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COLLOQUES


EROS LATIN


Werther et Don Juan

Elisabeth Rallo Ditche


L’érotique stendhalienne est bien connue, on évoque toujours les mêmes points, inlassablement répétés par la critique : la supériorité absolue en matière d’amour des pays latins, en particulier de l’Italie, la critique de l’amour « vanité » « à la française », la valeur de la passion, le prix attaché aux « âmes de fabrique fine », aux « âmes tendres » qui sont faites pour se comprendre dans un monde qui n’est qu’un « ignoble bal masqué », l’importance du naturel. On souligne aussi l’originalité de ses idées sur les femmes, l’intérêt porté à la sexualité, en particulier dans les écrits intimes. Mais on ne trouve souvent que des descriptions très détaillées et très savantes des opinions de Stendhal en la matière, des analyses de ses sources, - l’importance de l’influence des Idéologues sur la pensée de Stendhal, l’influence de Rousseau, de Mme de Staël – parfois des interprétations intéressantes 1, mais qui font la plupart du temps une analyse « interne » des concept stendhaliens, renvoyant de De l’Amour aux romans et aux écrits intimes, ou bien à ses sources, sans se poser de questions précises sur les éléments de son érotique par rapport à l’évolution des mentalités, par exemple.

Certaines contradictions très intéressantes, fort peu commentées, sous-tendent son traité De l’Amour, en particulier son aversion pour la figure de Don Juan, pourtant modèle du désir « latin », mythe moderne né en Espagne et son éloge de l’amour « à la Werther » alors même qu’il ne souscrit pas à la manière d’aimer des allemands, ni à leurs mœurs en général. Stendhal exalte l’art d’aimer italien, mais il fait mention dans ses écrits intimes et sa correspondance de ce qu’il appelle son âme « à la Werther », sans pour autant parler de ce personnage ou dire ce qu’il entend au juste par là. Il semble que cette âme à la Werther » se confonde pour Stendhal avec « l’âme tendre », celle faire pour l’amour, telle que la possède les italiens, âme qui se forme dans un pays dont le climat et la politique sont propices à l’épanouissement de l’amour. C’est l’idée de « tendresse » qu’on voudrait interroger ici, dans l’espoir de comprendre l’érotique stendhalienne autrement, peut être de l’éclairer d’un nouveau jour.

Mais revenons d’abord rapidement sur son panorama amoureux selon les peuples. C’est dans le pays où « l’oranger pousse en pleine terre » qu’on a le plus de chance de trouver la meilleure façon d’aimer. Stendhal constate la supériorité des pays latins. Ils ont pour eux le climat et la « constitution de la vie », qui sont « favorables à la musique et à l’amour »2. En Italie, personne ne lit, tout le monde se préoccupe d’amour, le mari est le meilleur ami de l’amant, il n’y a pas de « société » et le ridicule n’existe pas, il n’y a pas de préjugé politique…tout cela fait le lit de l’amour. Cet amour est « tendre » : on passe du temps avec sa maîtresse, on lui parle de tout : « c’est l’intimité la plus complète et la plus tendre »3. On est fidèle à soi-même et non à sa réputation, on est dépourvu d’égoïsme. L’amour est chez lui en Italie, toutes les autres occupations, toutes les autres passions paraissent insipides, l’amour s’épanouit d’autant mieux que le reste est mort.

L’Espagne n’est pas négligée pour autant : le climat est propice, les orangers poussent là aussi en pleine terre, « L’Andalousie est l’un des plus aimables séjours que la volupté se soit choisi sur la terre », l’héritage des Maures a donné à l’Espagne sa fougue et son art d’aimer, le peuple espagnol est « le représentant vivant du Moyen Age », il en a gardé l’énergie, il est l’image du XVIe siècle alors que les français sont celle du XVIIIe siècle4.

Les Allemands et les Autrichiens sont pour lui de doux rêveurs, ils attachent un grand prix à l’amour, ils disposent d’un fond d’enthousiasme « doux et tendre »5, mais peu impétueux, et leur façon d’aimer est forte et fidèle. Les Anglais et les Allemands manquent de joie de vivre, de fougue, d’originalité, les femmes y sont fidèles mais ennuyeuses, l’amour y est finalement assez terne. On est assez étonné de lire un éloge de l’amour « à la Werther » après ces réflexions sur l’Allemagne : pourquoi se sent-il alors lui-même si proche de Werther ?

L’éloge de l’amour italien est associé dans son Traité à un éloge de l’Amour provençal au XII° siècle, lui-même influencé par l’érotique arabe, qui fascine Stendhal. Ce qu’on peut appeler le « mythe bédouin »6 s’est développé au début du XIX° siècle, mythe qui traduit une vision sensuelle et passionnée de l’amour, autour de la notion de liberté et d’égalité des partenaires. Stendhal voit donc une parenté entre l’Eros latin qu’il valorise et l’érotique orientale : ces formes d’amour sont les seules qui puissent satisfaire une « âme tendre ».

