Littérature et Idée Mythopoétique Poétique du récit Espaces littéraires transculturels Perspectives critiques en littérature et poétique comparées Recherches sur la littérature russe Musique et littérature Observatoire des écritures contemporaines
Recherche par auteur étudié  :
Recherche par thème  :
Recherche dans tout le site :
COLLOQUES


L’ESPRIT LATIN SOUFFLE-T-IL ENCORE SUR LA PENSEÉ ?
L’esprit gréco-latin : comment transmettre la participation à une « communauté imaginée » ?

Marc Bubert, Professeur certifié de Lettres classiques


Au cours du présent colloque, nous nous proposons de réfléchir ensemble à l’existence pérenne du souffle de l’esprit latin sur la pensée. Dans la formulation de la problématique, le terme « encore » m’a vivement interpelé. Exprime-t-il une modalisation pessimiste ? Est-il marque d’une inquiétude ? Ou bien permet-il d’envisager l’esprit latin comme une « forme récurrente dans l’histoire de la culture européenne »i ? L’influence de l’esprit latin connaîtrait-elle donc des variations ? D’autant que Manfred Fuhrmann écrit en 2006 dans Bildung, Europas kulturelle Identität que

 

pour la majeure partie des Européens d’aujourd’hui, l’Antiquité a le statut d’un bien culturel échoué qui tire un reste d’existence de ses ruines et de ses vieilles inscriptions, d’expressions sentencieuses et de terminologies scientifiques.ii

Le « statut d’un bien culturel échoué » : l’esprit latin connaîtrait-il cet état ?
Professeur de Langues et cultures de l’Antiquité, j’ai initié il y a une quinzaine d’années une façon nouvelle d’aborder le latin et le grec dans le Secondaire : l’Enseignement Conjoint des Langues Anciennes, dit ECLA. Ce qui fait que je m’attacherai ici à traiter de l’esprit latin dans la perspective de sa relation aux langues et aux cultures antiques, et non à la seule langue latine dont il est issu. En effet, pour Konrad Lorenz,

Il ne fait aucun doute que les structures de la pensée logique ont été données avant les structures syntaxiques de la langue, mais il ne fait aucun doute non plus qu’elles n’auraient jamais atteint le degré de différenciation qui est le leur s’il n’y avait eu précisément cette interaction entre pensée et langue.iii

 

On reconnaît dans l’expression finale « interaction entre pensée et langue » l’intitulé de la discipline que j’enseigne dans le Secondaire, les Langues et Cultures de l’Antiquité.
Je proposerai donc ici une définition de l’esprit latin conforme à ma pratique d’enseignant. Je montrerai qu’il est une réalité visible dans la pensée d’aujourd’hui, puis qu’il génère l’émergence d’une « communauté imaginée », expression que j’emprunte à Benedikt Andersoniv. On verra quelques exemples de traces de son existence au Moyen Age et au début de la Renaissance. Enfin, j’exposerai comment je tente de transmettre aux collégiens l’appartenance consciente à cette communauté imaginée de l’esprit latin par l’Enseignement Conjoint des Langues Anciennes.

I. Essai de définition de l’esprit latin

  1. L’esprit latin : un flux ?

Je commencerai par évoquer le souvenir de la ville allemande de Passau en Allemagne non loin de la frontière autrichienne. Cette cité a une particularité géographique intéressante en Europe : elle est édifiée au confluent de trois cours d’eau, le Danube, rejoint par l’Inn et l’Ilz. Les rivières se joignent au fleuve dans un mouvement commun dû au partage de la même pente, mais tardent à unifier leurs eaux bleues, vertes et noires sur des centaines de mètres. Pourquoi cette évocation ? Parce qu’elle est une métaphore de l’esprit latin qui nous occupe aujourd’hui.
Comment définir l’esprit latin ? Contempler la latinité de l’esprit consiste souvent, pour ceux qui s’en estiment héritiers ou conservateurs, à se retourner vers un passé glorieux. A quoi ressemble ce passé ? Dans Futuro del « classico »v, Salvatore Settis explique : 

Selon la tradition occidentale, les ruines sont le signe d’une absence et d’une présence simultanées : elles montrent, ou mieux elles sont, une intersection entre le visible et l'invisible. Ce qui est invisible, ou absent, se place en contraste de la fragmentation des ruines, de leur caractère « inutile » et même incompréhensible, de leur perte de fonctionnalité, ou au moins de leur origine. Mais leur présence visible obstinée témoigne, bien au-delà de la perte de la valeur d'usage, de la durée, et ou mieux de l'éternité, des ruines, de leur victoire sur le passage irrémédiable du temps.

Comment aller au-delà de l’admiration de l’éternité des ruines, comment aller au-delà d’une pratique mémorielle des acquis intellectuels de la latinité ? Comment dépasser l’appréhension de l’esprit latin en tant qu’acquis sémantique porteur de concepts identitaires qui ont forgé la civilisation occidentale ?
On peut l’envisager comme un fluxvi de matériaux conceptuels utilisés au fil du temps. Des concepts romains comme res publica, auctoritas, maiestas, patria, fides, pietas, religio, urbanitas donnent naissance à un flux qui irrigue la pensée, encore aujourd’hui. Mais, est-il possible d'envisager ces concepts sans les juxtaposer à d’autres notions ? N’oublions pas que l’otium des Romains est forgé à la skholè des Grecsvii. Ces autres concepts sont donc grecs comme aletheia, logos, mythos, epos, phusis, polis, dike, praxis, theoria. Heidegger l’explique dans sa Lettre sur l’Humanisme :

Der homo humanus setzt sich dem homo barbarus entgegen. Der homo humanus ist hier der Römer, der die römische virtus erhöht und sie veredelt durch die « Einverleibung » der von der Griechen übernommenen païdeïa.viii

L’homo humanus s’oppose à l’homo barbarus. Ici l’homo humanus, c’est le Romain qui exalte la virtus romaine et l’ennoblit par l’assimilation de la paidéia empruntée aux Grecs.

J’en reviens à la métaphore fluviale de tout à l’heure : il existe un flux latin et un flux grec. La pensée occidentale se nourrit de ces flux de deux langues - tantôt le latin, tantôt le grec -, de la même façon que Deleuze dit que

[…] c’est par l’intermédiaire de ma conscience que j’ai le pouvoir de saisir tantôt les flux comme un et tantôt comme plusieurs.ix

L’esprit latin s'appuie donc sur deux langues originaires et doit être représenté comme un couplage de fluxx. J’emprunte cette notion de « couplage de flux » - à lauquelle je préfèrerai l’expression de « couple de flux » - à la stœchiométrie : au cours d’une réaction, deux flux sont couplés si l’activité d’un flux implique l’activité d’un autre sans que la réciproque soit nécessairement vraie (influence des concepts grecs sur les concepts romains chez Cicéron, par exemple), partiellement couplés si l’activité d’un flux implique l’activité de l’autre et vice versa (événement sensible dans la rédaction des Res gestae d’Auguste).
Le couple de flux constitue le socle de ce que je vous propose d’appeler l’esprit gréco-latin, plutôt que latin : au début du XIVe siècle, l’écrivain anglais Jean de Bury en donne une image claire :

Quid fecisset Vergilius, Latinorum poeta praecipuus, si Theocritum, Lucretium et Homerum minime spoliasset et in eorum vitula non arasset? quid nisi Parthenium Pindarumque, cujus eloquentiam nullo modo potuit imitari, aliquatenus lectitasset? Quid Sallustius, Tullius, Boetius, Macrobius, Lactantius, Martianus, immo tota cohors generaliter Latinorum, si Athenarum studia vel Graecorum volumina non vidissent?   Parum certe in scripturae gazophylacium Hieronymus, trium linguarum peritus, Ambrosius, Augustinus, qui tamen Graecas litteras se fatetur odisse, immo Gregorius, qui prorsus eas se nescisse describit, ad doctrinam ecclesiae contulissent, si nihil eisdem doctior Graecia commodasset. Cujus rivulis Roma rigata, sicut prius generavit philosophos ad Graecorum effigiem, pari forma postea protulit orthodoxae fidei tractatores. Sudores sunt Graecorum symbola quae cantamus, eorundem declarata consiliis et multorum martyrio confirmata.

