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COLLOQUES


L’ESPRIT LATIN SOUFFLE-T-IL ENCORE SUR LA PENSEÉ ?
Nomina sunt consequentia rerum (Vita Nova, XIII, 4) : que reste-t-il de l’adage dantesque dans l’Italie contemporaine ?

Alessandro Benucci, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense


  1. Introduction

L’objet de cette intervention s’inscrit dans le projet d’une analyse critique de l’héritage latin dans la pensée contemporaine. Précisons qu’il n’est pas de latinité que classique : le terme de latinité peut et doit se concevoir aussi pour désigner la latinité médiévale. Mais quelle démarche doit-on envisager lorsqu’il s’agit de réfléchir sur l’héritage que la latinité médiévale nous a légué ? Force est de constater que les écrivains médiévaux font usage d’une langue, et des expressions qui lui appartiennent, sans la moindre perception de l’écart avec l’époque antique qui leur avait donné naissance ; dès lors, les concepts et les sentences classiques étaient aisément pliés aux argumentations et aux démonstrations qui étaient étrangères à leur culture d’origine. L’espace culturel médiéval représente, en définitive, une époque controversée, qui offre souvent des produits contaminés, où l’on peut repérer maintes couches de sens, dues au fait que l’usage médiéval se superpose aux contenus d’origine, sans pour autant en sacrifier les acceptions originelles.

En disposant d’une formation de médiéviste, on peut être amené à s’interroger sur les usages contemporains du célèbre adage de Dante, nomina sunt consequentia rerum (Vita Nuova, XIII, 4) « les noms sont la conséquence des choses » pour offrir un exemple d’analyse du double héritage dans lequel la culture médiévale puise cet aphorisme. La présence massive de cet adage, parmi les expressions récurrentes en italien, dans les blogs et dans les sites d’actualité soulève une interrogation qu’il convient d’aborder ici. C’est surtout sur Internet que les occurrences de la maxime se réfèrent au panorama politique italien et à ses implications, ce qui est à première vue fort éloigné de l’emploi que Dante lui attribue dans son œuvre de jeunesse. Par ailleurs, il paraît encore plus étrange que cet adage soit souvent accompagné du nom de son auteur, ou bien de ses auteurs, car sur Internet on ne s’accorde pas à lui reconnaître la paternité de Dante. Parfois il s’agit de Dante, parfois de Justinien.

Ce que l’on propose, à l’issue des analyses sur les usages de la maxime, c’est de démontrer que le latin est convoqué comme garant du bon sens, de l’ordre logique des choses. La sagesse des nations et des proverbes devient une sorte de protection contre les dérives démagogiques du panorama politique et social italiens. Les maximes, dépositaires d’un savoir irréfutable, sont incluses dans une opération rhétorique qui consiste à créer un ethos polémique, qui dans ce cas s’appuie sur l’érudition et sur la langue latine que l’on érige en détentrices de la vérité. On peut penser qu’il est quelque peu dérisoire de parvenir à cette constatation par le biais d’une série d’observations sur les emplois d’une seule maxime. Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de considérations qui suivent, il sera possible de constater que sous cette apparence anodine l’adage devient un redoutable instrument de résistance à une politique contemporaine démagogique dont l’un de premiers buts est de s’en prendre à la langue de la démocratie pour la manipuler. L’adage et ses pères, Justinien et Dante, deux auctoritates pour la culture italienne, deviennent, en conséquence, une forme de rempart contre les dénominations abusives qui pervertissent le langage et son lexique.

Quant aux modalités de l’enquête, on a fait appel essentiellement à Internet et à une sélection raisonnée et critique des données issues de la recherche sur Google (recherche avancée en langue italienne, sites provenant d’Italie) étalée sur plusieurs mois. Ensuite, le champ d’analyse a été réduit à trois sources fondamentales : sites de journaux (quotidiens, hebdomadaires, revues en ligne etc.), publications législatives officielles (Gazzetta Ufficiale etc.), blogs et commentaires. Ce qui montre que la même maxime est utilisée dans deux contextes tout à fait différents : d’une part, un usage spécifique de la sentence lorsqu’elle glose d’une manière assez ironique - et quelque peu grossière - les noms propres de certains personnages du panorama politique actuel ; d’autre, une utilisation de l’adage interprété de façon beaucoup plus sérieuse pour mettre en évidence les incohérences et les sous-entendus d’une langue qui est de plus en plus sujette à des changements, malentendus, syllepses. Entre le premier et le dernier usage tout change : les auteurs, le message, le public, la substance au cœur de la réflexion, le but. C’est pourquoi la question sera présentée selon deux optiques qui correspondent aux deux héritages. Dans une première partie on s’attachera à mettre en évidence le parcours qui lie l’adage et Dante à l’usage le plus commun qui est un commentaire ironique des noms propres de personnages politiques italiens. Dans une deuxième partie on montrera comment, après que certains érudits ont attribué la paternité de l’adage à Justinien, nomina sunt consequentia rerum apparaît, dans des circonstances plus variées, comme le moyen de dénoncer les glissements sémantiques qui concernent certains mots et expressions du langage courant.

 

  1. Les bloggeurs et les ‘onorevoli’ : D’où vient l’usage antiphrastique de cet adage ?

« Le nom d’Amour est si doux à entendre qu’il me semble impossible que son action puisse, en la plupart des choses, être autre que douce, parce que les noms correspondent aux choses nommées, selon ce qu’il est écrit : Nomina sunt consequentia rerum »i. Dante pense à la délicatesse du nom d’amour qui est le signe manifeste de la douceur de ses attributs et de ses opérations, car les noms s’accordent à la res nommée. La série de sons qui compose le mot amore en langue vulgaire toscane produit une combinaison phonique tellement harmonieuse que cela justifie l’attribution du terme à l’amour. Ce qui intéresse le poète florentin, c’est l’aspect sensible du signe linguistique ; le nom participe à la chose par sa dimension phonique. Dans l’œuvre-manifeste du nouveau mouvement poétique du Dolce Stil Novo, Dante réclame une correspondance absolue entre les sons de sa poésie et les thèmes. Toutefois, Dante a proposé cet adage sans en faire une maxime métaphysique d’intellection de l’essence de la chose nommée et ce ne sont que ses commentateurs qui l’érigeront en une sorte de dogme qui s’inscrit dans la filiation de l’interpretatio nominis. Bien que cette conception ne devienne un précepte de rhétorique qu’au Moyen Âge, c’est dans l’antiquité tardive et chrétienne que les exégètes commencent à l’appliquer au texte sacré sous la forme de glosesii. L’interpretatio nominis avait fourni au Moyen Âge un vaste patrimoine culturel fondé sur les connaissances de l’ordre humain et divin. Les noms des personnages bibliques ont une justification divine, donc une capacité descriptive performative, comme le montre l’exemple classique de l’évangile de Matthieu, XVI, 18-19, « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». L’œuvre principale de référence est le Liber interpretationibus hebraicorum nominum de Jérôme, une liste avec explication étymologique des noms juifs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le traité le plus important pour la formulation théorique de l’interpretatio nominis est le De dialectica, attribué à Augustiniii, qui développe la thèse de l’origine naturelle du langage et la théorie générale de la motivation du signe linguistique. L’interprétation des noms devient donc un expédient typique des artes poeticæ au Moyen Âge. Interpréter un nom, cela signifie déduire d’un nom propre, par un usage assez libre de l’étymologie, une signification appropriée à sa nature, au caractère, à la vie du personnage. Les noms révèlent l’essence des choses.

