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LE LETTRÉ : DÉFINITIONS ET ENJEUX


La grammaire sur le bout de la langue. Pascal QUIGNARD : Un lettré à la lettre

Mathieu Messager


Je vais m’intéresser à un court texte de Pascal Quignard qui s’intitule « Qu’est-ce qu’un littéraire ? » et qui a été publié en 2007 dans la revue Critique, en ouverture d’un numéro qui lui était alors consacré1. Je voudrais tout simplement suivre la promotion que fait l’auteur de ce petit adjectif de littéraire. Car si modeste soit-il, ou en raison même de cette modestie apparente, il me semble que ce mot permet d’envisager une autre modulation de la figure du lettré, paradoxalement hyperbolique en regard de l’humilité dont il semble porteur. Car du « lettré » au « littéraire », s’il y a, à l’évidence, un rapport d’inclusion, il y a aussi et surtout un changement de plan scénique dans la scénographie auctoriale que l’écrivain entend ici faire jouer : c’est comme si l’on passait discrètement de la scène de l’extériorité (le lettré dans le monde) à la scène de l’intériorité (le lettré dans le langage).

Et cette translation entérine une forme de radicalisation. Car faire l’épreuve intime des litterae – ce qui est la condition même du « littéraire » comme le répète Quignard2 – c’est à coup sûr accentuer une posture lettrée qui ne peut s’affecter que par une réalité d’ordre « grammatical », et je dirais même d’ordre grammatique, pour mieux faire résonner la racine grecque. En somme, c’est comme si Pascal Quignard n’avait de cesse de spectaculariser son rapport à la langue, en mêlant le littéral et l’existentiel : la désinence de l’imparfait devient une décision d’ordre éthique, l’usage du temps aoriste relève d’un choix ontologique, la pulsion étymologique signe un acte politique de démystification sémantique, etc. C’est ce petit drame de l’intériorité lettrée que Pascal Quignard met aujourd’hui en scène. Et cette manière est peut-être symptomatique de notre temps : déconsidéré dans l’espace social, marginalisé dans ses formes de représentation médiatique, le lettré se donne à lui-même le spectacle de son propre imaginaire : celui d’un être pour qui le tout du langage se vit sous une forme dramatique.

 QU’EST-CE QU’UN LITTÉRAIRE ?

 Ce texte peut être lu comme une forme de codicille à la longue réflexion de Pascal Quignard sur la « rhétorique spéculative », en la reprenant en quelque sorte à son point d’aboutissement qui consistait à asseoir la figure du lettré dans sa fonction régalienne de maître du logos3. Il ne s’agit plus ici de partir des différents avatars qui ont incarné un certain idéal de la rhétorique (le sophiste, le rhéteur, l’orateur, le déclamateur) pour en faire les aïeux exemplaires d’une tradition lettrée marginalisée ; il s’agit au contraire de partir de la figure génériquement vide du « littéraire » pour lui donner différents visages, pour l’accentuer de diverses inflexions (passent alors, tour à tour, les taoïstes chinois, les lettrés jansénistes, les sophistes du monde grec, les lecteurs sécessionnaires en tout genre, de Montaigne à Mandelstam, en passant par Rousseau).

Par son intitulé (« Qu’est-ce qu’un littéraire ? »), l’article semble déjouer la complaisance attachée d’ordinaire à ces numéros-mausolées qui consacrent l’écrivain majuscule. On a une interrogation ouverte, un déterminant indéfini, un substantif générique : qu’est-ce-qu’un-littéraire ? Non pas donc « l’écrivain » que je suis, non plus « l’érudit » que je peux parfois camper, mais tout simplement le « littéraire », c’est-à-dire l’ethos caractéristique d’une certaine tournure de l’être plus que le métier d’écriture en tant que tel. Non pas surtout « Qu’est-ce que la littérature ? », dont la prétention proportionnellement inverse annule dès l’abord toute possibilité de réponse. Quignard, donc, à l’évidence avance sous le masque de la modestie. L’humilité est constitutive de l’identité du littéraire et celle-ci s’affiche sans cesse dans les tournures soustractives que l’auteur multiplie : celle de l’exclusion (« Les phrases sont pour les politiques. Les commandements pour les religieux. Les mots pour les philosophes. Les lettres pour les littéraires ») ; celle du renoncement (« [Le littéraire] renonce à l’identité en quittant les proches pour les héros, les noms pour leurs signes, les mots pour leurs lettres ») ; celle encore de l’indétermination (« Le littéraire, le lettré, le lecteur n’est ni religieux ni philosophe. Il reste sur place dans cet espace entre non langage et langage. Il en est encore à déchiffrer4. »)