Richard de Bury (1287-1345),
Extrait du Philobiblon, X

Qu’aurait fait Virgile, le plus grand des poètes latins, s’il n’avait nullement dépouillé Théocrite, Lucrèce et Homère, ni labouré avec leur génisse ? Et s’il n’avait assez bien lu Parthenios et Pindare, sans du tout au reste parvenir à imiter l’éloquence de celui-ci ? Qu’auraient produit Salluste, Cicéron, Boèce, Macrobe, Lactance, Martianus Capella, et globalement toute la cohorte des Latins, s’ils n’avaient connu les travaux des Athéniens et les livres des Grecs ? Assurément, si la Grèce plus savante ne leur avait rien fourni, Jérôme, qui maîtrisait les trois langues, aurait très peu contribué au trésor de l’Ecriture ; et Ambroise, Augustin, qui avoue pourtant sa haine du grec, ou Grégoire, qui dit positivement qu’il l’ignore, auraient très peu apporté à la doctrine de l’Eglise. Baignée par les eaux de la Grèce, Rome, après avoir enfanté des philosophes à l’image des Grecs, a produit ensuite sur le même modèle des exégètes de l’orthodoxie. Les symboles que nous chantons sont le fruit de la sueur des Grecs, ils ont été proclamés dans leurs conciles et confirmés par leurs nombreux martyres.

Traduction : Etienne Wolff, Editions du Rocher, 2001

Et la troisième rivière de Passau ? Il s’agit évidemment du Christianisme que je n’aborderai pas ici.
Cette dénomination d’esprit gréco-latin ne désigne pas la volonté de placer sur un pied d’égalité l’hellénisme et la latinitéxi quant à leur influence sur la pensée d’aujourd’hui. D’une part, elle met l’accent sur la spécificité des enseignants de lettres classiques en France, d’autre part elle signale l’antériorité du flux grec par rapport au flux latin et, à partir de la chute de Constantinople en mai 1453, la complémentarité des fonctions cognitives qui s’expriment en grec et en latin.

Quand apparaît l’esprit gréco-latin ? Wilfried Stroh nous livre une réponse originale et non dénuée d’humour dans Le latin est mort ! Vive le latin ! : des points de vue morphologique et syntaxique, la langue latine devient un invariant à l’écrit sous la plume de Cicéron et de Virgile. Cette langue devient une norme : elle subit une « congélation »xii, elle meurt « en beauté »xiii, nourrie de philosophie grecque. Du point de vue du style, deux écoles coexistent et offrent un choix à tout auteur : les longues périodes cicéroniennes ou la concision de Tacite et de Salluste. C’est une langue à laquelle sa mort confère l’immortalitéxiv. La mort de cette langue ne gêne en rien son existence future, mais lui retire seulement la possibilité du développementxv. C’est alors la naissance de la littérature européenne qui utilise cette langue normée jusqu’à ce qu’apparaisse le phénomène qu’on pourrait dire « éclaté » des langues nationales.
Cette langue normée va d’ailleurs accompagnr l’apparition de ce que Fuhrmann appelle le « canon temporel » du Bas-Empirexvi composé d’œuvres classiques latines et grecques, depuis la Renaissance, et de manuels de cours des Arts libéraux, de grammaire et de rhétorique. C’est ce canon qui forge la pensée occidentale pour des siècles.

Comment les concepts de l’esprit gréco-latin vont-ils irriguer la pensée occidentale jusqu’à se défaire du temps qui passe et de son ancrage spatial ? Konrad Lorenz apporte la réponse :

La communication rapide du savoir [imprimerie (NdA)], l’harmonisation des modes de pensée de tous les membres d’une société et surtout la détermination traditionnelle de certaines attitudes fondamentales en matière de morale sociale et d’éthique ont créé un nouveau type de communauté d’individus [ce que j’appellerai plus loin la communauté imaginée (NdA)], un type de système vivant qui ne s’était encore jamais vu et dont la propriété constitutive systématique est, précisément, ce nouveau mode de vie que nous appelons la vie de l’esprit.xvii

Ainsi l’esprit gréco-romain est une « tradition établie indépendamment de la présence de son objet [l’empire gréco-romain étudié par Paul Veyne], qui a d’énormes répercussions sur les fonctions de tous les processus d’apprentissage ».xviii
Le couple de flux des langues et des concepts grecs et latins s’écoule du passé jusqu’à nous avec ses méandres et ses bras morts, ses crues et ses étiages. Il semble une unité commune aux penseurs en Europe et au-delà. D’où la nécessité pour nous de comprendre la relation de cet UN, l’esprit gréco-latin, et du multiple, les pensées singulières qui s’en nourrissent.
Le philosophe vénitien Massimo Cacciari nous aide à saisir cette relation dans son livre L’Archipelagoxix :

L’harmonie européenne est diá-logos et pólemos : une dialectique tragique. Archipels sont ses mers, archipels ses villes ; archipels sont ses tópoi, les thèmes, les formes et les interrogations, qui se transmettent d’une période à une autre, d’une nation à une autre, qui tissent des liens entre les espaces et les époques de l’Antiquité au Moyen Age, de la littérature classique à la romantique, et qui mettent en relation des auteurs par-delà des distances énormes. 

L’esprit gréco-latin perdure puisque

Les ad-venants [les « Zukünftigen » de Heidegger] ne peuvent que procéder à partir du langage et dans le langage dont ils pro-viennent. Tout ad-venir implique une pro-venance. Bien autre chose qu’un simple passage, un « état » ancien – mais un passé portant. […] Le passé est dans le langage.xx

Et plus loin :

Le nouveau Commencement n’est pas tabula rasa – il « mûrit » en se gardant-se cachant dans le langage dont il a hérité.xxi

  1. Quelles sont les relations entre les individus pensants et le couple de flux ?

Au fil des siècles, la pensée individuelle occidentale s’est construite par rapport au flux de la gréco-latinité. En effet, l’individu ne peut investir ce flux parce que celui-ci n’est pas un espace unique et univoque : cet espace ne peut être simplement « habité ». L’individu se situe en dehors du flux, plus ou moins proche de ses « rives ». Dans le Phédon de Platon, on trouve la nature de cette proximité :

οὐκ οἶσθα ἄλλως πως ἕκαστον γιγνόμενον ἢ μετασχὸν τῆς ἰδίας οὐσίας ἑκάστου οὗ ἂν μετάσχῃxxii

Tu es sûr qu’une chose ne peut naître que d’une participation de l’essence propre de la chose dont elle participe.

Traduction d’Emile Chambry, éditions Garnier-Flammarion, 1973

Une chose accidentelle comme la pensée d’un individu participe de son essence, l’esprit gréco-latin : elle réalise, on pourrait aussi dire actualise sa méthéxis, sa « participation de… » platonicienne. Chaque individu se situ de manière individuelle et momentanée par rapport à l’esprit gréco-latin. Je souligne ici une autre partie de la phrase de Deleuze citée plus haut : « […] c’est par l’intermédiaire de ma conscience que j’ai le pouvoir de saisir tantôt les flux comme un et tantôt comme plusieurs. »xxiii Le développement de l’esprit gréco-latin est l’addition d’attitudes individuelles, d’affinités personnelles.

Quelle est la position relative de chaque penseur par rapport au flux lorsqu’il crée un texte nouveau, un concept neuf ? L’analyse des traces écrites de cette personne particulière, ou d’un groupe constitué de personnes particulières, permet d’évaluer leur degré de participation de l’esprit gréco-latin.
C’est le cas dans l’Antiquité. Augustin, dans sa prime jeunesse ne veut pas entendre parler de la composante grecque du flux :

Unum et unum duo, duo et duo quattuor, odiosa cantio mihi erat, et dulcissimum spectaculum vanitatis equus ligneus plenus armatis et Troiae incendium atque ipsius umbra Creusae.
Cur ergo graecam etiam grammaticam oderam talia cantantem ? Nam et Homerus peritus texere tales fabellas et dulcissime vanus est, mihi tamen amarus erat puero. Credo etiam graecis pueris Vergilius ita sit, cum eum sic discere coguntur ut ego illum. Videlicet difficultas, difficultas omnino ediscendae linguae peregrinae, quasi felle aspergebat omnes suavitates graecas fabulosarum narrationum. Nulla enim verba illa noveram, et saevis terroribus ac poenis ut nossem instabatur mihi vehementer.

AUGUSTIN, Confessionum libri, I, 13-14

« Un et un deux », « deux et deux quatre », odieuse était pour moi cette rengaine, et délicieux le spectacle de la vanité : le cheval de bois plein de soldats en armes, l’incendie de Troie, et jusqu’à l’ombre de Créüse elle-même.
Pourquoi donc avais-je de l’aversion, même pour les lettres grecques pleines de rengaines semblables ? En vérité Homère lui-même est habile à tisser de ces fables, il est délicieusement vain, et pourtant il était amer à l’enfant que j’étais. Je crois bien qu’à leur tour les enfants grecs doivent avoir pour Virgile de tels sentiments, quand ils sont contraints à l’apprendre, comme moi Homère. C’est apparemment la difficulté, oui, la difficulté d’apprendre à fond une langue étrangère, qui pour ainsi dire aspergeait de fiel tout le charme des Grecs dans les fables qu’ils racontaient. Car je ne connaissais aucun de ces mots, et, par de cruelles et terrifiantes punitions, pour que je les connusse, on faisait sur moi une pression violente.