Que font-ils les commentateurs au Moyen Âge ? Ils se servent de l’adage présent dans la ansi standards Vita Nuova pour gloser certains passages de la Commedia où le nom propre révèle un trait du caractère de celui qui le porte, ou bien son destin. Dès les premiers commentaires, l’adage se lie aux noms des personnages de l’œuvre, notamment Saint Dominique, Béatrice, Dante lui-même et l’envieuse Sapia (Pur. XIII). C’est le cas par exemple d’un des premiers commentateurs, Guido de Piseiv, qui, en donnant son interprétation du nom de « Dante », inaugure une méthodologie d’explication des noms propres présente aussi dans l’un de plus anciens et importants commentaires, appelé Ottimo Commentov et chez Boccacevi. Les commentateurs successifs se servent de l’adage de la Vita Nuova pour l’exégèse de Dante lui-même, en appliquant la « théorie » aux exemples de « noms parlants » que la Commedia fournissait. Le nom imposé par le parrain prouvera que l’enfant possède tel don, en raison même de l’imposition même de ce nom. Magie singulière, qui fait engendrer le présent par l’avenir. Il s’agit de la dimension performative de la nominatio.

Cependant, on ne fait pas seulement référence à cet adage pour désigner la pertinence de l’adéquation de l’être avec son nom, on y fait aussi allusion de manière antiphrastique pour mesurer l’écart entre la qualité (l’essence) qui désigne le nom et l’être qui le porte. Cet emploi ironique est présent dans le contexte vernaculaire comme chez les pères de l’Église (on le trouve, en effet, chez Augustin, De dialectica, pour la nominatio par antiphrase). C’est ainsi que les commentateurs s’en servent pour gloser le nom d’une envieuse du chant XIII du Purgatoire, ‘Sapia’ que « quoique nommée Sapia, je ne fus guère / sage »vii (Au Moyen Âge on voyait dans le nom de la femme la dérivation du verbe Sapio, is). Casini et Barbiviii commentent : « Nomina sunt consequentia rerum : ici il s’agit d’un jeu de mots concernant la femme de Sienne et son peu de sagesse ; une antithèse avouée par elle-même ; d’autant plus que de telles antithèses étaient bien prises en compte par les anciens, comme il est montré par l’inscription sur le tombeau pisan de Béatrice, comtesse de Toscane, où l’on lit : “Bien que je sois pécheresse, je suis appelée madame Béatrice” ».

L’adage a exercé une influence suffisamment grande pour que l’onomastique littéraire le reprenne à son compte. En effet, la démarche qui consiste à attribuer un nom ou un surnom par une antiphrase qui stigmatise le vice alors que l’on désigne une vertu – ou l’inverse – connaît ses premières attestations en vernaculaire aussi bien dans la Divine Comédie (Pg. XIII, 109) que dans les œuvres des premiers novellieri, Boccace, Sacchetti, Sercambiix. Cette nominatio antiphrastique est un fil rouge dans la littérature d’évasion (novelle, facetiae et nugae, dialogues et poèmes semi-sérieux jusqu’au récit vériste et expressionniste de Verga et de Pirandello)x. L’adage, et donc l’impensé qui se cache derrière cette onomastique comique, reste toujours vivant sous la forme d’un commentaire érudit nomina (non semper) sunt consequentia rerum, connu de tous les lycéens et les étudiants italiens, ce qui détermine de facto son entrée dans le langage courant. Sa convocation dans plusieurs contextes entraîne par conséquent une forme de satire à la fois subtile et grossière, elle crée un effet de grotesque qui mêle les erreurs aux passions ; l’interpretatio devient une sorte de petite description immédiate du personnage. Le nom est l’indice d’une difformité physique, d’une inclination morale ambigüe ou bien de la bêtise.

Si nous passons à l’époque contemporaine, nous constatons que la maxime continue de dévoiler l’ « essence » d’un nom propre : les recherches dans les blogs montrent bien que l’adage est devenu ainsi un élément relativement commun dans la langue parmi les expressions typiques. C’est le cas notamment des espaces virtuels de discussion politique, des forums et des blogs, où les parlementaires, que l’on nomme traditionnellement onorevoli, sont souvent la cible des jeunes bloggeurs qui citent la maxime et son auteur pour se livrer à des considérations plutôt ironiques, burlesques et grotesques sur les noms propres et le rôle que jouent ces personnalités politiques (surtout celles de la majorité au pouvoir) dans l’actualité.

Voyons trois exemples. Ainsi, parmi les derniers agissements du président de l’Assemblée Nationale Gianfranco Fini, qui a été expulsé du parti politique cofondé avec le président du Conseil Silvio Berlusconi (et qui a failli faire tomber le gouvernement au dernier vote de confiance du 14 décembre 2010) certains bloggeurs voient des ambitions personnelles, une volonté de poursuivre un autre chemin et occuper la place de Berlusconi. Voici le commentaire du bloggeur « Zhuge » à un article apparu dans le site web du quotidien Il Giornalexi « De toute façon, puisque comme on disait au Moyen Âge Nomina sunt consequentia rerum, Gianfranco Fini ne fait que poursuivre ses buts, ses propres buts »xii. Les noms sont la conséquence des choses, dit Dante, et Fini vient du latin finis- is qui veut dire, le but, ce qu’un italophone entend tout de suite. C’est pourquoi il peut le railler et dire que Fini ne suit que ses propres buts.

