacrifices ? Trois contre-lectures de la «ligature d’Isaac» : Thomas Mann, Leonard Cohen, Hanokh Levin.
- Date de publication : 09-02-2014
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=177
- ISSN 2105-2816