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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Heureux défauts : vénerie et comédie

Véronique Gély


Faculté des Lettres de Sorbonne Université
Centre de recherche en littérature comparée

 

En 1895 le baron Denys Cochin passe une commande à Maurice Denis pour son hôtel particulier rue de Babylone à Paris. Collectionneur et mécène, passionné de peinture, cet intellectuel et homme politique, dont un ancêtre a fondé au XVIIIe siècle l’hôpital parisien qui porte son nom, encourage depuis deux ans déjà le jeune artiste par ses achats et ses commandes. Maurice Denis, alors âgé de vingt-cinq ans, est le théoricien des Nabis, qui souhaitent revenir à la tradition monumentale et narrative de la peinture. Profondément chrétien comme son mécène, Maurice Denis cherche aussi à exprimer une recherche spirituelle, qui le fait tendre vers le symbolisme. Denys Cochin lui avait déjà commandé un vitrail, « Le Chemin de la vie », pour le bureau de son hôtel particulier. Le peintre doit désormais orner la partie haute des murs de ce bureau, une pièce rectangulaire, étroite (5,50 × 2,20 m), ainsi que le plafond, couvert d’une immense toile. Maurice Denis choisit la légende de saint Hubert. La chasse à courre est en effet pour son mécène plus qu’un simple passe-temps, il lui donne une dimension spirituelle :

Cette tension vers un objet, cet oubli absolu des circonstances environnantes, et des obstacles, sont des sentiments qu’on éprouve à la poursuite d’une idée, comme à la poursuite d’une bête. Devant un papier blanc et un encrier, devant le feu d’un laboratoire, ou bien encore à la tribune, on est comme en selle, emporté par sa pensée, dédaigneux des cailloux et des broussailles, chargeant tout droit sur la vérité aperçue. Et alors se présente l’histoire de saint Hubert. Dans nos poursuites diverses, au moment où nous y songeons le moins, quelquefois au milieu de la guerre ou des plaisirs, une pensée religieuse nous arrête tout court : la croix lumineuse a paru entre les bois d’un cerf – et le chasseur tombe à genoux1.

Saint Hubert, né vers 657, a supplanté au XVe siècle saint Eustache comme patron des chasseurs. Il est considéré comme le premier évêque et le fondateur de la ville de Liège. Sa légende raconte que, le jour même de la Nativité, tandis que les bons chrétiens se réunissaient à l’église, il était parti seul s’adonner à sa passion de la chasse. Il se trouva face à un cerf blanc, porteur d’une croix sur le front, d’où émanait une voix lui enjoignant d’aller trouver saint Lambert, de se convertir et de faire pénitence de ses péchés.

La légende du saint est fort longue ; après ce miracle, elle raconte ses œuvres et sa mort2. Mais Maurice Denis n’en conserve que l’épisode initial, qu’il représente dans le panneau central de sa composition, partagée en sept panneaux qui se lisent de gauche à droite. Six occupent les murs latéraux, tandis que le panneau central, un peu plus large, est placé sur le mur du fond, face à la fenêtre3. Au centre de ce panneau central intitulé « Le Miracle » se dresse un grand arbre dont le large tronc cache le soleil couchant. Au premier plan, dans l’ombre, trois anges, en costume de chasse, sonnent du cor. Sur la gauche, saint Hubert, les mains jointes en prière sur son cheval cabré, est touché par la grâce divine ; c’est que, devant lui sur la droite, le cerf agenouillé porte entre ses bois un grand crucifix resplendissant. À gauche de ce panneau central, le peintre a figuré la chasse avant la révélation divine ; mais les personnages représentés au premier plan sont ici les membres de la famille du baron Cochin. Dans « Le Départ » Denys Cochin, à cheval, suivi par son épouse et leurs enfants, tourne son regard vers le spectateur ; dans « Le Lâcher des chiens », le cerf a été repéré, les chasseurs s’élancent à sa poursuite ; dans « Le Bien-aller », les chiens poursuivent le cerf qui s’enfonce dans la forêt. Après le miracle, sur le mur de droite, dans « Le Défaut », chasseurs et chiens ont perdu la trace du cerf. Puis « La Chasse infernale » montre l’égarement des chasseurs, entraînés par leurs passions, qui continuent malgré tout leur poursuite. Enfin, dans le dernier panneau, « L’Arrivée à l’ermitage », la famille Cochin, sauvée par sa foi, se rassemble en prière devant l’ermitage où l’accueille saint Hubert, tandis que les autres participants de la chasse à courre sont engloutis dans les entrailles de la terre.

