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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Le sentiment du « défaut » plébéien ou l’innovation tragique manquée de Don Sanche d’Aragon

Liliane Picciola


Université Paris Nanterre, CSLF (EA 1586)

 

Corneille, de Cinna à Héraclius, avait composé un ensemble de tragédies extrêmement bien reçues, Théodore mise à part, et n’avait plus de preuves à donner quant à sa maîtrise de la poétique tragique alors qu’il avait expérimenté des formules très variées, du genre simple au genre implexe. Poussant l’audace de plus en plus loin, il s’est alors mis à réfléchir, dans l’épître dédicatoire servant de préface à Don Sanche d’Aragon, sur la compatibilité d’une humble extraction sociale avec le statut de héros tragique, contestant pour ce dernier la nécessité d’une haute naissance. Il s’appuie, non sans une implicite ironie à l’égard des doctes, sur la Poétique d’Aristote :

j’ose m’imaginer que ceux qui ont restreint cette sorte de poème aux personnes illustres, n’en ont décidé que sur l’opinion qu’ils ont eue, qu’il n’y avait que la fortune des rois et des princes, qui fût capable d’une action telle que ce grand maître de l’art nous prescrit. Cependant, quand il [Aristote] examine lui-même les qualités nécessaires au héros de la tragédie, il ne touche point du tout à sa naissance, et ne s’attache qu’aux incidents de sa vie et à ses mœurs1.

Comme nous allons le vérifier, Corneille a parfaitement raison en ce qui concerne le propos théorique du philosophe, sinon la pratique qu’il décrit et qui, à la Renaissance, a été reçue comme le modèle à suivre pour ressusciter le théâtre tragique2. C’est pourquoi, alors qu’il annonce « un poème d’une espèce nouvelle, et qui n’a point d’exemple chez les Anciens », on se sent étonné, voire déçu, que le grand tragique français ne propose ensuite au lecteur qu’une « comédie héroïque », qui, certes, fondait un nouveau genre, mais ne validait nullement, en inspirant la compassion pour un roturier passant du bonheur au malheur, la tragédie des humbles. Il y a bien « contradiction entre l’esprit de la préface et l’esprit de la pièce », comme l’écrivit Félix Hémon3. Le personnage de Carlos associait pourtant de manière saisissante la « qualité » requise par Aristote, car il a fière allure parmi d’autres éminents personnages, à une sorte de faiblesse liée à sa condition et faisant son malheur mais qui ressemble plus à un sentiment du défaut qu’à une faute. On examinera le devenir de ce sentiment à l’issue de la tragédie que Corneille n’a pas écrite, mais dont nous nous permettons hardiment d’imaginer les linéaments, en une scène qui remplacerait les deux scènes romanesques qui achèvent cette première comédie héroïque de Corneille.

D’Aristote à Corneille, la place théorique du roturier dans la tragédie

D’après le chapitre II de la Poétique, on ne peut imiter sur scène que des hommes « nobles ou bas », les uns étant meilleurs que la moyenne de leurs semblables, les autres pires. La comédie représenterait les premiers et la tragédie les seconds. Dans le chapitre V, Aristote reprend cette idée en rappelant que, à l’instar de l’épopée, la tragédie est « une représentation d’hommes nobles », et le chapitre VI évoque encore son « action noble ». Cependant cette épithète de « noble » n’est qu’une des traductions possibles, certes la plus fréquente, de l’épithète spoudaios, employée dans les trois expressions que nous citions ; or spoudaios signifie « digne », « vertueux », mais aussi « zélé » et « rapide » : bref, si l’on perçoit dans le qualificatif toutes les caractéristiques de l’exceptionnel, l’élite suggérée ne semble nullement coïncider avec une catégorie sociale particulière. Agnès Bezevengui a bien montré que, contrairement au qualificatif agathos, spoudaios n’est pas une alternative à eugénès4. Quant au qualificatif qu’Aristote oppose à spoudaios et que l’on traduit généralement par « bas », phaulos, il désigne ce qui est d’une qualité inférieure, qui présente une inaptitude à réaliser ce qu’on attendrait : on l’emploie par exemple pour un mauvais cheval, ou un mauvais joueur de flûte, et il débouche sur l’idée de ce qui a « peu de prix ». La naissance ne semble pas concernée non plus.

Toutefois, parmi ceux qui, doués de qualités de l’ordre du spoudaion, sont représentés comme faillibles et passent par là du bonheur au malheur, on compte surtout, comme l’indique Aristote, « ceux qui jouissent d’un grand renom et d’un grand bonheur, tels Œdipe, Thyeste, et les membres illustres de familles de ce genre5 ». Le philosophe ayant d’abord rappelé qu’« au début, les poètes enregistraient n’importe quelles histoires mais aujourd’hui on compose les plus belles tragédies sur un petit nombre de maisons6 », il explique ensuite comment cette pratique s’est installée :

Les tragiques s’en tiennent aux noms d’hommes réellement attestés. En voici la raison : c’est que le possible est persuasif ; or ce qui n’a pas eu lieu, nous ne croyons pas encore que ce soit possible, tandis que ce qui a eu lieu, il est évident que c’est possible7.

Cependant il ne s’agit pas là non plus d’un principe intangible et la fiction n’est pas incompatible avec la tragédie, comme le souligne le même chapitre IX :

Il y en a même où tous les noms sont feints, comme dans la Fleur d’Agathon : car noms et sujet, tout y est de pure fiction, et la pièce n’en fait pas moins de plaisir. Ce n’est donc pas une nécessité que les sujets soient tirés des histoires connues. Il serait même ridicule de l’exiger, par la raison évidente que les histoires connues ne le sont que du petit nombre, et que les pièces font le même plaisir à tous. Il suit de là qu’un poète doit être poète plus par la composition de l’action que par celle des vers, puisqu’il n’est poète que parce qu’il imite, et que ce sont des actions qu’il imite.

