Michel Riaudel1
Université de Poitiers
extrait_144
L’anthropophagie a d’abord été une pierre scandaleuse : l’éclat du manifeste de 1928 et l’esprit soufflant sur ses productions collatérales : la Revue de la première dentition, la page hebdomadaire du Diário nacional de la seconde… avant de se convertir dans les révisions philosophiques d’après 1945, la critique du messianisme chrétien, les thèses sur le matriarcat, la marche des utopies. C’est en mai 1928 que s’accomplit, par le Manifeste pour l’essentiel, le big-bang d’où allaient naître plusieurs comètes, planètes, constellations : le concrétisme, le tropicalisme, la poésie marginale ou encore le Teatro Oficina… pour ne parler que du Brésil, et non des rebondissements internationaux dont ces journées sont un effet. Et les résistances à l’anthropophagie d’Oswald de Andrade, qui se sont exprimées au cours de cette rencontre, sont plutôt bon signe : signe que le Manifeste est encore actif, scandaleux, en dépit de sa valeur désormais patrimoniale. En outre, puisque nous ne sommes pas encore devant un texte inerte, il nous est impossible de nous prosterner devant lui dans une attitude fidèle et pieuse, impossible d’en arrêter une fois pour toutes un sens, le sens.
Le problème est que dans le même temps qu’il résiste à la muséification, les multiples messages attribués à ce Manifeste n’excluent ni la réduction ni le malentendu. D’où notre effort pour « mordre dedans », désemboîter ses sens, avant d’en pointer un des pôles de sa puissance subversive : le travail rhétorique et le dessein métonymique.
Les autres emboîtés : l’offensive
Le Manifeste anthropophage n’a apparemment d’autre raison d’être que l’autre, le rapport à l’autre. Mais à bien y regarder, le texte d’Oswald de Andrade pose non pas un autre avec lequel ou contre lequel il se débattrait, mais plusieurs. Pour le dire vite, on peut dans un premier temps considérer schématiquement deux autres : l’autre du manifeste, l’autre de l’anthropophagie. Le premier est la cible historique du texte et a un ancrage, un territoire : le centre européen, voire parisien, où s’établissent alors les hiérarchies et valeurs d’une certaine littérature du monde ; et c’est aussi l’interlocuteur de l’intérieur, les décantations successives du mouvement moderniste, de natures idéologiques, politiques, religieuses, et même esthétiques. Cet autre est la cible stratégique du manifeste, celle contre laquelle Oswald porte ses attaques. L’autre de l’anthropophagie, c’est à la fois l’anthropophage comme autre sous le regard occidental, dans toute sa barbarie affichée, et c’est aussi la dépouille de l’ennemi que l’artiste ensauvagé se propose d’ingurgiter, de déglutir. Posé par principe, abstraitement ou métaphoriquement, ses contours en sont donc plus délicats à cerner. Mais c’est aussi la portée la plus énigmatique et féconde du coup de force de 1928.
Quel est le message adressé aux Européens ? Il est apparemment simple : il s’agirait en gros de renverser les lectures de l’histoire, les rapports centre/périphérie, qui déterminent l’échelle des valeurs des littératures nationales. Mais l’analyse se révèle en fait plus complexe.
Un « nous » s’affirme, qui équivaut dans ce plan de lecture aux « Brésiliens » en tant qu’ils prolongent la figure de l’Indien, du Tupi. À l’ancienne métropole portugaise, le texte envoie un nouvel avis d’indépendance et de décolonisation, en rejouant la scène « primitive » de la découverte : « Notre indépendance n’a pas encore été proclamée2 ». Puisque l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, puisque celle du Brésil a été confisquée par les voyageurs, les missionnaires et les colons, Oswald se charge de la réécrire, de faire que le Brésil se la réapproprie, dans le prolongement des poèmes de la section « História do Brasil », parus quatre ans plus tôt au sein du recueil Pau Brasil. La charge satirique bat son plein dans l’événement fondateur choisi : l’année de la déglutition du « bien » nommé Sardinha, bien nommé puisque son patronyme l’inscrit temporellement comme portugais, sa fonction épiscopale le voue spirituellement au prosélytisme, mais le signifiant fait dérailler tout cela vers la nourriture la plus triviale et populaire qui soit.
