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COLLOQUES


L’ESPRIT LATIN SOUFFLE-T-IL ENCORE SUR LA PENSEÉ ?
Nietzsche : une crise latine de la pensée allemande ?

Brigitte Krulic, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense


Dans l’œuvre de Nietzsche, cet « Allemand malgré lui »,  la construction de paradigmes occupe une place stratégique dans la critique radicale de la modernité démocratique qui en constitue le fil conducteur. Son objectif essentiel est en effet de penser la mort de Dieu jusqu’en ses extrêmes conséquences, c’est-à-dire d’éliminer les ombres résiduelles de la transcendance pour surmonter la maladie nihiliste. Cette construction relève d’une volonté interprétative qui se flatte de tordre le cou au « faitalisme » positiviste pour élaborer une interprétation fondée sur des normes de valeur auto-édictées1. C’est ainsi que Nietzsche construit, à partir de ses lectures2, un réseau d’antithèses opposant d’un côté la « haute «  culture hiérarchique/aristocratique/inégalitaire/classique et la modernité démocratique/individualiste/égalitaire/romantique de l’autre. De ce point de vue, on peut partir de l’hypothèse que la polarité Sud/Nord, latin/germanique, corporel /désincarné qui sous-tend l’ensemble de ses œuvres ne se conçoit pas en-dehors de ce schéma de base articulé autour du principe de hiérarchie3. De là les distorsions, déplacements de perspective, « chassés-croisés » sociologiques ou historiques qui ne s’expliquent que dans cette perspective. A l’instar du « grand style » la volonté interprétative s’affirme comme une volonté souveraine qui procède par sélection, différenciation, domination ; à l’opposé de la lecture « fidèle » des textes et du respect positiviste des « faits », elle imprime la marque de sa domination en imposant « tout ce qui consiste à faire violence, arranger, abréger, omettre, remplir, amplifier, fausser, et de façon générale, à ce qui est le propre de toute interprétation»4.

 

Si l’on examine le champ sémantique qui se rapporte à l’idée de latinité, on constate un emploi récurrent des termes suivants : « le Sud » (der Süden), le « Midi » (der Mittag) « méridional » (südlich), les « races latines », « méditerranéen », termes significativement associés à « européen ». On trouve aussi de fréquents développements consacrés à l’imperium romanum. En contrepoint, on trouve le « Nord »5 , les « hommes du Nord », parfois les « Hyperboréens », qui non moins significativement sont associés à « Allemand » ou « germanique ». Ces termes sont organisés en strates ou plutôt réseaux sémantiques structurant la volonté interprétative qui se déploie6. Les associations d’images empruntées à la géographie, au sens large (paysage, climat, mais aussi la cuisine, la culture du vin7 opposée à « l’Evangile de brasserie »8 ), ébauchent un paysage méditerranéen, incluant l’Afrique, qui est stylisé à l’extrême : la mer, le vent, les îles, le soleil et la chaleur, la luminosité du midi, la limpidezza de l’air9. Prenons l’exemple de l’Ode intitulée « Au Mistral, chanson à danser » qui figure parmi les Chansons du Prince Hors-la-loi (vogelfrei) annexées au Gai Savoir (1887) : à la passivité statique du nuage/chagrin répond en contrepoint le tourbillon des actions, chasser, tourbillonner, accourir, mugir, danser, siffler, chanter.

Vent Mistral, Chasseur de nuages,
Mort du chagrin, pureté du ciel,
Que je t’aime, ô toi qui mugis ! 
(…)
J’accours dansant à ta rencontre
Dansant dès que tu siffles et chantes.
(…)

Dansons donc de mille manières,
Libre – soit nommé notre art,
Gai – nommé notre savoir ! (…)
Chassons les ternisseurs de ciel
Broyeurs de noir, amants des nuées
Clarifions le royaume des cieux !10

En écho au Mistral, un autre poème du même recueil, « Dans le Midi » (Im Süden), reprend et amplifie ces motifs :

Aller pas à pas, - quelle vie
Une jambe puis l’autre, c’est teuton et lourd et lourd.
(…)
Dans le Nord – j’hésite à l’avouer –
J’ai aimé une petite femme,
Vieille à donner le frisson :
« La Vérité »  se nommait cette vieille femme11.