Traduction E. Tréhorel / G. Bouissou, B.A., Brepols, 1992

Le Journal of Roman Archaeology a publié en 2002 un recueil d’articles intitulé Becoming roman, writing latin ? Literacy and epigraphy in the roman Westxxiv. Y sont décrits les efforts déployés par les citoyens de l’Empire romain, ancien « Barbares », pour adhérer au plus près à l’esprit gréco-latin ou de s’en démarquer avec fierté. Ralph Häussler, notamment, yxxv étudie le phénomène de Romanisation à la lumière de la Latinisation des élites : les changements socioculturels profonds qui se font jour notamment sous le Principat s’accompagnent de l’adoption du latin, de noms latins, de l’alphabet latin et, évidemment, de la rhétorique latine, véhicule d’idées et de concepts nouveaux.
A la suite de la victoire des Romains sur leurs cités, les membres des aristocraties italiennes cherchent à maintenir leur pouvoir en intégrant la vie politique romaine. Cela passe par l’usage civique et judiciaire de la rhétorique. Ils doivent gagner en urbanitas, en esprit latin : Jean-Michel David, qui fait référence au De oratore III, 43 de Cicéron, l’explique :

[Cette notion] signifiait d’abord ce qui était propre à Rome : urbani désignait les gens de la Ville. Mais elle signifiait aussi la langue et le goût de Rome. Or sur ces deux terrains, les malheureux Italiens se trouvaient fort démunis. Leur premier défaut était de mal prononcer le latin.xxvi

Dirk Krausexxvii a tenté de modéliser le processus d’acculturation qui touche un peuple dit « barbare » et distingue quatre degrés de participation à la communauté d’esprit gréco-latin : l’assimilation, l’intégration, mais aussi la marginalisation, voire la séparation.xxviii
Bruno Rochettexxix s’est penché sur la place des langues grecque et latine dans l’éducation antique :

L’étude des langues étrangères dans l’Antiquité ne se conçoit guère qu’à l’intérieur du domaine gréco-latin lui-même, désigné par la formule utraque lingua, qui souligne le caractère indissociable de ces deux langues dans un ensemble qui n’en admet pas une troisième. La symbiose gréco-latine dans l’enseignement de l’Antiquité est une réalité conceptualisée par cette expression, qui traverse toute la latinité.

S’il faut donc définir l’esprit gréco-latin, je dirai qu’il s’agit d’un couple de flux de langues et de concepts grecs et latins duquel participent des pensées individuelles qui revendiquent et expriment leur metexis.

II. Le souffle de l’esprit gréco-latin est une réalité visible dans la pensée d’aujourd’hui

Les auteurs contemporains de différents types de textes ponctuent leurs écrits de traces d’esprit gréco-latin. Dans son roman policier La peste à Breslau, Marek Krajewski donne au latin un rôle dans l’intrigue. Il constitue le code d’une secte pour recruter de nouveaux membres.

Après avoir commis son crime, l’assassin fait passer dans la presse locale des condoléances. Elles doivent contenir une phrase latine avec une faute de grammaire, par exemple Non omnis moriar devient Non omnis moriur. La faute est primordiale. Sans elle, personne ne prêtera la moindre attention à la notice et le contact ne se fera pas.xxx

Le héros, le sergent-chef Mock de la brigade des Mœurs, se distingue par son usage récurrent de l’esprit gréco-latin, ce qui ne manque pas de piquant lorsqu’il prend le docteur Theodore Goldmann en flagrant-délit d’adultère :

« Avez-vous lu Lucrèce, docteur ? dit-il soudain à l’homme emmenotté.
- Non, répondit Goldmann d’une voix forte et ferme comme si le titre de docteur lui avait redonné de l’assurance. […] Qui êtes-vous enfin ? Que me voulez-vous ? Et d’ailleurs, comment me connaissez-vous ?
- Quelle honte ! soupira Mock en s’asseyant au bord du lit pour ouvrir son étui à cigarettes. Quelle honte ! Un homme qui a fait des études et ne connaît pas l’un des plus grands philosophes romains… Une honte, vraiment !
- Nous ne l’avons pas lu au lycée ! D’ailleurs je n’ai aucune raison de m’en justifier devant vous ! […]
- Regardez-moi cela, il ne connaît pas Lucrèce, reprit Mock en secouant la tête d’un air désolé. Ah ! s’il connaissait Lucrèce, il me ferait gagner un temps précieux […] »xxxi

Un autre exemple dans un genre différent avec François Bégaudeauxxxii :

La modernité cinématographique du monde entier, et notamment française, a produit pléthore de films épousant la trajectoire d’un adolescent. Voyant la plupart, on a beaucoup pleuré, beaucoup compati - co-souffert -, peu ri. 

Le verbe « compatir » ne se suffit-il pas à lui-même ? Bégaudeau ajoute en incise ce « co-souffert » explicatif, étymologique, peu esthétique. La pensée de Bégaudeau instruit son lecteur de la référence au pateïn grec, au patior latin, alors qu’elle fait partie de l’esprit gréco-latin implicite et bien présent dans le terme « compatir » qu’il utilise.
Prenons aussi l’exemple de l’esprit gréco-latin qui irrigue l’Englishness du discours dans la langue de Shakespeare. L’anglais moderne, pratiqué depuis la fin du XVe siècle, qui se propage avec l’imprimerie, est la standardisation du dialecte londonien au lexique très riche. Les mots sont de racines germaniques ou latino-françaises et l’emploi de l’une ou l’autre étymologie n’est pas anodine. Cet emploi fait sens dans le discours et révèle le positionnement du locuteur anglicisant par rapport à l’esprit gréco-latin. Dans l’extrait suivant de son poème Space, Caroline Price, une poétesse anglaise contemporaine, se livre au jeu poétique du choix étymologique des mots qu’elle associe :

[...] He loves this place, the peace, he says
and she agrees, fingering her face, her jaw,
seeing their mirror smashed into a sky
of comets, galaxies, a meteor shower
down one cheek, the Plough furrowing her arm,
her right eye closed against the mystery
of all he teaches her, will keep on teaching her
as long as she consents to stay [...]

Dans ce passage, l’auteur emploie le langage oral de la simple conversation et la majorité des termes employés est d’origine germanique. Le choix instinctif de l’auteur d’incérer subitement les mots d’origines latine et grecque comme comet, galaxy, meteor, mystery et consent au cœur de ses vers attire l’attention du lecteur et donne plus de force à l’évocation du ciel nocturne : tout à coup le lecteur suit le regard des personnages.
Dans son discours d’historien, Henri-Irénée Marrou fait une référence explicite à l’esprit gréco-latin qu’il entend partager avec son lecteur parce que cela lui est imposé par la précision requise du propos :

Précisons donc (il faut parler grec pour s’entendre) que si l’on parle de science à propos de l’histoire c’est non au sens d’epistémè mais bien de tekhnè, c’est-à-dire, par opposition à la connaissance vulgaire de l’expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction d’une méthode systématique et rigoureuse, celle qui s’est révélée représenter le facteur optimum de vérité.xxxiii

En philosophie, Massimo Cacciari se distancie de façon minimale du couple de flux puisque son écriture même en est « innervée » :

Mais qu’est-ce que le discours pourra affirmer de véritablement et réellement commun à la multiplicité des êtres ? Rien d’autre, précisément, que la différence. Les êtres sont « un » dans leur différence réciproque. En cela, ils appartiennent au même Nomos (isonomie) : « rivalisant » les uns avec les autres, opposant la singularité de leur propre forme à la singularité de l’autre. Le Cum originel, tò Xynón, divin et éternel, coïncide avec la singularité de tous.xxxiv 

« Nomos », « le Cum », « to Xunon » : cette écriture philosophique est truffée de termes grecs et latins qui ne sont pas utilisés en notes, mais qui habitent le cœur de la phrase et transmettent l’information essentielle. Cacciari explique dans la phrase citée que l’individu s’affirme soi, affirme sa singularité grâce à la distanciation relative qu’il décide d’instaurer avec le discours commun et donc par rapport à l’esprit gréco-latin. Son traducteur français, Michel Valensi, présage d’ailleurs une propagation européenne de cette façon de s’exprimer. A nouveau territoire, nouvelle langue dans l’esprit gréco-latin :

L’Europe est ce continent d’îles reliées par une langue qui, pour être au présent, se devra de fabriquer elle-même ses étymologies « ultérieures », comme l’écriture de Cacciari cherche sa terre européenne dans les entrelacements du grec, du latin, de l’allemand (mais aussi, incidemment ici, de l’hébreu et du sanscrit) : pilots des plus grands pins pour un continent à venir.xxxv

Le mathématicien René Thom, connu pour la théorie des catastrophes, a un programme philosophique très original : il veut « géométriser la pensée et l’activité langagière ».xxxvi Ainsi, dans son Exercice en appropriationxxxvii, il propose une convergence extrême des mathématiques actuelles et de la philosophie aristotélicienne : encore une pensée d’un haut degré de proximité avec l’esprit gréco-latin.