Si le président de la Chambre des Députés est très actif, son alter-ego au Sénat ne fait rien ou presque. Considéré par la plupart des internautes comme un lâche et un simple porte-parole de Berlusconi, Renato Schifani est dégoûtant, même dans son nom, et ne mérite pas d’attention. L’étymologie du nom est fantaisiste et délirante : en effet un italophone entend schifo qui signifie le dégoût et ani, le pluriel d’anus. Suite à sa déclaration « Facebook : plus dangereux que les groupes extrémistes des années 70 ! » du 17 décembre 2009 concernant certains groupes présents sur Facebook qui montrent leur désapprobation vis-à-vis du Président du Conseil, dans le forum zeusnewsxiii nous trouvons le commentaire de « Spinoza » : « Moi, je ne supporte plus cette personne. Dois-je m’entendre dire par Schifani que je suis un terroriste parce que j’ai exprimé ma pensée sur Facebook ? Il est vrai, Nomina sunt consequentia rerum, Schifani, un nom une raison, lui et toutes ces marionnettes lobotomisées qui sont en train de détruire les libertés d’un pays civilisé »xiv.

Voyons un dernier exemple, celui de l’ex-vice chef du groupe parlementaire du Peuple de la liberté (le parti de Berlusconi, majoritaire au parlement) Italo Bocchino. Dans l’affaire d’une énième proposition de loi pour abréger les procès, un bloggeurxv déclare qu’Italo Bocchino s’est fait mettre dans la bouche tout ce qu’il devait dire à l’assemblé. Il s’agit d’un jeu de mots grossier et le bloggeur commente cela en faisant référence à l’adage. Pour déclarer que Bocchino (« petite bouche » mais aussi un gros mot pour indiquer la fellation) est l’homme de paille du Président du Conseil et qu’il manque d’initiative, l’internaute compare leur relation à une fellation.

En ce qui concerne ce premier groupe d’occurrence l’adage est toujours cité pour mettre en évidence ironiquement que l’absurdité de certains choix ou caractéristiques des personnages concernés réside dans leurs noms propres. Il se trouve qu’à coté de la citation il y a l’expression « comme dit Dante ». En conclusion nous voyons que l’ironie reste l’un de principaux instruments de contestation du système politique : l’adage justifie ici une satire souvent grossière qui concerne les noms de politiciens et qui ridiculise la majorité au pouvoir.

 

  1. L’adage devient un redoutable instrument de contestation des dénominations abusives

Cependant il y a toute une série de citations de la maxime où le but n’est pas celui de se jouer des noms propres des politiciens, mais de défendre la corrélation naturelle entre la chose et son appellation, contre certains glissements sémantiques qui contaminent de plus en plus la langue italienne. La mise en cause des appropriations illicites de telle ou telle dénomination passe par la convocation d’un adage qui s’érige en rempart de la rigueur terminologique plutôt qu’en décodeur du sens originel du nom propre. Dès lors, pour mieux comprendre cette autre capacité que la maxime a d’attaquer le modèle politique et social courant, il nous est nécessaire de revenir à nouveau à Dante et à ce que nous avons déjà remarqué à propos du passage de la Vita Nova.

Par Nomina sunt consequentia rerum Dante n’applique pas au nom d’Amore la pratique de l’interpretatio nominis comme les premiers commentateurs le croyaient. Il n’est pas question de révéler l’essence de l’amour par la signification de son nom, mais plutôt de mettre en évidence la correspondance entre les sons du terme et les effets de l’amour sur l’homme. En déclarant cela, il s’appuie sur une citation d’un texte : la sentence est précédée de « selon ce qu’il est écrit » (« sì come è scritto »)xvi. C’est le dantologue Bruno Nardixvii et le chercheur en droit Fiorellixviii qui contestent l’interprétation traditionnelle de l’adage, encore partagée à pareille époque par le dantologue André Pézard dans son essai Dante sous la pluie de feuxix : ce dernier dans les pages dédiées à l’adage, réaffirmait l’interprétation traditionnelle selon laquelle la maxime provenait de la citation d’un texte scholastique perdu ou bien d’un dictamen médiéval sur les règles de style, ce qui confirmerait le cratylisme des Pères de l’église (Jérôme, Augustin, Isidore de Séville). En revanche, Nardi et Fiorelli pointent pertinemment leur attention sur la formule introductive « selon ce qu’il est écrit » qui précède l’adage ; lorsqu’il cite directement ou fait une allusion très fidèle au texte, Dante révèle toujours la source : s’il ne le fait pas, il s’agit de deux textes divins, dictés directement par Dieu à l’homme pour poursuivre le salut terrestre et céleste : la Bible et le Corpus Iuris Civilis. Nardi nous révèle que la source est présente dans plusieurs Glossæ au Corpus Iuris Civilis de Justinien, rédigées par bon nombre de juristes qui commentent un passage du Corpus concernant la dot. Le droit avait institutionnalisé la pratique de la dot en l’appelant donatio ante nuptias, « donation avant le mariage » : l’empereur décide de la nommer donatio propter nuptias « donation pour le mariage » selon le principe « consequentia nomina rebus esse »xx les appellations doivent être conséquentes aux choses. Les glossateurs reprennent la formule et lorsqu’il est question de discuter de l’adéquation d’une appellation à une norme du droit romain, ils glosent par l’adage « nomina sunt consequentia rebus » en citant Justinien même.xxi Selon Nardi derrière cet adage il n’y a pas à chercher une théorie du langage à la fois scolastique ou néoplatonicienne, car le rappel évident à la source justinienne rend vaine toute interprétation ultérieure. En effet, si la maxime était commune dans les écoles de droit romain, elle n’apparaît pas chez les grammairiens médiévaux ni dans les écrits de logique, où l’on discute souvent de l’origine des mots et du rapport entre les noms et les choses. Elle n’est pas non plus présente chez les théologiens qui affrontent maintes fois la question des noms divins. Mais elle est connue des tout premiers poètes en langue vernaculaire, tous des juristes de formation : Guitton, Bonaggiunta Orbicciani, Guido Guinizzelli, Lapo Gianni, Iacopone de Todi, Cino de Pistoia et le premier maître de Dante, Brunet Latinxxii.

Cette constatation remet en cause l’ensemble de la critique qui avait porté sur ce sujet, jusqu’alors. Dante, en conséquence, cite une maxime qui relève du droit dont le but est de défendre la correction de la dénomination commune. C’est donc cette affiliation au corpus justinien et à la sphère du droit romain qui fait que l’adage est également appliqué aujourd’hui à des considérations sur des appellations communes. Toutefois, en raison d’une série de gloses qui n’aboutissent pas à une formule univoque, c’est la maxime de Dante qui prévaut. « Nomina sunt consequentia rerum » – avec res au génitif et non au datif – s’applique ainsi à la dénonciation des manipulations sémantiques qui concernent certains mots-clefs de la majorité au pouvoir.

