Christophe Imperiali, Université de Neuchâtel
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[…]
Sous ses doigts surhumains les cordes ont frémi
[…]
Il va chanter, il chante ! Et l’Olympe charmé
S’abaisse de plaisir sur le mont enflammé ! [...]
L’étalon hennissant de volupté palpite ;
De son nid tout sanglant l’aigle se précipite ;
Le lion étonné, battant ses flancs velus,
S’élance du repaire en bonds irrésolus ;
Et les timides cerfs et les biches agiles,
Les Dryades perçant les écorces fragiles,
Les Satyres guetteurs des Nymphes au sein nu,
Tous se sentent poussés par un souffle inconnu ;
Et vers l’antre, où la lyre en chantant les
rassemble
Des plaines et des monts ils accourent
ensemble !
Ainsi, divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré.
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes ;
Puis le calme succède à l’orage du ciel :
Un chant majestueux, qu’on dirait éternel,
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l’oreille, attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n’étant plus est toujours entendu.
Le Péléide écoute, et la lyre est muette !
[…]1
N’en tirons pas une gloire excessive, mais constatons que sur ce point nous sommes, nous lecteurs, semblables au Péléide Achille. Comme lui, nous tendons l’oreille vers une lyre muette. Non pas muette parce qu’elle s’est tue, comme dans le poème, mais parce que, quel que soit le talent de Leconte de Lisle, elle n’a pas chanté à nos oreilles. Il nous a dit qu’elle chantait et nous a dépeint les merveilles occasionnées par ce chant sur l’étalon, l’aigle, le lion et le cerf. Nous, lecteurs ou auditeurs de ces vers, nous voulons bien le croire sur parole et imaginer les divins accents dont Orphée charme les rocs et les forêts, mais cette imagination n’a rien de sonore ; cette musique nous est irréductiblement inaccessible. Elle l’est à plusieurs titres : d’abord, parce qu’elle n’a, de fait, jamais été composée par personne : les chercheurs les plus pointus s’accordent aujourd’hui à admettre qu’Orphée n’a pas existé. Mais par ailleurs, le poème qui évoque cette musique ne cherche en aucune façon à nous la faire entendre. Il en décrit les effets, mais ne dit pas un mot de sa matérialité sonore. À quoi ressemble ce chant ? On n’en sait trop rien. On ne peut d’ailleurs s’en étonner, dans le cas présent : à ma connaissance, tous les poèmes évoquant le chant d’Orphée ou de quelque autre chantre divin s’en tiennent à évoquer les effets de ce chant sans jamais chercher à le faire entendre. Si l’opéra, dès sa naissance, s’est plu à faire entendre le chant d’Orphée, la poésie est toujours restée plus modeste sur ce point. En lisant les vers de Leconte de Lisle ou ceux du « Satyre » de Hugo, par exemple, il ne viendrait à aucun lecteur, je pense, l’idée d’essayer de se jouer mentalement la musique évoquée par le poème.
Lisons maintenant cet autre texte :
Écoutez le dénouement, écoutez-le avec moi. Un groupe d’instruments s’efface après l’autre et ce qui subsiste, ce sur quoi l’œuvre s’achève, c’est le son aigu d’un violoncelle, le dernier mot, le dernier accent, qui plane et s’éteint lentement dans un point d’orgue pianissimo. Puis plus rien – le silence, la nuit. Mais le son encore en suspens dans le silence, le son qui a cessé d’exister, que l’âme seule perçoit et prolonge encore et qui tout à l’heure exprimait le deuil, n’est plus le même. Il a changé de sens, et à présent il luit comme une clarté dans la nuit.2
« L’auditeur écoute, et le violoncelle est muet », pourrait-on dire pour paraphraser Leconte de Lisle… Comme chez ce dernier, on se trouve ici au moment où un chant s’achève et où l’auditeur tend dans le silence une oreille avide du son qui vient de mourir. Mais contrairement à ce qui se passe dans le poème, ce son est ici décrit dans sa texture : on a affaire à un violoncelle dans sa tessiture aiguë, et à une note qui se prolonge en point d’orgue, en une nuance pianissimo. Autant d’éléments qui invitent le lecteur à entendre quelque chose. D’ailleurs le texte l’y convie explicitement, et avec insistance : « écoutez le dénouement, écoutez-le avec moi » !