Le terme « appropriation » employé en ce colloquexxxviii pour désigner l’usage contemporain de concepts antiques pourrait bien comporter une connotation éminemment péjorative. Il semble suggérer que tout usage actuel (ou plus généralement anachronique) de concepts anciens ne peut qu’en déformer la signification. […] Ici, pour démontrer qu’une certaine immobilité des concepts est compatible avec une non moins certaine mobilité de leurs interprétations, nous allons nous livrer à un exercice « ultra-moderne » : nous allons donner du système aristotélicien une présentation reposant sur deux techniques récentes : la première – familière en sémiotique – consiste à paramétrer certains champs sémantiques par des paramètres continus définis à partir d’une opposition binaire sémantique. La seconde implantera sur les espaces ainsi construits des dynamiques catastrophiques élémentaires fort simples. 

 

Enfin, en sociologie des cultures antiques, les travaux de J. N. Adams renouvellent notre appréhension du monde antique comme espace d’interconnections et de disjonctions : il étudie le phénomène du bilinguisme autour de la langue latine.xxxix Il montre par exemple comment le flux de l’esprit latin influence celui de l’esprit grec dans les Res gestae d’Auguste :

Translators rendered Latin idioms literally into Greek, thereby producing a conspicuously peculiar Greek which may have been meant to impress Greeks by its Romanness.xl

Adams fait une large place aussi aux traces, présentes dans les textes et l’épigraphie, du phénomène de code-switching, l’« usage alterné de deux langues ou variétés linguistiques durant la même conversation » chez les locuteurs de toutes les langues autour du bassin méditerranéen : cette pratique permet d’identifier chez eux leur niveau de participation de l’esprit gréco-latin.

III. Naissance d’une « communauté imaginée » au Moyen Age

L’esprit gréco-latin, que nous venons de repérer dans bien des types de discours et dans plusieurs disciplines devient un souffle au Moyen Age. C’est à cette époque qu’il sort de son espace de formation, l’Empire romain. Il devient une virtualité à laquelle restent attachées les pensées individuelles en Occident, « une tradition [établie] indépendamment de la présence de son objet, qui a d’énormes répercussions sur les fonctions de tous les processus d’apprentissage. »xli
La participation de l’esprit gréco-latin devient une interrogation universelle dans la République des Lettres : des traces du couple de flux sont identifiables chez nombre d’auteurs du Ve au XVIe siècles. Leur metexis affleure dans leurs œuvres dont voici un bref florilège chronologique.

Dans sa Confession, l’Irlandais Patricius, dit Saint Patrickxlii, déclare avoir approché du flux.

Quapropter olim cogitavi scribere, sed usque nunc haesitavi. Timui enim ne inciderem in linguam hominum: et quia non legi, sicut caeteri qui optime itaque jure et sacras litteras utroque pari modo combiberunt, et sermonem illorum ex infantia nunquam mutaverunt, sed magis ad perfectum semper addiderunt. Nam sermo et loquela nostra translata est in linguam alienam, sicut facile potest probari ex saliva scripturae meae, qualiter sum ego in sermonibus instructus atque eruditus; quia inquit Sapiens: Per linguam dignoscitur et sensus, et scientia, et doctrina veritatisxliii.

C’est pourquoi j’ai jadis pensé à écrire, mais j’ai hésité jusqu’à maintenant : j’ai craint en effet de m’exposer aux langues des hommes, parce que je n’ai pas étudié, comme d’autres qui ont été parfaitement imbus de la loi et des lettres sacrées, de la même façon de l’un et de l’autre, et qui n’ont jamais changé de langue depuis leur enfance mais l’ont toujours de plus en plus perfectionnée. Car notre discours et nos paroles sont traduits en une langue étrangère, et on peut facilement prouver par la saveur de ma façon d’écrire comment j’ai été élevé et instruit dans le langage, parce que, dit le Sage, « c’est par la langue que l’on découvrira le sens et la science et l’enseignement de la vérité ».

(Traduction de G. DOTTIN, 1908)

Pour Aldhelm de Scherbornexliv, le premier auteur anglais de langue latine, s’approcher du flux est une question de géographie.

Cur […] Hibernia, quo cateruatim istinc lectitantes classibus aduecti confluunt, ineffabili quodam priuilegio efferatur, acsi istic fecundo Britanniae in cespite dedasculi Argiui Romaniue quirites reperiri minime queant, qui caelestis tetrica enodantes bibliothecae problemata sciolis reserare se sciscitantibus ualeant ?

 

Pourquoi […] l’Irlande, vers laquelle convergent sans discontinuer des navires chargés d’étudiants zélés, bénéficie-t-elle d’une prééminence si insigne, comme si, chez nous, sur le sol fécond de la Bretagne, ne résidait pas un ressortissant grec ou romain faisant office d’enseignant, qui s’y entende à dénouer les sévères problèmes de la bibliothèque céleste et capable de les rendre accessibles aux élèves curieux ?

Charlemagnexlv incite les clercs de son empire à se réapproprier le flux latin.

Unde factum est, ut timere inciperemus, ne forte, sicut minor erat in scribendo prudentia, ita quoque et multo minor esset quam recte esse debuisset sanctarum scripturarum ad intellegendum sapientia. Et bene novimus omnes, quia, quamvis periculosi sint errores verborum, multi periculosiores sunt errores sensuum. Quamobrem hortamur vos litterarum studia non solum non neglegere, verum etiam humillima et deo placita intentione ad hoc certatim discere, ut facilius et rectius divinarum scripturarum mysteria valeatis penetrare. Cum enim in sacris paginibus scemata, tropi et cetera his similia inserta inveniantur, nulli dubium, quod ea unusquisque legens tanto citius spiritualiter intelligit, quanto prius in litteraturae magisterio plenius instructus fuerit.

D’où il arriva que nous commençâmes à craindre que, puisque la compétence dans l’expression écrite faisait défaut, cette même compétence devait faire défaut plus qu’il n’était acceptable dans la compréhension des saintes Écritures. Et ne sommes-nous pas unanimes à savoir qu’aussi dangereuses que puissent être les fautes d’élocution, bien plus dangereuses encore sont les fautes d’interprétation ? Voilà pourquoi nous vous exhortons non seulement à ne pas négliger l’étude des lettres <profanes>, mais encore à vous y consacrer avec zèle et avec un sentiment de très grande humilité qui soit agréable à Dieu, afin que vous puissiez plus facilement et plus correctement pénétrer le sens mystique des saintes Écritures. En effet, lorsque se rencontrent, dans les textes sacrés, des images, des tropes et autres figures de langage, il ne fait aucun doute que leur sens spirituel sera saisi d’autant plus rapidement par le lecteur, que celui-ci aura reçu, au préalable, une solide formation littéraire. (Traduction de Y. CHARTIER (Université d’Ottawa)

Hrotsvita de Gandersheimxlvi revendique sa participation du flux latin par l’imitation de Térence.

Plures inveniuntur catholici, cuius nos penitus expurgare nequimus facti, qui pro cultioris facundia sermonis gentilium vanitatem librorum utilitati praeferunt sacrarum scripturarum. Sunt etiam alii, inhaerentes paginis, qui licet alia gentilium spernant, Terentii tamen fingmenta frequentius lectitant et, dum dulcedine sermonis delectantur, nefandarum notitia rerum maculantur. Unde ego, Clamor Validus Gandeshemensis, non recusavi illum imitari dictando, dum alii colunt legendo, quo eodem dictationis genere, quo turpia lascivarum incesta feminarum recitabantur, laudabilis sacrarum castimonia virginum iuxta mei facultatem ingenioli celebraretur.

