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COLLOQUES


EROS LATIN


La clinique vénérienne de Lucrèce dans le 4e livre du De rerum natura

Jonathan Pollock


En 58 avant notre ère, le consul Calpurnius Pison installe le philosophe épicurien Philodème de Gadara dans la somptueuse villa qu’il possède à Herculanum, en Campanie. Cette villa sera ensevelie par l’éruption de Vésuve en 79 de notre ère. Les cendres volcaniques recouvriront ainsi une très riche bibliothèque contenant notamment des papyrus du traité d’Épicure Sur la nature (Peri phuseôs) et de traités dus à ses disciples, ainsi que le De rerum natura de Lucrèce. Contemporain de Philodème, il se peut que Lucrèce ait vécu lui aussi en Campanie, car la région compte plusieurs inscriptions de la gens Lucretia. Or, à la différence de Philodème et de la plupart des penseurs épicuriens de l’époque, Lucrèce n’écrivait pas en grec, mais en latin.

Tout ce que nous savons de Lucrèce provient d’une brève notice biographique dans la Chronique de Saint Jérôme : l’an 96 avant notre ère aurait vu la naissance de « Titus Lucretius, le poète qui, rendu fou par un philtre amoureux, rédigea dans les intervalles de sa maladie quelques livres, corrigés ensuite par Cicéron, et se donna la mort dans sa quarante-quatrième année » (JKT, 6)2. Folie érotique, suicide : en général, la critique donne peu de crédit à ce texte rédigé quatre siècles après la mort de Lucrèce par un Père de l’Église ayant peu de sympathie pour les doctrines diffusées par le poète. L’anecdote du philtre d’amour serait alors une manière particulièrement sournoise de décrédibiliser un auteur qui consacrait plusieurs centaines de vers à « déconstruire » la passion amoureuse, et cela dans le cadre d’une vaste entreprise de démoralisation de la culture latine. Car, que dit Lucrèce dans le De rerum natura ? Nous avons affaire à une dénonciation généralisée des illusions morales, sociales et religieuses qui nous cachent la véritable nature des choses. En réalité, « tout n’est que vide et atomes « aveugles » (desertum […] spatium et primordia caeca). Le monde n’est ni éternel ni divin et, comme n’importe quel composé [d’atomes], il périra ; ce n’est pas la création d’un dieu ni d’une quelconque providence. En ce qui concerne l’individu ou le microcosme, il n’y a pas de survie après la mort. Tous les gestes de la religion romaine sont vains et aucune relation existe avec les [personnes décédées] »3. La physique épicurienne vaut ce qu’elle vaut. Elle est maintenant dépassée. Mais elle garde cette formidable capacité à faire tomber les masques ― « eripitur persona, manet res » (3.58) ―, et à tout tirer au clair, « omnia […] protrahere in lucem » (4.1189). Ce pourquoi je propose d’examiner l’éros latin à la lumière du De rerum natura, dont la fin du 4ème livre est consacrée aux pièges de l’amour.

En acclimatant la doctrine épicurienne à la culture et à la langue latines, Lucrèce va devoir trouver un mot pour traduire éros ― ce qui ne va pas de soi. Le terme amor n’a pas la précision d’éros, son champ est beaucoup plus large, il empiète sur d’autres notions d’origine grecque, telle que la philia, l’amitié, et l’agapè, l’amour du prochain. Comme nous le verrons, la morale épicurienne promeut la philia au détriment de l’éros, et cela non pas au nom d’une prétendue valeur supérieure, mais selon le critère du plaisir lui-même. Ce que les épicuriens reprochent principalement à l’éros, c’est d’être trop souvent l’occasion de déplaisir.