Dans le vocabulaire de la vénerie, Les chiens « tombent en défaut » lorsqu’ils ont perdu la voie. Ils « relèvent le défaut » lorsqu’ils retrouvent la voie, c’est-à-dire la piste du gibier. Maurice Denis a accordé à ce terme un sens et une importance tout particuliers. Le panneau « Le Défaut » montre au premier plan les chiens qui tournent en rond en cherchant la piste perdue ; au second plan et à l’arrière-plan, cavalières et cavaliers ne savent eux non plus où aller, ils sont à l’arrêt, regardent dans des directions contraires. Or c’est sur ce panneau que le peintre a choisi de se représenter lui-même, en compagnie de son épouse Marthe. Sur le bord gauche du tableau, il se tient debout, de trois-quarts face, le regard dirigé vers les spectateurs. Son épouse, elle, est à cheval, et son visage, plus bas que le sien, se tourne encore plus nettement vers les spectateurs du tableau. Ces deux visages, sereins et heureux, esquissent un sourire. Leur regard oblique installe une relation triangulaire entre les chasseurs et les chiens en défaut, les spectateurs, et le couple Denis qui les invite à regarder ce défaut, et à s’en réjouir avec eux, car grâce à lui le cerf est sauvé, la meute cruelle est mise en échec, et les chasseurs peuvent se sauver eux aussi. Le défaut salvateur est la conséquence du miracle : c’est le moment où hommes et femmes doivent non plus suivre la voie ouverte par les chiens, celle de la chasse, de la jouissance brutale de la curée, mais choisir eux-mêmes leur voie, celle du salut ou de la damnation.

La scénographie du tableau fait du peintre et de son épouse des spectateurs de ce moment crucial, à l’égal des spectateurs du tableau, mais aussi des participants de ce défaut, qui peut entraîner leur salut, ou leur damnation. Le peintre tient son carnet de croquis à la main, fermé mais légèrement entrouvert. Sa présence sur le tableau le désigne comme celui qui porte le poids et le sens de la composition. Maurice Denis n’a pas trouvé dans la légende de Saint Hubert le modèle de cette représentation du défaut. On peut donc y voir l’expression de sa théologie personnelle et de son art poétique à la fois : tout comme il y eut au commencement une felix culpa, une faute heureuse en ce qu’elle a permis la rédemption, de même ce bienheureux défaut permet aux chasseurs qui en comprennent le sens de faire leur salut, et permet au peintre de montrer la voie choisie par son art.

Ainsi, au péché originel, à la faute heureuse, répond ici un heureux défaut, condition de la grâce, pour le peintre chrétien.

*

La tragédie est le lieu où se déploient une faute et ses conséquences. Aristote, dans la Poétique, recommande au poète tragique de choisir pour héros, de préférence, non pas un homme de bien qui tombe dans le malheur, ni un méchant homme qui passe du malheur au bonheur, mais un homme qui, « sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur4 ». C’est seulement ainsi que la tragédie peut inspirer au spectateur terreur devant l’étendue du malheur subi par le héros, et pitié devant la disproportion entre la faute et sa conséquence. Dans la Rhétorique, il précise en effet que « toutes les choses à craindre le sont davantage quand elles sont dues à une faute qu’il n’est pas possible de réparer, ou parce que le remède est impossible en soi ou parce qu’il ne dépend pas de nous, mais de nos adversaires5 ». Cette faute tragique emprunte d’ailleurs son nom au vocabulaire de la guerre et de la chasse : hamartia, à l’origine, désigne le fait de manquer la cible. Le sens abstrait et moral vient après, et supplante ce sens concret6.