À lire le chapitre XIII, quel que soit son rang, le personnage commet une « faute », qui ne diffère du « défaut » du personnage de comédie que par son suffixe : Aristote emploie au sujet du personnage comique le mot hamartèma dans le chapitre V ; le personnage tragique, lui, tombe dans le malheur à cause de son hamartia. Les deux mots proviennent tous deux du verbe hamartanein, qui désigne le fait de manquer son but, de commettre une erreur, une faute : la différence qui les sépare est de l’ordre du procès. En effet on peut lire dans la Physique (II, 8, 199 a 33) : « Il y a des fautes (hamartia) de la finalité, et les monstres sont les ratés (hamartêma) de la finalité ». L’hamartia est donc le défaut en dynamique, en train de se réaliser, de dégrader son porteur, tandis que l’hamartêma est le défaut involontaire et ancré, qui fait qu’un personnage paraît, soit physiquement soit mentalement, comme diestrammenon, « tourné de travers ». Ceci pourrait faire penser, et a effectivement fait penser à beaucoup, que les personnages comiques devaient être des humains de basse extraction, car moins beaux, moins ou peu développés intellectuellement que d’autres. Les lignes qui nous restent de la Poétique concernant le genre comique étant fort rares, on peut cependant tirer d’une allusion de La Rhétorique à ce traité l’idée que la comédie en soi n’écarte pas les honnêtes gens : 

Nous avons dit, dans notre traité Peri Poiêtikês, combien il y a d’espèces de plaisanteries (eidê geloiôn), dont une partie s’accorde avec le caractère de l’homme libre, l’autre non. C’est ainsi que l’ironie (eirôneia) est libre, la bouffonnerie (bômolokhia) servile8.

On trouve dans la Poétique d’autres arguments qui indiquent, inversement, que les roturiers ne sont pas systématiquement à exclure de la tragédie. Pour que le public puisse s’assimiler en partie à lui, les tragiques grecs auraient envisagé leur héros comme ni tout à fait bon ni tout à fait méchant ; s’il commet, par une erreur de jugement liée à telle ou telle passion, un acte responsable de son malheur, il doit arborer dans la défectuosité même de sa conduite, un aspect khrèstos, de qualité, de bonne tenue, d’une certaine classe, que – précision étonnante donnée au début du chapitre XV – « même des femmes ou des esclaves peuvent présenter ». La « tenue » dont il est question n’est donc pas affaire de classe sociale. S’agit-il de mettre longuement en mots le geste fautif qui s’accomplit, de lui donner une certaine solennité, une « qualité » dans sa poésie même – Aristote employant plus loin le terme epieikeis ? On voit que, dans la mesure où il convient que tout élément entrant dans la composition d’un personnage lui convienne, au sens fort du terme, cette condition est délicate à remplir pour des plébéiens de la tragédie : Corneille traduit en effet l’epieikeis poiein aristotélicien par « tirer une haute idée de ». Ou s’agit-il de la nature même de l’erreur commise, du défaut mis à l’épreuve, et qui peut conserver un caractère honorable ?

Poussons plus loin cette deuxième hypothèse. Dans le Discours de la tragédie, en 1660, Corneille expliquera son scepticisme devant la double exigence prêtée à Aristote qu’un même personnage tragique doive inspirer à la fois crainte et pitié. Parmi les exemples qu’il avance pour démontrer que certains personnages peuvent inspirer de la compassion et d’autres de la crainte, pour le cas où l’on aurait soi-même quelque teinture de la passion dominatrice qui les anime, on trouve Rodogune9, sa tragédie préférée, écrite seulement quelques années avant Don Sanche d’Aragon : la reine de Syrie inspire de la crainte, ses fils excitent la pitié. Cependant il remarque ensuite avec Aristote que « l’indignation » contre « celui qui persécute » risque d’étouffer le sentiment de pitié que l’on ressent à l’égard de sa victime s’il s’agit d’un être « tout à fait innocent ». Il estime alors qu’il convient d’empêcher le crime d’aller jusqu’à son terme, comme c’est le cas dans Rodogune où Antiochus et Rodogune échappent à la mort prévue pour eux par Cléopâtre. N’est-ce pas alors oublier opportunément le cas de Séleucus, frère jumeau d’Antiochus, que Corneille fait bel et bien assassiner par sa mère entre l’acte IV et l’acte V et dont le corps percé est évoqué d’une manière extrêmement touchante par Timagène au cours de la dernière scène ? Il nous semble qu’au début du même Discours, examinant le cas de Thyeste, Corneille a émis l’hypothèse intéressante d’une faiblesse, d’une erreur, d’un léger défaut – le verbe amartanein ne désigne pas forcément une lourde faute morale, mais tout manquement – qui consisterait en une « facilité de confiance » en la parole d’un autre :

Si nous imputons son désastre à sa bonne foi, quelque crainte pourra suivre la pitié que nous en aurons ; mais elle ne purgera qu’une facilité de confiance sur la parole d’un ennemi réconcilié, qui est plutôt une qualité d’honnête homme qu’une vicieuse habitude10.

C’est bien quand il mesure l’excessive confiance qu’il avait placée en sa mère, sentiment pourtant naturel, que Séleucus commence à devenir pathétique, chacune de ses paroles révélant une souffrance morale faite de révolte et de dégoût. Séleucus et Antiochus, élevés à Memphis, ont été jusqu’à présent tenus à l’écart de la sphère du pouvoir : « La haine entre les grands se calme rarement », remarque Rodogune au vers 313, en habituée d’un monde politique dont les deux frères ne se méfient pas plus que Laonice, simple confidente de Cléopâtre. Aucun des jumeaux n’a soupçonné que, loin d’être aimés par leur mère, ils ne servaient que d’instruments à sa vengeance contre Rodogune et à sa passion d’exercer le pouvoir. Plus sa lucidité grandit, et s’exprime, plus Séleucus émeut, alors qu’il se met en danger, et s’abandonne presque au destin que sa mère a voulu pour lui. Chez son frère Antiochus, la « facilité de confiance » dure plus encore, au point qu’elle peut même irriter le spectateur au cours de l’acte V.