Mais revenons aux problèmes de traduction. Pour parler du désir sexuel, Lucrèce emploie certes les termes d’amor et de cupido, mais le mot qu’il affectionne le plus n’est autre que venus, veneris. Usage figuré, pourrait-on croire, Vénus étant la déesse de la beauté et la mère des Romains (Aeneadum genetrix). Mais n’est-il pas surprenant qu’un auteur qui nie catégoriquement toute intervention divine dans les affaires des hommes ait choisi de commencer son poème par un hymne à la louange d’alma Venus ? Le geste de solliciter le patronage de la mère d’Énée peut s’expliquer par le souhait de transplanter une doctrine de provenance étrangère dans le terreau, si je puis dire, de la culture latine ; et puis Lucrèce prétend lui-même vouloir édulcorer l’amertume de la pensée épicurienne avec le miel de l’allégorie poétique. L’allégorie demeure néanmoins assez transparente, au point qu’on pourrait presque parler de dé-métaphorisation : Vénus perd rapidement ses attributs divins pour désigner une pulsion commune aux dieux, aux hommes et aux animaux. Dès le premier vers, l’hymne à Vénus s’annonce comme une célébration du plaisir (hominum divomque voluptas), ce qui ne surprend pas de la part d’un épicurien. Remarquons toutefois que la voluptas est ici explicitement sexuelle. Pulsion printanière, tendance psycho-physiologique qui meut l’intégralité des espèces animales, la volupté vénérienne n’est pas seulement une ruse de la vie pour assurer la procréation ; elle est source de joies autonomes et partagées ; elle est surtout moyen de ramener la paix chez des hommes avides de guerre. En ces années de troubles politiques ― répression des peuples alliés de Rome, massacres de Marius, dictature de Sylla, révolte de Spartacus, conjuration de Catilina, guerre civile opposant Pompée et César ―, Lucrèce fait appel, pour calmer les ardeurs martiales de ses compatriotes, non pas à leur sens du devoir, mais à leur sensualité : « make love, not war ! » Dans des vers qui ont beaucoup impressionné Montaigne par leur vigueur, il supplie Vénus de séduire Mars, le bouillonnant dieu de la guerre :

Hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto
circumfusa super, suavis ex ore loquellas
funde, petens placidam Romanis, incluta, pacem. (1.38-40)
 
Eh bien, […] toi, divine,
quand il sera couché, quand à ton corps sacré
tu le tiendras de haut enlacé, fais couler
des mots doux de ta bouche et demande, ô illustre,
pour les Romains la paix et la tranquillité » (trad. B. Pautrat).

Les épicuriens n’étaient pas des thuriféraires de la passion sexuelle pour autant. À en croire Diogène Laërce, « Épicure dit tout à la fois qu’il ne conçoit pas la vie sans plaisir sexuel » et que « l’acte sexuel n’a jamais fait de bien à personne ; encore est-on heureux s’il ne fait pas de mal » (JKT, 511). Pourquoi cette attitude quelque peu désenchantée ? La réponse se trouve à la fin du 4ème livre du De rerum natura.

Le 4ème livre est consacré principalement à la théorie des simulacres, c’est-à-dire à ces pellicules ultra-minces sans cesse projetées des objets matériels et qui viennent susciter la perception, soit en heurtant nos organes de sens, soit (dans le cas des perceptions mentales) en imprimant directement le tissu atomique de notre esprit. Après avoir expliqué la nature des simulacres et exposé leur rôle dans les mécanismes de la sensation et de la pensée, Lucrèce passe en revue diverses fonctions vitales : l’alimentation, le mouvement volontaire, le sommeil, les rêves. C’est par le biais du rêve érotique que Lucrèce introduit les thèmes conjugués du désir sexuel et de la passion amoureuse. Entamer l’analyse du sentiment amoureux par l’explication de qu’on appelait naguère la pollution nocturne n’est pas anodin : une telle approche met d’emblée l’accent sur les effets physiologiques de l’amour. Ainsi, au moment de la puberté, les jeunes gens

[…] voient des simulacres
confluer du dehors, venus en messagers
de chaque corps ayant un superbe visage
ou un teint éclatant ; et la nouvelle irrite
à tel degré les lieux de semence gorgés
que souvent, comme si avait eu lieu la joute,
ils répandent des flots énormes à torrents,
ensanglantant (cruentent) leur linge » (BP, 4.1032-1036).