Lorsqu’il s’agit de mettre en évidence des changements d’appellation, notamment dans les champs du politique et de l’administration ou bien dans les références à l’héritage culturel d’un peuple ou d’un parti politique, nous notons que l’adage est employé toujours dans un but polémique en s’appuyant sur son sens ancien, celui qui relève du droit romain commun (donc de la latinité « classique »). Les noms sont conséquents aux choses : les appellations communes doivent être adaptées à la chose nommée. Cette dimension polémique fait de la maxime un instrument de contestation qui joue essentiellement dans deux contextes :

  1. Une dimension normative. L’adage a une valeur de rappel à l’ordre notamment sous la plume des juristes qui le citent pour rappeler la nécessité d’une adéquation entre l’appellation d’une chose et ses finalités.

  2. Dimension ironique. La mention de l’adage crée un déplacement entre la norme que l’on évoque et le contexte : entre le dit et le signifié, l’ironie créée fait allusion à un décalage entre un état de fait attendu, désiré, et la réalité. Les choses ne sont pas toujours comme nous l’espérions ou comme nous l’attendions et l’adage le dénonce.

 

Les deux usages découlent de la résistance aux abus sémantiques de certains hommes politiques. Elle emploie l’adage pour signaler que quelque chose s’est produit, que le pouvoir politique, ou l’autorité sont en train de s’en prendre à la langue et de la manipuler de manière anodine pour faire passer inaperçu le changement.

Les sites internet des quotidiens, des revues, de magazines politiques et sociaux ainsi que les blogs et les espaces moins contrôlés montrent que la diffusion de l’adage et son emploi dans les expressions courantes sont un phénomène assez récent qui concerne surtout les dix dernières années, avec une incidence quantitative exponentielle dans les trois dernières.

 

  1. Dimension normative

Les discours du Cavaliere (le précédent Président du Conseil italien Silvio Berlusconi), à demi, entre le sérieux et la boutade, provoquent souvent une réflexion sur la langue et le lexique. De fait, lorsque le principe de non contradiction est annulé - et que tout propos est aussi vrai que son contraire - la seule opposition possible passe par une mise en évidence effective d’une appropriation arbitraire et illégitime de certains mots et expressions courantes. Après avoir eu la « televisione delle libertà », « la Casa della libertà » et « il popolo delle libertà »xxiii, les italiens auront bientôt la « Festa della Libertà ». L’occasion se présente le 25 avril 2009, lors des cérémonies pour la fête de la Libération du nazi-fascisme en 1945. Durant ses deux précédents mandats, en tant que chef du gouvernement (1994 et 2001-2006), Silvio Berlusconi n’avait jamais participé aux manifestations nationales en mémoire de la Libération. Mais ce jour-là il décide d’y prendre part. Il le fait depuis le petit village d’Onna, entièrement détruit par un tremblement de terre quelques semaines auparavant, un lieu privilégié, le nouveau bunker, centre de la vie politique italienne. Voici, dans notre traduction française, le discours de Silvio Berlusconi tiré du quotidien on-line la Repubblica du 25 avril 2009 : « Nous devons nous souvenir aujourd’hui avec un immense respect de tous nos morts, même de ceux qui ont combattu du mauvais côté en sacrifiant de bonne foi leurs vies pour des idées et une cause déjà perdues. [le journaliste résume : Berlusconi parle d’une démocratie pacifiée en refusant la thèse de l’adversaire politique au nom de la religion de la liberté]. Je suis convaincu que les temps soient propices pour que la fête de la Libération devienne la fête de la liberté et que cela enlève à cette cérémonie ce caractère de discorde que la culture révolutionnaire lui a donné et qui continue à séparer au lieu d’unir »xxiv. La présidente du Parti Démocrate, le principal de l’opposition, Rosy Bindi répond aux questions des journalistes sur le discours de Berlusconi : « Changer de nom à la fête de la Libération ? Le 25 avril c’est la fête de la Libération, comme le 2 juin c’est la fête de la République. Comme le 25 décembre c’est la fête de Noël. Nomina sunt consequentia rerum. Est-ce que quelqu’un pense changer le nom de la fête du 2 juin [ndr. Fête de la République Italienne] ou bien du 25 décembre ? Non. Et pourquoi devrait-on changer de nom de la fête du 25 avril ? »xxv. Totem, dans son blog reprend le discours de Rosy Bindi pour critiquer celui du Cavaliere. « Nomina sunt consequentia rerum, ainsi disait Justinien. La fête de la Libération est l’anniversaire de la libération du 25 avril 1945. [ensuite il transcrit les pensées de Berlusconi] : ‘Libération, libération… mais de quoi ? Qui s’en souvient? Non, non, il vaut mieux une chose œcuménique, où il n’y a pas de discordes, d’ennemis, l’un contre l’autre. Appelons-là ‘fête de la liberté’. Ça plaît à tout le monde et, par coïncidence, c’est aussi le nom de mon parti. Entre fête de la liberté et fête du parti de la liberté le pas est court »xxvi.

En se servant du terme de liberté, le président du Conseil non seulement lie redoutablement cette cérémonie à un leitmotiv de son discours rhétorique, de sa campagne électorale qui fait de lui l’homme des libertés, car dans tout ce qui découle de son action politique le mot libertà est toujours présent. Mais encore en changeant le nom en « liberté » chose d’autant plus facile que beaucoup d’italiens ne connaissent plus la signification de cet anniversairexxvii, Berlusconi a la possibilité d’entonner le refrain bien connu et efficace de sa rhétorique libérale. La liberté dont il parle est bien évidemment pour tous, prête à être atteinte. Tout cela n’a pour but que de parachever son entreprise : faire oublier l’ancienne signification et valeur politique de cette fête.

Le rappel à la norme que l’adage véhicule s’applique également aux situations plus badines où M. Berlusconi se livre à des plaisanteries qui s’appuient davantage sur des formes fantaisistes d’interpretatio nominis. Contexte oblige, la maxime fonctionne comme rappel à ce que l’injonction qu’elle sous-entend soit bien appliquée pour ne pas donner suite à des malentendus ; ainsi, ne cesse-t-elle de nous montrer aussi son rapport serré avec l’ironie, ce qui nous approche du point successif. Fort récemment, le 18 décembre 2010, elle a été évoquée et son emploi hérite à la fois de la tradition justinienne et de celle de Dante. Voici comment il Cavaliere commente, lors d’une assemblée de la section toscane de son parti, son récent succès au parlement qui lui a renouvelé sa confiance le 14 décembre : « Savez-vous pourquoi je suis toujours si gentil avec les femmes ? La Société anagrammatique italienne (sic) m’a envoyé l’anagramme de mon nom en latin : l’unico boss virile, le seul chef / boss viril »xxviii. Le site Fanpage, un journal indépendant sur Internet (qui est aussi un social network qui reçoit articles et communications de particuliers) donne la nouvelle en la faisant suivre par le commentaire de Danila Mancini : « Nous pouvons offrir à notre Président du Conseil une ultime curiosité dans le sillage de l’inépuisable héritage culturel laissé par les latins. Justinien déclare : Nomina sunt consequentia rerum, ce qui signifie « les noms sont la conséquence des choses » ; à savoir, selon les romains le destin de chacun d’entre nous est contenu dans la signification de notre propre nom. Silvio vient du nom latin Silvius, lui-même lié à la racine silva, qui signifie forêt, bois. Silvio, donc, signifie littéralement « celui qui vient des bois » ce qui a peu de rapport avec « l’unico boss virile’ »xxix. Le commentaire mélange les deux traditions, les deux héritages, Danila Mancini cite Justinien pour l’interpretatio nominis médiévale à l’issue d’une plaisanterie de Berlusconi qui se sert du latin – et s’en sert mal car la société anagrammatique italienne n’existe pas et le latin est cité pour rien, (le mot boss n’a pas d’origine latine) –, le but étant d’en tirer un effet ironique et dérangeant par le rappel à la norme d’une sentence issue de la sagesse latine. En effet, si l’on appliquait vraiment l’interprétation de noms, elle nuirait de toute évidence à celui qui cherche à produire l’effet contraire.