Cette « facilité de confiance » nous semble correspondre au cas du Scédase d’Alexandre Hardy (1604). Après Théophile de Viau11, Corneille défend dans l’épître à M. Zuylichem précédant Don Sanche le statut tragique de ce héros paysan, qui ne manquait pas des mots susceptibles d’assurer la solennité nécessaire à son geste12 :

Mais je ne comprends point ce qui lui défend de descendre plus bas, quand il s’y rencontre des actions qui méritent qu’elle prenne soin de les imiter, et je ne puis croire que l’hospitalité violée en la personne des filles de Scédase, qui n’était qu’un paysan de Leuctres17, soit moins digne d’elle, que l’assassinat d’Agamemnon par sa femme, ou la vengeance de cette mort par Oreste sur sa propre mère. Quitte pour chausser le cothurne un peu plus bas13.

Le spectateur, averti par le monologue du roi Archidame, ne croit plus en la vertu des Lacédémoniens, mais le bonhomme Scédase, lui, continue d’accorder sa confiance à l’élite nobiliaire spartiate, à pratiquer les règles d’hospitalité et à les faire respecter par ses filles ; quand il découvre que ces dernières ont été violées, tuées, jetées dans un puits, il montre encore sa confiance en la justice, protectrice pour tous, des autorités lacédémoniennes et en la promptitude des deux rois et des éphores de Sparte à l’exercer contre des gens « dans Sparte premiers, d’illustre parentage » (v. 649), contre « l’honneur de deux familles » (v. 1150). Convaincu de son erreur, il se tue sur le tombeau de ses filles en prédisant que Sparte sera bientôt « dessous le joug réduite ».

En quelque sorte, dans un certain type de contexte, la simplicité même d’un homme du peuple pourrait constituer le défaut tragique qui permet d’éprouver de la compassion devant son malheur.

Carlos, un roturier parmi des acteurs de tragédie

Lorsque l’on examine la liste des acteurs de Don Sanche d’Aragon, il ne semble a priori pas légitime d’y chercher un héros tragique plébéien. D’abord l’œuvre est présentée comme une « comédie héroïque ». Ensuite le personnage éponyme y est ainsi désigné : « Carlos, cavalier inconnu qui se trouve être Don Sanche, roi d’Aragon ». Corneille indique par ailleurs que « la double reconnaissance qui finit le cinquième [acte] est prise du roman de D. Pelage », ce qui éloigne encore la pièce du genre tragique.

Il n’empêche que la présence, soulignée dans l’épître dédicatoire à M. Zuylichem de « grands intérêts d’état », définis dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique comme caractéristiques de la tragédie, semble rapprocher la pièce du grand genre antique. Surtout, Corneille parle alors de son héros comme on parle d’un héros tragique, même si c’est pour souligner la spécificité d’un tel personnage :

Il tombe dans l’unique malheur qu’il appréhende : il est découvert pour fils d’un pêcheur ; mais, en cet état même, il n’a garde de nous demander notre pitié, puisqu’il s’offense de celle de ses rivaux. Ce n’est point un héros à la mode d’Euripide, qui les habillait de lambeaux pour mendier les larmes des spectateurs ; celui-ci soutient sa disgrâce avec tant de fermeté, qu’il nous imprime plus d’admiration de son grand courage, que de compassion de son infortune14.

Si la présence de cette admiration était suffisante aux yeux de Corneille pour exclure une dramaturgie du genre tragique, on voit mal comment Nicomède, composée aussitôt après Don Sanche, pouvait, elle, mériter l’appellation de tragédie alors que le personnage éponyme suscite encore moins de compassion que Carlos. Au reste la manière dont le poète parle du héros éponyme de cette tragédie ressemble étonnamment à celle dont il évoque Carlos :

Ce héros de ma façon sort un peu des règles de la tragédie, en ce qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses malheurs : mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable, que la compassion que notre art nous commande de mendier pour leurs misères [nos italiques].

Il suffisait de peu de chose pour que la pièce pût être considérée comme une tragédie selon Corneille lui-même15 : à défaut d’être « en péril de vie », Carlos-Sanche pouvait être, en évitant ce dénouement romanesque et invraisemblable, mis en péril « de bannissement ». Aussi l’envisagerons-nous en en écartant les deux dernières scènes, ce qui laisse à l’action 1694 vers pour se développer.

Contrairement au paysan de Leuctres, le héros vit auprès de personnages qui ont d’ordinaire les honneurs de l’histoire.

Cette immersion dans le monde des puissants n’empêche pas que les origines modestes du personnage ne soient sans cesse rappelées. Dès la première scène de la pièce, Carlos est présenté comme un personnage « bas » par Doña Léonor, la reine d’Aragon, qui estime que sa fille « abaisse trop » ses regards (v. 4116) en le considérant. Elle ajoute qu’il s’agit d’un « inconnu » (v. 43), ce qui est particulièrement infamant en Espagne17, où quiconque peut nommer ses parents car on peut ainsi vérifier – et ce n’est pas un détail – s’il n’est pas d’ascendance juive ou maure, si son sang est pur (limpieza de sangre). Corneille a lu beaucoup de comedias et c’est bien ce soupçon d’impureté émis par Léonor (v. 46 : « son sang que le Ciel n’a formé que de boue ») que la princesse d’Aragon essaie d’abord d’écarter de Carlos quand, au vers 49, elle réplique à sa mère : « Sa naissance inconnue est peut-être sans tache ».