Stendhal ne cautionne pas toutes les formes d’Eros latin, loin de là. Il n’aime pas l’espagnol le plus célèbre quand il s’agit d’Eros, Don Juan, né à l’aube du XVIIe siècle. En fait, il parle du Don Giovanni de Mozart – en pensant sans doute aussi au Don Juan de Byron – bien plus que de celui de Tirso ou de Molière. Stendhal brosse un portrait extraordinaire du « plus intime de ses amis », comme il l’appelle : il est issu d’une classe riche, il est déjà par son éducation « égoïste et sec », il use et abuse de sa popularité, de son rang. Don Juan réduit l’amour « à n’être qu’une affaire ordinaire »7, l’amour « à la Don Juan est un sentiment dans le genre du goût pour la chasse », il est « un marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne paie jamais », il ne pense qu’à lui, et l’égoïsme tue l’amour. Il finit par s’ennuyer, car « le malheur de l’inconstance, c’est l’ennui »8, le temps passant, il s’avoue cette vérité et finit par faire le mal pour le mal, il a une vieillesse fort triste – et il n’a pas connu la passion. Stendhal envisage pourtant un changement possible chez Don Juan, laissant alors de côté le mythe pour parler des don juan ordinaires : ils peuvent être guéris par une « femme tendre », et même « faire de bons maris », comme le dit une note ajoutée au manuscrit !

Quel est alors le personnage qu’on peut opposer à Don Juan pour exalter la forme d’amour opposée à la sienne ? Stendhal ne trouve personne dans le réservoir littéraire et mythique espagnol ou italien. Il se tourne alors vers le modèle des romantiques en transformant considérablement cette figure et en ne prenant que les traits qui lui importent. Werther, qui n’est qu’un nom dans De l’Amour, car il n’est jamais question du Werther du roman, est face à cet homme sec et seul qu’est Don Juan, un homme heureux malgré ses malheurs. Il est l’amant par excellence - celui qui sait aimer et se faire aimer, celui qui sait être et rendre heureux. Werther est une « âme de fabrique fine » comme on en rencontre dans tous les pays, qui comptent tous des âmes exceptionnelles. Stendhal, trop fin pour aimer les généralités, affirme à plusieurs reprises dans son Traité qu’il ne faut pas « croire que les grandes passions et les belles âmes soient communes nulle part, même en Italie. ». Werther représente la façon d’aimer que Stendhal désire, il n’est pas l’exemple des hommes de son pays, pas plus que Don Juan ne représente les espagnols. Ce sont deux héros, et en cela, ils sont le centre d’une constellation de traits qui dessinent les figures de l’amour et du désir. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : Stendhal défend l’amour, non pas contre la passion amoureuse mais contre la satisfaction du désir inconstant. Lui qui a eu bien des maîtresses et qui n’a pas évité de parler de sa sexualité, parfois dans les termes les plus crus, rêve d’un attachement profond et durable, fondé certes sur un désir ardent et des sentiments passionnés, mais les dépassant pour aller plus loin dans la relation à deux.

L’amour « à la Werther » lui permet de décrire ce rêve. Eros a des caractéristiques très précises qui ne sont pas seulement celles que l’on cite toujours, et qui semblent banales, elles touchent à l’être même. Cet Eros est d’abord un Eros patient ; la question du temps est ce qui le différencie le plus du désir ­— incarné par Don Juan et son impatience bien connue : « L’erreur de leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce qu’un amant transi obtient en six mois. »9. Et la durée est essentielle au plaisir le plus vif : « Mais le plaisir que l’on rencontre auprès d’une jolie femme désirée quinze jours et gardée trois mois et différent du plaisir que l’on trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gardée dix. »10. Le désir différé, les tourments de l’attente rendent la relation plus précieuse – comme le veut l’érotique des troubadours. L’amour physique est transformé en délices et transports11, bien au-delà de la simple jouissance rapide et brutale de Don Juan.

Mais avec le temps, cette relation peut-elle durer ? Oui, pour l’amoureux à la Werther, la relation change mais ne meurt pas : « Votre maîtresse, devenue votre amie intime, vous donne d’autres plaisirs, les plaisir de la vieillesse. »12. On ne fait plus qu’un, le « parce que c’était lui, parce que c’était moi » est réalisé. On communique sur tout, on pense à l’avis de l’autre à tout moment. L’amour se moque du temps, alors que c’est le temps qui tue le désir, qui a raison de Don Juan (comme on le verra superbement montré dans le Don Juan de Lenau.). Stendhal raconte avoir voulu voir « l’amour éternel » : « j’ai obtenu ce soir d’être présenté au chevalier C. et à sa maîtresse auprès de laquelle il vit depuis cinquante quatre ans. Je suis sorti attendri de la loge de ces aimables vieillards ; voici l’art d’être heureux, art ignoré de tant de jeunes gens »13. Le parti de ceux qui valorisent l’inconstance attire les sots 14 qui manquent de courage, car il en faut pour être vraiment amoureux et fidèle, la constance est un trait qui touche à la position de l’être face au temps : l’Eros latin de Stendhal s’inscrit dans la durée et s’oppose complètement à la philosophie de l’instant.