Gardons à l’esprit la métaphore du sang versé, et voyons ce qui se passe chez l’homme éveillé « atteint par les traits de Vénus/ que lui darde (iaculatur) garçon aux membres féminins/ ou bien femme lançant (iactans) l’amour de tout son corps » (BP, 4.1052-1054). Il peut s’agir du même homme. Comme l’ont bien montré Florence Dupont et Thierry Éloi dans la Sexualité masculine à Rome, la distinction que nous autres modernes faisons entre l’homosexualité et l’hétérosexualité s’avère anachronique lorsque nous l’appliquons au monde antique ; serait plus appropriée la distinction entre personnes imberbes et personnes barbues. Mais garçon ou femme, « ex homine humanum semen ciet una hominis vis » : « seul l’homme provoque en l’homme l’humaine semence » (JKT, 4.1040). Lucrèce semble ignorer l’amour charnel qu’un berger peut éprouver pour sa brebis, mais qu’importe, il s’agit ici de bien marquer que ce sont des simulacres qui met en branle la semence chez celui qui « tombe sous le charme » :

Quod simul atque suis eiectum sedibus exit,
per membra atque artus decedit corpore toto
in loca conveniens nervorum certa, cietque
continuo parties genitalis corporis ipsas.
Inritata tument loca semine, fitque voluntas
eicere id quo se contendit dira lubido,
idque petit corpus mens unde est saucia amore. (4.1041-47)

Aussitôt éjectée de son siège, [la semence] sort,
de tout le corps descend à travers tous les membres,
elle vient s’assembler en certains lieux des nerfs
et met en mouvement aussitôt les parties
génitales du corps. Les lieux, tout irrités,
se gonflent de semence, et naît la volonté
de la lancer vers où se trouve tout tendu
le funeste désir, cependant que l’esprit
vise le corps d’où vient la blessure d’amour » (BP, 439).

Dira lubido, saucia amore, le désir est cruel, l’amour blessant. L’expérience vénérienne se teint ici d’images martiales. Déjà, la semence du garçon pubère était tenue pour « ensanglanter » (cruentare) sa couche. Tout concourt à l’épanchement des humeurs corporelles : l’amoureux brûle de s’unir (gestit coire) au corps désiré et de « lancer dans ce corps/ l’humeur venue du sien » : « et iacere umorem in corpus de corpore ductum ». Et Lucrèce de conclure : « Haec Venus est nobis ; hinc autemst nomen amoris » (4.1056-58) ; « Voilà pour nous Vénus ; de là le nom d’amour ». Il joue ainsi sur les mots umor et amor, comme pour réduire Vénus à une réaction physiologique4.

La série umor, amor va se prolonger en ardor, dolor et furor. L’amour-passion n’aurait pas provoqué l’hostilité des épicuriens s’il ne débouchait pas immanquablement sur le « froid souci (frigida cura) ». « Car de l’aimé absent restent les simulacres/ et aux oreilles vient résonner le doux nom » (BP, 4.1060-61). Voilà pourquoi il convient de fuir les simulacres : « Sed fugitare decet simulacra […] atque alio convertere mentem » (4.1063-64). Lucrèce exhorte l’amoureux non seulement à tourner son esprit ailleurs, à effectuer une conversion mentale, mais aussi à « jeter/ en n’importe quel corps l’humeur accumulée (et iacere umorem coniectum in corpora quaeque),/ au lieu de la garder (nec retinere), à jamais consacrée/ à un unique amour (semel conversum unius amore) » (BP, 4.1065-66). On touche ici au principe même de l’illusion amoureuse : « croire que seul l’être singulier qui a éveillé le désir est à même de le satisfaire » (BP, 441). Il n’y a rien de plus labile que l’objet des pulsions sexuelles, dira Freud plus tard. On se souvient du passage célèbre (4.1160-70), imité par Molière dans Le Misanthrope, où Lucrèce brocarde la tendance des amants à idéaliser les défauts physiques ou moraux de la femme aimée. La « cristallisation » amoureuse n’est qu’un leurre de l’imagination aveuglée par sa passion, ce pourquoi le poète recommande l’usage d’un contre-poison : « inque dies gliscit furor atque aerumna gravescit,/ si non prima novis conturbes volnera plagis (4.1069-70) ; « de jour en jour croît la fureur, le mal s’aggrave » (JKT, 301) « si tu ne viens, et ce grâce à de [nouvelles plaies],/ jeter le trouble (conturbes) au sein des premières blessures » (BP, 441).