La comédie, elle, a pour ressort non la faute, mais le défaut. Dans le chapitre 5 (49 a 32) de la Poétique, Aristote définit la comédie comme « représentation d’hommes bas ». Toutefois, précise-t-il, de même que le héros tragique n’est ni tout à fait vertueux ni tout à fait mauvais, la comédie ne représente pas toute espèce de mal : « le comique consiste en un défaut (hamartèma) ou une laideur (aiskhos) qui ne causent ni douleur ni destruction » à l’exemple du masque comique « laid et difforme sans exprimer la douleur7 ».

Les poétiques modernes de la comédie ont conservé la définition aristotélicienne de la comédie mais en privilégiant pour le mot « défaut » un sens ontologique et moral qui fait de lui un synonyme de « vice », et en oubliant qu’Aristote avait associé le tragique à un seul terme, la faute (hamartia), tandis qu’il associait le comique à deux termes, le défaut (hamartèma) ou la laideur (aiskhos). Il est pourtant notable que l’un, la laideur, renvoie à un caractère ontologique du sujet comique, tandis que l’autre, le défaut, est l’équivalent de la faute tragique : les deux mots français « faute » et « défaut », comme les deux mots grecs hamartia et hamartèma, ont une racine identique, mais leurs usages ne sont pas parallèles : le mot français « défaut » a vu dans le langage courant son sens moral prendre le dessus, tandis que dans le grec classique hamartèma garde son sens pragmatique d’« erreur, faute ».

La comédie classique française est considérée comme présentant pour les corriger les vices humains. Une première question est alors celle de la liste des défauts comiques. Ainsi Molière en 1667, dans la préface de Tartuffe se justifiait d’avoir inclus l’hypocrisie dans le registre de ces vices :

Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l’État, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule8.

Deux siècles plus tard Eugène Géruzez, qui enseigna à la Sorbonne et à l’École normale supérieure, cherchait, lui, à caractériser la nature du défaut comique :

Le caractère des choses comiques est d’être en contradiction avec la fin ou le type que nous leur concevons. Le comique peut être dans les formes, dans les idées et dans les situations : comique physique, comique moral, comique dramatique. Les formes irrégulières du corps humain sont ridicules, parce qu’elles s’écartent du type qui nous est familier […]. Le défaut de proportion entre les différentes parties de la figure et du corps, lorsqu’il est grave, provoque le même mouvement. Voilà pour le comique physique : il résulte du défaut de conformité entre l’objet et le type habituel.

Le comique moral résulte d’un défaut de proportion entre les prétentions d’un homme et sa valeur réelle, entre la destination ou l’aptitude de ses facultés et leur emploi. […] En général les illusions de l’amour-propre sont toujours comiques.

Il ajoutait toutefois aussi des considérations sur les conditions nécessaires pour que ces défauts puissent être comiques, et affirmait d’une part que « tous les travers de l’esprit sont comiques pour ceux auxquels ils ne nuisent pas », et d’autre part que des vices tels que l’avarice ou l’hypocrisie « deviennent comiques parce qu’ils manquent leur but : parce que l’avare est obligé de se mettre en frais, et parce que le masque de l’hypocrisie est toujours prêt de tomber, jusqu’à ce qu’il soit arraché par une main vigoureuse9 ». C’est parce que les défauts moraux de l’avare ou de l’hypocrite sont mis en échec que les amoureux peuvent s’épouser, que le bonheur et l’harmonie peuvent revenir dans la maison.