Il existe de nombreux croyants en la vraie foi (nous-même ne pouvons être absoute de ce reproche) qui, en raison de l’élégance supérieure de la langue, préfèrent la futilité des écrits païens à l’utilité des textes sacrés. En revanche, il en est d’autres qui, bien que fidèles à l’Ecriture et dédaigneux à l’égard des œuvres d’auteurs païens, lisent et relisent les vers de Térence et, pendant qu’ils se délectent de leurs harmonieuses sonorités, sont contaminés par la vulgarité de leur contenu. Moi, l’Eclatante Voix de Gandersheim, je n’hésite pourtant pas à l’imiter dans mes œuvres alors que d’autres se plaisent à cette lecture, de sorte que c’est dans le même genre littéraire qui présentait les manières indignes et choquantes de femmes impudiques, que moi je célèbre la pureté digne de louanges des saintes vierges chrétiennes, et j’y emploie toutes les forces de mon humble intelligence.

Liudprand de Crémonexlvii aime à se vanter de sa grande proximité du couple de flux dans ses rapports d’ambassade auprès de la cour de Nicéphore II Phokas, empereur de Constantinople en 968 : il insiste ostensiblement sur sa maîtrise du grec, rare en Occident à son époque.

Ipse enim vos non imperatorem, id est βασιλέα, sua lingua, sed ob indignationem ῥῆγα, id est regem, nostra vocabat. Cui cum dicerem, quod significatur idem esse, quamvis quod significat diversum, me, ait, non pacis sed contentionis causa venisse.

Ait enim nunc completum iri scripturam, quae dicit λέων καὶ σκίμνος ὁμοδιώξουσιν ὄναγροςGraece ita. Latinum autem sic : Leo et catulus simul exterminabunt onagrum. Cujus interpretatio secundum Graecos : Leo, id est Romanorum sive Graecorum imperator, et catulus, Francorum scilicet rex, simul his praesentibus temporibus exterminabunt onagrum, id est Saracenorum regem Africanum.

His dictis atque completis, χρυσοβούλιοu, id est epistolam auro scriptam et signatam, mihi dederunt, vobis deferendam, sed non vobis dignam, ut mens credit mea.

 

Car au lieu de vous donner [la qualité d’empereur], il ne vous donna jamais que celle de Roi. Comme je lui représenté que ces deux noms-là ne signifiaient qu’une même chose, il me répartit brusquement que j’étais venu à dessein de quereller & non à dessein de conférer paisiblement.

Il dit que l’on verra en notre temps l’accomplissement de ces paroles de l’Ecriture :

Le lion & le lionceau extermineront l’âne sauvage.

L’interprétation que les Grecs donnent à ces paroles, est que l’Empereur de Constantinople & le Roi des Français joints ensemble chasseront d’Afrique les Sarrasins. 

Cette affaire ayant été terminée de la sorte, ils me donnèrent une lettre écrite en caractères d’or & scellée d’un sceau d’or, mais qui ne contiendra rien, comme je crois, qui fait digne de la majesté de votre Empire.

(Traduction de M. COUSIN, 1684)

Jean de Salisburyxlviii reconnaît la dette de la pensée de son époque envers l’esprit gréco-romain.

Fruitur [...] aetas nostra beneficio praecedentis, et saepe plura novit, non suo quidem praecedens ingenio, sed innitens viribus alienis, et opulenta doctrina patrum.
Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium humeris incidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut eminentia corporis, sed quia in altum subvehimur et extollimur magnitudine gigantea. [...] Sunt ergo memoriter tenenda verba auctorum, sed ea maxime quae plenas sententias explent, et quae commode possunt ad multa transferri, nam et haec integritatem scientiae servant, et praeter hoc a se ipsis tam latentis quam patentis energiae habent plurimum.

 

 

Notre époque tire profit des bienfaits de la précédente et en sait souvent davantage, non parce qu’elle lui serait supérieure par l’intelligence, mais parce qu’elle s’appuie sur l’énergie des autres et sur le riche savoir de nos prédécesseurs.
Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir davantage et plus loin qu’eux, ni par l’acuité de notre propre regard ni par la taille de notre corps, mais parce que, de par leur taille gigantesque, nous sommes entraînés et transportés en hauteur. [...] Les paroles des auteurs doivent être préservées dans nos mémoires, surtout celles qui constituent des phrases entières et qui peuvent être facilement appliquées à beaucoup de situations. Elles conservent en effet l’unité de la science et, pour cette raison, c’est en elles justement qu’est logée une énergie aussi cachée que patente.

Frédéric II de Hohenstaufenxlix assume sa distanciation par rapport au flux lorsqu’il lui semble qu’Aristote est dans l’erreur ou qu’en zoologie, la terminologie spécialisée en langue vernaculaire fournit des termes inexistants en latin.

In scribendo etiam Aristotelem, ubi oportuit, secuti sumus. In pluribus enim, sicut experientia didicimus, maxime in naturis quarundam avium, discrepare a veritate videtur. Propter hoc non sequimur principem philosophorum in omnibus.
[...]
cum ars habeat sua vocabula propria quemadmodum et cetere artium et nos non inveniremus in grammatica Latinorum verba convenientia in omnibus, apposuimus illa, que magis videbantur esse propinqua, per que intelligi posset intentio nostra.

Lorsque c’était opportun, nous avons suivi Aristote dans notre livre. Cependant, dans de nombreux cas touchant notamment à la nature de certains oiseaux, il semble, comme nous l’a enseigné l’expérience, s’écarter de la vérité. C’est pourquoi nous ne suivons pas le prince des philosophes en tout.
[…]
Puisque cet art [la chasse au vol] possède comme tout autre sa propre terminologie, et comme nous n’avons pas trouvé les termes à chaque fois appropriés dans la littérature latine, nous avons choisi ceux qui nous semblaient être les plus approchants pour que notre intention soit comprise.

Roger Baconl critique les dérives d’explication par l’étymologie, même celles des Anciens, comme un manquement à l’esprit gréco-latin :

Quoniam autem scimus quod multa vocabula, quae sunt in usu Latinorum, debent exponi per alias linguas, assueti in hoc credimus quod longe plura quam veritas sit capiant etymologiam aliunde. Nam sola illa vocabula quae oriuntur et derivantur ex Graeco et Hebraeo debent habere interpretationem per linguas illas. Ea enim quae pure Latina sunt non possunt habere expositionem nisi per vocabula Latina. Nam purum Latinum est omnino diversum ab omni lingua, et ideo non recipit interpretationem aliunde. Sed Latini hoc non considerant, immo indifferenter pura Latina per alias linguas interpretantur, sicut a Graecis derivata. 

Puisque nous savons que bien des mots en usage en latin doivent être expliqués par l’entremise d’autres langues, nous croyons, parce que nous y sommes habitués, que beaucoup de mots dérivent étymologiquement d’autres sources, comme c’est d’ailleurs le cas. En effet, seuls les mots qui sont d’origines grecque et hébraïque doivent être interprétés grâce à ces langues-là. Quant à ceux qui sont purement latins, ils ne peuvent être expliqués que par le latin. En effet le latin pur est très différent de toute autre langue et ne peut donc être expliqué grâce à une autre source. Mais les Latins ne prennent pas garde à cela ; bien au contraire ils interprètent sans distinction le latin pur grâce à d’autres langues, comme des mots empruntés au grec.

Pétrarqueli évoque le souvenir d’une promenade un peu particulière dans Rome : il ne traverse pas des lieux, mais il a la vision du déroulement virtuel de l’Histoire romaine, inscrite dans l’espace. Sous sa plume, le flux latin s’anime :

Vagabamur pariter in illa urbe tam magna, quae cum propter spatium vacua videatur, populum habet immensum ; nec in urbe tantum sed circa urbem vagabamur, aderatque per singulos passus quod linguam atque animum excitaret: hic Evandri regia, hic Carmentis aedes, hic Caci spelunca, hic lupa nutrix et ruminalis ficus, veriori cognomine romularis, hic Remi transitus, hic ludi circenses et Sabinarum raptus, hic Capreae palus et Romulus evanescens, hic Numae cum Egeria colloquium, hic tergeminorum acies. Hic fulmine victus victor hostium artifexque militiae Tullus Hostilius, hic rex architector Ancus Martius, hic discretor ordinum Priscus Tarquinius habitavit ; hic Servio caput arsit, hic carpento insidens atrox Tullia transivit et scelere suo vicum fecit infamem. Haec autem Sacra Via est, hae sunt Esquiliae, hic Viminalis, hic Quirinalis collis, hic Caelius, hic Martius Campus et Superbi manibus decussa papavera. Hic miserabilis Lucretia ferro incumbens, et in mortem fugiens adulter, et laesae pudicitiae vindex Brutus. Hic minax Porsenna, et etruscus exercitus, et infestus erranti dextrae Mutius, et tyranni filius cum libertate concurrens, et hostem urbe depulsum ad inferos sequens consul, et fractus a tergo viri fortis Pons Sublicius, et Horatius natans, et Tyberis revehens Cleliam. Hic erat Publicolae nequicquam suspecta domus, hic Quintius arabat dum fieri meruit de aratore dictator, hinc abductus Serranus ad consulatum venit. […]

Jean-Louis Vivèslii dénonce l’usage du flux latin sans le flux grec, pratique fort dommageable lorsqu’il s’agit de jurisprudence.

