Frédéric Sounac, Université Toulouse Jean Jaurès
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Il n’est guère de réflexion littéraire sur l’écoute qui n’invite, sans doute, à une plongée dans la nuit romantique comme espace heuristique et oraculaire. La topique des noces intimes de la musique avec la nuit parcourt assurément l’imaginaire du XIXe siècle, au point de s’être imposée comme mythologie culturelle. Le Romantisme a bien sûr été précédé par les Leçons de ténèbres exprimant le mystère du Vendredi Saint, par la Sérénade galante et la Nachtmusik de concert, mais il lui est revenu de faire de la nuit le révélateur de la spiritualité musicale et le berceau de « l’autre état », pour paraphraser Musil, que seule parmi les arts la musique serait capable de créer. La nuit équivoque, « mystérieuse » et « radieuse », espace de l’illusion volontaire telle que devait la dépeindre Gabriel Fauré dans son célèbre Après un rêve sur un texte de Romain Bussine, enveloppe la séduction du Nocturne, de la Night Piece, du Nachtgesang ou du Nachtlied. Une doxa schopenhauérienne, très active dans la littérature européenne jusqu’au milieu du XXe siècle, veut que la musique soit l’expression directe de la Volonté, de « l’antémonde », de la nuit originelle. Si on lui accorde le miraculeux pouvoir de suspendre l’action de la « Volonté » et de procurer des instants de quiétisme (source de sa réputation d’amoralisme apolitique), la nuit musicale n’en est pas moins associée, non sans lueurs érotiques et fantastiques, à une expérience corporelle : comme si l’absence de lumière, estompant les formes et le régime de reconnaissance, redoublait le défaut de sens (de signification) prêté à la musique pour révéler le primat des sens dans la relation esthétique. Parmi les nombreux poèmes et récits « nocturnes » du corpus romantique, Les Nuits russes1 de Vladimir Odoïevski constituent un texte à la fois notoire et peu lu, dans lequel diverses facettes de la fascination musicale brillent alternativement.
Cet objet littéraire composite et parfois déroutant se caractérise en effet par le foisonnement des méditations esthétiques, qui surgissent au détour d’analyses économiques théâtralisées, de perspectives politiques déguisées en récits contre-utopiques, de projections démographiques maquillées en fragment de contes, de points de philosophie morale étudiés par le biais de la fable. Bien que ce soit toujours un peu par paresse d’esprit que l’on qualifie un texte « d’inclassable », l’œuvre-maîtresse d’Odoïevski partage indéniablement avec les écrits fragmentaires du premier romantisme allemand une volonté de déjouer les genres en se présentant comme une satire bariolée, dialogue socratique des temps modernes mêlant roman et spéculation philosophique. S’il est cependant un élément qui unifie le propos, c’est bien la situation d’écoute dans laquelle se voient placés des protagonistes captifs mais fascinés et déstabilisés, dans un climat d’initiation faustienne, par la musicalité du récit.
Nuits d’un prince musicologue
Né en 1803 et mort en 1869, ce qui fait de lui un contemporain presque exact de Gogol (1809-1852), Lermontov (1814-1841) et Pouchkine (1799-1837), mais l’aîné de Tolstoï (dont il est du reste un lointain cousin) et Dostoïevski, Vladimir Odoïevski est un acteur important du romantisme russe. Ce « Prince » quelque peu oublié (le titre lui demeure accolé en raison de son appartenance à l’illustre famille des Rurik et des Tchernigov) fut d’abord à la tête d’un cercle d’intellectuels moscovites nommé «Lioubomoudrie» (« Les amants de la sagesse »), avant de s’installer à Saint-Pétersbourg pour y poursuivre une carrière de haut fonctionnaire de l’Empire. Il y tint parallèlement un salon très actif, perpétuant l’esprit des cénacles romantiques tout en y ajoutant, selon plusieurs témoignages, une touche de fantaisie grotesque pour ainsi dire pré-boulgakovienne : il aimait en effet à recevoir grimé en mage ou en nécromant, dans une pièce agencée à la manière d’un cabinet d’alchimiste, dans laquelle trônaient conjointement un gros chat noir, baptisé « Kater Murr » en hommage à Hoffmann, et un