*

Quelques années plus tard, Bergson affronte lui aussi la question de la nature du défaut comique. Il conteste l’opinion selon laquelle ce sont « les défauts légers de nos semblables » qui nous font rire, parce que, « en matière de défauts, la limite est malaisée à tracer entre le léger et le grave », et parce « qu’il y a des défauts dont nous rions tout en les sachant graves : par exemple l’avarice d’Harpagon ». Sa démonstration d’une part établit que « ce sont bien les défauts d’autrui qui nous font rire », mais « en raison de leur insociabilité plutôt que de leur immoralité », et d’autre part, que le comique ne réside pas dans le défaut lui-même, mais dans la manière dont il est montré :

Le comique […] s’adresse à l’intelligence pure ; le rire est incompatible avec l’émotion. Peignez-moi un défaut aussi léger que vous voudrez : si vous me le présentez de manière à m’émouvoir ma sympathie, ou ma crainte, ou ma pitié, c’est fini, je ne puis plus en rire. Choisissez au contraire un vice profond et même, en général, odieux, : vous pourrez le rendre comique si vous réussissez d’abord, par des artifices appropriés, à faire qu’il me laisse insensible. Je ne dis pas qu’alors le vice sera comique ; je dis qu’il pourra le devenir. Il ne faut pas qu’il m’émeuve, voilà la seule condition réellement nécessaire, quoiqu’elle ne soit sûrement pas suffisante10.

La nature du défaut comique selon lui n’est donc pas morale, mais consiste en une inadaptation à l’état social ; et son efficacité comique dépend, à l’inverse de la tragédie qui doit susciter des émotions puissantes, de la neutralisation de toute émotion.

En dénonçant l’association entre comédie et défaut moral, Bergson entrevoit, mais abandonne un peu vite, l’hypothèse de l’existence d’une autre forme de comique : « il faut s’avouer […], écrit-il, que nous ne rions pas seulement des défauts de nos semblables, mais aussi, quelquefois, de leurs qualités. Nous rions d’Alceste ». Pour résoudre ce qui semble, à première vue, relever du paradoxe, Bergson avance deux raisons ; la première, on l’a vu, est qu’il ne faut pas restreindre la définition du défaut au cadre moral, mais le concevoir dans un cadre social ; la seconde renvoie à sa théorie générale du rire comme résultat du « mécanique plaqué sur du vivant » :

La vérité est que le personnage comique peut, à la rigueur, être en règle avec la stricte morale. Il lui reste seulement à se mettre en règle avec la société. Le caractère d’Alceste est celui d’un parfait honnête homme. Mais il est insociable, et par là même comique. Un vice souple serait moins facile à ridiculiser qu’une vertu inflexible. C’est la raideur qui est suspecte à la société. C’est donc la raideur d’Alceste qui nous fait rire, quoique cette raideur soit ici honnêteté.

 

Il y a pourtant une autre manière d’expliquer pourquoi le « parfait honnête homme » qu’est Alceste peut être un héros de comédie : il suffit de ne pas comprendre la définition d’Aristote comme renvoyant uniquement à une définition du défaut comme caractère ontologique du personnage comique, mais de l’envisager, ainsi que cette définition aristotélicienne le permet, et comme le sens de « défaut » dans le vocabulaire de la vénerie l’atteste, en tant qu’accident, manquement, défaillance.

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Les titres et les intrigues de quelques comédies françaises (opéras-comiques, vaudevilles) jouées au début du XIXe siècle aident à identifier cette autre acception du défaut comique, qui fait reposer le rire non pas sur un défaut moral du héros mis en échec, mais au contraire sur une qualité ou une compétence mise en défaut11. Dans ce cas de figure, le mariage des amoureux et le bonheur de la maisonnée ne sont pas mis en danger par le défaut moral d’un opposant qu’il s’agit de neutraliser, mais au contraire par la qualité même de cet opposant, et l’intrigue comique consiste alors en la mise en défaut de cette qualité pour assurer le mariage des amoureux et le bonheur de la maisonnée.