La deuxième dimension indispensable est ce que Don Juan ignore complètement : la « tendresse ». Stendhal n’est pas le premier à parler de tendresse, d’intimité et d’amitié comme éléments de l’amour. Diderot, dans une lettre à Sophie Volland, lui raconte une discussion de salon autour de l’idée de mourir d’amour, et écrit « On parla tendresse ». En 1760, le terme de tendresse lié à l’idée d’amour date d’un siècle à peine, les termes de sentimental et de romantique entrent dans le champ des termes amoureux. « Mon ami » est dans la correspondance longtemps employé pour « mon amour », et Stendhal rendra célèbre l’expression « Entre ici, ami de mon cœur ». Le lexique du sentiment a évolué, comme on l’a montré15, et le mot « tendresse », utilisé d’abord au sens propre, devient au sens figuré, un élément affectif vers 1690. Mlle de Scudéry traite de la tendresse comme d’une alliée de l’amitié, c’est « une certaine sensibilité de cœur », qui combat l’amour propre. Au XVIIIe siècle, est « tendre » celui qui peut éprouver de la compassion, qui est sensible à l’amitié et à l’amour et « tendresse » a un sens positif, il investit les relations familiales. « Tendresse » exprime ce que ressent une mère, un père pour ses enfants, mais il est aussi au cœur des sentiments d’amitié. Et le mot et son emploi témoignent de la féminisation des sentiments, l’amour-tendresse renvoie à un univers centré sur la femme. On comprend pourquoi l’expression « âme tendre » est perceptible comme liée à une certaine féminité, et Stendhal en joue. Son personnage d’amoureux à l’âme tendre est décrit comme timide, maladroit, un peu faible – ce qui est contenu dans le mot « tendre ». L’image de l’homme viril est mise à mal. Un des aspects les plus intéressants de cette érotique stendhalienne est justement cette féminisation de l’homme, qui accepte de se laisser voir par les autres amoureux et dépendant de sa bien-aimée, qui accepte de souffrir publiquement, sans craindre de passer pour ridicule. Un homme qui se rapproche de la femme qu’il aime par son comportement, ses affects, ses aspirations — et vice versa, d’ailleurs, les femmes devenant plus énergiques et plus actives. C’est ainsi que peut se former le couple, dans une intimité que Stendhal aime à qualifier de « tendre », précisément, où les deux êtres se rejoignent, se confondent presque, où les notions de masculin et de féminin se diluent dans l’union de âmes et des corps.

Cet amour tendre et vertueux, qu’on a longuement attendu et mérité, n’est pas ennuyeux, comme le font croire les romans qui exaltent l’inconstance ou la passion, bien au contraire, il engage l’être jusqu’à la mort, ce n’est pas une « affaire commune », c’est un but dans la vie qui change la face de tout, « tout est neuf, tout est vivant, tout respire l’intérêt le plus passionné »16, il ouvre à la jouissance du beau : le spectacle de la vie devient magique. Il permet de lutter contre la mélancolie qui menace toujours les âmes tendres « à la Werther », donne cette impulsion à vivre bien plus que tout autre passion, éclipse d’ailleurs les autres passions, qui ne sauraient emplir l’être de cette façon. L’homme y perd une partie de son identité masculine, pour son bonheur, il y gagne une vie ardente, il connaît la joie esthétique autant que la joie physique et sentimentale, un sentiment de plénitude peut être parce qu’il a perdu l’impression d’être « divisé » — il a atteint avec sa compagne l’harmonie et l’unité du moi.

 

1 Voir l’article de Philippe Berthier, qui pose les questions attendues sur ce sujet : « L'orange d'Islande : Stendhal et le mythe du Nord. » In: Romantisme, 1977, n°17-18. Le bourgeois. pp. 203-227.

Voir également PION, Alexandra, Stendhal, l’érotisme romantique, Presses universitaires de Rennes.

Voir « Persuasions d’amour, nouvelles lectures de De l’Amour de Stendhal », Collection stendhalienne, Droz, 1999.

2 De L’Amour, Edition Garnier, p.155.

3 Ibid. p.172.

4 Ibid.p.160.

5Ibid. p. 166.

6 Voir PION, Alexandra, Stendhal, l’érotisme romantique, op.cit., p.p.232 et sqq.

7 De l’Amour p. 232.

8Ibid. p. 239.

9 Ibid. p. 237.

10 Ibid. p. 238.

11Ibid. p.255

12 Ibid. p.239

13Ibid. p. 172.

14 Voir p. 239.

15 Voir DAUMAS, Maurice, La tendresse amoureuse, Pluriel, 1996.

16 Ibid. p. 236.



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- Auteur : Elisabeth Rallo Ditche
- Titre : Werther et Don Juan
- Date de publication : 09-11-2015
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=151
- ISSN 2105-2816