La stigmatisation de Carlos s’opère aussi par l’insistance sur son caractère « inconnu » (huit occurrences jusqu’à la fin de la scène 6 de l’acte IV) et son statut d’« aventurier », rappelé respectivement par Don Lope au vers 330 et Don Manrique au vers 1264. Au fond, Carlos s’est fait connaître comme mercenaire. Corneille avait convoqué une telle figure dans Le Menteur quand son Dorante parle de Jean de Werth (« Jean de Vert »), redoutable mercenaire au service du roi d’Espagne18. Après avoir aidé la Castille notamment contre les Maures, ce qui semble une garantie implicite de sa limpieza, Carlos semble prêt cette fois à achever la pacification de l’Aragon après la déroute de l’usurpateur du trône. Léonor insiste au reste sur ce caractère insaisissable propre au mercenaire (v. 85-88) :

Mais quand il vous aura dans le trône affermie
Et jeté sous vos pieds la puissance ennemie,
S’en ira-t-il soudain aux climats étrangers
Chercher tout de nouveau la gloire et les dangers ?

Surtout, c’est parce qu’on parle de lui, ou qu’il parle amèrement de lui-même, comme d’un « soldat » (huit occurrences) qu’il apparaît comme plébéien : le soldat est celui qui reçoit salaire, « solde » contre ses services guerriers ; il se différencie par ailleurs des officiers qui ont charge de commandement. Furetière note toutefois : « Se dit aussi de tout homme de guerre qui est brave et qui sait son métier19 ».

Toutes ces marques de roture compensent le fait qu’en imitant une comedia crue alors de Lope de Vega, El Palacio confuso, Corneille, qui situe sa pièce en Espagne, a effacé une donnée importante de sa source, dont l’action se déroule en Sicile. Comme il est rappelé dans la première scène, cette île à l’histoire agitée bénéficiait, lors de sa domination par l’Aragon, de fueros qui remontaient à sa période normande : des assemblées conjointes des plebeios et des nobles caballeros s’y tenaient. Un personnage du Palacio confuso souligne que le peuple non seulement a son mot à dire quand, le pouvoir revenant à une femme, elle doit choisir un roi mais que ce dernier peut être choisi sans distinction de classe. Livio, qui vient d’Aragon, s’en indigne : « ¿ Plebeyos han de ser reyes20 ? ». Il n’empêche que si, sur scène, les nobles sont présents à droite de la reine, disposant d’un banc – probablement pour les premiers d’entre eux –, les roturiers le sont à sa gauche. Carlos, non seulement se place à droite de la reine mais veut s’asseoir sur le banc. On assiste en quelque sorte à l’investissement physique et symbolique de la place des nobles. Cependant le thème de l’origine plébéienne du Carlos espagnol s’efface vite au profit de celui de l’inanité de la lutte contre le destin prédit par l’astrologie, et de l’éducation d’un prince qui se fait tyran d’exercice par l’expérience21.

Corneille n’a pas représenté sur scène cette assemblée de la plèbe et de la noblesse, peut-être par prudence politique, mais il a multiplié dans le personnage de Carlos à la fois les signes sociaux d’infériorité et les manifestations, essentiellement verbales, de sa grandeur et posé la question de la reconnaissance du pur mérite.

La scène dans laquelle il s’oppose aux trois plus grands nobles de Castille, en prenant un siège dans les rangs de la noblesse, est hautement symbolique : le geste dit combien le héros estime que ses actes le classent parmi des grands du royaume22. Sollicité par la reine Isabelle, Carlos lui apprend qu’il était au service du feu roi, son frère, qu’il s’est constamment battu contre les Maures, et qu’il était d’autant plus proche de ce roi qu’il lui avait sauvé la vie en mettant la sienne en péril. La faveur de la reine de Castille prenant le relais de celle de son royal frère, Corneille pourrait oublier la question de la roture et structurer sa pièce comme le sont de nombreuses comedias de privanza : montée dans la carrière, période heureuse d’influence sur le souverain, puis chute précipitée. Au reste, Carlos, qui a obtenu de la reine de Castille l’honneur de choisir lui-même qui sera son époux, envisage une telle carrière car le souvenir de son origine ne le quitte pas : « Du rang où l’on m’élève il me montre la chute » (v. 618) ; « le sort jaloux, qui semble me flatter, / Veut m’élever plus haut pour m’en précipiter » (v. 1359-1360). De Mira de Amezcua, que María Grazia Profeti considère comme l’« historiador de privados caidos23 » et dont il s’est assurément inspiré pour composer Héraclius, Corneille connaissait sans doute le diptyque consacré à la carrière de Don Álvaro de Luna : c’est le nom, francisé en Don Alvar de Lune, qu’il a justement donné au plus intéressant des nobles de Castille de sa pièce24. Certains voient dans le genre de la comedia de privanza une réflexion sur la mutabilité de la Fortune, d’autres estiment qu’on y trouve tous les ingrédients de la tragédie25. Cependant la fréquente bâtardise qui caractérise ces privados tristement exemplaires n’en fait pas des plébéiens.

Le sentiment tragique du défaut roturier dans Don Sanche d’Aragon

Quand on l’empêche de s’asseoir sur le banc de la noblesse parce qu’il manque de « l’éclat de la race » (v. 245), non seulement Carlos rappelle-t-il ses exploits guerriers, qui sont à la source de toute noblesse, et qui auraient dû lui valoir récompense (v. 324) si le roi n’était mort, mais il fait davantage. Il avance en effet l’idée que l’homme qui se fait seul une réputation, sans un renom reçu en héritage, est supérieur à tous les autres (v. 247-253) :

Se pare qui voudra des noms de ses aïeux :
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux ;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m’ont fait naître,
Et suis assez connu sans les faire connaître.
Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits :
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.