orgue de son invention appelé « Sebastianon », selon toute vraisemblance en l’honneur de Jean-Sébastien Bach. Le moins que l’on puisse dire est que l’élément musical et le dramatisme faustien – dont l’alliage est comme on le sait d’une fertilité esthétique presque sans pareille2 – dominaient son imaginaire, même si c’est bien la parole, lors des réunions périodiques, qui se voyait théâtralisée de manière quasi prophétique. Écrivain inconstant, Odoïevski est l’auteur de contes dans la lignée de Tieck et Novalis, d’un grand roman d’anticipation laissé à l’état de fragment, L’Année 4338 (dans lequel certains ont cru voir une prémonition de Nous Autres de Zamiatine, et par extension des fables dystopiques de Orwell ou Huxley), mais son opus magnum, le seul véritablement achevé et structuré de son vivant, demeure Les Nuits russes. Outre qu’il témoigne assurément de l’influence directe d’Hoffmann, ce qui le vouait en soi aux sujets musicaux, le texte se fait aussi le reflet des propres inclinations du Prince, en lequel on voit souvent l’un des pionniers de la musicologie russe. Il fut, de par ses attributions, activement impliqué dans la fondation des conservatoires de Moscou et Saint-Pétersbourg, se rapprocha de Glinka auquel il manifesta toujours un grand soutien critique, rédigea une biographie romancée du violoniste Ivan Khandoshkin, ainsi qu’un traité, devenu un classique pour les spécialistes, sur le chant liturgique de l’église orthodoxe russe.
Bien que les textes figurant dans Les Nuits russes aient pour la plupart été composés autour de l’année 1830, l’ouvrage ne parut qu’en 1844. Le titre est selon toute vraisemblance une référence et un hommage aux Nuits attiques du poète latin Aulu-Gelle, ce recueil assemblé au IIe siècle pour réunir des notes et réflexions sur des questions de philosophie, d’histoire, de droit, de géométrie ou encore de sciences naturelles : une « satire » culturelle (au sens étymologique de « salade composée ») que le célèbre grammairien aurait constituée près d’Athènes lors de claires soirées d’hiver. En s’éloignant du soleil odysséen pour devenir russes, les nuits s’allongent considérablement et gagnent en mystère, pour se faire spirituellement propices à une illumination qui ne soit pas simple clarté de la raison, comme le chantent les Hymnes à la nuit de Novalis, évidemment bien connues d’Odoïevski. Formellement, le texte est divisé en neuf sections (appelées « nuits ») encadrées par un préambule et un épilogue, et s’inspire – avec une rigueur moindre et sans esprit de système – des sociétés conteuses telles qu’on les trouve dans le Décaméron de Boccace ou L’Heptaméron de Marguerite de Navarre. On songe aussi, toutes proches, aux Nuits florentines (1836) de Heine, qui inversent le protocole des Mille et une Nuits puisque c’est un homme qui raconte pour retarder la mort de sa bien-aimée, et qui ne sont pas avares en visions ironiques et fantastiques, comme en témoigne cette évocation de Paganini – figure méphistophélique par excellence – en créature vampirique : « Chose bizarre ! on annonça en même temps la mort de Paganini. Je ne doutai pas un instant de cette mort, parce que le blafard et vieux Paganini a toujours eu l’air d’un mourant ; mais celle du jeune et frais Bellini me parut incroyable, et pourtant la nouvelle de la mort du premier n’était qu’une erreur de gazette. Paganini se trouve sain et dispos à Gênes, et Bellini gît dans la tombe à Paris ! »3
Ce goût de la bizarrerie et d’un fantastique musical confinant à l’horrifique (que l’on trouve également en la personne d’Albert, lui aussi violoniste et époux mystique de Consuelo dans La Comtesse de Rudolstadt de George Sand) est partagé par Odoïevski, lui aussi prodigue en reconfigurations « gothiques » d’illustres figures de l’histoire musicale, comme Bach ou Beethoven. Pour le lecteur, les Nuits Russes se présentent ainsi comme le compte-rendu des réunions d’un groupe de jeunes gens (parmi lesquels émergent les figures de Rotislav et Viatcheslav), lesquels se retrouvent au domicile d’un ami – évidemment nommé « Faust » – pour converser à bâtons rompus tout au long de la nuit.