D’un côté, la lourdeur de la marche, la pesanteur de l’esprit englué dans la prétendue « vérité » du fanatisme moral et religieux, le ressentiment, la fumée métaphysique qui estompe les formes et les couleurs. La grisaille du médiocre Nord enveloppe des vapeurs de l’idéal un type d’humanité voué à la soumission, les « âmes balourdes et artificielles qui travaillent aussi assidument et nécessairement aux mesures de la prudence que le castor à sa construction »12. Dans le paysage architectural du Nord, « ce qui frappe, c’est la loi, c’est le plaisir commun, l’obéissance à la loi, quand on considère l’architecture des villes : on y devine cette propension à s’égaliser, à se coordonner qui a dû guider l’âme de tous les constructeurs »13. Ce Nord condense l’esprit de la germanité : « Que de pesanteur chagrine, d’avachissement, de moiteur, de négligé pantouflard, que de bière on trouve dans l’intelligence allemande »14. Nietzsche lui oppose le Sud où se concentrent les manifestations de l’innocence du devenir (die Unschuld des Werdens). Le Sud, c’est d’abord la lumière qui révèle les formes et les contours, la sensualité libérée qui invite à la danse et à l’envol de « la nostalgie aux ailes bruissantes » vers l’île des Bienheureux, « vers des midis plus chauds que jamais n’en rêvèrent imagiers : là où les dieux qui dansent de tout vêtement seraient honteux»15 .

Carmen, que Nietzsche vit pour la première fois à Gênes à la fin de novembre 1881, résume le génie méridional qui fait intervenir pleinement le corps, la gestuelle de la danse, le chant. L’œuvre de Bizet met en scène l’amour vécu comme une guerre joyeuse et cruelle entre les sexes, bien loin des effusions sentimentales des névrotiques héroïques wagnériennes16. Les écrits de 1888 contre le « vieux Wagner », ce « marécage d’outrecuidance, de confusion et de germanisme cocardier »17  développent amplement ce thème auquel fait écho un fragment écrit la même année :

le bonheur africain, la gaieté fataliste, avec des yeux au regard séducteur, profond, épouvantable ; la mélancolie lascive de la danse mauresque ; la passion étincelante, aiguë et soudaine telle un poignard : et des odeurs émanant du jaune après-midi de la mer, à l’approche desquelles le cœur s’effraye comme au souvenir d’îles oubliées, là où il séjournait jadis, où il eût dû éternellement séjourner18.

L’amour ainsi conçu, débarrassé des oripeaux romantiques et « altruistes », vise essentiellement à l’appropriation et la domination de l’autre ; il est l’apanage des êtres pleins de foi en eux mêmes que Nietzsche appelle « aristocrates », « hommes nobles » (vornehm), ou « esprits libres » (freie Geister), qui refusent l’indifférenciation égalitaire et acquiescent à toutes les manifestations de la vie et du destin - amor fati, selon l’expression latine qu’emploie Nietzsche. La découverte du Sud participe de la guérison dont Nietzsche, enfant assumé de son temps, a éprouvé puis surmonté toutes les étapes : « Je n’ai pas assez de force pour le Nord : C’est là que j’ai passé ma jeunesse, j’ai commencé ma vie par être vieux. (…) J’ai assez d’esprit pour le Sud »19. Ou encore :

Un homme qui aime le Sud comme je l’aime, comme une grande école de guérison de l’esprit et des sens, comme une irrésistible plénitude solaire qui vient éclairer toute chose, (…), un tel homme, dis-je, fera bien de se défier quelque peu de la musique allemande, car non seulement elle lui gâtera le goût mais compromettra sa santé20.

Si la musique du Sud, Carmen, mais aussi les opéras de Rossini, ou Cimarosa, est « plus profonde et plus puissante », c’est parce qu’elle est « plus qu’européenne », parce que sa « plus rare magie » est de « ne plus rien savoir du bien et du mal »21.