C’est ce qui se passe dans l’opéra-comique12 joué à Paris en 1807, Avis au public ou le physionomiste en défaut. La scène se passe à Paris, dans l’Hôtel garni de Blinval. Deux marchands lyonnais se retrouvent après six années durant lesquelles Jeannin est allé faire fortune à Londres en tenant un café où il servait du punch, et a « observ[é] ses semblables ». Ils ont tous deux le projet de marier leur fille. Rivière a choisi de donner la sienne, Lucile, « à l’un de [ses] correspondants », qu’elle n’a jamais vu, pour acquitter la dette qu’il a envers lui. Il s’agit de St. Clair, qui tombe instantanément amoureux d’elle, mais en croyant qu’elle est Rose, la fille de Jeannin. Or Jeannin, lui, a choisi un procédé singulier ; selon un usage qu’il dit être quotidien à Londres, il veut mettre « au concours » les prétendants de Rose recrutés par le biais d’une annonce publiée dans le journal : « Avis au public : un voyageur lyonnais qui fait son état du commerce, et qui jouit d’une fortune assez considérable, a une fille à marier. Elle est jeune, jolie et aimable, ses cheveux sont châtains, ses yeux noirs, son teint charmant et sa bouche parfaite, son père lui donnera une dot proportionnée au mérite du prétendant qui lui sera agréable. Leur demeure est rue du Helder, hôtel de l’Espérance. On peut se présenter tous les jours, depuis dix heures du matin jusqu’à six du soir. On est invité à ne pas perdre un instant. » C’est qu’il fait confiance à ses qualités de physionomiste, ce que son ami appelle « la manie de déchiffrer les cœurs d’après les traits du visage », qui lui a valu à Londres le surnom de « Lynx ». Blival, qui aime Rose et est aimé d’elle en retour, est écarté du concours par Jeannin parce que son état d’hôtelier lui déplaît, parce que son père lui avait causé du tort, et parce que sa physionomie lui semble indiquer « un homme léger, inconséquent par principe, qui néglige ses affaires pour ses plaisirs ». Blinval décide donc de se « métamorphoser », à l’image de Jupiter, pour tromper le « physionomiste ». il se déguise en lord anglais. Jeannin, ébloui par son rang prétendu, tombe dans le piège, et déchiffre tout haut son visage « Ce front, cette bouche, ces cheveux blonds annoncent un homme franc, incapable de tromper personne ». Le stratagème réussit, et après quelques quiproquos les deux mariages sont célébrés.

On constate le même usage du mot défaut, et le même ressort comique dans le vaudeville C’est l’un ou l’autre ou La sympathie en défaut13. Nanette et Claude sont un couple de Normands, rusés comme il se doit. Claude se sert de son air bête pour soutirer de l’argent aux plus riches ; sept ans auparavant, il a fait prendre à Nanette « en même temps deux enfants en nourrice pour gagner plus d’argent », l’un nommé Pierre, l’autre Alexis. Les parents, en voyage lointain, ont payé régulièrement la pension, or Nanette n’avait reçu qu’un seul enfant, l’autre étant mort pendant son transfert chez eux. Claude et Nanette n’ont pas su lequel des deux enfants leur était parvenu vivant, et dans le doute, ils lui ont donné les deux prénoms : « y en a un défunt, et […] je n’savons point qui est c’ti-là qui reste… c’est-y Pierre ? … C’est-y Alexis ? v’là c’ que j’ignorons ; mais comme c’est l’un ou l’autre, de peur de nous tromper, j’l’avons nommé Pierre-Alexis ». Or M. Jacquemin, l’un des deux pères, veuf, est de retour des îles et vient réclamer son fils Pierre, tandis que Madame Dumont, désormais veuve elle aussi, vient réclamer son fils Alexis. Ces deux retours inopinés mettent évidemment en difficulté le couple nourricier. Claude tâche d’abord de s’en sortir en avertissant les parents que les deux enfants se ressemblent au point qu’il les prend l’un pour l’autre. Mais les parents ne sont pas inquiets parce que, explique Jacquemin, lui-même et Madame Dumont éprouvent « des mouvements de sympathie et d’instinct, qui ne [les] ont jamais trompés ». C’est pourquoi, sûrs de leurs qualités de physionomistes, ils veulent, « par le seul pressentiment, distinguer chacun [leur] enfant » et parient chacun qu’ils reconnaîtront le premier leur enfant, sans le secours des yeux, « par la sympathie seule ». Claude est alors contraint de leur annoncer que l’un des deux enfants est mort. Les deux parents, incapables en réalité, comme le spectateur s’en doutait, de reconnaître leur enfant, donnent en cachette l’un de l’autre de l’argent à Claude pour faire dire à l’enfant qu’il est le leur. L’enfant paraît, mais ne reconnaît aucun des deux, et proclame son amour pour sa nourrice. Nanette en effet, qui a perdu son seul enfant, aime Pierre-Alexis comme si elle était « sa véritable mère ». La « sympathie » des deux parents étant ainsi mise en défaut, pour sortir de l’inextricable situation où tout le monde se trouve, la nourrice enjoint à Madame Dumont et à Monsieur Jacquemin de se marier pour que Pierre-Alexis soit leur enfant commun. Ainsi aucun des deux parents ne sera privé de progéniture, ce qui ne serait pas arrivé si leur qualité de « sympathie » n’avait pas été mise en défaut.