Mais comment l’écouter, ce dénouement ? En se procurant un CD de l’œuvre dont il est question, peut-être ? Hélas, en l’occurrence, ce CD n’a jamais été enregistré, et on aura beau taper dans le champ de recherche de youtube « Adrian Leverkühn, Dr. Fausti Weheklag », on ne pourra pas « écoute[r] le dénouement » de cette pièce, pour une raison bien simple : Adrian Leverkühn, le personnage central du Doktor Faustus de Thomas Mann, n’a pas existé – les chercheurs les plus exigeants sont formels sur ce point. Voilà qui le rapproche d’Orphée… Mais contrairement à Orphée, Adrian Leverkühn est présenté dans le roman comme un compositeur parfaitement ancré dans la réalité de son temps. Une de ses œuvres est dirigée par Ernest Ansermet, d’autres par Otto Klemperer, Bruno Walter ou Paul Sacher ; il reçoit une lettre de Pierre Monteux qui, à l’orée de la première guerre mondiale, souhaite programmer deux de ses œuvres au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre des Ballets russes3, etc.
Dans ce cas, comment obéir à l’injonction du narrateur : « écoutez […] avec moi » ? S’il faut évidemment reconnaître qu’elle doit être prise dans un sens figuré, cette invitation à l’écoute n’est pourtant ni un trait d’humour ni une expression malencontreuse de la part de l’auteur. Tous les passages du roman relatifs aux compositions d’Adrian Leverkühn, en particulier, rendent sensible l’importance que revêt pour Mann le fait de décrire la musique assez précisément pour qu’il soit possible au lecteur sinon de l’entendre, du moins de se la représenter mentalement avec un certain degré de précision. Ainsi consacret-il une dizaine de pages à la description de L’Apocalypse de Leverkühn et autant à son Chant de douleur du Dr Faustus. Sont aussi décrits avec minutie quelques aspects saillants de ses Brentano Gesänge, de son concerto pour violon, de son quatuor ou encore de son septuor.
Ces deux exemples m’ont fourni une entrée in medias res, qui me permet de formuler à présent la question centrale à laquelle je voudrais réfléchir dans ces pages : que se passe-t-il chez le lecteur lorsque le texte qu’il lit évoque une musique ? C’est, foncièrement, une question de phénoménologie de la lecture qui oriente mon propos, mais pour y arriver, je voudrais passer par une première étape typologique permettant de distinguer différents modèles d’« écoute » suscitée chez le lecteur par le texte.
Cette typologie, je l’articule autour de deux paramètres principaux. Le premier est le degré de référentialité de la musique évoquée : s’agit-il d’une œuvre précise, existant dans la réalité ? D’une musique tout à fait fictive et que rien ne rattache à quelque réalité sonore que ce soit (comme le chant d’Orphée évoqué précédemment) ? Ou alors, entre deux, de quelque chose qui rappelle ou ressemble à des musiques réelles sans pour autant être le fait de compositeurs existant réellement ?
Le second paramètre, à croiser avec le premier, est le degré de précision dans l’évocation musicale, sur une échelle qui va de la simple allusion à un phénomène sonore jusqu’à la description minutieuse d’une forme ou d’une texture musicale.
degré de référentialité | ||||
précision de l’ évocation | musique que rien ne permet de rattacher au réel | musique empruntant librement au réel | œuvre musicale réelle | |
allusion au simple phénomène sonore | a | b | c | |
allusion à des éléments formels | (d) | e | f | |
description minutieuse de la forme |
h | i |
Le g barré, dans le tableau, désigne une incompatibilité logique, et le d entre parenthèses un cas limite4, que je laisse de côté pour en venir à quelques cas intéressants pour notre réflexion.
Commençons par la case (a), déjà évoquée à propos d’Orphée. Il n’est pas rare qu’un texte littéraire fasse allusion à des musiques dont l’utilité fonctionnelle, dans le texte, est surtout liée à l’effet qu’elles produisent, ou à la connotation que revêt leur simple apparition dans la diégèse. Orphée chante : ce qui importe, c’est l’effet de son chant, non sa teneur.
Voyons un second exemple, parmi une infinité d’autres possibles : « Quand Trouche rentra, il trouva sa femme en train de faire battre les portes, de fouiller les meubles, furetant, chantonnant, emplissant les pièces du vol de ses jupes5 ». Peu importe ce qu’elle chantonne : l’important est la seule connotation de ce chant, l’état d’esprit dont il est un indice.