Dans la meilleure tradition satirique et fragmentaire, l’absence de méthode est la règle, de sorte que les exposés philosophiques sont interrompus par des débats sur le destin de la Russie déchirée entre Slavophiles et Occidentalistes, et naturellement par des « histoires » abondamment glosées. Toutefois, contrairement aux aristocratiques devisants du Décaméron et de L’Heptaméron, qui se répartissent la parole et échangent des récits en une économie égalitaire (ce qui justifie que l’on parle à leur sujet de « société conteuse »), les protagonistes des Nuits russes demeurent suspendus aux lèvres de leur hôte : c’est Faust, en attendant de solliciter leurs commentaires, qui leur lit selon son bon vouloir des extraits d’un recueil intitulé « Le Manuscrit », soi-disant récupéré après la mort de deux amis de jeunesse. Figure en abyme des Nuits Russes, le « Manuscrit » enchaîne nouvelles et esquisses biographiques, emblématisant l’idéal romantique d’une poésie capable de se critiquer elle-même et d’une œuvre qui devienne sa propre recension. Le fait que cet idéal poétique et critique soit classiquement associé à une qualité musicale (on songe à la célèbre lecture du Wilhelm Meister de Goethe par Friedrich Schlegel4) fait encore penser au fameux Manuscrit trouvé à Saragosse5 de Jean Potocki, autre grand combat symbolique entre fantastique nocturne et discernement des Lumières, dont la dernière version date de 1810 et dont les complexes enchâssements de récits ont souvent été comparés à une structure contrapuntique. Cette analogie, pour discutable qu’elle soit dans le détail et surtout si l’on envisage avec rigueur la forme très codifiée qu’est la fugue, ne manque pas d’être également mobilisée à propos du dispositif narratif des Nuits russes. Bien qu’infiniment plus simple que celui du roman de Potocki, il procure en effet un sentiment de gravitation organisée, que Marion Graf, la traductrice française, qualifie de « concentrique », tout en précisant : « Les thèmes, les motifs allégoriques, se font écho, repris, variés, à la manière d’une fugue. »6 L’hypothèse d’un modèle musical, sans doute plus diffus que la fugue « d’école », est tentant dans la mesure où il est absolument compatible avec ce que l’on sait des connaissances d’Odoïevski, avec la veine musicographique qui s’exprime largement dans le texte, mais aussi, ce qui est plus décisif, avec une confidence terminale du prince. En effet, dans une « note » ajoutée à la fin des Nuits Russes, qui fait assurément franchir un degré supplémentaire à la réflexivité de l’ensemble, l’auteur précise la nature de son fantasme poétique en des termes quasi identiques à ceux utilisés par les Romantiques allemands pour théoriser l’idéalité musicale du poème littéraire : « Peut-être parviendra-t-on un jour au but en combinant deux drames différents, représentés simultanément, et liés, pour ainsi dire, par un lien moral ; deux drames complémentaires dans lesquels l’idée, pour parler en termes philosophiques, serait représentée non seulement objectivement, mais encore subjectivement, et serait donc exprimée tout entière, ce qui comblerait notre sens esthétique. »7 L’idée très forte du « genre subjectif-objectif », dispersée par exemple dans les Fragments de l’Athenaeum et les Idées de Friedrich Schlegel, peut s’analyser comme une transposition à la sphère littéraire de la complémentarité classique entre « subjectivité » harmonique et « objectivité » contrapuntique. Sans doute Odoïevski a-t-il ainsi conçu la chimère d’une simultanéité qui, transcendant les limites du langage verbal, confèrerait aux concepts, et aux énoncés au sens large, la profondeur prêtée à la musique, du moins celle dont le fragment 444 de l’Athenaeum estimait qu’elle possédait, à l’évidence et contre l’intuition des sots, « une certaine tendance à la philosophie ». De même que la petite société des devisants réunie autour de Faust est fédérée par l’écoute, Les Nuits russes programment ainsi leur réception musicale, en une sorte de défi lancé aux conventions artistiques, mais aussi à une époque qui, trop pressée de saisir le sens, a désappris l’écoute. Et le jeune Viatcheslav de prévenir ainsi, au début de la « deuxième nuit » : « Avant de parler, il faudrait savoir écouter, mais l’âge de l’écoute a passé. »8
Écoute oraculaire, écoute pathologique