*

Le défaut comique peut donc être, non pas une laideur ou bassesse physique ou morale, l’aiskhos aristotélicien, mais une défaillance, une mise en défaut d’une compétence ou d’une qualité. Ce défaut, à la différence de la faute tragique, ne cause pas le malheur du héros, et ne suscite donc pas d’émotions empathiques envers lui chez les spectateurs. Il s’agit d’un heureux défaut, à l’image de la felix culpa chrétienne, en ce qu’elle permet le bonheur des protagonistes, et réjouit les spectateurs qui éprouvent de la sympathie, non pas pour le héros dont la compétence est mise en défaut et qui au contraire leur inspire un mépris amusé, mais pour les autres personnages qui bénéficient de ce défaut.

Ce schéma, pour autant, ne s’applique pas facilement au Misanthrope de Molière. Le défaut est bien le sujet même de la pièce14, dans une mise en abyme évidente de l’art d’écrire des comédies. La « Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope » invoque la fonction de la comédie, châtier par le rire les défauts en les exagérant : « pour obliger les Hommes à se corriger un peu de leurs défauts, il est nécessaire de les leur faire paraître bien grands ». Les défauts moraux sont ceux des interlocuteurs d’Alceste, à commencer par Célimène, coquette et médisante. Le défaut d’Alceste, si l’on suit Bergson, est plus un défaut social que moral : il refuse la modération que pratique Philinte. Sur le plan moral, son caractère est plus vertueux que défectueux : sa franchise, son incapacité à mentir en sont le trait le plus visible, que lui-même met en avant (I, 2). Cette qualité fondamentale n’est pas mise en défaut dans le cours de la pièce, puisqu’il est incapable, tout amoureux qu’il est, de faire silence sur les défauts de Célimène. Ce qui est mis en défaut avant même que commence la pièce, par ce fait même qu’il est amoureux, est sa misanthropie. Cela le met, il en a une pleine conscience, dans une situation inconfortable parce qu’incohérente : « J’ai beau voir ses défauts et j’ai beau l’en blâmer, / En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer » (I, 2). Mais la dernière scène, où il refuse d’épouser Célimène, rétablit, et même aggrave sa misanthropie, puisque « Trahi de toutes parts, accablé d’Injustices » il décide de « sortir d’un Gouffre où triomphent les Vices ; / Et chercher sur la Terre, un endroit écarté, / Où d’être Homme d’honneur, on ait la liberté ». Si donc Alceste est mis en défaut, ce n’est pas dans sa misanthropie, mais dans son amour. Les deux jeunes gens qui vont s’épouser dans la scène finale sont Philinte et Éliante, mais l’harmonie et le bonheur ne sont pas tout à fait rétablis, puisque le vœu de Philinte (« Allons, Madame, allons employer toute chose, / Pour rompre le Dessein que son Cœur se propose ») reste suspendu, et demeurera peut-être un vœu pieux. Pour que l’intrigue du Misanthrope vérifie la définition aristotélicienne, il faudrait ou bien considérer que la misanthropie d’Alceste constitue un vice moral indéniable, or cela n’est pas possible, et en outre sa misanthropie ne fait nullement obstacle au mariage de Philinte et d’Éliante, c’est le sien propre avec Célimène qu’elle empêche ; ou alors il faudrait que sa misanthropie, considérée alors comme une qualité, soit mise en défaut dans le cours de la pièce. Or c’est bien le contraire qui se passe : sa misanthropie avait été mise en défaut en amont par l’amour que lui inspirait Célimène, mais elle est rétablie et renforcée dans la scène finale. Peut-être est-ce justement cette non-coïncidence de la pièce de Molière avec la définition aristotélicienne de la comédie qui signale sa puissante originalité, et qui la fait pencher aussi bien du côté du tragique que du comique : aucun des défauts de la pièce n’est un heureux défaut. Aussi bien l’amour éprouvé par Alceste que sa misanthropie fondamentale relèvent peut-être plus de la fureur que du défaut, faisant d’Alceste un cousin de l’Othello baroque analysé par Camille Dumoulié