Nous retrouvons la même dimension normative de l’apophtegme dans la contestation des appellations appliquées au champ lexical du fédéralisme comme « gouverneurs », « députés » et « parlements régionaux ». Gino Scaccia, professeur de droit à l’université de Teramo, intervient sur la question des glissements sémantiques que les discours politiques ont provoqués au sein des institutions régionales. Il titre son article par la maximexxx. L’adage et le renvoi à Justinien servent ici pour mettre en évidence les abus de dénomination pas du tout innocents qui essaient de forcer le cadre institutionnel et la réforme qui ne sont pas encore clairs à ce sujet, en proposant des sens allusifs qui contrastent avec la forme juridique actuelle. L’intervention de Scaccia porte sur deux décisions de la Cour Constitutionnelle. Dans le premier cas le conseil régional de la Ligurie par une délibération non législative, avait prévu que dans tous ses actes il aurait dû y avoir à coté de la dénomination habituelle celle de « Parlamento della Liguria ». Dans le deuxième cas, la région des Marches, par délibération législative statutaire, avait introduit une dénomination complémentaire pour les conseillers régionaux, appelés désormais « deputati delle Marche ». La Cour a accueilli favorablement les recours du gouvernement Amato, de centre gauche en 2001, en excluant de fait que le terme « Parlamento » puisse être employé à l’intérieur de structures régionales car seul le Parlement national est le siège du pouvoir représentatif de la politique italienne. Ce qui est intéressant c’est que la réponse du juge constitutionnel porte surtout sur une analyse critique du terme « Parlamento » : la décision rappelle que le terme doit désigner exclusivement la Chambre des Députés et le Sénat. C’est sa forte connotation qui empêche toute réutilisation dans les organes régionaux : l’idée de représentation nationale est évoquée par le nomen. La cour constitutionnelle ne tolérera plus les ravages de la terminologie inventés par les médias. Pour la Cour les récentes révisions constitutionnelles n’ont pas changé pour autant le rapport entre les concepts fondamentaux et, en particulier, la relation entre le principe autonomiste et la souveraineté populaire dans le cadre de la représentation politique nationale. Elle est de facto le seul organe étatique garant de la pertinence des mots face aux glissements sémantiques du cadre politique contemporain. Scaccia revient aux origines de l’adage justinien, la loi étant le rempart contre la requalification des mots à des fins de propagande. Elle le fera jusqu’à ce que les dérives démagogiques du pouvoir rendront inéluctables de changer de forme constitutionnelle pour réajuster la loi aux nouvelles frontières que l’idéologie dominante aura su fonder sur le lexique, son cheval de Troie. En effet depuis quelques années il est étonnant de constater comment partout, à la télévision, dans les journaux, lorsque l’on parle pour maintes raisons de ceux que la Constitution italienne appelle « presidenti della Giunta regionale » (présidents du conseil régional), lorsqu’on les interviewe directement, ils sont appelés automatiquement « governatori » (gouverneurs). La référence aux gouverneurs des états fédéraux des USA est immédiate, alors que ces derniers ont un pouvoir exécutif incommensurablement supérieur à celui des présidents des conseils régionaux. Cela reflète une aspiration de la droite italienne et surtout du parti sécessionniste de la Ligue du Nord, à réaliser un vrai gouvernement fédéral et non seulement fiscal (qui donne une pleine autonomie aux régions) et à s’acheminer successivement vers un régime présidentialiste de la république italienne. Jusqu’à aujourd’hui les oppositions parlementaires et la faiblesse du gouvernement Berlusconi ont retardé l’approbation de la loi. Néanmoins, le vide politique est contrebalancé par une torsion de la langue qui vise à justifier un prochain changement constitutionnel vers une forme gouvernementale qui existerait de facto.

En conclusion de cette partie sur la fonction réglementatrice de la sentence latine nous constatons que face aux libertés prises avec la langue, nomina sunt consequentia rerum devient l’ultime barrière contre l’altération inaperçue du lexique et donc de la démocratie. Cette dimension a donc une valeur paradigmatique : son usage vaut comme une injonction à appeler une chose de manière pertinente : sa présence atteste d’une dimension jussive de la langue latine. Par ces exemples nous voyons le but contestateur confié à l’adage: il s’agit d’une vérité immuable que le latin rappelle aussi bien par l’autorité de la langue que par son auteur. L’orthodoxie du lexique est protégée par le renvoi à la figure de Justinien, le rempart contre la liberté avec laquelle le pouvoir traite les signes et leurs champs sémantiques d’appartenance. Il faut se réapproprier l’intégrité des mots, il faut rétablir leurs significations originaires, celles qui sont ancrées dans la chose nommée, pour comprendre qu’il n’est pas anodin d’appeler un président du conseil régional « governatore » ou que la « Liberazione » n’a rien à voir avec la liberté berlusconienne.

 

  1. Dimension ironique

Les occurrences suivantes vont montrer les usages ironiques de l’adage dans le contexte des glissements de sens que certains termes subissent.