Quant à l’architecture du Sud (Gênes, Naples), elle extériorise une « humanité audacieuse et souveraine » ; en elle s’exprime une volonté de « constructeurs » qui « fait violence à la nature et la soumet à son plan pour en faire sa propriété, pour imprimer les marques de sa supériorité. « Ces êtres ont vécu et voulu prolonger leur vie – c’est ce que nous disent leurs demeures construites et ornées pour des siècles et pas seulement pour l’heure fugitive »22. Pour Nietzsche, l’architecture représente l’art aristocratique par excellence, qui structure, organise, sélectionne, pour soumettre les matériaux bruts au jeu souverain de l’artiste. La construction d’une œuvre vise à l’affirmation impérieuse d’une volonté de domination, elle est l’expression métonymique de cet aere perennius qu’est la société hiérarchique porteuse de haute culture. Dans l’architecture, de même que dans la tragédie grecque ou l’art classique de Racine ou Poussin, se manifestent le principal agonal qui est source de tension créatrice entre forces puissantes équilibrées, la concentration de l’énergie dans la figure de l’arc tendu, ce que Nietzsche appelle « danser dans les chaines », « s’y plier et en triompher avec grâce »23. Aux antipodes de cet art de la mesure apollinienne qui contraint et contient la prescience du tragique, art qui vise l’unité du style24, on trouve les exubérances bariolées de l’affect « illimité », c’est-à-dire de ce que Nietzsche définit par « romantisme », un symptôme du substrat individualiste qui légitime l’égal droit des individus à épancher leurs passions, en d’autres termes, la digestion tolérante et ouverte à tout25, l’affect brumeux qui se prétend désincarné, le méli-mélo (Durcheinander) de l’indifférenciation démocratique26.

La représentation de la société française des XVIIe et XVIIIe siècles27 que Nietzsche « interprète » à partir de ses lectures s’inscrit dans le paradigme du Sud ; l’ethos aristocratique délimite

un lieu où sont simultanément possibles la grandeur et l’humanité, et où même la plus rigoureuse contrainte des formes, la soumission à un arbitraire princier ou spirituel, ne peuvent étouffer ni la fierté, ni le sens chevaleresque, ni la grâce, ni l’esprit de chaque individu, mais sont plutôt ressenties comme un stimulant et un aiguillon dont l’opposition renforce la maitrise de soi et la distinction innée, la puissance héréditaire du vouloir et de la passion28.

De sa lecture de Baltazar Gracian29, Nietzsche retient que la construction des apparences fonde le lien qui établit une chaîne hiérarchique d’interdépendance. Mais elle doit savoir se dissimuler, exclure l’exagération pour tendre vers la sprezzatura, distance désinvolte qui inscrit les gestes et les attitudes dans le registre de la spontanéité et de l’évidence. Elle exprime le souci de recréer par l’artifice un naturel plus vrai, supérieur à la nature. Le héros de Gracian est innocent car l’artifice ne saurait violer une nature qui n’existe que dans l’imagination des hommes, l’apparence ne s’oppose pas à l’être, l’artifice ne s’oppose pas à la nature, l’être est la somme des apparences comme la nature est la somme des artifices30. Il convient toutefois de souligner que Nietzsche élabore une vision de la société de cour qui paraît anachronique par rapport à la période de référence qu’il propose ; elle se rapproche non du courtisan ou de l’homme des salons mais du « généreux » de l’âge baroque précurial, antérieur à la mise en place d’un Etat monarchique médiateur des valeurs. Il célèbre tout à la fois l’art classique et une éthique aristocratique plus proche de l’idéal féodal que de la société de cour, en un effet de glissement qui fédère des éléments hétérogènes.

J’ai déjà fait référence à la tragédie grecque, ce qui appelle une remarque importante. Le « Sud » nietzschéen, on l’a compris, est une construction dont les contours ont peu à voir avec la géographie, l’histoire, l’analyse des sociétés données ; et cela vaut évidemment pour le « Nord ». Le critère qui définit et oppose ce qu’on pourrait appeler des « catégories mentales », des « types d’humanité » ou des « cultures » (pour reprendre une terminologie nietzschéenne), c’est le « style », lequel n’a rien à voir avec les clivages dits nationaux, au sens où on peut parler d’un « style italien » ou « français », dans la musique par exemple31. Pour Nietzsche, le style met à jour la qualité intrinsèque (geboren) de toutes les manifestations de la vie, qu’elles soient actives ou réactives. De ce point de vue, Michelet le plébéien suant32 est tout autant un homme « du Nord » que le « rustre » Luther ou l’ « histrion » Wagner, tandis que Goethe, Stendhal ou Heine participent d’un Sud qui par définition fait fi des critères de différenciation nationaux33. En attribuant cette surévaluation des spécificités des « génies nationaux » à une vision continuiste et fixiste de l’identité des peuples, Nietzsche anticipe les travaux contemporains qui analysent la nation en « communauté imaginée » constituant le principe essentiel d’organisation politique et sociale dans la société démocratique individualiste.