 

1 Lettre de Denys Cochin à Maurice Denis (hiver 1895-1896), citée dans Agnès Delannoy et Marianne Barbey, Maurice Denis : la légende de saint Hubert, 1896-1897, Musée de la chasse et de la nature, 1999.

2 Voir Édouard Fétis, conservateur-adjoint de la Bibliothèque royale, La Légende de Saint Hubert. Précédé d’une préface bibliographique et d’une présentation historique, Bruxelles, A. Jamar, 1846.

3 Voir Françoise Besson https://www.panoramadelart.com/denis-miracle-saint-hubert publié le 08/02/2019 ; voir également le site du musée Maurice-Denis à Saint-Germain-en-Laye http://www.musee-mauricedenis.fr/ et la présentation de l’exposition « Maurice Denis » présentée au musée d’Orsay du 31 octobre 2006 au 21 janvier 2007 https://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/expositions/archives/presentation-detai

4 Ἔστι δὲ τοιοῦτος ὁ μήτε ἀρετῇ διαφέρων καὶ δικαιοσύνῃ μήτε διὰ κακίαν καὶ μοχθηρίαν μεταβάλλων εἰς τὴν δυστυχίαν ἀλλὰ δι᾽ ἁμαρτίαν τινά, τῶν ἐν μεγάλῃ δόξῃ ὄντων καὶ εὐτυχίᾳ ; Aristote, Poétique, XIII, 1453 a 7-10 ; trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, éd. du Seuil, 1980, p. 77.

5 Aristote, Rhétorique, II, 5, 1382 b 21-24 ; trad. Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, [1931] 1991. 

6 Voir Suzanne Said, La Faute tragique, Paris, François Maspéro, 1978 et Camille Dumoulié, Fureurs. De la fureur du sujet aux fureurs de l’histoire, Paris, Economica, 2012, p. 65-67.

7 Τὸ γὰρ γελοῖόν ἐστιν ἁμάρτημά τι καὶ αἶσχος ἀνώδυνον καὶ οὐ φθαρτικόν, οἷον εὐθὺς τὸ γελοῖον πρόσωπον αἰσχρόν τι καὶ διεστραμμένον ἄνευ ὀδύνης. Trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, op. cit., p. 49.

8 Molière, Tartuffe, préface ; (voir l’édition numérique sur le site de l’OBVIL de Sorbonne-Université https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/moliere/moliere_tartuffe)

9 Eugène Géruzez, Cours de littérature rhétorique, poétique, histoire littéraire, Paris, Delamain, 1871, p. 10.

10 Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, PUF, « Quadrige », 2019, p. 70-71.