Il n’empêche que cette moindre identité du littéraire – diminuée à plaisir, atténuée à l’envi – ne nous trompe pas longtemps sur ses intentions rhétoriques : il en va du littéraire comme d’une longue litote, sa minusculisation n’a pas d’autre ambition que de sous-entendre sa grandeur sans partage. Les longues listes qui mettent le littéraire à la marge, ou qui tout simplement l’excluent, fonctionnent en effet toutes sur le principe de l’inversion : car dire que le littéraire n’est que dans la « lettre » des mots quand les autres usagers du discours sont dans les « phrases », c’est formuler par le menu la position englobante qui en toute logique est la sienne ; c’est rappeler le principe de récursivité qui veut que la lettre constitue d’abord le contenu irréductible de tout contenant (mot, phrase ou système) ; c’est donc encore une fois inscrire le littéraire (et toute la littérature qui lui est consubstantielle) en position princeps sur l’échelle des discours.

L’HOMME GRAMMATIQUE : POLITIQUE DU LITTÉRAIRE 

En somme, Pascal Quignard se portraiture ici comme un « homme de lettres », ou plus exactement comme un homme à la lettre, replié de façon fondamentale dans la gramma qui articule le tout du langage. Et cette position quasi nucléaire, entée sur le noyau linguistique, ne doit pas être être trop rapidement interprétée. Elle n’a rien d’un retrait érudit hors des murs de la cité, ni d’un culte vitrifiant des étymologies, comme le prônent les critiques volontiers adressées à l’auteur. Au contraire, le souci atomique des litterae porte en lui, si l’on peut dire, la fission de l’atome5 : il force à la décontextualisation permanente, au déficelage, au Cut up, à l’hourvari ou encore à la sécession d’avec tout sens qui viendrait trop vite constitué. Cette posture activement déchirante se veut d’une très grande violence : elle intime de se défaire de son patronyme, de perdre la foi, d’amuïr en soi la conscience individuelle (qui n’est que la voix apprise de la société), de sortir du rang des parleurs et d’habiter le seul espace qui vaille, l’espace littéraire, dans ce recoin de pages où « le corps quitte le monde6 ».

Dans un débat critique contemporain qui promeut une politique de la littérature fondée sur le partage du sensible et qui, à l’intérieur de l’expérience émancipatrice de la fiction, voit une possibilité de redistribuer les places socialement auto-assignées et une chance nouvelle d’être-en-commun7, la voix de Pascal Quignard semble fortement divergente. D’abord, parce que l’exigence de la littérature invite chez lui à une éviction radicale du politique, de l’être en commun et de quelque forme de partage que ce soit. C’est précisément une expérience de dessaisissement « communautaire », puis individuel – entendu que l’individu est la conscience de soi créée par la doxa – qui témoigne de l’expérience lettrée, qui en fait son trésor. Il n’en va pas d’un loisir aristocratique dont le pré carré serait à défendre aux noms de valeurs anti-démocratiques, il en va d’une sécession radicale dont la logique ne relève plus du comblement (de l’infatuation de soi, de la reconnaissance d’une culture élitiste en partage), mais au contraire de l’évidement (de la perte du rapport de soi à soi, de l’approche d’un vide linguistique où la conscience de l’ego s’absente). C’est pourquoi l’attitude lettrée impose toujours les images de la déliaison chez Quignard : qu’elle soit perte, vertige, vide, renoncement, sécession ou déchirure, elle est sans cesse régressive en regard de la communauté ; occuper un trou dérobé à l’espace social comme on habite le blanc entre les lettres imprimées, voilà l’homologie constitutive de la vision radicale du littéraire chez Quignard :

[…] le litteratus, le lettré, est celui qui est capable du “litteratum otium”, celui qui va du vide
qui sépare les lettres jusqu’au vide qu’il va occuper dans l’espace social et jusqu’au vide
qu’il impose par son silence dans le dialogue oral8.

 UNE SCÉNOGRAPHIE DU DEDANS

 Ce portrait de l’écrivain en « homme grammatique » conduit Pascal Quignard à spectaculariser son rapport à la grammaire, étant entendu que c’est en elle, dans sa topologie privilégiée, que la subjectivité littérale du littéraire trouve naturellement à s’énoncer. Aussi, à l’instar des allégories linguistiques jadis prônées par Roland Barthes9 – lesquelles cherchaient précisément à articuler les concepts de la grammaire avec une forme juste de conduite existentielle –, il n’est pas rare de trouver dans le Dernier royaume de Pascal Quignard pareilles allégorisations des catégories de la syntaxe. Et parce que cet ensemble engage une vaste méditation sur les catégories du temps, en fondant toute son attention sur la rémanence en nous et dans le monde de quelque avant-temps originaire, c’est naturellement le temps grammatical qu’il en vient à envisager.