La seule idée d’un « âge de l’écoute », qui semble bien, dans l’esprit du personnage, s’assimiler au mythe de « l’âge d’or », s’inscrit assurément dans la critique slavophile de la superficialité des échanges modernes. En produisant aussitôt une variation spatiale de la question (« Où est notre ouïe ? »9) Viatcheslav fixe à la fraternité russe, telle qu’il se la représente et souhaite l’incarner, la mission de reconstituer l’empire de l’oreille. Face à l’arrogance visuelle des Lumières, le silence de la nuit propose une régression désirable, ce qui incite Rotislav, lors des débats de la sixième nuit, à proposer aux autres devisants une méditation sur leur qualité de noctambules : « Pourquoi la nuit, l’attention est-elle plus concentrée, la réflexion plus vive, et l’âme plus loquace ? »10 Suit alors un éloge de la suspension du temps social par la nappe de silence nocturne, qui presse chacun d’écouter le rythme de son prochain et d’être sensible à sa présence indépendamment de sa persona de convention : comme si la « clairvoyance » diurne, mondainement très efficace mais inessentielle, cédait devant une désirable « claire-audience », pour reprendre un terme proposé par Ernst Bloch dans son Esprit de l’utopie. Dès lors, c’est bien d’une refondation, par conversion intérieure, que rêve le Prince Odoïevski : la nuit, qualifiée de « plus ancienne des essences »11 (les anciens Slaves, précise-t-il, mesuraient le temps en « nuits ») estompe les différences visibles pour assurer la communauté des voix : « elle égalise les hommes entre eux. »12 Cette étrange démocratie de l’ouïe, on s’en doute, n’a pourtant pas vocation à s’universaliser : elle n’a de possibilité que dans la marge et n’est à la portée que des dissidents qui s’adonnent secrètement aux « nuits blanches », non point celles du solstice d’été à Saint-Pétersbourg, qui devaient inspirer sa célèbre nouvelle à Dostoïevski, mais celles qui s’accumulent dans la veille antisociale, presque hors du temps, organisée autour de Faust.
Car la nuit, si elle révèle et inspire, n’est en rien l’espace de l’élaboration politique et de l’utopie raisonnée. L’égalitarisme auditif n’altère en rien la conscience inquiète du fait que l’espace nocturne, dit le texte, « est le royaume d’une force hostile à l’homme »13, dans lequel chaque sujet affronte des significations que son esprit ne peut circonvenir. Comme on l’a déjà mentionné, le fantastique musical hoffmannien, dont Odoïevski a tantôt exhibé et tantôt minimisé l’influence (en évoquant notamment, de manière assez prophétique, un phénomène d’intertextualité inconsciente), imprègne profondément sa poétique. Toute sonorité, fût-elle infra-musicale, relève dès lors du mystère, des troublantes affinités entre les parages obscurs du psychisme, où dorment les secrets sexuels, et un besoin d’intelligence situé au-delà des mots. En épigraphe d’un important fragment intitulé « Le dernier quatuor de Beethoven », Odoïevski place ainsi un extrait de la nouvelle d’Hoffmann Le Conseiller Krespel (également connue en français sous le titre Le Violon de Crémone) reposant sur l’analogie métaphorique entre un violon et le corps d’une jeune fille probablement victime d’inceste. La délectation musicale, emblématisée dans la nouvelle par la fusion du timbre d’un violon « phallique » avec celui d’une voix de soprano (fantasme érotico-musical également présent dans Massimilla Doni de Balzac) procède donc d’un Éros éventuellement terrifiant. Pourtant, l’évidence du fait que l’oreille puisse aisément devenir « l’organe de la peur », selon le célèbre mot de Nietzsche, ne débouche naturellement sur aucun appel à l’abstinence ou même à la frugalité musicale. Faust célèbre par exemple le choix de l’un de ses amis anonymes, en lequel on reconnaît l’un des auteurs supposés du « Manuscrit » : « Il se dédia aux arts, et retint en particulier la musique, dont le langage exprime les émotions humaines les plus intimes, celles qui échappent à la parole… »14 Libérée par la nuit, la peur devient la plus spirituelle des passions, et les devisants ne manquent pas de noter que l’une des idées les plus récurrentes de leur hôte, apparaissant sous des formulations variées, est que le langage verbal, écrasé par le poids des référents, est responsable de l’étroitesse psychique comme de la tiédeur corporelle. Faust déplore ainsi qu’un poète-philosophe ne dispose pour s’exprimer que du langage verbal, dont les prétentions sont selon lui aussi hégémoniques qu’exorbitantes. Seul métalangage, la langue ne peut conserver de dignité que dans l’exposé honnête de ses propres insuffisances et dans la célébration des vertus oraculaires de l’écoute musicale. Il y a là comme une formulation anticipée, poétique et nocturne, de bien des idées proposées par Barthes dans des textes tels que L’Obvie et l’Obtus ou la Leçon : l’affirmation du caractère carcéral d’un langage verbal constitué en « huis-clos », relais involontaire mais efficace du pouvoir et d’une doxa rassurante ; le « procès du sens » qui en résulte, au bénéfice d’une musique toujours transgressive et déstabilisante en ce qu’elle s’impose au corps et traverse la nuit sans être annoncée, sans se laisser discerner ni domestiquer.