Que le chant produit soit central, comme dans le cas d’Orphée, ou tout à fait accessoire, comme dans l’exemple de Zola, on est face à des cas où la teneur de ce chant n’est pas un élément pertinent dans la logique de la diégèse. Dans de tels cas, le texte ne fournit au lecteur aucune information lui permettant de se représenter la musique évoquée, et ne l’invite en aucune manière à le faire. Le lecteur lit donc de tels passages sans « entendre » quelque musique que ce soit se lever derrière les mots qu’il lit.
Je ne glose pas les cases (b) et (c), qui n’apportent pas grand-chose à notre affaire, mais je donne rapidement un exemple de chacune d’elles, pour faire apparaître la gradation entre les trois colonnes du tableau :
(b) « [Le signor Geronimo] chanta après souper un petit duettino avec Mme de Rênal. »6
(c) « En ce moment, une femme de chambre entra folâtrement en chantonnant un air du Barbier de Séville. »7
Le degré de précision référentielle croît entre les trois derniers exemples évoqués, mais on s’en tient dans les trois cas à une simple allusion au phénomène sonore, sans que quelque détail sur la texture musicale constitue une invitation explicite à l’écoute interne. Il va de soi que le lecteur est libre d’imaginer que l’air du Barbier est « Una voce poco fa », par exemple, et qu’il peut fort bien se chantonner mentalement cet air, ou même le siffloter. Mais dans ce cas, il aura conscience qu’il ajoute un élément de son cru à la représentation que lui offre le texte, un peu de même nature que s’il interrompait sa lecture parce que la description d’un paysage lui rappelle un endroit qu’il connaît et que le texte le porte à convoquer par l’imagination. Je reviendrai plus loin sur cette question de la représentation mentale, qui me paraît importante par rapport à notre problématique.
Mais pour l’heure, prenons un exemple à l’autre extrémité de notre tableau, dans la case (i) :
Ici le chant d’Alice se trouve en si bémol et se rattache au fa dièse, la dominante du chœur infernal. Entendez-vous le tremolo de l’orchestre ? […] là se trouve le point culminant de l’intérêt musical, un récitatif comparable à ce que les grands maîtres ont inventé de plus grandiose, la chaude lutte en mi bémol où éclatent les deux athlètes, le Ciel et l’Enfer, l’un par : Oui, tu me connais ! sur une septième diminuée, l’autre par un fa sublime : Le ciel est avec moi !8
« Entendez-vous le tremolo ? ». On retrouve un appel à l’audition, adressé cette fois par un personnage à un autre ; c’est donc beaucoup plus indirectement que, dans l’extrait du Docteur Faustus, le lecteur est invité à entendre. Mais cette fois-ci, il aurait pourtant la possibilité d’entendre : il lui suffirait de trouver la 4ème scène de l’acte III du Robert le diable de Meyerbeer, dont il est ici question. Œuvre réelle, donc, décrite avec une certaine précision technique. L’horizon de cette catégorie (i), c’est évidemment le discours musicologique : une description analytique détaillée d’une pièce réelle. Avec plus ou moins de précision et de compétence, ce discours musicologique peut être intégré à une trame romanesque. Dans le Docteur Faustus de Mann, les conférences de Kretzschmar fournissent un très bon exemple d’une telle intégration : le bien-fondé de ce que Kretzschmar dit de la sonate op. 111 de Beethoven, par exemple, peut être vérifié par le lecteur dans le monde réel, tout comme ce que Gambara dit ici de Robert le diable.
Pourquoi ces auteurs ont-ils besoin, dans la logique de leur fiction, d’intégrer à celle-ci de telles considérations paramusicologiques ? Pour répondre à cette question, il faudrait observer chaque cas individuel, ce que je ne peux évidemment pas entreprendre de faire ici. Mais pour nous en tenir à ce qui se passe du côté de la lecture, supposons un lecteur lambda qui connaîtrait assez bien l’opus 111 de Beethoven, mais n’aurait pas dans l’oreille Robert le diable. En lisant Thomas Mann, je suppose qu’il aura spontanément tendance à se jouer mentalement les thèmes évoqués dans le texte, pour autant qu’il les identifie. S’il est pressé, il passera peut-être rapidement sur le détail ; s’il est très scrupuleux, il pourra aller jusqu’à chercher la partition pour vérifier de quel accord ou de quelle modulation il est question, afin d’évaluer la pertinence musicologique de ce qui est dit.