La cible européenne intègre aussi la dispute engagée en 1924 avec le Manifeste Pau Brasil, en la portant plus haut, plus loin. Il ne s’agit plus seulement de renvoyer les caravelles à leurs ports d’origine, chargées d’une poésie d’exportation, mais de signifier à l’art européen en pleine effervescence primitiviste que ce déportement extérieur, laborieux, qui exalte les sauvages de Tahiti ou les masques nègres est accompli sans effort, spontanément par la nature brésilienne. Le poète brésilien n’a pas à imiter, à se pencher vers son autre (avec tous les risques de paternalisme et de distorsions que cela comporte), il est constitutivement l’autre, le sauvage dont la « civilisation » européenne est désormais en quête après avoir cherché à le réduire pendant des siècles. C’est en quoi la Révolution Caraïbe sera « plus grande que la Révolution française », et le Brésil déjà (ou à nouveau, si l’on pense aux projections utopiques qu’absorbe la terre américaine) le « pays du futur ».
Toutefois le manifeste vise aussi le lecteur brésilien, dans le travail de partage des eaux qui s’effectue au sein du Mouvement moderniste depuis 1922. Les clarifications passent par les effets de clivage du texte, qui le rend inacceptable par les dérives nationalistes ou spiritualistes du mouvement, du verdamarelismo au groupe du Tapir (A Anta), etc. Le lieu n’est pas d’en détailler les tenants, mais simplement de souligner que ce départ donne matière à réaménagement des rapports avec le patrimoine européen. Le rapport de concurrence, signalé précédemment à propos de la dispute internationale, laisse place à un rapport de filiation, dans le cadre de la lutte nationale : Villegaignon, Montaigne, Rousseau, Freud, le surréalisme, le bolchevisme…, sont appelés au secours des références idéologiques destinées à combattre « l’ennemi de l’intérieur ». C’est dire l’ambivalence, ou le caractère polymorphe, du manifeste et des signes dont il s’empare.
1928 est aussi, rappelons-le, l’année d’une autre rupture moins aisément compréhensible : celle qui intervient entre les deux grandes figures du premier modernisme, Mário de Andrade et Oswald de Andrade, justement. Si cette rupture définitive et non élucidée est un objet d’études et d’hypothèses pour l’histoire littéraire, ses enjeux pourraient outrepasser la stricte investigation historiographique en contribuant à polariser des choix éthiques et esthétiques3. En opposant, par exemple, l’alternative « Tupi or not tupi » du Manifeste à un hypothétique « Tupi and not tupi » de Macunaíma ou de la poésie de Mário qui associe, précisément, « le tupi et le luth4 », l’envers et l’endroit de l’anneau de Mœbius.