Nous le retrouvons, en effet, employé dans une affaire environnementale où une matière assez polluante devient, au travers d’un décret-loi, non polluante. L’adage est alors convoqué par le secrétaire de la section sicilienne du parti de la refondation communiste dans une interview au quotidien Liberazione pour dénoncer l’abus de pouvoir. À coté de Gela, petite ville au cœur de la Sicile, l’Eni, société nationale italienne des pétroles, a construit le plus grand pôle pétrole-chimique dans les années du boom économique pour exploiter le pétrole de la région proche de Raguse. Ensuite avec la crise, la perte d’importance du secteur à l’échelle internationale et la privatisation de la société, l’usine a licencié la moitié de ses effectifs. En 2002, face aux manifestations et aux grèves continues, le gouvernement Berlusconi a trouvé une solution pour permettre à l’usine de continuer à produire et à vendre : un décret-loi établit que le pet-coke, un produit très polluant, devient un combustible non polluant dont l’industrie et les cimenteries se servent pour leurs processus de production. Voici le décret-loi 7.3. 2002 (loi de conversion 82.2002) : « L’utilisation du pet-coke est permise dans le lieu de production même pour des processus de combustion destinés à produire l’énergie électrique ou thermique, pourvu que les émissions rentrent dans les limites établies par les dispositions prévues »xxxi.

Dans le quotidien Liberazione du 9 mars 2002, Andrea Agostini déclarait : « Les latins disaient nomina sunt consequentia rerum : le sens les mots découle des choses, mais par ce décret tant désiré, hélas, aussi par le centre-gauche et des organisations syndicales, la loi établit le principe paradoxal qu’il suffit de modifier l’étiquette d’une substance polluante, pour la rendre sûre et même salubre »xxxii.

L’usage ironique de la sentence s’applique aussi au contexte politique international. Dans son blogxxxiii, Giuliano Corà commente le Nobel de la paix attribué à Obama. Il intitule son post Nomina sunt consequentia rerum. Voici un extrait : « Depuis toujours l’un des expédients privilégiés par le pouvoir pour se donner de la crédibilité et convaincre c’est ce type particulier de mensonge, qui consiste à déformer la signification intime des mots, en leur faisant prendre un nouveau sens, très éloigné de celui originel. Ainsi Hitler appela national-socialisme son mouvement, en créant une confusion sémantique entre le nom d’un courant de pensée qui, au moins verbalement, avait promis la paix et la justice, et un parti qui précipita le monde dans la barbarie. “Arbeit macht frei”, “le travail rend libre”, inscrit sur la porte d’entrée des camps de concentration. Ainsi, et toujours selon la même distorsion du langage, Berlusconi a appelé “popolo della libertà” son propre parti. De quelle liberté s’agit-il ? On le voit tous les jours dans notre Pays, qui traverse une période très sombre, pas un post-fascisme, mais un néofascisme. De quelle liberté s’agissait-il pour lui ? On l’a vu depuis des mois dans les journaux et à la télévision ; encore très récemment, [(ndr) jusqu’à la chute peu glorieuse de ce gouvernement] ».

La citation provoque chez le lecteur la perception d’un déplacement entre les contextes latin (monde de la sagesse, de la culture, de l’ordre) et contemporain (perversion, chaos de la langue). Ce contraste est au chœur de l’ironie produite dans les deux cas susmentionnés. Nomina sunt consequentia rerum devient un énoncé inapproprié au regard du contexte, mais qui reste néanmoins pertinent dans l'interaction, à savoir le constat d’une contradiction entre la structure de l’énoncé (ce qui est dit) et le contexte de l’énonciation. Ce qui veut dire que nous n’accédons au sens ironique de cet énoncé que par son sens littéral (en cherchant l’inverse du sens littéral par exemple)xxxiv. En créant de l’impropriété, le sens littéral n’aurait comme fonction que de signaler à l’interlocuteur que le locuteur est ironique, (Agostini sur le décret-loi pour le pet-coke, Corà pour le nom du parti politique de M. Berlusconi). C'est donc le contexte qui permet d'en inférer qu’il y a ironie. L’impropriété peut naturellement apparaître au travers de la violation des différents champs sémantiques. L’adage devient ironique simplement parce qu’il n’est pas approprié au regard du contexte de façon générale, car il s’agit à chaque fois de dénoncer que son principe est systématiquement rendu vain. Ce qui est en soi une forme de contestation.

 

4 Conclusion

Dans la deuxième partie nous avons vu que la maxime connaît des usages proches du contexte d’origine qui glosent le Corpus Iuris Civilis. Selon Justinien les noms doivent être conséquents aux choses ; c’est ainsi qu’il envisage une réforme du vocabulaire de la nomenclature. L’adage est invoqué pour rappeler que toute appellation doit être logique et doit dériver du sens de la chose nommée. Sans quoi on a affaire à une requalification ou bien à un déplacement sémantique obtenu par un pouvoir politique populiste ou autoritaire. L’adage devient le témoin de la violence que la langue est en train de subir. Par conséquent il sert à dénoncer ces abus et à réaffirmer un lien naturel de nécessité entre dénomination et signification.

En revanche dans le premier point nous avons vu qu’à la suite de la tradition littéraire, la maxime, dont nous avons souligné la paternité de Dante est convoquée pour faire une satire drôle et grossière de certains politiciens qui font/faisaient partie de la majorité au pouvoir. Cette moquerie, qui repose sur l’interpretatio nominis, révèle une intention contestatrice.

Ainsi le Moyen Âge nous a légué une sentence qui découle d’une « source double », et dispose de plusieurs niveaux de sens. En effet, Dante a crée le malentendu parmi ses commentateurs, en adaptant à ses exigences de pensée et de poésie une notion qu’il trouvait dans la littérature juridique : les juristes pensent au sens, alors que Dante réfléchit au signifiant en affirmant que le mot témoigne dans sa sonorité de l’influence de la chose. Le Moyen Âge se caractérise par la réécriture des auctoritates et le remploi libre des sources anciennes dans un rapport parfois conflictuel. D’où, la liberté de Dante vis-à-vis de la source et la liberté des tout premiers commentateurs vis-à-vis de la sentence. Cela donne une maxime plurifonctionnelle dont l’usage peut se révéler ironique : nomina sunt consequentia rerum est l’adage qui peut être à la fois contextuellement inapproprié et malgré tout, pertinent eu égard à la circonstance. Celui qui l’entonne a conscience de l’impropriété et l’a produite intentionnellement en supposant qu’au moins une partie de son public reconnaitra l’enjeu et en tire les bonnes conséquences. Ceci est l’héritage principal que la pensée médiévale nous lègue ; aujourd’hui la maxime garde les mêmes valeurs qu’auparavant et elle reproduit sous d’autres aspects le même déplacement ironique que certains usages du passé lui avaient partiellement attribué.


i. Vita Nova, XIII, 4, in Dante, Œuvres complètes, sous la direction de Christian Bec, trad. Christian Bec, Paris, la Pochothèque, 1996, p. 14. Texte en italien : « Lo nome d’Amore è sì dolce a udire, che impossibile mi pare che la sua propria operazione sia ne le più cose altro che dolce, con ciò sia cosa che li nomi seguitino le nominate cose, sì come è scritto: "Nomina sunt consequentia rerum" ».