Il ne semble pas indifférent que Corneille lui-même soit un roturier auquel son mérite d’auteur dramatique, au moment du triomphe du Cid, a valu anoblissement, en la personne de son père, par le roi Louis XIII26. Par son œuvre, il s’est classé parmi les meilleurs. A-t-il pour autant été traité comme noble ? A-t-on pour autant reçu avec sérénité les fameux vers de l’Excuse à Ariste ?

Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
[…]
La fausse humilité ne met plus en crédit.
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue ;
J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;
[…]
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans :
Par leur seule beauté ma plume est estimée :
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée ;

[…] en me plaignant du sort j’ai de quoi m’en louer :
S’il m’a fait en naissant quelque désavantage,
Il m’a donné d’un roi le nom et le courage27 ;

On sait que ce poème a fortement contribué au déchaînement d’un grand nombre de doctes contre Le Cid, qui avait pourtant remporté un succès éclatant au théâtre.

Carlos cherche à se faire reconnaître comme ayant droit de porter l’épée, mais le « défaut » semble indélébile : ni Manrique ni Lope ne veulent combattre contre lui. Dans l’organisation de la société, le valeureux guerrier mercenaire ne parvient pas à « être pour eux [nous] ce qu’a voulu la reine » (v. 342) et l’anoblissement ne vaut pas noblesse pour eux (v. 1255-1259) :

[…] pour nous combattre, il faut que le bon sang
Aide un peu sa valeur à soutenir ce rang.
Qu’il n’y prétende point, à moins qu’il se déclare ;
Non que nous demandions qu’il soit Guzman ou Lare :
Qu’il soit noble, il suffit pour nous traiter d’égal ;

Ils refusent d’ailleurs d’envisager de lui faire épouser leur sœur.

En son for intérieur, Carlos se persuade également qu’il est fils de ses œuvres et non pas déterminé par sa naissance (v. 623-624) et, si l’on peut donner ici au verbe « consumer » le sens de « brûler », il se perçoit comme le Phénix :

Je n’ai plus rien à toi : la guerre a consumé
Tout cet indigne sang dont tu m’avais formé ;

C’est sans doute pourquoi il se montre capable de rappeler aux comtes arrogants qu’ils lui doivent leur liberté (v. 229-230) :

Tel me voit et m’entend, et me méprise encore,
Qui gémirait sans moi dans les prisons du More.

Cependant Carlos ne se sent pas sans tache. Au vers 614, une fois seul, il s’en prend à l’« injurieux destin, qui seul [le] me rends à plaindre ! ». Si, devant Don Manrique, il peut dire : « Seigneur, ce que je suis ne me fait point de honte » (v. 194), il n’en emploie pas moins lui-même l’expression de « honteuse obscurité » (v. 613) quand, dans un monologue, il évoque sa condition de fils de pêcheur et quand, alors qu’il pense ses origines sur le point d’être découvertes, il les juge spontanément incompatibles avec des titres de noblesse (v. 1379-1380), redoutant de

[…] faire voir ici, par un honteux effet,
Quel comte et quel marquis votre faveur a fait.

Est-on ce qu’on est né ou ce qu’on a fait ? L’incertitude pèse dans l’esprit de Carlos… Il a caché son nom, se disant Carlos alors qu’il savait s’appeler Sanche, ce qui revenait à ne pas assumer sa roture et le caractère personnel de son mérite. Au reste, quand il retrouve son père, il estime qu’en venant à la Cour, ce dernier l’a « perdu » (v. 1580).

Que peut-on tirer de la réflexion d’Isabelle (v. 1563-1566) après qu’Elvire a estimé que « le Ciel est injuste » ?

Il l’est, et nous fait voir
Par cet injuste effet son absolu pouvoir,
Qui du sang le plus vil tire une âme si belle,
Et forme une vertu qui n’a lustre que d’elle.

Que Carlos a péché par hubris en essayant de s’élever ou qu’il a eu raison de le faire ?

Les spectateurs pouvaient recevoir les deux leçons selon ce qu’ils étaient eux-mêmes... On a vu que parfois le jeune et vaillant guerrier lui-même semblait nourrir des « remords » à s’« approcher des couronnes » (v. 621). C’est en quelque sorte lui-même qui définit son hamartia dans une réplique à la reine Léonor (v. 1287-1294) :

Car enfin je suis vain, et mon ambition
Ne peut s’examiner sans indignation ;
Je ne puis regarder sceptre ni diadème,
Qu’ils n’emportent mon âme au-delà d’elle-même :
Inutiles élans d’un vol impétueux
Que pousse vers le ciel un cœur présomptueux,
Que soutiennent en l’air quelques exploits de guerre,
Et qu’un coup d’œil sur moi rabat soudain à terre !

Devant les comtes, le discours n’est plus du tout le même, mais il est tenu après qu’il a retrouvé son père pêcheur et que ce dernier a été emmené en prison. Le héros revendique alors pleinement le droit à la gloire associée à une humble naissance (v. 1643-1656) :

Sanche, fils d’un pêcheur, et non d’un imposteur,
De deux comtes jadis fut le libérateur ;
Sanche, fils d’un pêcheur, mettait naguère en peine
Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine ;
Sanche, fils d’un pêcheur, tient encore en sa main
De quoi faire bientôt tout l’heur d’un souverain ;
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
Quoique fils d’un pêcheur, a passé pour un prince.
Voilà ce qu’a pu faire et qu’a fait à vos yeux
Un cœur que ravalait le nom de ses aïeux.
La gloire qui m’en reste après cette disgrâce
Éclate encore assez pour honorer ma race,
Et paraîtra plus grande à qui comprendra bien
Qu’à l’exemple du ciel j’ai fait beaucoup de rien.