Les autres emboîtés (II)
L’autre a priori : question de principes
Quoi qu’il en soit du contexte de rédaction du Manifeste, ces autres, donnés dans l’histoire, par l’histoire, viennent résonner au sein d’une question plus large, celle de la production culturelle, posée métaphoriquement comme élan de dévoration, d’assimilation. On aurait tort d’opposer ces niveaux de lecture, qui circulent entre eux au sein du texte et de sa fortune. Mais on sent bien que l’appréciation de l’anthropophagie comme fait de culture et geste fondateur de culture est plus ouverte. Récusons-en néanmoins une lecture commune, qui tourne au poncif et dilue l’anthropophagie en une sorte de différentiel brésilien. La culture au Brésil, qu’elle soit traditionnelle ou savante, se définirait par sa capacité spécifique à faire du neuf avec du vieux, à recycler, absorber, fusionner. Cette conception, dans sa généralité, ne dit rien ou en dit trop. Elle ne dit rien car toute culture est creuset, faite de substrats, d’emprunts, de mélanges ; la tradition ne cesse de se réinventer, la création artistique se nourrit constamment de ce qui l’a précédée. Il n’y a rien là qui mérite qu’on réserve le processus à la culture brésilienne. De surcroît, faire d’un universel une caractéristique nationale laisse entendre qu’il y aurait ailleurs, notamment en Europe, en Occident, des cultures pures, immuables. Réserver la pulsion cannibale à la culture brésilienne finit par être suspect. Veut-on signifier qu’il s’agit d’une culture certes intéressante, mais de seconde main, impure, bricolée, dégradée ? Ou, au contraire dans un souci de valorisation, associe-t-on la dévoration au métissage, à l’idée de démocratie raciale, au syncrétisme religieux ? Ce qui part sans doute d’une meilleure intention, mais revient finalement au même : la naturalisation de la culture, sinon sa racialisation luso-tropicale.
Il faut chercher ailleurs la compréhension de l’anthropophagie oswaldienne. L’écrivain lui- même encadre ultérieurement les interprétations, en particulier au début de sa thèse destinée à soutenir sa candidature à une chaire de philosophie de l’Université de São Paulo, poste pour lequel il n’a finalement jamais officiellement postulé. Il s’agirait, écrit-il dans « A crise da filosofia messiânica » vingt-deux ans après le Manifeste, d’une Weltanshauung, d’une communion magico-religieuse transformant le tabou en totem, propre aux sociétés matriarcales. Sans doute certaines affirmations reprennent-elles le manifeste de 1928, mais elles s’intègrent en 1950 dans un système argumentatif fort différent5, d’ailleurs si académique que sa forme seule suffit déjà à démentir la caractéristique prélogique soulignée avec insistance par le Manifeste. Autrement dit, les discontinuités trop visibles entre ces deux phases (et la biographie d’Oswald nous alerte sur la fréquence de ces ruptures, chez lui) rendent périlleuse une lecture homogène de texte à texte. Quant aux diverses réincarnations de l’anthropophagie, post-modernistes et autres, elles ont certes leur légitimité comme déploiement des potentialités initialement ouvertes par le Manifeste… Mais c’est au moment séminal que nous voudrions revenir, partant de l’idée que c’est cette première pierre, fondatrice, qui constitue le dénominateur commun de notre rencontre : Só o Manifesto antropófago nos reúne. Seul le Manifeste anthropophage nous réunit.
On peut aussi se tourner avec intérêt vers les interprétations symboliques que livrent les commentateurs des rituels indigènes, de Montaigne à l’anthropologie la plus contemporaine. Aux yeux des uns, il s’agirait d’une forme d’hommage et de reconnaissance de la valeur de l’ennemi, que le cannibale fait l’honneur de manger pour les qualités qu’il lui attribue et qu’il désire s’approprier. Une sorte d’eucharistie sans transsubstantiation en somme, encore que ce soit à travers les échanges de substances, la consommation des corps qu’est supposée s’opérer l’interpénétration des « esprits ». Inutile de préciser que ce n’était pas la perception qu’en avaient les captifs européens, Hans Staden au premier chef — et à double titre : celui d’homme et celui de protestant. Renvoyons sur ce point à la thèse de Frank Lestringant sur la répulsion des Réformés associant fantasmatiquement communion catholique et cannibalisme.