Pour Robert le diable, en revanche, s’il n’a pas la musique en tête, notre lecteur pourra s’en tenir à mesurer les remarques de Balzac à l’aune de ce qu’il connaît de Meyerbeer, ce qui reviendrait à lire ces pages comme un état de la réflexion esthétique sur les formes opératiques des années 1830, sur le modèle du Grand opéra, etc.
Dans un tel cas, aucune « écoute » singulière n’est importée dans la lecture. S’il est consciencieux, notre lecteur se procurera Robert le diable et l’écoutera avec son « Gambara » en main. Mais dans ce cas, il ne sera plus dans la temporalité de la lecture. Il sera sorti de l’immersion fictionnelle et sera en position d’évaluer un discours esthétique, comme il le ferait en lisant un article de Fétis ou de Berlioz sur le même opéra9. Il semble donc que le seul cas où un texte littéraire tende vraiment à faire entendre une musique donnée dans le temps même de la lecture10 soit celui où est évoquée une œuvre existante et connue du lecteur.
Mais chez Thomas Mann comme chez Balzac, il se trouve que les passages auxquels je viens de faire allusion font pendant à d’autres, qui leur ressemblent à plus d’un titre, mais qui, au lieu de pointer vers des œuvres potentiellement connues, signées Beethoven ou Meyerbeer, portent sur des œuvres de Leverkühn ou de Gambara, compositeurs fictifs. Dans de tels passages, on se trouve donc dans la colonne centrale de mon tableau : celle où sont décrites, plus ou moins minutieusement, des musiques qui empruntent au réel mais n’ont pas de référent identifiable. Cette absence de référent explicite, pour le lecteur, peut prendre les allures d’un jeu de cache-cache. À son degré le plus simple, c’est ce qui se passe dans les romans à clefs, dont il s’agit de comprendre qui se cache derrière qui. Ainsi, dans Le Roi vierge de Catulle Mendès, on comprend rapidement que c’est Richard Wagner qui est appelé Hans Hammer, que Le Chevalier au Cygne est donc Lohengrin, que Floris et Blancheflor, ce sont Tristan et Isolde, et que Les Maîtres chanteurs d’Eisenach doivent bien avoir quelque ressemblance avec leurs voisins de Nuremberg…
La chose se complique toutefois – et gagne en intérêt – lorsqu’un compositeur fictif entretient un rapport plus ambigu avec la réalité, comme c’est le cas de Gambara ou de Leverkühn. Dans de tels cas, le lecteur mélomane ne pourra s’empêcher d’essayer d’identifier leurs possibles modèles à partir de ce qui est dit de leur musique. Et le lecteur professionnel ne se privera pas d’aller chercher des informations au-delà du texte, dans les divers témoignages livrés par les écrivains. Ainsi trouvera-t-on sans doute un peu de Rossini derrière Gambara ; ainsi Stravinsky, Berg, Webern, Mahler, de Falla, Kurtág et quelques autres rivaliseront-ils avec Schönberg pour donner à l’œuvre de Leverkühn une assise dans le réel. Du point de vue d’une compréhension intime du récit, ces approches référentialistes présentent un degré de nécessité qui varie d’un texte à l’autre ; elles sont sans doute plus essentielles à la pleine intelligence du Doktor Faustus qu’à celle de Gambara, dans la mesure où la réflexion sur l’histoire des formes musicales dans leur contexte socio-politique est nettement plus centrale pour Mann que pour Balzac.