Ignorata sunt verba Graeca, quorum frequens est mentio quum in toto corpore juris civilis, tum potissimum in Codice […]; multa citata ex Homero, et Demosthene, et aliis Graecis, penitus omissa, in quibus erat vis sententiae legis, pro quorum expositione unum illud dictum arbitrabantur sufficere : Non potest legi, quia Graecum […]

Les mots grecs sont inconnus [des jurisconsultes], alors que leur emploi est fréquent dans tout le corpus du droit civil, et bien plus encore dans le Codex ; nombreux sont ceux tirés d’Homère, de Démosthène et d’autres Grecs, qu’ils omettaient totalement alors qu’y loge la puissance de la loi prise à la lettre. Pour en parler, ils pensaient qu’il était largement suffisant de déclarer : « On ne peut pas le lire parce que c’est du grec ».

Ces différentes prises de position par rapport à l’esprit gréco-latin présentent un point commun : elles montrent combien les auteurs ont conscience de leur proximité relative de locuteur avec l’esprit gréco-latin et de la proximité relative qu’ils supposent aux récepteurs de leurs messages. Par-delà les siècles, ces penseurs participent à l’existence de ce qu’on pourrait appeler avec Benedikt Andersonliii, une « communauté imaginée » en tant qu’elle réunit des gens qui ne se connaissent pas et qui ne se croiseront jamais, mais qui éprouvent un fort sentiment d’appartenance à une communauté, celle de l’esprit gréco-latin.
Comment alors prendre conscience de cette participation de l’esprit gréco-latin ? Il est important d'en envisager l’apprentissage, et donc l’enseignement. Est-il possible d’enseigner la participation active de cet esprit et la participation active à cet espace mental en mouvement, à cette « communauté imaginée » ?

IV. Comment transmettre la participation de et à cette communauté imaginée ?

Freud et Deleuze ont montré l’importance du travail sur les mots. Perdre les mots serait perdre les concepts. Comment les jeunes d’aujourd’hui peuvent-ils s’emparer de leur rôle actif de citoyen (au lieu de seulement accéder à leurs droits de citoyen) s’ils ne savent le sens du principe d’égalité défini dans le πᾶσι τὸ ἴσον de Thucydideliv, ou s’ils ignorent les valeurs morales attachées au système républicain telles que les rappelle Salluste avec nostalgie dans La Conjuration de Catilina IX, par exemple ? Peut-on enseigner dans le Secondaire l’usage d’une mémoire créatrice qui se situerait par rapport au flux de la gréco-latinité ? Cet enseignement a pris le nom d’Enseignement Conjoint des Langues Anciennes (ou ECLA) en 2000. En voici les idées de départ.
D’abord, l’esprit gréco-latin représente un réservoir de pensée potentielle, nous l’avons vu chez Jean de Salisbury, une « énergie cachée et patente » : ce couple de flux peut rendre les élèves actifs, et leur autorise l’appropriation autonome de concepts essentiels grâce aux textes. L’esprit gréco-latin est alors un laboratoire où ils travaillent sur un monde achevé, le monde gréco-romain, avant de penser le monde contemporain, en constant devenir. Par exemple, ils envisagent l’Empire péri-méditerranéen comme un archipel de cultures, tel que l’étudie Patrick Voisinlv.
Ensuite, l’esprit gréco-latin peut être pensé comme la combinaison de l’esprit romain, un esprit architecte qui coordonne des influences variées et généralise l’objet conceptuel obtenu, et de l’esprit grec, un esprit géomètre qui analyse tous les faits de civilisation et synthétise des principes. Pour les élèves de collège, le couple de flux confère aux multiples disciplines enseignées l’unité créatrice de la pensée et leur permet d’éviter d’évoluer dans le morcellement des matières individuelles.
Enfin, il convient de déritualiser le latin et le grec : ce ne sont pas de belles ruines à admirer, mais une invitation à ex-sisterlvi, à sauter en dehors de son monde, voire en-dehors de soi et, à participer au – et non plus seulement participer du - couple de flux. Certains pourraient s’étonner d’une telle participation à deux systèmes en même temps. Mais Konrad Lorenz précise que

la division de l’univers phénoménologique en couples d’oppositions est un principe intellectuel qui nous est inné, une contrainte de pensée a priori qui date des origines. La tendance qui en résulte, tendance à élaborer des concepts disjonctifs (s’excluant réciproquement), l’emporte manifestement chez beaucoup de penseurs. Mais, si forte que soit la tentation d’adopter ce mode de pensée comme principe général, il est absolument indispensable de l’éviter, tout particulièrement si l’on veut comprendre sur le plan historique une multiplicité de formes née du développement et des subdivisions d’un tronc initial.lvii 

En ECLA, la démarche d’approche de l’esprit gréco-latin n’est pas foncièrement opposée à la « pensée par principes disjonctifs ». Elle vient s’y surajouter et l’enrichit en s’inspirant de l’harmonie palintrope d’Héraclitelviii, où l’arc et la lyre illustrent la co-existence des principes et des concepts, parfois la tension entre eux, mais avec l’équilibre du jugement porté sur eux par l’observateur.
L’ECLA est pensé comme une variation de point de vue. Auparavant, dans la formation des élèves, la pensée se focalisait sur les apports de l’esprit grec ou de l’esprit latin, voire de l’esprit grec et puis de l’esprit latin. L’ECLA constitue la troisième variante possible : saisir l’esprit gréco-latin par lecture comparative, ou plutôt grâce à la lecture par homologies et analogies, démarche analytique proposée et expérimentée par Konrad Lorenz dans un autre domaine de recherches. L’élève obligé d’envisager une thématique en lisant simultanément à gauche en grec et à droite en latin change son point de vue : il occupe la place centrale entre ses objets d’étude et non plus une position frontale face au savoir à étudier. C’est sa réflexion qui est au centre : le flux existe seulement parce qu’il le pense. Lorenz explique que

nous n’apprenons pas à penser, nous apprenons simultanément par l’acquisition du vocabulaire, les symboles des objets et les relations entre ces objets, et la connaissance ainsi acquise est insérée dans un cadre préstructuré sans lequel nous ne saurions pas penser et sans lequel, par conséquent, nous ne serions pas des hommes.lix

En plus de l’accès au vocabulaire et aux symboles des objets « esprit latin » et « esprit grec », l’ECLA confère à l’élève l’accès - sinon impossible simultanément - aux conjonctions et disjonctions qui existent au sein même du couple de flux. D’où la démarche pédagogique propre à l’ECLA.

Il s’agit, dans le cadre des programmes nationaux, de mener conjointement l’enseignement du Latin et du Grec ancienlx, pour mettre en évidence ressemblances, différences, et complémentarités des deux littératures, des deux civilisations et deux langues antiques. Il ne s’agit donc pas seulement de « bilinguisme », dans l’acception courante du terme, c’est-à-dire d’une étude parallèle des langues grecque et latine, mais bien d’une pratique pédagogique qui se donne pour objet de faire découvrir aux élèves toute la richesse et la complexité de « L’Empire gréco-romain ». Par exemple, les élèves sont amenés à comprendre l’évolution de l’usage littéraire du personnage d’Héraklès/Hercule, du mythe chez Homère au symbole politique chez Ovide et Aelius Lampridius. De la même façon, ils saisissent la portée générique de l’invocation à la Muse dans les épopées d’Homère et de Virgile, ce qui leur permet ensuite l’analyse autonome de son détournement satirique dans une épigramme latine de Janus Pannonius au XVe siècle.

Plusieurs approches sont alors possibles :

  • lecture parallèle de textes à contenu identique en latin et en grec (Res Gestae d’Auguste, Hermeneumata Pseudodositheana, textes épigraphiques bilingues, textes bibliques, traductions latines d’œuvres grecques …) ;

  • lecture successive de textes à contenu similaire ou antithétique (discours et portraits d’Alcibiade et de Catilina, descriptions de Rome, discours polémiques de Cicéron et Démosthène …) ;

  • lecture successive d’un texte latin, puis d’un texte grec pour susciter la réflexion des élèves sur un thème précis (comparaison du convivium et du συμπόσιον) ;

  • lectures cursives d’œuvres intégrales, lectures comparées (les lois de Solon et des Douze Tables, la reprise par Virgile des motifs homériques …) ;

  • lecture de plusieurs traductions différentes d’un même texte. Par exemple, la lecture comparée de cinq traductions françaises de l’invocation à la Muse dans l’Énéide permet de mieux cerner les relations que tissent avec le texte antique ses traducteurs marqués par leur siècle. A l’époque de Louis XIV, insignem pietate virum devient Un Monarque pieux, un héros équitable sous la plume de Jean Regnault de Segrais ; sous la Monarchie de Juillet, l’Abbé Delille traduit D’un prince magnanime, humain, religieux. Avec un minimum de références historiques, les élèves de Troisième parviennent à commenter quelques connotations, quelques « surcharges » apportées au texte antique.