Ainsi s’explique pourquoi « Sud » est fréquemment associé à « Européen » : le « bon Européen » est celui qui s’applique à reconstituer une communauté de style ou de sens sur les décombres de la communauté contractuelle (la société égalitaire née de la Révolution) ou de la communauté ethnolinguistique (Herder et Fichte). Cette communauté est celle des « esprits libres » (« nous les psychologues », « nous les moralistes », « nous, les sans-patrie ») qui rejettent l’enfermement dans cet affect démocratique qu’est l’idole nationale/nationaliste, en particulier dans sa version « allemande », herdérienne, fondée sur l’affirmation de l'égale dignité des cultures et l'attachement à la langue maternelle. Nietzsche exprime la conviction que le patriotisme, passion romantique, est l’apanage des sociétés démocratiques dans lesquelles les individus dits « citoyens » sont confondus dans une foule indifférenciée ; ils attachent donc leur honneur à ce qui les particularise comme nations. On assiste ainsi à un déplacement des critères de la distinction qui dans un contexte égalitaire transfère sur de prétendus « caractères nationaux » les différences d’ordre statutaire désormais abolies.

En d’autres termes, c’est le souci d’universalité34 qui caractérise le « grand style », lequel n’est autre qu’une extériorisation du principe de hiérarchie. Dans cette perspective s’éclairent les considérations sur l’Eglise catholique dont Nietzsche respecte, sinon la doctrine, du moins l’organisation intrinsèquement hiérarchique, la volonté d’unité et de domination dans la durée35. L’ « édifice de l’Eglise », c’est-à-dire « une structure de domination qui assure à l’homme le plus spirituel le rang suprême »36, repose sur « une liberté et une générosité méridionales de l’esprit, et tout autant sur une méfiance méridionale à l’égard de la nature, de l’homme et de l’esprit – il repose sur une connaissance et une expérience des hommes, absolument autres que celles qu’en a eues le Nord »37. La Réforme, « soulèvement de paysans du Nord contre l’esprit plus froid, plus équivoque du Midi »38, témoigne d’une incapacité plébéienne à comprendre « l’aristocratique scepticisme (…) que s’accorde toute puissance victorieuse, sûre d’elle-même39 ». Si Luther ignore les « questions cardinales de la puissance », c’est parce qu’il est un homme du peuple à qui « faisait défaut toute hérédité d’une caste dominante, tout instinct de puissance : si bien que son œuvre, sa volonté de reconstruire cet édifice romain, furent, involontairement et inconsciemment, à l’origine d’une entreprise de destruction40 ». La Réforme luthérienne constitue une étape décisive dans le processus d’émancipation de l’individu par rapport aux principes de hiérarchie et d’autorité incarnés par l’organisation ecclésiale, elle préfigure et annonce la Révolution française41.