Voici, à titre d’exemple, la façon dont sont glosées les désinences de l’imparfait de l’indicatif :

 

Gertrude Stein demanda : Pourquoi écrire à l’imparfait rend-il une action plus complètement présente ? Car l’imparfait décale. […]

Il était… Il allait… Il aimait… Il voulait… Il n’y a plus qu’à remplir. L’usage du passé est le roman même. La rime intérieure en ait, en lait est la rime magique du perdu dès l’instant où il fait retour. Tous les verbes sont augmentés d’un suffixe identique qui les rassemble dans ce son. […]

Inflatio des verbes de la phrase dans leur suffixe.

Verbes qui se gonflent comme des seins qui se gonflent.

Verbes qui s’agrandissent comme des sexes qui s’enflent et se redressent.

Voilà ce que hèle le “- ait” : l’autre temps.

Le temps chaud10.

 

Immédiatement, on retrouve cette mise en dérive métaphorique dont parle Barthes et qui fait que l’objet grammatical se constitue en quelque allégorie d’ordre existentiel. Ici, c’est le regard du littéraire – accommodé précisément à la lettre – qui perçoit les formes de la syntaxe comme s’il était doué d’hyperesthésie et qui progressivement les éloigne de leurs définitions premières. C’est d’abord la vue qui perçoit dans la succession des désinences en - ait le visage troué d’un roman toujours à venir (« Il était… Il allait… Il aimait… Il voulait. Il n’y a plus qu’à remplir. ») ; c’est ensuite l’ouïe qui parvient à entendre sous « la rime » le « son » du temps perdu qui « hèle » et qui entend faire retour ; c’est enfin par le toucher que les imparfaits se signalent, autant par leurs qualités métamorphiques (« se gonflent », « s’agrandissent », « s’enflent », « se redressent »), que par la chaleur qui s’en dégage (« le temps chaud »).

Cette synesthésie grammaticale obéit bien à la dynamique barthésienne qui tend à instituer la syntaxe en « réserves d’image » ; ici, tout contribue à animer la grammaire, à en faire une matière anthropomorphe douée d’une vie propre : outre leur position d’agent dans des tournures verbales réfléchies (« se gonflent », « s’agrandissent »), les verbes à l’imparfait possèdent, par la voie de la comparaison, des attributs typiquement humains et, parmi eux, des organes sexuels ou génésiques (« sexes », « seins ») qui en soulignent la vitalité. Au final, la grammaire – allégorisée – trouve ici à articuler une vision du monde polarisée par un temps originaire, par « un temps chaud » ou un « autre temps », mû par une poussée fondamentale, une « inflatio » dit Quignard, qui a tous les traits de la physis des anciens grecs11.

Pascal Quignard se portraiture donc comme un être doué d’une hyperesthésie devant les formes du langage. Que ce sentiment de la langue passe par un déploiement du thème pathologique ou qu’il rejoue, en sourdine, le grand motif de la misologie, il s’inscrit à chaque fois à même le corps de l’écrivain et fait de celui-ci la plaque sensible où s’imprime toute une activité linguistico-sensorielle. Ce théâtre du dedans, sur la scène duquel les problèmes du langage ou les troubles qu’ils suscitent sont doués d’une véritable force d’incarnation, et acquièrent par là même une expressivité inédite, témoignent en creux d’une auto-figuration de soi toute singulière : ce que vise ici la posture d’auteur, c’est la mise en avant d’une identité qui se veut, à la lettre, « littérale ». Une subjectivité, donc, qui s’éprouve et s’auto-affecte depuis la littera, depuis le signe graphique ou la texture du langage, et qui fait de la grammaticalité de l’existence l’objet même de son dire.

* * * * * *

Pour Pascal Quignard, la grandeur de la figure du « littéraire » est proportionnelle à sa minusculisation, à sa néantisation dans une société qui la marginalise. L’héroïsme joue alors chez lui d’une forme constante de modestie, comme si la posture d’auteur ne pouvait advenir que par l’ablution des dénominations prestigieuses : ni écrivain, ni homme de lettres, mais tout simplement littéraire :

C’est plus simple encore. C’est la simplicité du mot. Un seul pli pour dire lire, écrire,
penser fragmentairement, vivre individuellement : le petit adjectif littéraire. J’ai été
ébloui soudain par la simplicité absolue de la définition qui, par là, était entraînée.
Tellement plus simple que les composés comme psychanalyse (mot à mot souffle-
déficeleur), que philosophes (mot à mot auxiliaire-du-sage). Simplicité et modestie
du mot français : Je suis un littéraire. Qu’est-ce que vous faites ? Je mets des lettres
bout à bout pour faire des mots qui aient un peu de sens12.