Conturbare, comme tout à l’heure le verbe convertere, appartiennent aussi bien au vocabulaire de la physique qu’à celui de l’éthique. Comme l’a remarqué Michel Serres, le clinamen, cette déviation minimale dans le trajet d’un atome, correspond à l’angle entre un arc et sa tangente. Ce qui veut dire que, de rectiligne, le mouvement de l’atome devient curviligne, avec pour conséquence l’émergence de paquets tourbillonnants d’atomes. Tant l’agitation atomique reste chaotique, Lucrèce parle de turba, de tourbe, de foule désordonnée. Mais lorsque la tourbe s’ordonne en mouvement circulaire, il emploie les termes turbo et vertex. Le passage de la turba au vertex est producteur de régularités, d’où émergent des composés méta-stables aux échelles diverses de la combinaison atomique. Le passage du conturbare au convertere reproduit le même processus au niveau de l’esprit, car la mens n’est pas moins matérielle que le corps. Dans tous les cas il s’agit pour le composé atomique de trouver son « assiette », d’atteindre une certaine stabilité, un manque de trouble, ce qui s’appelle, sur le plan psychique, « ataraxie ». La passion amoureuse s’avère néfaste non seulement parce qu’elle vous soumet corps et âme aux volontés d’autrui, et qu’elle va à l’encontre du sentiment de l’amitié, mais aussi parce qu’elle vous fait perdre cette précieuse assiette, cette tranquillité d’âme tant recherchée par les épicuriens.

Mais comment s’y prendre afin de jeter le trouble (conturbare) au sein des premières blessures ? La thérapeutique lucrétienne comporte deux solutions. Ou bien, « tu les confies [ces premières blessures], allant à l’aventure (vagus),/toutes fraîches, aux soins de la Vénus rôdeuse (Volgivaga Venus) » (BP, 4.1071) ; ou bien, tu fais dévier le cours de ton esprit et tu diriges ton attention ailleurs, sur d’autres simulacres : « alio possis animi traducere motus » (4.1072). Déviation et libre arbitre sont ainsi associés comme au 2ème livre, lorsque Lucrèce évoque le clinamen :

[…]. Sed ne mens ipsa necessum
intestinum habeat cunctis in rebus agendis,
et devicta quasi cogatur ferre patique,
id facit exiguum clinamen principiorum
nec regione loci certa nec tempore certo. (2.289-293)

Mais quant à la pensée, la chose qui empêche
qu’elle ait au-dedans d’elle une nécessité
à faire toute chose et soit comme forcée,
vaincue, de supporter et de toujours pâtir,
c’est la déviation légère des principes,
dont le lieu ni le temps ne sont déterminés » (BP, 195).

Quant à l’expression Volgivaga Venus, elle est la transposition latine d’Aphrodite Pandémos, la Vénus populaire, par opposition à la Vénus céleste, Ourania. Le sens de vaga est « inconstante » ; aussi Lucrèce prône-t-il l’inconstance en amour. Un esclave, une prostituée, l’amant d’une nuit feront l’affaire. Le « one night stand » est préférable à l’exaltation amoureuse. Et tout comme la fille doit être vaga, il te convient d’être vagus, de te livrer au hasard des rencontres et, partant, de te comporter comme un atome.

On peut se demander pourquoi Lucrèce passe sous silence une troisième manière d’apaiser le prurit amoureux, la solution « cynique » adoptée par Diogène de Sinope lorsque, en plein milieu de l’agora, il se masturbe pour déplorer l’inefficacité de la friction corporelle contre la faim, alors qu’elle calme facilement l’appétit sexuel. Après tout, nous venons de le voir, manus turbare relève du vocabulaire technique de Lucrèce. En fait, il prendra le contre-pied de la démonstration de Diogène, en opposant à son tour appétit de nourriture et appétit sexuel.