Mais ce qui importe pour nous, c’est de bien mesurer la rupture qualitative, la différence de nature qui existe entre la description d’une œuvre existante et celle d’une œuvre fictive, même si le discours tenu sur ces œuvres ne permet pas de faire la part des choses sans recourir à un savoir extérieur. Je dis cela non pas en me plaçant dans une perspective positiviste visant à identifier coûte que coûte les realia qui se cachent derrière des fictions, mais bien d’un point de vue herméneutique. Figurons-nous un lecteur qui n’aurait jamais entendu parler de Meyerbeer et qui, lisant la nouvelle de Balzac, le mettrait sur le même plan que Gambara comme compositeur fictif. Ce lecteur n’en comprendrait pas moins bien l’histoire racontée, mais il manquerait tout de même un élément interprétatif en n’identifiant pas la nature discontinue du lien référentiel qui caractérise l’univers diégétique où se côtoient un Gambara, personnage fictif, et un Meyerbeer, analogon fictif d’un compositeur réel, dont il ne se contente pas de porter le nom, mais dont il importe dans la diégèse tout ce que le lecteur peut en savoir. Dire « Gambara », c’est poser sur une page vierge un nom que le texte seul dotera d’une consistance individuelle11 ; dire « Meyerbeer », au contraire, c’est importer de l’extérieur un nom avec tout le réseau de coordonnées dans lequel il est pris dans le monde du lecteur. Identifier« Meyerbeer » comme un compositeur existant, c’est donc entrer dans une forme d’intertextualité induisant une orientation particulière des questions que l’on se pose à propos du texte. Selon qu’on identifie les œuvres musicales dont parle un récit comme existant empiriquement en dehors de ce récit ou comme appartenant uniquement à l’univers diégétique où interagissent les personnages fictifs de ce récit, ce ne sont pas les mêmes questions que l’on se pose.
Dans le premier cas, le lecteur peut connaître de l’œuvre évoquée beaucoup plus que ce qu’en dit le texte, qui n’en isole, fatalement, que quelques aspects. En greffant un morceau de réalité dans la fiction, l’auteur ouvre le champ à une réflexion sur la nature (et l’amplitude) des rapports instaurés entre l’œuvre citée et le cadre dans lequel elle est citée. Pourquoi l’opus 111 de Beethoven et pas l’opus 57 ? Pourquoi Beethoven plutôt que Schubert ? etc.
Dans le cas d’une œuvre purement fictive12, au contraire, il s’agit de forger ex nihilo quelques éléments supposés appartenir à une totalité qui n’a jamais existé et n’existera jamais, mais dont on fait comme si elle existait. Les questions qui se posent alors pour le lecteur portent plutôt sur le choix des éléments retenus pour dépeindre cette composition – et ce à deux niveaux bien distincts : d’une part, on peut se demander quel rapport ces éléments entretiennent avec la réalité musicale du temps où est supposée se dérouler l’action du récit (et à cette question s’enchaîne naturellement celle des modèles possibles) ; et d’autre part, on s’interrogera sur le sens que ces éléments prennent dans la logique du récit lui-même.
Pour illustrer ce point, j’évoque brièvement le cas de la Recherche du temps perdu, qui est particulièrement intéressant à cet égard dans la mesure où il semble bien que Proust soit passé en cours d’écriture de l’un à l’autre de ces modèles. Dans la version finale de la Recherche, l’œuvre musicale qui occupe une place déterminante dans la vocation d’écrivain du narrateur est signée par le compositeur fictif Vinteuil ; mais un travail génétique indique avec netteté que cette fonction d’œuvre révélatrice avait été assignée, jusqu’à un stade de rédaction assez avancé, à une œuvre bien réelle : le Parsifal de Wagner. C’est ce que montre de manière détaillée JeanJacques Nattiez dans son Proust musicien, dont je cite simplement la phrase où est formulée une hypothèse sur la raison de cette substitution progressive de Vinteuil à Wagner :
À partir du moment où Proust eut l’idée que la révélation au Narrateur de l’absolu artistique se ferait par le truchement d’une œuvre musicale […], il n’y avait plus aucune raison de conserver, dans Le Temps retrouvé, une référence concrète à Parsifal : il fallait que le Narrateur connaisse la révélation grâce à une œuvre d’art imaginaire, car dans la logique du roman, une œuvre réelle est toujours décevante : la saisie de l’absolu ne peut être suggérée que par une œuvre désincarnée, absolue, idéale.13
En conservant Parsifal, Proust aurait gagné une relation intertextuelle, avec toute l’ouverture herméneutique que cela aurait impliqué ; mais en substituant l’œuvre fictive à l’œuvre réelle, il gagnait, outre l’absence de « déception » potentielle face à cette dernière, la possibilité de faire accéder à l’existence (existence textuelle, s’entend) les seuls éléments de l’œuvre qui étaient directement utiles à la fonction qu’il assignait à cette œuvre dans son roman, sans que le reste d’une œuvre existante, tout ce dont il n’avait pas besoin, tout ce qui lui apparaissait comme accessoire d’un point de vue strictement fonctionnel, ne vienne parasiter la réception du lecteur.