L’anthropophagie peut être, à l’opposé, conçue comme une forme accomplie de la vengeance : par elle je fais subir à mon ennemi l’humiliation suprême. Je le « ravale » à un mets, une nourriture, une « sardine ». Pour lui je fais de mon corps une sorte de tombeau, de dernière demeure, même si le cycle ne s’arrête pas : l’anthropophage est toujours susceptible d’être à son tour dévoré. Symétriquement, la mort de mon ennemi prolonge ma vie, elle le fait bûche alimentant le travail de combustion de mes organes. Loin de partager cette lecture économiciste ou de continuer à en faire un signe de barbarie, la célèbre étude de Florestan Fernandes sur les Tupinambas attribuait à l’anthropophagie une fonction sociale rattachée au rôle « religieux » de la vengeance et de la guerre, à ses yeux moteurs de l’intégrité de la communauté. Manuela L. Carneiro da Cunha et Eduardo Viveiros de Castro infléchissent en partie cette vision en faisant de la mémoire de la vengeance non un facteur de transmission d’un patrimoine, de lien avec le passé, mais de fabrication de l’identité à valeur téléologique :
« Il y a une immortalité promise par le cannibalisme […] il s’agit de mourir pour qu’il y ait vengeance, et ainsi futur6. » Ces considérations ethnologiques nous seraient de peu de secours, si elles ne pointaient aussi vers une rhétorique de l’anthropophagie, interprétée comme l’affirmation « d’un lien métonymique ininterrompue (à la façon du lignage) avec l’ancestralité7. »
Or c’est bien aussi vers cette direction que nous voudrions diriger notre lecture : montrer que le Manifeste de 1928, bien que bâti sur une métaphore, celle de l’anthropophagie culturelle, se structure rhétoriquement du côté de la métonymie et qu’il institue une sorte de rapport métonymique au monde et à l’autre.
La métonymie, trope anthropophagique ?
Au sein des tropes de substitution (et nous nous en tenons là à l’opposition qui court de Freud à Lacan et de Jakobson à Genette, sans exclure d’autres approches de la notion de métaphore comme celle, passionnante, développée par Jean-François Nordmann8), l’analogie a un statut privilégié bénéficiant de toutes les attentions critiques. Cela tient sans doute au fait qu’elle se soutient d’un rapport au monde fondé sur les correspondances, et donc sur un implicite « essentiel » tissant le lien entre comparant et comparé. Quintessence de l’image, la métaphore est volontiers interprétée comme une figure dualiste et trinitaire, qui penche du côté de l’essence, de la transcendance, des arrière-mondes déterminant les rapprochements possibles.
Rien de tout cela dans la métonymie, qui n’a ni passé ni futur : faute d’élément caché à transmettre d’une occurrence à l’autre, la métonymie n’est jamais filée, on ne peut la développer, elle se produit et s’éteint dans l’instant. Elle appartient à un « monde non daté9 », n’a pas de mémoire10. Son temps est l’aiôn, non le chronos. En tant qu’événement pur consistant à anéantir et à assimiler son autre, elle a un caractère performatif particulièrement exploité par la parole d’Oswald de Andrade qui supprime, raie d’un trait de plume ou d’un coup de dent la contradiction : « J’ai demandé à un homme ce qu’était le Droit. Il me répondit que c’était la garantie de l’exercice de la possibilité. Cet homme s’appelait Galli Mathias. Je l’ai mangé11. » L’argumentation y devient impossible et d’ailleurs non nécessaire. Quand il n’use pas de l’affirmation sans appel, Oswald de Andrade recourt à la question rhétorique, qui offre finalement encore moins de prise à la contradiction : « Mais qu’avons-nous à voir avec ça12 ? ».
Ni commerce, ni circulation n’opère entre deux termes dont l’un a disparu. Nous ne sommes plus au temps de l’import-export de la poésie pau brasil, pour ne rien dire de « tous les importateurs de conscience en boîte13. ». Le « communisme » des anthropophages rend vaine toute idée de bien à importer, à négocier (il s’agit d’une société de l’otium, non du negotium), ou sur lequel spéculer14. L’inexistence de la propriété invalide l’hypothèse même d’une dette à contracter, qui, de surcroît, réintroduirait du passé et du futur et interroge l’idée d’appropriation et de réappropriation. « Contre le Père Vieira. Auteur de notre premier emprunt, pour toucher une commission15. » Le seul « échange », néanmoins sans exacte réciprocité, se situe au niveau des corps et des immatériaux culturels16, non au plan de ce qui équivaudrait à une marchandise.