ii. Cela avait été déjà développé à l’époque classique par Platon dans le dialogue Cratyle (voir Gérard Génette, Mimologies, Paris, éditions du Seuil, 1976, pp. 11-40). Pour une présentation exhaustive des origines de l’interpretatio nominis nous renvoyons à l’étude de Luigi Sasso, Il nome nella letteratura, Gênes, Marietti éditeur, 1990, pp. 17-26.

iii. Dans cet écrit l’auteur étudie l’origine naturelle du langage et présente sa théorie générale de la motivation du signe linguistique, qui se décline selon cinq types de lien : par onomatopée, par synesthésie ou équivalence analogique (ces deux resserrent le rapport entre la nature des choses et la qualité auditive de leurs noms), par ressemblance entre les choses (du nom de la première dérive celui de la deuxième : ex. crux >crus ‘jambe’, car la jambe est aussi dure que le bois de la croix), par métonymie ou continuité de sens entre les mots (piscis et piscina) et par antiphrase (bellum et bellus, ‘guerre’ et ‘beau’). Ce traité devient un texte fondamental dans la culture du Moyen Âge : il s’agit du livre qui défini l’origine naturelle du langage.

iv. Les passages des anciens commentaires dantesques sont tirés du cd-rom base de données Commenti danteschi dei secoli XIV,XV e XVI, par Paolo Procaccioli, Lexis Progetti editoriali, 1999. Notre trad. : « Donc la main, c’est-à-dire Dante ; en fait par la main nous recevons Dante. En fait on dit ‘main’ de ‘mano, as’ dériver, et on dit ‘Dante’ de do,das, donner ; du moment que de même qu’on reçoit un don par une main, aussi par Dante nous est donné cet ouvrage excellent ». Texte en latin : « Igitur manus, idest Dantes; nam per manum accipimus Dantem. Manus enim dicitur a mano, manas et per Dantes dicitur a do das; quia sicut a manu manat donum, ita a Dante datur nobis istud altissimum opus».

v. Notre trad. : « Dante c’est le nom propre de l’auteur, et il lui convient très bien, car de son vivant il aima donner les connaissances et les biens que Dieu lui avait donnés,. Texte en vernaculaire toscan : «  Dante è el proprio nome de l'auctore, et optimamente si confece a lui, però che infino che elli vivette fu in habito et acto di dare e di concedere di quelle scientie et beni che Dio li avea donati ».

Des considérations similaires sont apportées pour le nom de Béatrice et de Saint Dominique : Béatrice donne la béatitude et quant au saint sa biographie est racontée dans le chant XII du Paradis, avec l’anecdote du rêve de sa mère, lors de sa grossesse, qui la pousse à l’appeler Dominicus, l’appartenant au Seigneur.

vi. Giovanni Boccaccio, Commento all’Inferno, [notre traduction] « : Mais sur son nom il nous reste à dire quelque chose, et surtout à propos de son sens, qui s’explique aisément par soi-même ; de façon que toute personne qui donne de cœur libre des choses qu’il a reçues par grâce divine, peut être a juste titre appelée ‘Dante’ ». Texte en toscan : « «Ma del suo nome resta alcuna cosa da recitare, e pria del suo significato, il quale assai per se medesimo si dimostra; percioché ciascuna persona la quale con liberale animo dona di quelle cose le quali egli ha di grazia ricevute da Dio, puote essere meritatamente appellato Dante ».

viiPg. XIII, 109, Dante, op. cit. [trad. Marc Scialom].

viii. Cet extrait de leur commentaire [NT] a été tiré de la base de donnés de commentaires dantesques Dartmouth Dante Project, par Robert Hollander de l’Université de Princetown, http://dante.dartmouth.edu/. Texte en italien : « Nomina sunt consequentia rerum (V. N. XIII 4); era naturale quindi ch'ei rilevasse l'antitesi tra il nome della donna senese e la sua poca saviezza; tanto piú che cotali antitesi erano notate volentieri dagli antichi, come prova l'iscrizione sulla tomba pisana di Beatrice contessa di Toscana, ove si legge: "Quamvis peccatrix sum domna vocata Beatrix" ».

ix Boccace inaugure la tradition d’une nominatio littéraire subtile et légère. Les novellieri suivants poussent la nominatio littéraire vers des calembours où souvent dominent l’obscène et la sexualité grossière.

x. Nous renvoyons aux études de Bruno Porcelli sur l’onomastique littéraire italienne ancienne et moderne ; Bruno Porcelli, Il nome nel racconto, Milan, Francoangeli, 1997 ; Idem, Nuovi studi du Dante e Boccaccio con analisi della Nencia, Pise-Rome, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 1997 ; Idem, In principio o in fine il nome, Pise, Giardini editori e stampatori, 2005 ; I nomi da Dante ai contemporanei, in « Atti del convegno internazionale di onomastica e letteratura, Pise, Mauro Baroni éditeur, 27-28 février 1998. Voir aussi les Studi di onomastica e letteratura offerti a Bruno Porcelli, par Davide de Camilli, Pise-Rome, Gruppo editoriale internazionale, 2007.

xi.L’extrait en version originale est consultable au lien suivant : http://www.loccidentale.it/articolo/e+fini+disse%3A+%22la+pivetti+fa+politica,+lasci%22.0095480.

xii. Extrait en italien : «D'altronde, poiché come si diceva nel medioevo "nomina sunt consequentia rerum", Gianfry non fa altro che perseguire i fini, i propri fini ».

xiv. Texte en italien : « Quella persona lì, non la sopporto, non mi piace come pensa, non mi piace quello che dice e soprattutto non mi piace quello che fa; per questo mi devo sentir dire da Schifani che sono un terrorista perchè ho espresso il mio pensiero su facebook? E' proprio vero, nomina sunt consequentia rerum, Schifani un nome un perchè, lui e tutte quelle marionette lobotomizzate che stanno cercando di distruggere le libertà di un paese civile ».

xv.Le texte en italien se trouve au lien suivant http://blog.mfisk.org/2008_11_01_archive.html .

xvi. Dante, op.cit., p. 14.

xvii. Bruno Nardi, Dante e la cultura medievale ; nuovi saggi di filosofia dantesca, 2e édition, Bari, Gius. Laterza & Figli, 1949, pp. 217-225.

xviii. Piero Fiorelli, Nomina sunt consequentia rerum, in « Atti del Congresso internazionale di diritto romano e di storia del diritto, Vérone, 27-29 septembre 1948, Milan, Giuffré, 1953, vol. I, pp. 307-321. Dans cette étude, Fiorelli affirme que la sentence relève des textes juridiques du XIIIe siècle, comme les écrits de l’Ostiense ou bien les gloses au Liber Augustalis de Marino de Caramanico. Voir aussi ID, Intorno alle parole del diritto, Palermo, Giuffrè, 2008.