Il n’est pas fortuit, selon Nietzsche, que la Réforme soit un phénomène allemand : Nietzsche partage l’idée courante que la révolte de Luther contre l’hégémonie de Rome a consacré l’émergence d’une polarité germanité/latinité amorcée à l’aube de la Renaissance par la redécouverte de la Germanie de Tacite. De ce fait la Réforme représente le premier événement fondateur d’une identité allemande définie en-dehors de toute relation à une forme d’organisation politique étatique et en réaction contre une latinité/catholicité incarnée par l’Eglise romaine à vocation universelle. Mais il surimpose à cette tradition historiographique sa volonté interprétative. Premier point important: l’idée que Luther, loin d’être le héros fondateur de la langue et de l’identité allemandes, est le « funeste moine » qui « a restauré l’Eglise, et ce qui est mille fois plus grave, le christianisme, au moment où il avait le dessous»42. Luther et la Réforme s’inscrivent par conséquent dans un processus multiséculaire d’affrontement entre le principe hiérarchique latin/romain et le ferment individualiste égalitaire, substrat de la modernité démocratique. C’est ainsi que Nietzsche interprète la translatio imperii opérée par l’empire carolingien : les Allemands n’ont pas su reprendre, dans l’héritage des Romains, la volonté hégémonique et le aere perennius ; ils n’ont conservé que l’idée chrétienne incarnée dans le Saint Empire romain germanique, communauté universelle des chrétiens, ou, d’entre termes, ils n’ont conservé que l’idée d’universalité et celle de « liberté ». Le phénomène s’est répété plusieurs siècles après, avec la Réforme, enfin la philosophie idéaliste, Leibnitz et surtout Kant, les guerres de libération contre Napoléon inspirées par les calamiteuses théories de Herder et de Fichte, jusqu’au Reich bismarckien militariste, nationaliste et antisémite43. Bref, les « Germains » représentent dans l’histoire « l’ordre moral universel ». Par rapport à l’imperium romanum, ils sont les dépositaires de la liberté, par rapport au XVIIIe siècle, ils sont les restaurateurs de la morale, de « l ‘impératif catégorique » ; ainsi ont-ils irrémédiablement entravé l’essor d’une culture européenne et étouffé les velléités de grande politique44.

On voit comment fonctionne l’inversion polémique des perspectives qui oppose les forces réactives du Nord (les Allemands - Luther/Fichte/le Reich) aux forces actives d’une culture « forte » qui s’incarnent dans l’esprit du Sud, c’est-à-dire la Renaissance italienne/ la culture aristocratique française/Napoléon. Culture « forte » que Nietzsche définit, entre autres, par sa capacité à s’imposer, synthétiser et assimiler des références hétérogènes45. De ce point de vue, dans l’élaboration du paradigme latin que Nietzsche approfondit grâce à ses lectures au cours des années 1880, la référence à la culture française prend une place prédominante. Le pays vaincu de 1870, censé avoir succombé à la supériorité de la science allemande et du maître d’école prussien, est proposé en contre-modèle au Reich arrogant qui manifeste au suprême degré ce qu’il prétend combattre : l’ignorance, l’inculture barbare … et paradoxe, le nihilisme qui détruit ce qui reste des valeurs hiérarchiques. C’est en sens que l’œuvre de Nietzsche participe de ce qu’on pourrait appeler, en paraphrasant le titre de Claude Digeon46, une « crise française (latine) de la pensée allemande », née des confrontations franco-allemandes de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle participe, par ailleurs, des représentations de l’Allemagne véhiculées par bon nombre de penseurs français du XIXe siècle, Quinet, Renan et Taine, soucieux d’opposer à l’esprit germanique « individualiste » chrétien, ferment de liberté, la tradition césaro-papiste autoritaire dominante en France47. A cette différence – fondamentale - près : Nietzsche inverse les signes, anticipant sur ce point les analyses de Maurras…

La démarche généalogique de Nietzsche s’inscrit dans la circulation des idées et la trame historique d’une modernité européenne traversée par l’homogénéisation culturelle, la progression des systèmes représentatifs et de la lente diffusion du suffrage universel. Nietzsche a conscience d’être lui-même travaillé en profondeur par un processus de démocratisation dont il décèle en lui les symptômes. Par ailleurs, il souligne le caractère structurel du processus d’acculturation à la modernité individualiste, processus qui en Allemagne a été filtré par un substrat semi-holiste48 dont témoignent l’essor de la philosophie idéaliste et de la littérature entre 1770 et 1830, puis entre 1870 et 1920, l’œuvre de Tönnies, Weber, Simmel et Nietzsche. Ces auteurs ont un point en commun : ils s’efforcent d’analyser comment l’individualisme universaliste opère la remise en cause de la Gemeinschaft sur le plan sociologique, la Bildung sur le plan culturel, l’idée d’Empire, sur le plan géopolitique et idéologique, dans laquelle transparaît le vieux rêve de souveraineté universelle, socle de légitimité du Saint Empire, opposé à l’idée moderne de souveraineté territoriale dominante depuis la fin du Moyen Age en Europe occidentale. Les outils dont Nietzsche se sert (critique de la philosophie idéaliste, critique de la germanité à travers le prisme de la culture française) empruntent à des modes de représentation historiquement et conceptuellement hétérogènes. Sa vision de la culture créatrice associée à l’ « esprit du Sud » est une arme offensive et défensive contre le nihilisme égalitaire de la pensée théologique ; elle est traversée de paradoxes et d’apories : penser la mort de Dieu jusqu’en ses ultimes conséquences présuppose un outillage mental difficilement concevable hors du contexte d’un monde individualiste désenchanté, hanté par la perte du sacré fondateur de hiérarchie.