Toujours riche d’échos hoffmanniens, la thématisation de l’écoute musicale est particulièrement remarquable dans l’enchaînement des sixième et septième nuits, qui comprennent respectivement le récit consacré à « Beethoven » et une nouvelle intitulée « L’Improvisateur ». Le premier, qui s’ouvre sur la vision d’un quatuor à cordes s’efforçant, en 1827, de travailler une partition jugée aberrante et cacophonique, livre le portrait d’un Beethoven fou et infantile, en proie à des hallucinations auditives concernant sa propre musique. Veillé par une jeune fille dévouée, il oscille entre professions de modernité radicale, assorties de déplorations sur sa surdité, et exaltations dues à une illusion d’ouïe restaurée, associées à la plus grande confusion esthétique. En effet, bien qu’appelant de ses vœux la disparition pure et simple du « rendu » acoustique de la musique, à ses yeux toujours imparfait et servile, au profit de la seule conception mentale, il souffre paradoxalement du silence dans lequel il se voit muré. Seul dans sa chambre, il frappe les touches d’un piano sans cordes, élaborant des fugues faites de petits sons de bois mat, et déclare : « Je rassemble tous les sons de la gamme chromatique en un seul accord, et je démontrerai aux pédants que cet accord est juste ! Mais je ne l’entends pas, je ne l’entends pas ! Comprends-tu ce que cela signifie, ne pas entendre sa propre musique ? »15 Puis il ajoute : « Tout a déjà disparu ; inexorable, la chair ne m’accorde plus aucun son – les sens grossiers anéantissent toute l’activité de l’âme. Oh ! Qu’y a-t-il de pire que ce désaccord entre l’âme et les sens, l’âme et l’âme ? »16 L’écoute, activité spéculative qui n’est alors pas distincte du processus compositionnel, tente de survivre à la détresse qui résulte de l’effondrement du dualisme protecteur, la souffrance révélant un continuum entre « les sens » et « l’âme », sensibilité et spiritualité. Beethoven réclame du vin, et la jeune fille secourable, accablée à la vue de cet homme qui écoute intérieurement une musique qu’il n’entend pas, acquiesce en lui tendant un verre d’eau. « Excellent vin du Rhin, dit-il alors en le dégustant lentement, d’un air de connaisseur. »17 La confusion du goût précède et allégorise l’aberration esthétique, car le compositeur, bondissant et s’écriant « J’entends, j’entends ! », croit alors percevoir son épique Ouverture d’Egmont, et s’imagine encore que son quatuor à cordes, si radicalement moderne, sonne comme l’une de ses pièces les plus grandiloquentes et pompières, La Bataille de Vittoria de 1813, célèbre pour ses coups de canons. Heureux, Beethoven se gorge de cet héroïsme de commande, tout en fustigeant le goût médiocre des auditeurs déstabilisés par les audaces de sa musique : « Ils pensent que je baisse (…) au contraire, ce n’est que maintenant que je suis devenu un vrai, un grand musicien. »18 Le divorce irrémédiable entre écoute (compositionnelle) et audition (illusionniste) transforme le récit en conte cruel, qui n’est pas sans évoquer une autre nouvelle d’esprit très hoffmannien, Gambara de Balzac (1837), dans laquelle le personnage principal, lui aussi compositeur visionnaire incapable de concessions, ne semble revenir au « bon sens » esthétique – du moins de l’avis de son entourage, aux goûts conventionnels – que sous l’empire de l’alcool. Peut-être faut-il lire un tel récit comme un apologue sur la relativité du jugement de goût, qui malgré ses prétentions formelles à l’universalité, pour rappeler la définition kantienne, demeure éminemment subjectif. Une autre hypothèse, plus forte, consiste à supposer que malgré l’élément de pathétique qui les caractérise, Beethoven et Gambara (le second apparaissant comme un avatar du premier) ont profondément raison : dans ce cas, et compte tenu du fait que tout créateur est à luimême son premier récepteur, l’écoute comme fonction poïétique lutte symboliquement contre une ouïe plus perméable aux appréciations banales et dominantes.