xix. André Pézard, Dante sous la pluie de feu, Paris, J. Vrin, 1950, pp. 355-364.

xx. Instit. Iuris. Civ., II, 7, "De donationibus" : « Sed tamen nomen inconveniens remanebat, cum ante nuptias quidem vocabatur, post nuptias autem tale accipiebat incrementum. Sed nos plenissimo fini tradere sanctiones cupientes, et consequentia nomina rebus esse studentes, costituimus ut tales donationes [… ] non ante nuptias, sed propter nuptias vocentur ».

xxi. La source principale de la diffusion de la maxime est représentée, selon Nardi, par plusieurs passages de la Glossa: Glossa au Digestum Vetus :« Dicuntur ergo Iustinianei vel Iustininianistæ a Iustiniano, quia Iustiniani institutiones legunt ; sic artistæ qui artes legunt ; et sic nomina sunt consequentia rebus, ut Institu., de Donatio est et aliud » ; Glossa al codex : « Sic nomina sunt consequentia seu convenentia rebus, ut Inst. de donationibus » Et dans le commentaire à l’Authentica : «Et notandum quod nomen consequens est rei » ; «Cum nomina debeant esse consonantia rebus ».

xxii. Cfr Nardi, op. cit., pp. 223-224. Sur le savoir de Dante, Michele Barbi (L’ideale politico-religioso di Dante in Problemi fondamentali per un nuovo commento alla Divina Commedia, Florence, Sansoni, 1953, p. 53) affirme que Dante connaissait très bien les parties fondamentales du Corpus Iuris civilis et de la littérature juridique de son époque, de même que Boccace et d’autres commentateurs et biographes affirment que Dante a suivi des cours de droit et de théologie au Studium bononiensis, le centre le plus florissant pour les études juridiques. Il y a de fortes chances que Dante n’ait pas été exclu du phénomène d’épanouissement des études en droit romain ; celui-ci est considéré comme droit naturel inspiré par Dieu même (l’empereur Justinien est au fait un bienheureux du ciel de Mercure). Justinien est une personne sacrée, tout comme ses continuateurs légitimes, à savoir les empereurs du Sacré Romain Empire.

xxiii. La Tv della Libertà était un organe d’information du Circolo della Libertà, un mouvement politique italien proche de Berlusconi et de son parti, issu de la Casa delle Libertà, la coalition parlementaire qui s’est présentée aux législatives de 2001 et qui a élu Berlusconi Président du Conseil ; le popolo delle libertà est l’appellation actuelle du parti du Cavaliere.

xxiv. Texte en italien « "Dobbiamo ricordare con rispetto oggi tutti i caduti anche quelli che hanno combattuto dalla parte sbagliata, sacrificando in buona fede la propria vita ai propri ideali ed a una causa già perduta." [Democrazia pacificata, rifiuto della tesi dell’avversario politico, in nome della religione della libertà]. "Sono convinto che sono maturi i tempi perché la festa della Liberazione possa diventare la festa della libertà e che possa togliere a questa ricorrenza il carattere di contrapposizione che la cultura rivoluzionaria le ha dato e che ancora divide piuttosto che unire" ».

xxv. Texte en italien « Il 25 aprile è la festa della Liberazione, come il 2 giugno è la festa della Repubblica. Come il 25 dicembre è la festa del Natale. Nomina sunt consequentia rerum. Qualcuno pensa di cambiare il nome della festa del 2 giugno o del 25 dicembre? No. E perchè si dovrebbe cambiare il nome alla festa del 25 aprile? ».

xxviiSuite à la déclaration de Berlusconi, beaucoup de quotidiens et de journaux télévisés ont lancé des sondages auprès des jeunes (et des moins jeunes) pour déterminer la connaissance effective de la cérémonie. Les résultats ont été très décourageants.

xxviii. La transcription de l’appel, qui est apparu dans les principaux quotidiens italiens et mondiaux, à été tirée du journal politique en ligne Fanpage, http://www.fanpage.it/lanagramma-di-silvio-berlusconi-unico-boss-virile/ « Sapete perché sono sempre così carino con le donne ? La società anagrammatica italiana mi ha inviato l’anagramma del mio nome in latino : "l’unico boss virile" ».

xxix. Texte en italien : « Intanto, si può offrire al nostro Presidente del Consiglio un’ulteriore curiosità sulla scia dell’inesauribile eredità culturale lasciataci dagli autori latini. Giustiniano, nelle sue Institutiones, sentenziò: nomina sunt consequentia rerum, che significa i nomi sono conseguenza delle cose. Detto in altri termini, secondo i Romani il destino di ognuno di noi è contenuto nel significato del proprio nome. Silvio deriva dal nome latino Silvius, a sua volta legato alla radice silva, che significa selva, bosco. Silvio, quindi, significa letteralmente colui che proviene dai boschi. Che ben poco ha a che vedere con l’unico boss virile. »

xxx. Le texte complet de son intervention est consultable au lien suivant http://archivio.rivistaaic.it/dibattiti/riforma/scaccia_20030506.html, dans le site internet de l’'Associazione Italiana dei Costituzionalisti (A.I.C.).

xxxi. Notre traduction. Texte en italien « l'uso del coke da petrolio è consentito nel luogo di produzione anche per processi di combustione mirati a produrre energia elettrica o termica con finalità non funzionali ai processi propri della raffineria, purché le emissioni rientrino nei limiti stabiliti dalle disposizioni in materia ».

xxxii. Texte en italien : « I latini dicevano nomina sunt consequentia rerum, le parole traggono il loro significato dalle cose, ma con questo tanto agognato decreto, ahimé anche dal centrosinistra e dalle organizzazioni sindacali, si sancisce il principio paradossale che ad una sostanza inquinante basta modificare l’etichetta per farla diventare non dannosa e addirittura salubre ».

xxxiii. Le texte complet en langue italienne se trouve dans le site Internet http://rosadeiventi.iobloggo.com/521/nomina-sunt-consequentia-rerum. Je remercie Mme Claude Cazalé Bérard pour ses suggestions precieuses au sujet des manipulations sémantiques dans les langages totalitaires.

xxxiv. Nous nous sommes servis des théories sur l’ironie comme signe d’impropriétés du contexte de Salvatore Attardo. Pour plus d’informations nous renvoyons à son travail Irony as relevant inappropriateness, in «Journal of Pragmatics », 32/6 (2000), pp. 793-826.



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- Auteur : Alessandro Benucci, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Titre : Nomina sunt consequentia rerum (Vita Nova, XIII, 4) : que reste-t-il de l’adage dantesque dans l’Italie contemporaine ?
- Date de publication : 14-05-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=108
- ISSN 2105-2816