Les deux derniers vers de cette tirade donnent une « haute idée » de la pratique par Carlos d’une éventuelle hubris.

C’est à l’égard de son père, qu’on emprisonne parce qu’on ne le croit pas quand il affirme que le héros est son fils, que Carlos-Sanche emploie le terme d’imposteur. Mais n’est-ce pas ainsi qu’il se percevait lui-même jusqu’à ce moment ? Avant l’arrivée de son père, ne se considérait-il pas comme un personnage affecté d’un défaut inamendable, celui d’appartenir à la plèbe, un amartèma, qui le rendait indigne, quoi qu’il fasse, de côtoyer l’élite, ces personnages qu’on trouve justement dans la plupart des tragédies ? Ce sentiment du défaut consubstantiel à sa condition, et non pas d’une faute commise, risque de signifier une souffrance latente, qu’un événement, dans le cadre d’une tragédie, peut raviver, voire décupler, excitant la pitié. On est tenté de reconnaître là, avec plusieurs siècles d’avance, et dans un domaine un peu différent mais non pas opposé, l’« expérience de l’imposteur » définie en 1978 par les psychologues américaines Pauline Rose Clance et Suzanne A. Imes28. Ce n’est pas dans le métier des armes mais dans l’existence à la Cour, au milieu des autres, que le héros de Don Sanche d’Aragon se sent illégitime.

Les derniers vers prêtés à la reine Isabelle de Castille, dans les limites que nous avons données au texte considéré, honorent et rejettent en même temps le grand guerrier roturier (v. 1690-1694) :

Je vous tiens malheureux d’être né d’un tel père ;
Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point
D’être né d’un tel père, et de n’en rougir point,
Et de ce qu’un grand cœur, mis dans l’autre balance,
Emporte encor si haut une telle naissance.

« Tel père », tel père », telle naissance » renvoient au vers 1680, qui s’étonne encore « D’une haute valeur qui part d’un sang abject ». In fine, la reine Isabelle, qui a défendu Carlos contre le mépris des comtes, ne se différencie pas fondamentalement de ses plus brillants sujets…

Certes, elle a accordé à Carlos les titres de « marquis de Santillane » et de « comte Pennafiel », mais comme, dans un article extrêmement éclairant, le rappelle Arlette Jouanna :

[…] l’anoblissement, dans la mesure où il sanctionne un dysfonctionnement du mécanisme de l’hérédité des qualités, apparaît comme la constatation d’un événement contraire aux lois naturelles, d’un petit miracle qui ne peut être que tout à fait exceptionnel29.

C’est bien pourquoi Carlos aurait sa place dans une tragédie par son éclat, et qu’il y serait en même temps voué au malheur. Arlette Jouanna cite un Remerciement au Roy par les Anoblis du Dauphiné, publié en 1603 et que rédigea Pierre de Boissat, vice-bailli de Vienne, anobli en 1602 ; il parlait ainsi des lettres royales :

C’est une goutte de ceste précieuse liqueur dont V.M. est la vraie source et le vrai Océan, par laquelle nous sommes nettoyés de l’ordure ancienne, et regénérés à une vie libre et honorable. Il nous semble qu’elle a effacé ta honte de nos visages, chassé la crainte et défiance de nos cœurs, dressé notre démarche, assuré notre parole, et empreint une nouvelle générosité dans nos âmes.

Les services rendus à la guerre étaient les mieux considérés dans les procédures d’anoblissement par lettres patentes. Cependant cet anoblissement, censé ôter les taches, ne valait pas « race », donc pas la qualité de « gentilhomme » :

[…] un anobli, bien que juridiquement il soit un noble à part entière, n’est cependant pas, humainement et socialement, l’égal d’un gentilhomme. Le nombre de degrés nécessaires pour acquérir la gentillesse ou la race est estimé à trois ou à quatre selon les auteurs […]. Le temps et, pour bien des auteurs qui pensent que la noblesse du sang maternel est importante, le refus de mésalliances sont ainsi censés apporter une lente maturation, volontiers comparée à celle d’une greffe entée sur la souche de la noblesse, qui en acquiert peu à peu la nature. Une autre raison, selon les auteurs qui croient à la ressemblance morale héréditaire entre les générations, ajoute encore à la différence entre l’anobli et le gentilhomme. Le premier inaugure sa race ; il ne fait que se dégager lentement de l’obscurité qui enténébrait l’existence anonyme et besogneuse de ses prédécesseurs. Le second, au contraire, est enrichi dès l’enfance par les vertus de ses ancêtres, qui revivent en lui. Son existence individuelle se trouve ainsi comme dilatée aux dimensions de celle de toute sa race, et sa valeur humaine personnelle en est augmentée30.

Ainsi la venue à la cour de son père pêcheur rappelle à tous que Carlos manque de la vertu accumulée des ancêtres.

Qui plus est, il est originaire d’Aragon : ainsi les titres d’une noblesse castillane qu’il vient d’acquérir lui sont-ils tout à fait indus. À la fin de la scène 4 de l’acte V, la reine Isabelle pose à Carlos deux questions étranges (v. 1688-1689) :

Puis-je vous consoler d’un sort que vous bravez ?
Puis-je vous demander ce que je vous vois faire ?

Ni l’une ni l’autre n’obtiennent de réponse, puisque Don Alvar survient pour apporter l’écrin qui va donner une issue romanesque à la pièce ; mais dans la tentation tragique que nous avons prêtée à Corneille, il est peu douteux que la décision de Carlos n’aurait pas pu consister en autre chose qu’en un retour en Aragon, par un exil volontaire, compatible avec la gravité de la tragédie.

Dans ces conditions, au sentiment du défaut, qui crée une sorte de tragique permanent, ne conviendrait-il pas, dans une lecture actuelle, d’ajouter au détriment de Carlos-Sanche, une erreur, une hamartia, qui consisterait, comme chez Scédase, dans une excessive « facilité de confiance » en la classe dominante et en ses valeurs culturelles et morales hégémoniques31 ?