Éviter l’amour ne prive pas de ce fruit de Vénus qu’est la jouissance sexuelle : « Nec Veneris fructu caret is qui vitat amorem » (4.1073). Au contraire, votre plaisir sera d’autant plus pur. Voyons comment se comportent les amoureux :

Quod petiere, premunt arte faciuntque dolorem
corporis, et dentes inlidunt saepe labellis
osculaque adfigunt, quia non est pura voluptas
et stimuli subsunt qui instigant laedere id ipsum,
quodcumque est, rabies unde illaec germina surgunt. (4.1079-83)

[…] Ce qu’ils ont pourchassé,
ils le serrent très fort, ils lui font mal au corps,
et souvent de leurs dents lui déchirent les lèvres
et le rouent de baisers : c’est que leur volupté
n’est pas pure, en son sein il est des aiguillons
qui poussent à blesser justement cet objet
d’où lèvent, quel qu’il soit, ces germes de fureur » (BP, 443).

On dirait qu’ils veulent s’entre-dévorer, l’absorption mutuelle étant la forme la plus radicale de l’union des corps. En vain, pourtant : « ils ne peuvent rien arracher ici/ ni pénétrer, entièrement dans l’autre corps passer » (JKT, 4.1110-11). Malheureusement, l’appétit sexuel n’est pas du même ordre que celui de la nourriture ou de la boisson. L’amoureux n’a rien à mettre sous la dent, sinon des simulacres : « Mais d’un visage humain et d’un teint éclatant,/ le corps, pour en jouir, n’a que des simulacres/ ténus » (BP, 4.1094-96), ce qui en rend la jouissance littéralement insatiable, pour ne pas dire impossible ; « et c’est bien le seul cas, remarque Lucrèce, où plus nous possédons,/ plus notre cœur brûle d’un funeste désir » (JKT, 4.1089-90). À cet égard, l’amoureux ressemble à un homme mourant de soif et qui, endormi, rêve qu’il boit ; les laticum simulacra ne peuvent pas le désaltérer.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel ? Avons-nous affaire uniquement à des simulacres, des semblants, des signifiants du désir ? Lucrèce avec Lacan ? La psychanalyse d’obédience lacanienne voit justement dans le sentiment amoureux une manière de pallier l’absence de rapport sexuel. Mais Lucrèce, comme Lacan d’ailleurs, ne nie pas la réciprocité du plaisir pour autant :

Nec mulier semper ficto suspirat amore,
quae complexa viri corpus cum corpore iungit,
et tenet adsuctis umectans oscula labris. (4.1192-94)

Et ce n’est pas toujours d’un amour contrefait
que soupire, enlacée, la femme quand, unie
à l’homme corps à corps, elle le tient serré,
le mouillant de baisers de ses lèvres sucées » (BP, 451).

Sinon, quel intérêt pour elle de se soumettre au désir de l’autre ? Voilà ce qui est rassurant pour les hommes ! Cela dit, en guise de preuve, Lucrèce fournit l’exemple suivant :

In triviis quam saepe canes, discedere aventis,
divorsi cupide summis ex viribu’ tendunt,
quom interea validis Veneris compagibus haerent ? (4.1203-05)

Et que de fois l’on voit des chiens aux carrefours
vouloir se séparer, et de toutes leurs forces
tirer avidement chacun de son côté,
par les robustes joints de Vénus tout soudés ! » (BP, 451).

Un tel accident n’arrive pas qu’aux chiens : à l’époque où les cinémas allemands de province comportaient encore des bancs, le retour subit des lumières à la fin de la séance pouvait causer des émois semblables. Les pauvres « conjoints » (c’est le cas de le dire) finissaient parfois à l’hôpital !