Il est également possible de lire les arts comme l’architecture antique, par exemple, plutôt que de la cantonner au statut de « référence culturelle » : étudier conjointement des textes latins et grecs consacrés à l’Ara Pacis Augustae, à la frise des Panathénées et à l’autel de Pergame amène les élèves à en saisir le message artistique et politique.
Organiser les différents chapitres de l’année procède donc de la même démarche : sur les objets d’étude proposés par les programmes, croiser des problématiques de lecture dans les textes latins et grecs, tout en respectant leurs différences, conduit à opérer des choix. On définit des séquences thématiques (par exemple, le forum et l’agora, pour la vie civique) ou génériques (l’épopée, à Athènes et à Rome), mais la perspective littéraire de l’étude des textes (des genres, des registres, des types de texte, des modalités d’écriture et de lecture, de l’énonciation …) ne peut que s’enrichir de cette intertextualité constante du grec au latin, et du latin au grec.
La transdisciplinarité est un ressort essentiel de la motivation des élèves optionnaires. Chaque séquence offre un large éventail de possibilités : par exemple, « temple grec et nombre d’or », « ordres grecs et géométrie euclidienne », « morphologies des langues anciennes et des langues officielles de l’Union européenne », « étymons grecs et latins du vocabulaire scientifique », « démocratie et république : de l’étymologie à l’éducation civique ».
L’étude de l’intertextualité, des réécritures, du dialogue des écrivains grecs et latins entre eux amène les élèves à percevoir tant la singularité de chacune des deux cultures, que les points de rencontre entre elles. Montrer simplement la reprise par Lucien de Samosatelxi du motif de la « rencontre avec un fantôme dans une maison hantée » rapportée par Pline le Jeunelxii, c’est montrer ipso facto le dialogue constant des lettres helléniques et des lettres latines. Lire la reprise du motif de la catabase dans La porte des Enfers de Laurent Gaudélxiii ou du mythe odysséen dans Les chants perdus de l’Odyssée de Zachary Masonlxiv permet d’ouvrir la réflexion jusqu’à la réécriture moderne des mythes antiques. De même, confronter des passages du Virgile travesti de Scarron à l’Énéide conduit spontanément les élèves à s’interroger sur leurs différences et à définir les caractéristiques du discours satirique ! En fait, il s’agit d’intégrer l’intertextualité des cultures grecque et latine, respectant en cela le « brassage des peuples », les réalités linguistiques, culturelles et historiques de l’espace méditerranéen antique.
L’intertextualité mène les élèves à adopter de leur propre chef une démarche autonome de réflexion : deux textes confrontés proposent d’eux-mêmes une problématique, au lieu de laisser le professeur problématiser, souvent seul, la lecture d’un texte unique ! Par exemple, ils parviennent à questionner le phénomène du césarisme en comparant la position d’auteurs comme Virgile ou Ovide dans ses Fastes et celle des écrivains dissidents Osip Mandelstamlxv et Nicolas Bokovlxvi.

Quelle est l’influence de l’ECLA sur la pensée des élèves dans leur approche de l’esprit gréco-latin ?

Il leur apporte un regard systémique.
La nécessité pour les élèves d’adopter un regard systémique en ECLA facilite l’appropriation et la synthèse de compétences linguistiques. Pas de place pour la lassitude qui ne manque pas de s’installer lorsque l’utilisation des compétences en grammaire latine relève de la redite à propos de chaque texte. Ici, chaque élève éprouve ses compétences en latin par la confrontation à la grammaire grecque. Identifier différences et similitudes entre les systèmes des deux langues permet de réactiver les savoirs de latin de façon motivante et de réfléchir de manière autonome à sa pratique des langues, française comme étrangères.

Il les place délibérément en situation d’instabilité productive.
Dans chaque séquence, la confrontation des textes, des langues et des cultures place d’emblée l’élève dans un équilibre instable et productif. Il n’est pas dans la position rassurante du face-à-face avec le texte qu’il interroge en espérant une réponse. Au contraire, il est témoin du dialogue entre un texte latin et un texte grec. Cette position « d’exclusion passagère » agit comme un aiguillon : avec naturel et sans intervention du professeur, l’élève énonce bien souvent une problématique et questionne non seulement les textes, mais construit une réflexion personnelle à propos des idées qu’ils véhiculent.

Il leur offre une émancipation intellectuelle.
En ECLA, les élèves n’abordent pas les textes pour eux-mêmes, en tant que beaux objets de l’Antiquité qu’il convient de connaître. Dans le sens de la pensée de Compayré lorsqu’il critique les déviances de l’enseignement du latin et des humanités chez les Jésuiteslxvii, l’enseignant a le souci de dépasser la transmission d’une culture intellectuelle pour accompagner l’émancipation intellectuelle de ses élèves. Les séquences sont donc bâties pour susciter une réflexion personnelle des élèves à propos d’extraits de textes latins et grecs qui la font éclore et la nourrissent.
Les élèves apprennent non pas les langues et cultures grecques et latines, mais ils s’initient à la participation de et à l’esprit gréco-latin.

Cette communauté imaginée autour de l’esprit gréco-latin peut-elle être une communauté de destin ?
Konrad Lorenz pense que

tout progrès culturel repose sur l’intégration de sous-systèmes, existant antérieurement mais jusqu’alors indépendants les uns des autres.lxviii

La civilisation romaine, puis gréco-romaine, est un exemple de greffes multiples d’éléments hétérogènes au gré de son élargissement géographique. De même, dans le monde actuel, nous ne pouvons maintenir de progrès sans que les sous-systèmes grec et latin antiques ne viennent nourrir la réflexion pour l’avenir.
L’esprit gréco-latin tel que nous l’envisageons ici constitue un espace mental en mouvement, en devenir, aujourd’hui déterritorialisé, situé à proximité de chacun de ceux qui participent de lui et qui, selon leur volonté propre, y participeront et en feront un Weltgeist renouvelé. Le couple de flux perdure et s’offre : à chacun de s’y tremper.
Au XIXe siècle déjà, en Allemagne, l’esprit gréco-latin était l’enjeu du conflit entre Philanthropes et Néohumanistes. Les premiers conçoivent les apprentissages et les savoirs d’après leur utilité matérielle, les seconds, parmi lesquels Goethe, Schiller et Willhelm von Humboldt, envisagent un monde idéal inspiré des anciens Grecs.

L’esprit gréco-latin souffle-t-il encore sur la pensée ? A chacun de ceux qui s’estiment nourris à la source de ce couple de flux, de transmettre la participation de et à cet esprit. Peut-être pourrions-nous sortir alors de la relative période d’étiage du flux de l’esprit gréco-latin telle que pouvait l’appréhender Hermann Hesselxix :

Des périodes de terreur et de très profonde misère peuvent survenir. Mail s’il doit y avoir encore un bonheur dans la misère, ce ne peut être qu’un bonheur de l’esprit, orienté, dans le passé, vers le sauvetage de la culture des époques antérieures, et, pour l’avenir, vers l’affirmation sereine et persévérante de l’esprit, dans une ère qui sans cela risquerait d’être entièrement vouée à la matière.


ANNEXE

Modélisation des phases et des résultats du processus d’acculturation

Dirk KRAUSSE, « La romanisation, phénomène antique précurseur de la globalisation », article en allemand dans le catalogue de l’exposition Krieg und Frieden, Kelten, Römer, Germanen, Bonn, 2007 (traduction de l’auteur)

 

Premier contact

Influence culturelle de Rome sur les peuples voisins sans modifier leur comportement : importation de vaisselle et de vin d’Italie, copie du système monétaire grec, puis romain (denier)

Contact direct

Relations diplomatiques (peuples « amis du peuple romain »), alliances ponctuelles

Conflit armé et

psychologique

  • Supériorité militaire et logistique des Romains

  • Conséquence : les peuples attaqués doutent des qualités de leur propre culture.

Crise

  • Apparition d’un stress qui peut être tardif (une ou deux générations après le début de l’occupation) chez le

peuple vaincu.