Le deuxième récit, « L’Improvisateur », apparaît encore plus hoffmannien, bien qu’on y décèle également la manière de Gogol. Un jeune poète du nom de Cyprien, inspiré mais mal habile en public, demande à un personnage de médecin diabolique, nommé Séguéliel, de lui accorder le don d’aisance et de séduction. Celui-ci accepte, en y ajoutant, avec sa perfidie méphistophélique, le pouvoir de tout entendre et de tout comprendre. Ce bienfait, naturellement, tourne vite à la malédiction, puisque l’hypersensibilité sensitive – pendant de la surdité beethovénienne – se transforme en aliénation conduisant à l’isolement puis à la folie :
À peine est-il couché qu’un bruit monte à ses oreilles, un heurt, un grincement : comme si des milliers de marteaux frappaient l’enclume, comme si des pistons raboteux perçaient le sein des pierres, comme si des râteaux de fer s’agriffaient et raclaient sur une surface lisse […]. La musique cessa d’exister pour Cyprien ; dans les accords fervents de Haendel et Mozart, il ne voyait qu’un espace aérien rempli d’innombrables bulles, qu’un son projetait dans une direction, puis une autre, puis une troisième. Dans la plainte déchirante d’un hautbois, dans le brusque éclat d’une trompette, il ne voyait qu’un mouvement mécanique ; dans le chant d’un Stradivarius ou d’un Amati, des boyaux d’animaux, sur lesquels on frottait des crins de cheval.19
Engloutissant la musique, l’hyper-audition (qui est symboliquement associée au désir de popularité, d’intégration maximale dans le corps social) annihile l’écoute, et fidèle à sa poétique réflexive, Odoïevski place dans la bouche de Viatcheslav cette remarque adressée à Faust : « Et tu voudrais nous faire croire que seul le hasard a réuni “Beethoven” et “L’Improvisateur”, alors que dans l’un et l’autre texte, on retrouve la même idée, formulée seulement dans l’autre sens ? »20 En auditeur nocturne et concentré, le jeune homme a perçu non seulement la symétrie mais encore une manière de rétrogradation, son écoute structurelle étant assez fine pour lui permettre de reconnaître un même matériau symbolique lorsqu’il est présenté sous forme inversée.