En décrivant une composition fictive, un auteur ne peut donc pas déterminer précisément ce qu’il invite son lecteur à écouter, mais il peut restreindre l’existence de l’œuvre décrite aux seuls paramètres qui ont une utilité fonctionnelle dans le récit.
Cette question de l’utilité fonctionnelle me porte à une comparaison, qui me permettra de conclure mon propos en réfléchissant à la spécificité de la représentation auditive, notamment par rapport à la représentation visuelle. Il me semble en effet que les termes employés ici font écho à ce qu’on peut considérer, dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme une querelle de la description. Dans un petit essai de 1880, Zola, se posant en chef de file des naturalistes, affirme : « Décrire n’est plus notre but ». Il évoque ensuite le type de description que produit un zoologiste en détaillant la plante sur laquelle vit un insecte, et il poursuit :
Cette description entrerait dans l’analyse même de l’insecte, il y aurait là une nécessité de savant, non un exercice de peintre. Cela revient à dire que nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoricien.14
Le modèle avec lequel Zola cherche à rompre, celui de la « description pour la description », du beau dépourvu d’utilité, renvoie à un procédé rhétorique qui était encore très en vogue de son temps, notamment dans la poésie parnassienne : l’ekphrasis, c’est-à-dire le fait de décrire avec art une pièce d’art, produisant ainsi une sorte d’art au carré.
C’est à peu près aussi ce que fait Huysmans, dans les mêmes années, lorsqu’il décrit longuement la Salomé de Gustave Moreau, au cinquième chapitre d’À rebours. Mais lorsque le même Huysmans s’attache à « décrire » l’ouverture de Tannhäuser, on a affaire à quelque chose de très différent : non plus à une description, en vérité, mais plutôt à une transposition. Car si la description du tableau de Moreau agence des éléments qui sont bel et bien dans le tableau, la paraphrase de la musique wagnérienne articule des images qui ne sont que dans la tête de l’auditeur – et qui, au demeurant, sont investies d’une très forte coloration picturale :
Dans un paysage comme la nature n’en saurait créer, dans un paysage où le soleil s’apâlit jusqu’à l’exquise et suprême dilution du jaune d’or, dans un paysage sublimé où sous un ciel maladivement lumineux, les montagnes opalisent au-dessus des bleuâtres vallons le blanc cristallisé de leurs cimes ; dans un paysage inaccessible aux peintres, car il se compose surtout de chimères visuelles, de silencieux frissons, et de moiteurs frémissantes d’air, un chant s’élève, un chant singulièrement majestueux, un auguste et pacifiant cantique élancé de l’âme des las pèlerins qui s’avancent en troupe.15
On perçoit parfaitement ici le procédé de transposition, qui est même posé d’emblée en paradoxe implicite, puisque les termes picturaux employés servent à désigner quelque chose qui est supposé « inaccessible aux peintres », et que seule la musique pourrait produire… Mais lorsque le langage cherche à retrouver cette chose, c’est pourtant à la peinture qu’il emprunte, pour une raison bien simple : le langage, comme la peinture, pointe vers des référents, s’attache à représenter. La musique, non. On peut décrire en beau langage un tableau, une médaille ou un vase, parce que ce sont des objets qui représentent des objets, ce que les mots savent aussi faire. Mais comment décrire une musique ? Il semble bien que le seul discours qui s’apparente à une description soit celui qui mobilise un lexique technique. L’ekphrasis musicale serait ainsi impossible : il faudrait choisir entre une belle paraphrase ou une description dont la teneur poétique serait nécessairement des plus ténues. Huysmans pourrait-il préciser, sans produire une sorte de dissonance stylistique, que le chant dont il parle est construit sur les notes d’un accord parfait de mi majeur ?
Ainsi, pour reprendre la dichotomie de Zola, la description d’un objet musical sera du côté de la « nécessité de savant » bien plus volontiers que du côté de l’« exercice de peintre ». Les poètes s’en abstiendront, et s’en tiendront à l’évocation d’effets ou d’impressions, comme l’ont illustré les exemples que nous avons passés en revue. Mais ce n’est pas pour autant que la description d’éléments sonores trouve une place de choix dans les romans « scientifiques » prônés par Zola ; la balance des descriptions visuelles et des descriptions auditives dans l’œuvre de ce dernier suffirait à le prouver.