Une pureté finale plébéienne ?

Les figures de roturiers n’étaient pas rares dans les dramaturgies du Siècle d’or, et pas seulement sous les traits des graciosos. On pourrait citer notamment Peribañez y el Comeñdador de Ocaña, publiée pour la première fois en 1614, et que son auteur, Lope de Vega présente comme une tragicomedia. Contrairement à ce que l’on a pu penser, le Phénix était intéressé par le genre tragique32 et l’on peut estimer que c’est la coexistence d’amusantes mœurs paysannes avec les apparences imposantes de Don Fadrique, vaillant combattant du roi, et du couple royal, qui vaut à la pièce cette désignation assez rare. Les éléments tragiques n’y manquent pas car le Comendador, aliéné par la passion, y est tué par le paysan Peribañez. Ce dernier exprime d’abord la plus extrême méfiance à l’égard des marques d’honneur dont sa maison est accablée par Don Fadrique (II, v. 989-996) et revendique sa condition de paysan, dans laquelle il se sent bien :

Pienso que nos está bien
que no estén en nuestra casa
paños con armas ajenas;
no murmuren en Ocaña
que un villano labrador
cerca su inocente cama
de paños comendadores
llenos de blasones y armas33.

Lorsque le Commandeur le fait chevalier et lui ordonne d’aller se battre pour le roi, il lui est impossible de se dérober, bien qu’il ait parfaitement compris que Don Fadrique n’agissait ainsi que pour l’éloigner de son village et de son épouse, la très jolie Casilda. Méfiant, Peribañez revient chez lui dès la première nuit et il arrive au moment où le Commandeur tente de violer Casilda. Comme il a désormais le droit de porter l’épée, il s’en sert, et tue Don Fadrique. Puis, malgré le danger qu’il court pour sa vie en se livrant, il vient expliquer son meurtre avec dignité, non sans avoir auparavant revendiqué auprès du roi des origines sans tache ainsi que l’exercice de la charge d’alcalde34 ; le roi l’acquitte, lui confirmant même une noblesse qu’il n’a pas recherchée par un grade de capitaine.

Grand lecteur de comedias, notamment celles de Lope de Vega, Corneille a pu connaître cette belle dramaturgie, ou des dramaturgies aux sujets voisins de celui-là. Il semble en tout cas que, malgré une réflexion théorique intéressante sur la place du roturier dans la tragédie, il ait hésité à la mettre véritablement en pratique : il aurait fallu oser donner conjointement à un personnage tragique de roturier simplicité et dignité, intéresser suffisamment à lui pour émouvoir par ses périls; mais assurément les doctes français d’alors n’étaient pas prêts à accueillir un tel personnage alors qu’ils avaient bien peu d’équivalents de l’autre côté des Pyrénées pour imposer des contraintes aux dramaturges. Corneille a préféré camper un Carlos usant d’un langage de grand seigneur, obsédé et persécuté toutefois par le sentiment d’un « défaut » qui ne hante pas les figures plébéiennes les plus réussies du théâtre espagnol à tonalité tragique. Il est vrai que ces dernières revendiquent toutes le premier degré de la noblesse : la pureté de sang35. En quelque sorte, le « défaut » étant reporté sur d’autres, il est plus facile de se montrer soi-même spoudaios

Néanmoins, on peut estimer que l’arrivée incongrue du pêcheur de Don Sanche d’Aragon à la Cour de Castille réveille chez son fils, avec l’affection, une sorte de fierté de son origine. Il faut dire qu’en emprisonnant son père, on créait justement dans sa famille la tache qui lui était secrètement reprochée ; Carlos-Sanche se révèle alors prêt à défendre la pureté et la dignité de son nom (v. 1612-1617) :

On attache à son nom un opprobre éternel !
Je suis fils d’un pêcheur, mais non pas d’un infâme :
La bassesse du sang ne va point jusqu’à l’âme ;
Et je renonce aux noms de comte et de marquis
Avec bien plus d’honneur qu’aux sentiments de fils :
Rien n’en peut effacer le sacré caractère.

On peut donc considérer que, si le héros de la tragédie que Corneille n’a pas écrite, et que nous avons la hardiesse de nous figurer, repart en Aragon avec son père le pêcheur, il s’est au moins délivré dans la douleur du sentiment d’un défaut consubstantiel à son appartenance plébéienne.

 

1 «  À Monsieur de Zuylichem », dans l’édition princeps de 1650. Texte fourni dans Corneille, Œuvres complètes, tome II, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1984, p. 550.

2 Pour les références à Aristote, nous proposons une translittération simplifiée du grec ancien et nous servirons d’éditions et de traductions indiquées en note.

3 Dans la préface de son « édition nouvelle » de Don Sanche d’Aragon, Paris, Delagrave, 1896, p. 19.

4 Agnès Bezevengui, « Homme de bien et bon citoyen chez Aristote », dans Marie-Madeleine Mactoux et Evelyne Geny (dir.), Mélanges Pierre Lévêque. Anthropologie et société, tome 3, Besançon, Université de Franche-Comté, « Annales littéraires de l’université de Besançon », 404, 1989, p. 7-19.

5 La Poétique, XIII, édition et traduction procurées par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, p. 77.

6 Ibidem, p. 79.

7 Ibidem, IX, p. 65.

8 Rhétorique, livre III, chapitre 18, 1419b8-10, dans Rhétorique, tome III, livre III, texte établi et traduit par Médéric Dufour et André Wartelle, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1973.