Pour ne reposer que sur une simple contiguïté, fût-elle celle qui relie l’effet à la cause, la métonymie est à l’instar de l’anthropophagie un procédé « prélogique17 ». Comme l’écriture parataxique du manifeste, elle dispense de connecteur ; au contraire de l’image qui s’en accommode fort bien et en fait même la raison de sa déclinaison : comparaison, identification, métaphore. La seule « grammaire18 » de la métonymie est la substitution pure, l’expression nécessairement « in absentia», la disparition du figuré dans le figurant. Cela pourrait suffire à en faire le trope par excellence de l’anthropophagie, la figure de l’unicité en laquelle se subsume le multiple : « De l’équation moi partie du Cosmos à l’axiome Cosmos partie du moi19. » L’un dans l’un, l’autre dans l’un, le dévoreur et le dévoré, le prédicat et le thème ne sont plus finalement qu’une même entité. L’anthropophage serait de ce point de vue une sorte de monade, sans véritable porte ni fenêtre, non explicitement engagé dans l’intersubjectivité mais équipé d’une sorte de clapet ouvert sur la différence : « Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien20. » ne postule en aucun cas l’abandon de soi, tout au contraire. Néanmoins, bien que son rapport à l’autre ne se constitue rarement d’autre chose que de juxtaposition négative ou d’ingurgitation — n’est-ce pas ainsi qu’on peut entendre les dix-neuf occurrences (pas moins) de la préposition « contra », qui fusionne les valeurs d’opposition et de topologie ? — il finit par intérioriser la différence, par devenir une sorte d’être « plié », un monde fait de tous les mondes. Il est l’autre, et l’autre de l’autre. C’est pourquoi Oswald de Andrade n’a aucune raison de citer Picabia, sa revue cannibale, et bien d’autres références européennes, escamotées, effacées par avalement, ce qu’en revanche notre lecture du Manifeste est fondée à rétablir. L’anthropophagie est un processus de l’inclusion, où l’inclus est devenu implicite.
« Intériorisé » n’est d’ailleurs pas le terme adéquat, car l’anthropophagie ne consiste pas seulement à déglutir, elle se réalise aussi par le déguisement. Comme la métonymie, elle fait de son monde un carnaval de « figurants », où le vêtement n’est pas habit, marqueur de civilisation, mais travestissement. Dans un monde dualiste, opposant un intérieur et un extérieur, la vérité et les apparences, le vêtement est source de mensonge et de tromperie :
« Ce qui écrasait la vérité, c’était le vêtement, l’imperméable entre le monde intérieur et le monde extérieur21. » La garde-robe de l’anthropophage, franche et perméable s’il en est, se prévaut au contraire de la théâtralité du monde : « L’indien vêtu en sénateur de l’Empire. Déguisé en Pitt. Ou figurant dans les opéras d’Alencar plein de bons sentiments portugais22. »
Le masque est ici une forme de dévoration dont la valeur parodique ne doit toutefois pas éclipser son principe transcendantal : instinct expressif contre la représentation, scansion de l’éternel retour. Topologie avant d’être cosmogonie et calendrier, l’anthropophagie se présente en fin de compte comme une syntaxe dont les corps sont les signifiants : nous l’avons vu avec le jeu sur le patronyme Sardinha, mais cela est déjà magnifiquement inscrit dans le célèbre « Tupi or not tupi… ». S’il s’agit sans conteste d’un temps fort de ce texte, c’est qu’il engage et concentre plusieurs séries. À défaut de les analyser toutes, nous voudrions souligner la fonction de répétition, doublement mise en œuvre dans l’effet de citation et dans celui de traduction. Chacune est une variante de la répétition, exerçant sur l’autre cité ou traduit (pas moins qu’Hamlet et Shakespeare) leurs effets de déplacement (changement de contexte énonciateur) et de déguisement (changement de code linguistique). Mais au lieu de prendre comme élément stable le référent (on passerait alors de « to be » à « être » : l’essence ou l’existence, justement), c’est le signifiant qui ancre la répétition, pour nous permettre de passer de « to be » à « tupi ». La lettre a raison de l’esprit et traite sans considération préalable ce que les civilisations du tabou sacralisaient avec respect et vénération. La désacralisation anthropophagique n’implique pas l’irrespect mais un rapport d’égal à égal, de totem à totem, où s’abolissent les hiérarchies. On comprend dès lors que le complexe centre-périphérie dans lequel s’inscrit encore la logique du manifeste, même si c’est pour le renverser, finit par s’évanouir dans le rapport anthropophagique.