1. Fragments posthumes, automne 1884-automne 1885, traduction de M. Haar et M. B. de Launay, Tome XI des Œuvres philosophiques complètes, OPC, p. 260. Toutes les citations se réfèrent à cette édition (Paris, Gallimard, XIV volumes).

2. Voir le catalogue de la bibliothèque de Nietzsche établi par l’équipe de recherche constituée autour de Paolo d’Irio et de Giuliano Campioni (Pise).

3. Brigitte Krulic, Nietzsche penseur de la hiérarchie. Pour une lecture tocquevillienne de Nietzsche, Paris, L’Harmattan, 2002.

4. Généalogie de la Morale, traduction de C. Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, § 24, OPC, p. 337.

5. Par delà le Bien et le Mal, § 48, traduction de C. Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, OPC, pp. 66-67. 

6. Pour transposer à « latin » une expression de Y. Yovel appliquée à « Juif », on pourrait dire que « latin » désigne une « catégorie psychoculturelle » (Y. Yovel, Dark Riddle. Hegel, Nietzsche and the Jews, Cambridge University Press, 1998, p. 117).

7. Voir les considérations culinaires développées dans Ecce Homo (le vin opposé à la bière ; les plats parfumés de la cuisine piémontaise aux entremets « presse papier » des Allemands) : la raison du spleen allemand, c’est, selon Nietzsche, un « estomac gâté » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 1, traduction de J. C. Hémery, OPC, pp. 259-260).

8. Le Crépuscule des idoles, § 2, traduction de J. C. Hémery, OPC, p. 102.

9. Par delà le Bien et le Mal, § 240, p. 188 : la musique de Wagner « n’a pas de beauté, pas de sud, rien de la subtile clarté du ciel méridional, pas de grâce, pas de danse ».

10. Le Gai Savoir, traduction de P. Klossowski, revue par M. de Gandillac, OPC, pp. 306-307.

11. Le Gai Savoir, p. 299.

12. Fragment de l’automne 1881, traduction de P. Klossowski, in Tome V des OPC, p. 475. 

13. Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, traduction de J. Hervier, tome XII des OPC, p. 46 (fragment intitulé « L’absence de naturel nordique »).

14. Le Crépuscule des idoles, § 2, p. 102.

15. Ainsi parlait Zarathoustra, « D’anciennes et de nouvelles tables, § 2, traduction de M. de Gandillac, OPC, p. 218.

16. Lesquelles « ressemblent à s’y méprendre à Mme Bovary », in Le Cas Wagner, § 9, traduction de J. C. Hémery, OPC, p. 40.

17. Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, tome XII des OPC, p. 64.

18. Fragments posthumes, automne 1887-mars 1888, traduction de P. Klossowski et de H.A. Baatsch, tome XIII des OPC, p. 224.

19. Fragment de l’automne 1881, traduction de P. Klossowski, Tome V des OPC, p. 475. 

20. Par delà le Bien et le Mal, § 255, p. 176.

21. Par delà le Bien et le Mal, § 255, p. 177.

22. Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, tome XII, p. 46 : « L’absence de naturel nordique ».

23. Humain, trop Humain 2, Le Voyageur et son ombre, § 140, traduction de R. Rovini, OPC, p. 218.

24. L’art classique va « de la multiplicité à la simplicité par un acte de volonté (…) synthétique, contraignant et réellement dominateur » (Par delà le Bien et le Mal, § 230, p. 148).