Écoute, Transgression, Composition
Abordons à présent la plus importante et développée des pièces musicales incluses dans Les Nuits russes, une nouvelle intitulée « Sébastien Bach », qui constitue le corps de la huitième nuit, et pour lequel – fait en soi remarquable – un tout nouveau narrateur fait son apparition : personnage inquiétant, excentrique, sorte de Kreisler dont l’étrangeté et la bigarrure stylistique sont fortement soulignées. Il s’agit d’un récit de type biographique qui, bien que s’inspirant de faits attestés de la vie de Jean-Sébastien Bach (tels qu’ils sont rapportés dès 1754 dans la Nécrologie de Johann Friedrich Agricola et Carl Philip Emanuel Bach), les interprète librement et surtout les soumet à la poétique fantastique de l’ensemble du recueil : plus que la paisible Thuringe du premier XVIIIe siècle, c’est en effet la « Gorge-aux-loups » du Freischütz qui semblerait devoir convenir au récit. Par parenthèse, remarquons que l’opéra de Weber, le seul qui soit explicitement cité dans Les Nuits russes, peut également s’envisager comme une fable de l’écoute. En effet, c’est bien la vue de Max, le tireur d’élite, qui est perturbée par l’élément diabolique puisqu’il devient incapable de viser juste, et c’est le régime épistémologique de la vue, toujours, qui est mis à mal par les visions effroyables de la Gorge-aux-loups. L’ouïe, bien qu’elle ne soit pas médiatrice d’un savoir clair (on se souvient d’ailleurs qu’Agathe se demande, dans son air du deuxième acte, si elle peut se fier à son écoute) paraît plus apte à la saisie de ce qui échappe à l’entendement et à la raison, plus encline au respect de la part subjective et affective qui subsiste dans tout acte d’appréhension : une fois de plus, c’est par l’écoute, et naturellement dans l’ombre, que l’homme se confronte à ses propres abîmes. Cependant, revenons à Bach, que le récit d’Odoïevski construit essentiellement comme une figure d’auditeur transgressif, en chemin vers une forme d’ontogénèse. En effet, la scène centrale et matricielle de la nouvelle est celle où le jeune Sébastien décide de s’introduire de nuit dans la cathédrale d’Eisenach pour y entendre, seul, le son de l’orgue. L’épisode est séminal puisqu’il fait l’objet, après avoir été exposé, de multiples mentions ou allusions, entraînant chaque fois un mélange d’exaltation et de terreur spirituelle : même dans l’âge mûr, revenu de ses frasques de jeunesse et ayant acquis ses galons de compositeur célèbre, Bach n’y peut songer sans que ses cheveux ne se dressent sur sa tête. Digne des glaçantes déambulations nocturnes du «Doppelgänger» de Heine et Schubert, la scène commence par le cheminement dans les venelles désertes de la ville, avant que le jeune Sébastien, métamorphosé en créature nocturne quasi vampirique, n’escalade la façade de la Hauptkirche, effleurant les ornements gothiques, le tout sous la lumière blafarde de la lune. Son intrusion, par une fenêtre haut perchée, a toute la saveur d’une profanation, conférant au lieu même de l’écoute (un sanctuaire désert, en quelque sorte déconsacré par la nuit) une intensité maléfique : peu s’en faut que le futur compositeur d’innombrables Cantates et de deux grandes Passions ne s’assimile à un Quasimodo germanique (publié en 1831, Notre-Dame de Paris ne précède que de fort peu l’élaboration des Nuits russes), tel une gargouille soudain animée.
Bien que solitaire, l’écoute n’est en rien intimiste, puisque la manière dont le jeune homme se débat avec un instrument dont il semble tout ignorer (situation de fait invraisemblable lorsqu’on connaît la précocité en matière d’expertise organologique du Bach authentique) transforme la scène en véritable combat initiatique. Le topos culturel de l’homme génial et dominateur savourant narcissiquement dans son face-à-face avec l’orgue l’étendue de son pouvoir (on songe à la figure magnétique et négatrice du capitaine Némo de Jules Verne) semble en germe dans le personnage en devenir qu’est le futur « père suprême » (Allvater) de la musique. L’apprenti Bach s’apprête visiblement à conclure un pacte avec son démon, attendant du son de l’instrument une révélation, et de son écoute, transformée en acte ontologique majeur, une authentique métamorphose. Lorsqu’enfin il parvient à faire sonner l’instrument, la scène hallucinatoire et mystique qui suit est digne de l’apothéose du chevalier Gluck dans la célèbre nouvelle d’Hoffmann puisque l’expérience auditive, impartageable, se traduit par le vacillement de l’architecture, l’effondrement des colonnes et la fissuration des murs de pierre. Sans doute peut-on parler, au sein même de la terrificatio, d’une écoute « sublime », dans la mesure où le jeune homme est à la fois terrassé et révélé à lui-même :
Cette vision se prolongea longtemps. Embrasé d’une ferveur ardente, Sébastien tomba face contre terre, mais soudain la musique se mit à retentir plus fort, le sol trembla sous lui, et le garçon s’éveilla. Les majestueuses harmonies retentissaient toujours, s’y mêlait un bruit de voix… Sébastien regarde autour de lui : la lumière du jour frappe ses yeux, il est à l’intérieur de l’instrument, où il s’est endormi la veille, épuisé par ses efforts.21
En bon maître du fantastique, Odoïevski joue bien sûr de l’hésitation entre rêve et réalité, mais peu importe en vérité que Sébastien se soit peut-être introduit dans la cathédrale sans jamais quitter son lit, entendant ainsi un orgue dont il n’a pas joué : le besoin irrépressible de se confronter au son, assorti de l’endormissement dans le ventre de l’instrument, font de l’épisode une plongée utérine à la recherche de l’écoute originelle et fondatrice (et de fait, il semble que l’ouïe soit déjà active au stade fœtal), logiquement suivie d’une renaissance.