Il me semble qu’à cela, il y a une raison qui touche à une différence profonde entre les représentations visuelles et les représentations sonores que peut susciter un texte. Il est entendu que lorsqu’on lit, on fabrique en permanence des représentations. Le romancier nous fournit quelques éléments, que nous complétons mentalement, sans même nous en rendre compte, pour façonner un monde beaucoup plus complet que celui que peignent les mots. Ce n’est pas parce qu’un texte ne mentionne d’un personnage que sa taille, la couleur de ses cheveux et la coupe de son veston que nous limitons ce personnage à ces seuls attributs, le privant de toutes les parties du corps et de tous les vêtements qui ne sont pas nommés. On a rarement conscience, quand on lit, de l’ampleur de ce qu’on ajoute aux mots pour nous représenter la scène dépeinte. On y pense parfois lorsqu’on voit une adaptation cinématographique d’un roman qu’on a lu : même si tel personnage a la taille, la couleur de cheveux et la coupe de veston indiquées par le texte, il reste assez de marge pour qu’on se dise bien souvent : « tiens, je ne m’étais pas représenté ce personnage ainsi ! » Il arrive beaucoup plus rarement qu’on se dise : « tiens, je ne lui donnais pas cette voix ! »
Quand on lit, on compose sans cesse des représentations visuelles, mais qu’entendon ? Parfois, dans les dialogues, on entend un accent ou une intonation. Difficile de ne pas entendre l’accent allemand de Schmucke dans l’illisible charabia que lui prête Balzac dans Le Cousin Pons, par exemple. Entend-on pour autant un timbre ? J’en doute. Il y a sans doute plusieurs façons de lire, qui dépendent de ce qu’on lit et des propres habitudes de lecture de chacun. Mais je dirais que dans une lecture « littéraire », on a tendance à entendre les mots du texte, même hors des dialogues. Lorsqu’on lit un alexandrin, on le déclame mentalement (espérons-le !) – de même que les phrases d’un prosateur auquel on prête, par défaut, un souci du rythme et des sonorités. Dans un tel cas, les mots lus sont doubles : signifiés et signifiants, ils suscitent des représentations que viennent spontanément illustrer des images mentales, en même temps qu’ils forment une chaîne de sons dans notre représentation acoustique interne.
Or s’il semble y avoir une forme de collusion entre le mot-signifié et l’image mentale qui en résulte, il y a en revanche, à l’évidence, collision entre le mot-signifiant et l’audition mentale de quoi que ce soit d’autre que de ce signifiant même. Là aussi, il y a probablement des différences individuelles. Certains parviennent très bien à lire en écoutant de la musique ; d’autres pas. Mais tous, nous sommes capables d’entendre sans difficulté un texte et une musique en même temps : le cinéma nous offre en permanence de telles superpositions qui ne posent problème à personne. En revanche, je ne suis pas sûr que nous soyons capables d’élaborer mentalement à la fois des phrases et une musique dissociée – c’est-à-dire une musique qui n’accompagne pas la phrase, comme c’est le cas dans une chanson ou un air d’opéra. Quant à lire un texte et entendre en même temps dans sa tête une musique qui n’effleure pas nos oreilles, il me semble que ce n’est en tout cas pas une pratique courante.
À ce titre, si les représentations visuelles soulevées par un texte n’entravent en aucune manière le fil de notre lecture, il semble qu’il en aille tout autrement des représentations auditives. La diction intérieure des mots ne se présente-t-elle pas, en effet, comme une disposition dans le temps d’éléments virtuellement sonores ? Et n’est-ce pas aussi de cette manière que se définirait l’audition intérieure d’une musique ? Pour aller plus loin sur la voie que je ne fais qu’indiquer ici, il faudrait faire appel aux neurosciences pour observer quelles zones du cerveau sont mobilisées dans la lecture silencieuse et dans l’audition mentale, mais il y a fort à parier qu’il y aurait beaucoup plus de similitude entre ces deux activités cérébrales qu’entre la lecture des mots et l’élaboration d’images mentales…
Lorsque la littérature parle de musique, on voit qu’il n’est en somme que très rare qu’elle invite le lecteur à entendre ce dont elle parle. La musique apparaît dans les textes comme un fait culturel ou comme un analogon métaphorique (en particulier de la littérature elle-même), bien plus souvent que comme une réalité sonore. Et lorsque la langue, en poésie notamment, fait la part belle au signifiant, au détriment du signifié, lorsqu’elle tend vers la glossolalie, elle se rapproche de facto de la musique, mais elle ne fait pas entendre pour autant une musique autre que celle qu’elle tend à devenir elle-même.