25. Par delà le Bien et le Mal, § 224, pp. 141-142.

26. C’est-à-dire « l’anarchie des atomes, la désagrégation du vouloir, la liberté individuelle, autrement dit, en termes politiques, « l’égalité des droits pour tous » (Le Cas Wagner § 7, pp. 33-34). Sur ces aspects, Nietzsche reconnaît volontiers sa dette envers Paul Bourget (Essais de psychologie contemporaine, 1883, suivis des Nouveaux Essais, 1885).

27. Incarnée, entre autres références, par Mme de Boufflers, (Fragments posthumes, printemps-automne 1884, traduction de J. Launay, tome X des OPC, p. 33), Mme de Lambert (Par delà le Bien et le Mal, § 235, p. 153) ou Mme d’Epinay (Lettres de l’abbé Galiani, dans l’édition de 1882 possédée par Nietzsche).

28. Aurore, traduction de J. Hervier, § 191, p. 145.

29. « Ce que l’Europe a produit de plus subtil et de plus raffiné parmi les moralistes » (Lettre à H. Köselitz du 20 septembre 1884, in : Sämtliche Briefe, Kritische Studienausagabe in 8 Bänden, G. Colli/ M. Montinari, eds, DTV De Gruyter, 1986, Bd VI, Januar 1880-Januar 1884, S. 535, traduction de B. Krulic). 

30. Clément Rosset, préface à B. Gracian, Le Héros, Distance, 1993, p. 9. 

31. Lettre à Heinrich Köselitz du 10 novembre 1887 (in : Sämtliche Briefe, Bd VIII, Januar 1887-Januar 1889, S. 190).

32. Fragments posthumes, printemps-automne 1884, tome X des OPC, pp. 284-285. Ce portrait-charge est repris presque mot pour mot de Taine et surtout de Paul Bourget (Essais de psychologie contemporaine) : à ce sujet, voir G. Campioni, Les Lectures françaises de Nietzsche, Paris, PUF, 2001, pp. 212-214.

33. Voir par exemple Ecce Homo, § 4, traduction de J. C. Hémery, p. 265 : Nietzsche revendique une « parenté » avec Heinrich Heine par le « style ».

34. Ainsi peut on comprendre cette remarque sur les « livres européens » : les œuvres de Montaigne, La Rochefoucauld, Fontenelle, Chamfort, La Bruyère, Vauvenargues auraient, « écrits en grec, (…) été compris aussi bien des Grecs », Humain, trop Humain 2, Le Voyageur et son ombre, § 214, p. 247.

35. Humain, trop Humain 1, § 476, p. 261.

36. Le Gai Savoir, § 358, p. 265.

37. Ibidem, p. 264.

38. Le Gai Savoir, § 358, p. 265

39 Ibidem, p. 264.

40 Ibidem.

41. Le Gai Savoir, § 350, p. 249.

42. Ecce Homo, « Le cas Wagner », § 2, pp. 327-328.

43. Voir, par exemple, Le Crépuscule des Idoles, traduction par J. C. Hémery, § 4, p. 104, ou Humain, trop humain, II, § 299, p. 122.

44. Le Crépuscule des Idoles, § 4, p. 104.

45. A propos des « Français du XVIIe siècle », voir Par delà le Bien et le Mal, § 224, p. 141.

46. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française, 1870-1914, Paris, PUF, 1959.

47. Nietzsche connaissait bien l’œuvre de Taine. Sur cet aspect de la pensée de Taine, voir Les Origines de la France contemporaine, (Paris, R. Laffont, Bouquins, 1986, Tome 2, p. 464) : « En vertu de cet instinct qui est despotique, en vertu de cette éducation qui est classique et latine, il (Napoléon) conçoit l’association humaine, non pas à la façon moderne, germanique et chrétienne, comme un concert d’initiatives émanées d’en bas, mais à la façon, antique, païenne et romaine, comme une hiérarchie d’autorités imposées d’en haut ».

48. Voir les travaux de Louis Dumont, entre autres L’Idéologie allemande, France-Allemagne et retour (Homo aequalis 2), Paris, Gallimard, 1991.



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- Auteur : Brigitte Krulic, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Titre : Nietzsche : une crise latine de la pensée allemande ?
- Date de publication : 14-05-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=109
- ISSN 2105-2816