  • Causes : occupation prolongée de son territoire, croissance de l’influence culturelle étrangère.

  • Difficulté à accepter le phénomène d’acculturation (modification et transformation de sa propre culture,

adaptation à de nouvelles conditions de vie). Des opposants se dressent contre cet état de fait.

Quatre évolutions possibles

Assimilation

Abandon par le peuple vaincu de sa propre culture et adaptation complète à une culture étrangère

Intégration

Adaptation partielle à la culture étrangère et préservation de l’identité culturelle (Gaulois)

Séparation

Préservation de la culture d’origine par isolation volontaire (Celtes d’Irlande) et rejet de la culture étrangère

Marginalisation

Perte progressive de la culture d’origine par accoutumance forcée à la culture étrangère (le peuple vaincu ne trouve pas de sortie de crise et considère les contacts avec la culture étrangère comme une source de conflit perpétuel)

 


i2. comme Ernest Howald le dit du « classique » dans Die Kultur der Antike en 1948 (traduction de l’auteur)

ii3. Bildung, Europas kulturelle Identität, Reclam, 2006, p. 33 (traduction de l’auteur)

iii4. L’envers du miroir, Une histoire naturelle de la connaissance, Flammarion Champs sciences, 1975, p. 247

iv5. L'imaginaire national: réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996

v6. Einaudi, Turin, 2004, p. 85 (traduction de l’auteur)

vi7. La voix de Gilles Deleuze, cours du 17 novembre 1981 : « [Bergson] dit voilà, je suis, je suis sur la rive, je suis sur la rive et y a des flux. » (http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=12)

vii8. Pierre Grimal, Le Siècle des Scipions. Rome et l’hellénisme au temps des guerres puniques, Paris, Aubier, 1953

viii9. M. Heidegger, Brief über den “Humanismus”, Wegmarken, tome 9, p. 320 (traduction de l’auteur)

ix10. La voix de Gilles Deleuze, cours du 17 novembre 1981 (http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=15)

x11. Stœchiométrie du couplage des flux comme, par exemple, dans les réactions métaboliques du génome : “Two reaction fluxes are directionally coupled if the activity of one flux implies the activity of the other without the converse necessarily holding true, partially coupled if the activity of one flux implies the activity of the other and vice versa, or fully coupled if activity of one flux fixes the activity of the other.”, in Anthony P. Burgard, Evgeni V. Nikolaev, Christophe H. Schilling, et al., Flux Coupling Analysis of Genome-Scale Metabolic Network Reconstructions, Genome Research, 2004, n°14, p. 302 (traduction de l’auteur)

xi12. Juxtaposition n’est pas mélange.

xii13. Op. cit., p. 109

xiii14. Ibidem

xiv15. Mors immortalis, Ibidem, p. 103

xv16. Ibidem, p. 109

xvi17. par opposition au canon chrétien (Bible et œuvres des commentateurs) in Bildung, Europas kulturelle Identität, Reclam, 2006, p. 11

xvii18. Op. cit., p. 235

xviii19. Emprunt à K. Lorenz, op. cit., p. 233, à propos de l’héritage des propriétés acquises.

xix20. Traduction de l’auteur à partir de la traduction allemande de l’Archipelago, Der Archipel Europa, Dumont, 1997

xx21. Ibidem, p. 166

xxi22. Ibidem, p. 167

xxii23. Platon, Phédon 101c

xxiii24. La voix de Gilles Deleuze, cours du 17 novembre 1981 (http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=15)

xxiv25. Edition Alison E. Cooley, 2002

xxv26. Article Writing Latin, from resistance to assimilation: language, culture and society, in Becoming roman, writing latin ? Literacy and epigraphy in the roman West, Portsmouth, Rhode Island, 2002, p. 61-76

xxvi27. Eloquentia popularis et urbanitas, les orateurs originaires des villes italiennes à Rome à la fin de la République, Actes de la recherche en sciences sociales, 1985, vol. 60, pp. 68-71 

xxvii28. Dirk Krausse, La romanisation, phénomène antique précurseur de la globalisation, catalogue de l’exposition Krieg und Frieden, Kelten, Römer, Germanen, Bonn, 2007 (traduction de l’auteur)

xxviii29. Consulter en Annexe le document de travail de mes élèves de Cinquième (Collège Robert le Frison de Cassel, depuis 2005) lors de leur Voyage le long de voie romaine du IVe siècle av.n.è. au IXe siècle (http://www2b.ac-lille.fr/langues-anciennes/telechargement/30voyagevoieromaine1.pdf)

xxix30. La question des langues dans l’Empire romain, L’enseignement du latin et du grec dans l’Antiquité, p. 1 (http://www2b.ac-lille.fr/langues-anciennes/telechargement/Conference%20B%20ROCHETTE%20.pdf)

xxx31. Marek Krajewski, La peste à Breslau, Gallimard Série noire, 2009, p. 113 (traduction de Maryla Laurent et Margot Carlier)

xxxi32. Ibidem, p. 135-136

xxxii33. François Bégaudeau et Joy Soman, L’invention de la jeunesse, Parce que ça nous plaît, Editions Larousse, 2010

xxxiii34. De la connaissance historique, Seuil « Points », 1975, p. 31

xxxiv35. Déclinaisons de l’Europe, Editions de l’Eclat, 1996, p. 28-29

xxxv36. Avant-propos à Massimo Cacciari, Déclinaisons de l’Europe, Editions de l’Eclat, 1996

xxxvi37. Esquisse d’une sémiophysique, 1988, p. 12

xxxvii38. Exercice en appropriation, dans Barbara Cassin, Nos Grecs et leurs modernes, Seuil, 1992

xxxviii39. René Thom fait ici référence au colloque Les Stratégies contemporaines d’appropriation de l’Antiquité, Sorbonne, 10-13 octobre 1990

xxxix40. Bilingualism and the Latin language, All Souls College, Oxford, 2003

xl41. Op. cit., p. 12

xli42. Cf. supra cette citation de Konrad Lorenz

xlii43. (v. 380 – v. 460), Confession, 9

xliii44. Ecclésiaste, IV, 29

xliv45. (639-709), Lettre à Ehfrid, V (traduction de l’auteur)

xlv46. Epistola de litteris colendis (780-800) 

xlvi47. (v. 935-v. 975), Préface aux Drames (traduction de l’auteur)

xlvii48. (v. 920 - v. 972), Relatio de Legatione Constantinopolitana, extraits de 2, de 40 et de 56

xlviii49. (v. 1115 – 1180), Metalogicon, IV, 5-7 (traduction de l’auteur)

xlix50. (1194-1250), De arte venandi cum avibus (De l’art de chasser avec les oiseaux), extrait du Prologue (traduction de l’auteur)

l51. Oeuvre majeure, III, 7 (traduction de l’auteur)

li52. De locis insignibus urbis Romae, Epistulae de rebus familiaribus VI, 2, 5-8, 1337

lii53. De causis corruptarum artium VI, 3, 1531 (traduction de l’auteur)

liii54. Pour la notion de « communauté imaginée », consulter L'imaginaire national: réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996

liv55. La Guerre du Péloponnèse II,41

lv56. Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et langues anciennes, L’Harmattan, Paris, 2007

lvi57. Bernard Stiegler et Ars industrianlis, Réenchanter le monde, La valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion, 2006

lvii58. Op. cit., p. 242

lviii59. Fragment 51 DK

lix60. Op. cit., p. 252

lx61. La pédagogie de la participation de et à l’esprit gréco-latin dont est tiré l’exposé suivant a fait l’objet d’un rapport remis en octobre 2010 par l’auteur à l’Inspection Générale de Lettres sous le titre L’ENSEIGNEMENT CONJOINT des LANGUES ANCIENNES, Une démarche didactique au collège Robert le Frison de CASSEL.

lxi62. Philopseudeis (« Les affabulateurs »), 30-31

lxii63. Lettres, VII, 27

lxiii64. Actes Sud, 2008

lxiv65. Actes Sud, 2010

lxv66. Distiques sur Staline, 1933

lxvi67. Liquidation (texte publié dans l’ouvrage collectif Hommage à Anna Politkovskaya, Buchet/Chastel, 2007)

lxvii68. Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle, Hachette, 1881.

lxviii69. Op. cit., p. 241

lxix70. Le jeu des perles de verre (1943), Le livre de poche, 2009



___________________________________________________

- Auteur : Marc Bubert, Professeur certifié de Lettres classiques
- Titre : L’esprit gréco-latin : comment transmettre la participation à une « communauté imaginée » ?
- Date de publication : 14-05-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=105
- ISSN 2105-2816