Héros ordinaire, uniquement désigné par des caractéristiques soustractives, l’homme littéral manifeste avec éclat son impossible appartenance (à des communautés de pouvoir, à des formes instituées de reconnaissance symbolique, à des centres). Et conforté dans sa réinvention généalogique, le lettré peut stratégiquement camper une figuration de soi à la marge, une posture modeste et repliée qui a en fait tous les traits d’un héroïsme inversé.


BIBLIOGRAPHIE


Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in Œuvres complètes. Tome IV, Paris, Seuil, 2002.

Pascal Quignard, Rhétorique spéculative (1995), Paris, Gallimard, coll. Folio n°3007, 1997.

Pascal Quignard [avec Chantal Lapeyre-Desmaison], Le Solitaire, Paris, Le Flohic, 2001.

Pascal Quignard, Sur le Jadis (Dernier royaume II), Paris, Grasset, 2002.

Pascal Quignard, « Qu’est-ce qu’un littéraire ?», Critique, n°721-722, juin-juillet 2007, Paris, Minuit, pp. 421-431.

Pascal Quignard, « Le mot littérature “est d’origine encore inconnue” » in Jean-Claude Coquet, Irène Fenoglio, Julia Kristeva, Charles Malamoud, Pascal Quignard, Autour d’Émile Benveniste. Sur l’écriture, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2016.



 

1 Pascal Quignard, « Qu’est-ce qu’un littéraire ?», Critique, n°721-722, juin-juillet 2007, Paris, Minuit, pp. 421-431.

2 Pascal Quignard, Rhétorique spéculative (1995), Paris, Gallimard, coll. Folio n°3007, 1997, p 44 : « La litteratura est le souci atomique des litterae. Le littéraire est cette remontée de la convention à ce fonds biologique dont la lettre ne s’est jamais séparée. Il est l’ouïe ouverte à l’incessant jaillissement abyssal. »

3 Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, op. cit.

4 Pascal Quignard, « Qu’est-ce qu’un littéraire ?», art. cit., pp. 421 et 427.

5 Ibid., p. 423 : « Le point de vue de la molécule n’est pas celui de l’atome. L’individuum insécable n’est pas apprécié par ceux qui aiment s’associer en molécules mais il a un point de vue. Le point atomique dissout le point de vue individuel. »

6 Ibid., p. 433.

7 On aura reconnu, de façon très circonscrite, les thèses de Jacques Rancière sur les capacités « politiques » des régimes fictionnels.

8 Pascal Quignard, « Le mot littérature “est d’origine encore inconnue” » in Autour d’Emile Benveniste, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2016, p. 273.

9 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in Œuvres complètes. Tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 699.

10 Pascal Quignard, Sur le Jadis (Dernier royaume II), Paris, Grasset, 2002, pp. 118-119.

11 On notera, qu’à ce titre, la racine du verbe être fait l’objet d’une même allégorie linguistique : « La racine bhu, phu, phusis, fui, je fus, buith, ich bin, to be pousse derrière l’esse, derrière l’être, derrière l’einai. » (Ibid., p. 305). Cette dernière citation est intéressante par l’articulation subtile – philosophico-philologique – que Quignard fait entre l’aoriste (temps du passé indéterminé en grec) et la phusis. En nouant le passé simple (je fus) – la traduction de l’aoriste, donc, pour Quignard – à la racine phu que l’on retrouve dans phusis, il fait preuve d’un certain cratylisme : la forme écrite de l’aoriste porte en elle l’image de la phusis.

12 Pascal Quignard [avec Chantal Lapeyre-Desmaison], Le Solitaire, Paris, Le Flohic, 2001, p. 164. Cette citation rappelle la modestie majuscule que l’on trouve dans le texte déjà cité « Qu’est-ce qu’un littéraire ? », où Quignard, stratégiquement, définit l’héroïsme du littéraire par une même forme soustractive : « Les phrases sont pour les politiques. Les commandements pour les religieux. Les mots pour les philosophes. Les lettres pour les littéraires. »



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- Auteur : Mathieu Messager
- Titre : La grammaire sur le bout de la langue. Pascal QUIGNARD : Un lettré à la lettre
- Date de publication : 22-11-2017
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=195
- ISSN 2105-2816