11 Outre les deux exemples détaillés ici, voir par exemple Scapin tout seul, ou la prévoyance en défaut, monologue-parade, en vaudevilles ; par J. A. Gardy. Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Molière, le 2 Nivôse an 7 ; Le Politique en défaut, comédie en un acte et en vers ; par MM. Sevvrin et Chazet. Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, par MM. Les Comédiens ordinaires de Sa Majesté l’Empereur, le 26 février 1806 ; L’Heureuse moisson ou le spéculateur en défaut, comédie en un acte, mêlée de couplets, par MM. Merle, Carmouche et Frédéric de Courcy ; représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 21 Août 1817, seconde édition, Paris, chez Barba, libraire, Palais-Royal, derrière le Théâtre Français, n°51, 1817 ; Le Mariage de Robert de France ou l’astrologie en défaut, comédie en un acte en vers libres, représentée, pour la première fois, sur le Théâtre Français, le samedi 22 juin 1816 ; à l’occasion du mariage de S.A.R. Mgr le Duc de Berry, par M. P. A Vieillard, à Paris, chez C. Ballard, Imprimeur du Roi et de ses Menus-Plaisirs, de S.A.R. Monsieur, et de S.A.R. Mgr le Duc de Berry, 1816.

12 Avis au public ou le physionomiste en défaut, opéra-comique en deux actes, paroles M. Desaugiers, musique de M. Alexandre Piccini, représenté pour la première fois ; à Paris, sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, par les comédiens ordinaires de l’Empereur, le 22 novembre 1806, Paris, chez Mad. Masson, Libraire, Editeur de Pièces de Théâtre et de Musique, rue de l’Echelle, N°10, au coin de celle St-Honoré, 1807.

13 C’est l’un ou l’autre ou La sympathie en défaut, comédie en un acte, mêlée de vaudevilles, par M. Badet, représentée pour la première fois sur le Théâtre des jeunes Acteurs de M. Comte, le [sic] 1827.

14 On compte 13 occurrences du mot (voir l’édition numérique sur le site de l’OBVIL de Sorbonne-Université https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/moliere/moliere_misanthrope) : I, 1 : Philinte « faisons un peu grâce à la Nature Humaine ; / Ne l’examinons point dans la grande rigueur, / Et voyons ses défauts, avec quelque douceur » ; « Oui, je vois ces Défauts dont votre âme murmure,  / Comme Vices unis à l’Humaine Nature » ; « Ne sont-ce plus Défauts dans un Objet si doux ? » ; Alceste « Non, l’amour que je sens pour cette jeune Veuve / Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ; […] J’ai beau voir ses défauts et j’ai beau l’en blâmer,  / En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer » ; I, 2 : Alceste « J’ai le défaut / D’être un peu plus sincère, en cela, qu’il ne faut » ; II, 3 : Célimène « Il veut voir des Défauts à tout ce qu’on écrit,  / Et pense que louer, n’est pas d’un bel Esprit » ; Alceste « l’on a tort, ici, de nourrir dans votre Âme, / Ce grand attachement aux Défauts qu’on y blâme » ; Clitandre « Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai, tout haut,  / Que j’ai cru, jusqu’ici, Madame sans Défaut » ; Acaste : « De Grâces, et d’Attraits, je vois qu’elle est pourvue ;  / Mais les Défauts qu’elle a, ne frappent point ma vue » ; Eliante « Ils comptent les Défauts pour des Perfections, / Et savent y donner de favorables Noms » ; « C’est ainsi, qu’un Amant, dont l’ardeur est extrême,  / Aime, jusqu’aux Défauts des Personnes qu’il aime » ; V, 1 : Philinte « Tous ces Défauts humains nous donnent, dans la Vie,  / Des Moyens d’exercer notre Philosophie ».



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- Auteur : Véronique Gély
- Titre : Heureux défauts : vénerie et comédie
- Date de publication : 20-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=320
- ISSN 2105-2816