9 Cléopâtre commet une faute avec grandeur et inspire la crainte ; le pathétique revient exclusivement à ses fils.

10 Discours de la tragédie, dans Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 99.

11 « J’aime Renaut, et Theagene, / J’en ayme encore un million, : / Mais plus qu’un livre d’Ilion, : / Scedase mort dessus ta Scene », Ode au Sieur Hardy (1ère éd. 1620), dans Œuvres de Théophile, Première partie, dernière édition, Paris, Jean de la Mare, 1636, p 207.

12 « Célestes, exaucez ma suppliante voix / Contre ces infracteurs de vos plus saintes lois, / Contre ces fiers tyrans qui foulent l’innocence /Et sur notre ruine érigent leur puissance » (v. 1327-1330).

13 Dans Corneille, Œuvres complètes, éd. citée, p. 550.

14 Épître « à M. de Zuylichem », dans Corneille, Œuvres complètes, t. II, éd. citée, p. 552.

15 « Bien qu’il y ait de grands intérêts d’État dans un Poème, et que le soin qu’une personne Royale doit avoir de sa gloire fasse taire sa passion, comme en Don Sanche, s’il ne s’y rencontre point de péril de vie, de pertes d’États, ou de bannissement, je ne pense pas qu’il ait droit de prendre un nom plus relevé que celui de Comédie » Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. citée, p. 73.

16 Toutes nos références réfèrent à Corneille, Œuvres complètes, t. II, éd. citée.

17 L’action se déroule à Valladolid.

18 Werth était bâtard de Horn, seigneur de Nedwert, dans le duché de Juliers, qui faisait partie de l’empire germanique.

19 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Amsterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, t. III, p. 555.

20 El Palacio confuso, https://www.cervantesvirtual.com/obra/el-palacio-confuso-0/, à partir de l’édition d’Erasmo Hernández González, dans Antonio Mira de Amescua, Teatro completo, vol. II, Granada, Universidad de Granada-Diputación de Granada, 2002, p. 563-667(1e éd. 1634).

21 Celle-ci vient au Carlos sicilien par l’action de son frère jumeau dont il ignore l’existence.

22 Ce geste constitue le principal emprunt de Corneille à la comedia de Mira de Amezcua.

23 María Grazia Profeti, « El ejemplo mayor de la desdicha y la comedia heroica », dans Agustín de la Granja, Juan Antonio Martínez Berbel (dir.), Mira de Amescua en Candelero. Actas del Congreso Internacional sobre Mira de Amescua y el teatro español del siglo XVII, Grenade, Universidad de Granada, 1996, p. 65-91.

24 Il pouvait au moins connaître le nom et l’histoire de ce personnage historique du XVe siècle, favori du roi Jean II par le De Rege de Mariana De rege et regis institutione, Tolède, p. Rodericus, 1599. Álvaro de Luna peut être rapproché de Carlos dans la mesure où il s’agit du bâtard, d’origine aragonaise, d’un majordome de Jean II qui s’était épris d’une très belle roturière. Après une superbe ascension politique au cours de laquelle il s’attira, en renforçant l’absolutisme royal, l’animosité de nombre de nobles, Luna fut disgracié et décapité en place publique.

25 Voir Raymond R. Mac Curdy, The Tragic fall : don Alvaro de Luna and other Favorites in Spanish Golden Age Drama, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1978 et Miguel Zugasti, « Mira de Amescua », dans Javier Huerta Calvo Javier (dir.), Historia del teatro español, , t. I, Madrid, Gredos, 2003, p. 904.

26 Lettres de noblesse accordées le 24 mars 1637, les armes en étant « d’azur à une face d’or, chargée de trois têtes de lion de gueules, et accompagnée de trois étoiles d’argent, deux en chef et une en pointe ».

27 Le poème fut publié pour la première fois en en mars 1637.

28 Clance, Pauline R., & Imes, Suzanne A., « The imposter phenomenon in high achieving women : Dynamics and therapeutic intervention ». Psychotherapy : Theory, Research & Practice, 15 (3), 1978, p. 241-247. Elles avaient initialement parlé de syndrome mais ont depuis considéré qu’il ne s’agissait nullement d’une pathologie.

29 « Perception et appréciation de l’anoblissement dans la France du xvie siècle et du début du xviie siècle », L’anoblissement en France, xve-xviiie siècles : Théories et réalités, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1985, disponible sur Internet : http://books.openedition.org/msha/11471. Nous avons modernisé l’orthographe des citations.

30 Ibidem.

31 On se réfère ici au concept gramscien d’hégémonie.

32 Voir Florence d’Artois, Du nom au genre. Lope de Vega, la tragedia et son public, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, Volume 68, 2017.

33 « Je ne crois pas qu’il convienne d’avoir chez nous des tentures portant les armoiries d’un autre. Il ne faut pas que, dans Ocaña, on puisse médire d’un pauvre paysan qui entoure sa couche irréprochable de draperies seigneuriales couvertes d’armoiries et de blasons », traduction de Pierre Dupont dans Théâtre espagnol du XVIIsiècle, tome I, Gallimard, bibliothèque de La Pléiade, p. 127. Édition du texte espagnol fournie par Teresa Ferrer dans la Biblioteca virtual Miguel de Cervantes : https://www.cervantesvirtual.com/obra/peribanez-y-el-comendador-de-ocana

34 Dans chaque village deux alcaldes : un pour la noblesse, un pour les roturiers.

35 Peribañez dit dans la dernière scène : « Yo soy un hombre, / aunque de villana casta, / limpio de sangre, y jamás / de hebrea o mora manchada (Malgré ma condition de vilain, je suis un homme aux origines sans tache, jamais souillées de sang juif ou maure) ». Traduction de Pierre Dupont, op. cit.



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- Auteur : Liliane Picciola
- Titre : Le sentiment du « défaut » plébéien ou l’innovation tragique manquée de Don Sanche d’Aragon
- Date de publication : 20-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=321
- ISSN 2105-2816