Le livre IV se termine par des considérations sur l’hérédité et la fécondité. Il s’agit à nouveau d’infirmer toute référence à la volonté des dieux (divom numen). À l’image du macrocosme, l’être humain naît d’un mélange de semences (semina), en l’occurrence celles provenant d’un homme et d’une femme, cette dernière n’étant pas qu’un réceptacle, comme dans la biologie aristotélicienne. Pour faciliter la conception et promouvoir les « accords de Vénus (harmoniae Veneris) » (4.1248), la position des amants a aussi son importance. Lucrèce privilégie la posture du lévrier (la bête à deux dos) en raison de l’inclinaison ainsi donnée à la chute des reins. Michel Serres y voit même une allusion à l’angle du clinamen ! Quoi qu’il en soit, « Nul besoin pour une épouse de mouvements lascifs:/ car une femme entrave et combat la grossesse/ lorsque, jouant des fesses (clunibus), joyeuse elle stimule/ la jouissance de l’homme et la fait jaillir à flots,/ tandis qu’elle se démène à s’en désosser la poitrine » (JKT, 4.1268-72). D’où vient l’entrave ? Lucrèce puise ses images au fondement même de l’agri-culture latine. Ici comme ailleurs, tout est question d’ensemencement et de labourage : « En détournant le soc (vomer), elle fait en effet/ dévier le sillon (sulcus), si bien que la semence/ s’en va porter son coup (ictus) hors du lieu […] » (BP, 4.1272-73). « Lieu, donc, qu’est-ce à dire ? Fastueuse et peu connue, son étymologie, le latin locus, désigne l’ensemble des organes sexuels et génitaux de la femme : vulve, vagin, utérus »5. Voilà pourquoi les scorta, les prostituées, usent des stratégies de la déviation et de l’aversion. Elles aussi savent exploiter à bon escient l’angle contingent du clinamen.

Les derniers vers du 4ème livre reviennent sur le sentiment de l’amour. Si Lucrèce nous conseille de lutter contre les illusions de l’amour-passion, il ne condamne pas en revanche la vie conjugale. Un autre type d’amour est possible, moins tempétueux, plus apaisé, celui qui naît de la vie en commun et qui pourtant se montre capable de triompher de la résistance la plus obstinée :

[…] consuetudo concinnat amorem ;
nam leviter quamvis quod crebo tunditur ictu,
vincitur in longo spatio tamen atque labascit. (4.1283-85)

L’habitude […] fait le lit de l’amour ;
car une chose heurtée d’un coup même léger,
dès lors qu’il est fréquent, se voit pourtant vaincue
à la longue, et fléchit » (BP, 457).

  

1 Univ. Perpignan Via Domitia, Voyages, Echanges, Confrontations, Transformations "VECT-Mare-Nostrum" , EA 2983, F-66860, Perpignan, France.

2 Nous nous référons à deux éditions bilingues du De rerum natura, celle due à José Kany-Turpin (Paris : Flammarion, 1997), et celle due à Bernard Pautrat, pour la traduction, et à Alain Gigandet, pour l’appareil critique (Paris : Librairie Générale Française, 2002). Pour les distinguer nous utilisons les sigles JKT et BP.

3 Diskin Clay, « L’épicurisme : école et tradition », in Lire Épicure et les épicuriens, dir. A. Gigandet et P.-M. Morel, Paris : PUF, 2007, p. 20.

4 Rappelons que le mot semen sert également tout le long du poème à désigner les atomes eux-mêmes, les semina rerum. Par conséquent, on a sans doute tort à vouloir opposer, à la suite de Galien de Pergame, la théorie des humeurs à celle des atomes. L’atomisme ancien raisonne également en termes de flux, de fluxions, d’ondes, de rythmes d’écoulement. La différence se situe à un autre niveau, celui de la composition ultime des fluides. Selon les atomistes, tout liquide, corporel ou non, est constitué en dernière instance d’atomes, à savoir de particules solides, pleines et indivisibles. D’après la doctrine humorale, les humeurs se composent de qualités, ou de puissances (dunameis) : ainsi le sang (mais aussi l’air) est un mélange du chaud et de l’humide. Or, la qualité n’est pas une substance, mais un accident, au mieux un attribut. Étant privées de forme, les humeurs (comme les quatre éléments) relèvent par conséquent de l’accidentel. De surcroît, les qualités sont susceptibles du plus et du moins, et s’ordonnent selon des polarités : moins chaud s’équivaut à plus froid, moins sec égale plus humide. Cette variation qualitative détermine non seulement le tempérament du monde, à savoir sa température, mais également celui du corps humain, autrement dit sa santé, l’équilibre harmonieux de ses humeurs internes.

5 Michel Serres, Le Mal propre, Paris : Pommier, 2008, p. 18



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- Auteur : Jonathan Pollock
- Titre : La clinique vénérienne de Lucrèce dans le 4e livre du De rerum natura
- Date de publication : 06-11-2015
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=139
- ISSN 2105-2816