Ainsi, pour entendre une musique que lui suggère ou lui indique le texte qu’il lit, le lecteur mélomane aura souvent à interrompre le fil de sa lecture pour laisser se lever en lui des sons musicaux. Mais ce choix, bien que suggéré par le texte, se fait, d’une certaine façon contre le texte, puisqu’il implique d’en sortir, de se soustraire momentanément à sa temporalité propre.
Mais n’est-ce pas un des bonheurs de la lecture que cette liberté qu’elle laisse à chacun de transformer une ligne droite en une arabesque, de ralentir le pas, de revenir en arrière, mais aussi d’ouvrir une parenthèse dans laquelle on s’autorise à tendre son oreille vers la lyre muette qu’il nous plaît d’entendre derrière les mots ?
1. Leconte de Lisle, « Khirôn », dans Poèmes antiques, v. 847-881.
2. Thomas Mann, Le Docteur Faustus, dans Romans et nouvelles, tome III (1918-1951), trad. L. Servicen, Paris, Livre de poche, "La Pochothèque", 1996, p. 881.
3. Ces interprètes sont mentionnés dans ibid., respectivement p. 521, 750, 763, 796 et 671.
4. Du moment que des éléments formels (au sens large : ce peut être un timbre, ou tout ce qui touche à la texture musicale) sont mentionnés, il est difficile que la musique évoquée ne se rattache en aucune façon à une musique réelle. Tout au plus pourrait-on imaginer un récit, probablement de science-fiction, où serait évoquée une musique qui ne renvoie absolument à rien de connu…
5. Émile Zola, La Conquête de Plassans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1178.
6. Stendhal, Le Rouge et le noir, I, 23, dans Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 486.
7. Honoré de Balzac, Massimila Doni, dans La Comédie humaine X (Études philosophiques), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 554.
8. Honoré de Balzac, Gambara, dans ibid., p. 507.
9. Je précise qu’on peut évidemment inverser les exemples et imaginer un lecteur qui connaît Robert le diable mais pas l’opus 111 de Beethoven : ce que je dis ici n’a à voir ni avec les œuvres dont il est question ni avec la façon dont elles sont traitées.
10. Pour autant que cela soit possible : j’y reviendrai…
11. Pas tout à fait, en vérité : les éditeurs scientifiques qui ont eu la charge d’annoter le texte de Balzac se sont empressés de découvrir un musicien vénitien du nom de Charles-Antoine Gambara, à propos duquel ils fournissent quelques informations dans cet espace péritextuel que constituent les notes de bas de pages. Mais le cas n’a évidemment rien à voir avec celui de Meyerbeer, dans la mesure où aucun lecteur n’était supposé connaître quoi que ce soit de ce Gambara vénitien.
12. Je dis « purement fictive » pour désigner l’absence de référent empirique. Évidemment, l’« opus 111 de Beethoven » dont Kretzshmar joue des extraits dans sa conférence est aussi une œuvre fictive : Kretzschmar ne saurait jouer la vraie sonate de Beethoven, puisque, contrairement à nous, il n’appartient pas au même monde que Beethoven. Il n’empêche que tout ce qu’il dit de cette sonate, nous pouvons le vérifier dans notre monde. Pour prendre un exemple plus explicite : le 16 mai 1906, Adrian Leverkühn se rend à Graz pour y assister à la création autrichienne de la Salome de Strauss. Les encyclopédies nous apprennent que dans la salle, ce soir-là, on pouvait croiser Schönberg, Mahler, Berg, Zemlinski et même Puccini – et peut-être aussi le jeune Hitler… Pourtant, il est tout à fait certain qu’aucun d’entre eux n’y a croisé Adrian Leverkühn (bien qu’il ne soit pas exclu qu’Adrian Leverkühn ait pu « les » croiser, de la même manière qu’il a reçu de « Pierre Monteux » une lettre que l’illustre chef, pourtant, n’a jamais écrite).
13. Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien, Paris, Bourgois, 1984, p. 64-65.
14. Émile Zola, « De la description », dans Le Roman expérimental, Paris, GF, 2006, p. 223.
15. Joris Karl Huysmans, « L’Ouverture de Tannhäuser », Revue wagnérienne, 8 avril 1885, p. 59.