Quels enseignements tirer de cette exploration très lacunaire des Nuits russes ? Le premier est sans doute la présence, chez Odoïevski, d’une critique du langage (et plus largement de la civilisation lettrée) articulée à une extrême sensibilité aux caractères somatiques de l’écoute. Cette dernière est en effet presque toujours présentée comme un état extrême, aux frontières de la dissidence que constitue une condition pathologique : la réception du musical, quand elle n’est pas platement mondaine, se confond avec un état d’alarme, de pré-naissance jouissive mais douloureuse, qui parce qu’il correspond à une véritable effraction corporelle, engage la totalité de l’être.
Il s’agit là, assurément, d’une disposition romantique, et peut-être même, tant elle joue ironiquement avec l’ostentation de ses excès, russe : un certain nationalisme esthétique émerge des pages du Prince, qui ne manque pas de faire allusion aux origines supposément slaves de Bach et présuppose que c’est le cours de la Néva qui préserve, comme figé dans les glaces, l’âge de l’écoute. Faustien ou pas, un démonisme transgressif domine l’expérience musicale : « partout (dans cette musique) fermentait une passion obscure qui ne se déchiffrait pas elle-même »22 pensent ainsi, dans Les Nuits russes, les musiciens apeurés par ce qu’ils perçoivent du quatuor de Beethoven. Le deuxième enseignement pourrait être l’invitation à se figurer l’écoute comme une situation éminemment poïétique, non pas passive donc, mais apparentée de fait à un acte pré-compositionnel : conviction dont on peut dire qu’elle ouvre sur une véritable esthétique de la réception, et transforme les réunions nocturnes autour de Faust en acte de « symphilosophie » poétique, mais aussi Les Nuits russes, comme texte, en opus musical quelque peu oublié de la littérature européenne.
1. Vladimir Odoïevski, Les Nuits russes [Russkie noči, 1844], traduction du russe par Marion Graf, Lausanne, L’Âge d’homme, 1991.
2. Emmanuel Reibel, Faust, la musique au défi du mythe, Paris, Fayard, 2008.
3. Heinrich Heine, Nuits Florentines [Florentinische Nächte,1836], traduction de l’allemand par Diane Meur, Paris, Cerf, 2001, p. 97.
4. Friedrich Schlegel, « Sur le Meister de Goethe » (Über Goethes Meister), traduction de l’allemand par Claude HaryShaeffer. Revue Traverses, nouvelle série n° 6, Paris, Centre Georges Pompidou, 1993, p. 90-113.
5. Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (1810), Paris, José Corti, 1990.
6. Marion Graf, préface aux Nuits russes,op.cit.,p. 13.
7. Vladimir Odoïevski, « Note » sur Les Nuits russes op.cit.,p. 250.
8. Vladimir Odoïevski, Les Nuits russes,op.cit.,p. 28.
9. Ibid.,p. 30.
10. Ibid.,p. 107.
11.Ibid.,p. 107.
12.Ibid.,p. 108.
13.Ibid.,p. 108.
14.Ibid.,p. 33.
15.Ibid.,p. 113.
16.Ibid.,p. 114.
17.Ibid.,p. 113.
18.Ibid.,p. 112.
19.Ibid.,p. 129, 131.
20.Ibid.,p. 133.
21.Ibid.,p. 153.
22.Ibid.p. 111.