Il reste que l’impact et ses ondes de choc, ses répliques, tiennent à la puissance du manifeste, qui recèle dans sa forme et ses formules une évidence rien moins qu’évidente puisque nous en sommes encore à essayer de la penser et de l’interpréter. Ce que l’anthropophagie a en commun avec Dada, c’est de ne pas être un –isme de plus, mais un acte, une pratique. Le manifeste ne propose pas une théorie, une abstraction, ce qui ne l’empêche pas de s’offrir aux analyses des Lévy-Bruhl à venir, qu’il inclut déjà23. Dimension totémique du texte, de la littérature, en tant qu’elle n’est pas philosophie, mais qu’elle se débat avec l’illisible et l’impensé. L’instinct en tant qu’il est langage de la physiologie contre langage de la morale24. Plutôt que vengeance, le Manifeste est en fin de compte principalement attaque, « libératrice du ressentiment », au sens où Nietzsche oppose les deux termes : « Je suis de tempérament guerrier. Attaquer est un de mes instincts. Être ennemi, pouvoir être ennemi suppose peut-être une nature forte, c’est en tout cas une possibilité qu’on trouve chez toutes les natures fortes. Elles ont besoin de résistances, elles en cherchent par conséquent : la passion de l’attaque fait aussi nécessairement partie de la force que le goût de la vengeance et de la rancune font partie de la faiblesse. »
En fin de compte, l’anthropophagie n’est-elle avant tout et surtout un régime, un régime littéralement de com-préhension ? Assertions sans démonstration, prédicats dont le thème a été englouti, phrases nominales sans actualisation, ses manifestations ont pour caractéristique les effets de vitesse de l’ellipse, la violence et la férocité dramatisée par le travail du négatif, la désarticulation et le démembrement du catalogue25, l’énergie économique, peu fatigante, de l’élision. L’anthropophagie ne supporte pas d’être filée, mais elle file métonymiquement. Sa vertu relève parfois davantage du tour de passe-passe de l’illusionniste que du grand sorcier en dépit des invocations à la magie et au mystère. Elle déploie sa force rhétorique dans la métonymie, mais aussi la répétition, sous toutes ses espèces : à la fois matraquage, évidence de l’instinct et recours incantatoire. Mais sous la répétition, écrivait Deleuze, il faut imaginer le précurseur sombre. Sous la joie ou l’allégresse (« preuve par neuf26 ») de la totémisation, peut-être la mélancolie de l’Abaporu. Le manifeste anthropophage vaut par ses latences, qui peut-être, contre ses autres manifestes, appelle à sortir du rapport altérité/identité pour introduire au travail de la différence, et plus encore du différend/t.
1. Communication lue lors des journées organisées par le Collège international de Philosophie, « Brésil-Europe : repenser le mouvement anthropophagique », les 20 et 21 juin 2007, à la Maison de l’Amérique latine (Paris).
2. « A nossa independência ainda não foi proclamada », Oswald de Andrade, A utopia antropofágica, São Paulo : editora Globo, 1990, p. 52.
3. Nous renvoyons, sur cette discussion, à deux de nos articles : « Toupi and not toupi, une aporie de l’être national », in :Mário de Andrade, Macounaïma, trad. Jacques Thiériot, édition critique dirigée par Pierre Rivas, Paris : Stock, ALLCA XX, CNRS, 1996. Et « L’anthropophagie, une singularité du modernisme brésilien ? », in : Rita Olivieri-Godet (dir.), Le Modernisme brésilien, série Travaux et documents, n° 10, Saint-Denis : Université Paris 8 Vincennes- Saint-Denis, 2000.
4. Cf. l’étude de Gilda de Mello e Souza, O tupi e o alaúde—uma interpretação de Macunaíma, São Paulo : Duas Cidades, 1979.
5. Dans « A crise da filosofia messiânica », Oswald de Andrade oppose l’anthropophagie harmonieuse, qui transforme le tabou en totem au cannibalisme uniquement (bassement) motivé par la faim et la gourmandise (Oswald de Andrade, A utopia antropofágica, op. cit., p. 101). S’agit-il d’un retour aux sept péchés capitaux ?
6. « Há uma imortalidade prometida pelo canibalismo […] trata-se de morrer parahaver vingança, e assim futuro. » Manuela L. Carneiro da Cunha et Eduardo Viveiros de Castro, « Vingança e temporalidade : os Tupinambás », in : Anuário antropológico, n° 85, Rio de Janeiro : Tempo brasiliero, 1986, p. 69 et 70.
7. « […] de um laço metonímico ininterrupto (à moda linhageira) com a ancestralidade. » Ibid., p. 73.
8. Cf. Jean-François Nordmann, « Sur l’expressivité et le pouvoir affectant des métaphores : une perspective phénoménologique », in : Cahiers Philosophiques de Strasbourg, n° 3, Strasbourg, 1995.
9. « mundo não datado », Oswald de Andrade, A utopia antropofágica, op. cit., p. 50.
10. « Contra a memória fonte de costume », ibid., p. 51.
11. « Perguntei a um homem o que era o Direito. Ele me respondeu que era a garantia do exercício da possibilidade. Esse homem chamava-se Galli Mathias. Comi-o. » Ibid., p. 49.
12. « Mas que temos nós com isso ? » Ibid., p. 49. Et aussi « Que temos com isso ? », p. 50. Ou l’impératif « catégorique » : « Suprimamos as idéias e as outras paralisias. », p. 51.
13. « todos os importadores de consciência enlatada », ibid., p. 48.
14. « Não tivemos speculações. », p. 50.
15. « Contra o Padre Vieira. Autor do nosso primeiro empréstimo, para ganhar comissão. » Ibid., p. 48.
16. Oswald de Andrade parle plus volontiers de concret que de matière : « Somos concretistas », p.
17. « E a mentalidade pré-lógica para o Sr. Lévy-Bruhl estudar », ibid., p. 48. Et aussi « […] nunca admitimos o nascimento da lógica entre nós. », p. 48.
18. « […] nunca tivemos gramáticas […] », ibid., p. 47.
19. « Da equação euparte do Cosmosao axioma Cosmosparte do eu. » Ibid., p. 49.
20. « Só me interessa o que não é meu. », ibid., p. 47.
21. « O que atropelava a verdade era a roupa, o impermeável entre o mundo interior e o mundo exterior. A reação contra o homem vestido. » Ibid., p. 47.
22. « O índio vestido de senador do Império. Fingindo de Pitt. Ou figurando nas óperas de Alencar cheio de bons sentimentos portugueses. » Ibid. p. 49.
23. Ibid., p. 48.
24. « […]voilà la première leçon du Bouddha ; ce n’est pas le langage de la morale, c’est celui de la physiologie. […] je tiens à mettre en lumière mon attitude personnelle et la sûreté pratique de mon instinct. », F. Nietzsche, Ecce Homo, I, 6.
25. « A fixação do progresso por meio de catálogos e aparelhos de televisão. », ibid., p. 50.
26. « A alegria é a prova dos nove. », ibid., p. 51.