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LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Nulle peine à « juger qui des deux est le maître » : Barbe Bleue d’Offenbach ou le portrait charge des mauvais maris

Amandine Lebarbier


Université Paris Nanterre (LIPO)

 

L’année 1866 est marquée par deux nouvelles créations pour Offenbach. Les Bergers, maigre succès, et Barbe Bleue qui lui vaudra au contraire un vrai triomphe. « Le plus grand petit maestro »1 comme l’appelle Henri Moreno, critique du Ménestrel, présente au Théâtre des Variétés une nouvelle extravagance, un nouveau spectacle d’une gaieté folle, un tourbillon dans lequel le conte de Perrault se retrouve happé, noyé, broyé sous l’outrance d’une réécriture qui ne se refuse rien. Que retrouvera-t-on de l’intrigue du conte de Perrault dans le livret que Meilhac et Halévy ont concocté pour Offenbach ? Peu de choses si l’on en croit un critique du Mémorial dramatique, Henri Vignaud, qui note que leur Barbe Bleue est « un Jocrisse sinistre qui ne ressemble que de très loin [au conte] de l’auteur de Peau-d’Âne »2.

En effet, les mythèmes importants tels que la curiosité de la femme, la transgression de l’interdit, le personnage de la sœur Anne et son soleil qui poudroie disparaissent. Rien non plus sur la « clé qui [est] Fée »3, si ce n’est une allusion comique des librettistes dans une référence volontairement artificielle et qui révèle les libertés qu’ils ont prises avec la version de Perrault.

Le personnage de Barbe Bleue que nous offre le livret de Meilhac et Halévy n’a rien non plus du type des « maris féroces et sanguinaires »4 évoqué par le Grand Dictionnaire universel de Larousse, bien au contraire. Tous ses défauts terribles qui en font un personnage terrifiant et sanguinaire ont pour la plupart disparu : le voilà transformé en un gai luron, un double parodique de Don Juan5 qui collectionne les femmes et qui s’en débarrasse aussitôt mais sans les étrangler, non pas ! Ce Barbe Bleue est un lâche qui confie la sale besogne à son serviteur Popolani lequel n’étrangle pas non plus les femmes mais les empoisonne, et même pas pour de vrai… Voilà donc une version de Barbe Bleue où l’on rit, où l’on s’amuse, et la gaieté du livret est évidemment portée par la légèreté et l’entrain de la musique d’Offenbach lequel cherche ici à prolonger l’énorme succès de La Belle Hélène.

Mais si les contemporains d’Offenbach ont souvent souligné la franche distance que les librettistes ont prise avec la version de Perrault, j’aimerais tout de même montrer, dans un premier temps, que Meilhac et Halévy jouent avec un certain nombre de motifs importants ou anecdotiques du conte de Perrault afin de proposer une réflexion sur la conjugalité, en explorant notamment plusieurs variations autour du cabinet secret. Dans cette perspective, on verra que le livret se transforme en un portrait charge où les maris sont accablés de tous les défauts. Dans un deuxième, temps, je m’intéresserai plus particulièrement au personnage de Boulotte qui permet à l’opéra bouffe d’Offenbach d’illustrer la seconde morale du conte de Perrault : en effet, en tant que femme forte, Boulotte fédère autour d’elle les autres femmes de Barbe Bleue et prend la tête d’un mouvement de contestation qui vient briser le cycle répétitif des meurtres et soumettre celui du côté duquel étaient la barbe et la toute-puissance…

Jouer avec le conte de Perrault : du côté de la barbe sont tous les défauts

Notons dans un premier temps que le livret de Meilhac et Halévy contient un nombre considérable d’allusions à d’autres contes. À « Cendrillon » d’abord. En effet, au début de l’acte II, le programme de la journée – et du spectacle – est annoncé : à minuit, la fille du roi Bobèche doit épouser Saphir, un prince des environs ; or Barbe bleue souhaite épouser la princesse à la place de Saphir et doit donc, avant minuit, se débarrasser de sa femme épousée le matin même tout en évinçant l’autre prétendant de la princesse. Dès lors, cette limite temporelle imprime à la trajectoire de Barbe Bleue un caractère impérieux ; la répétition des syntagmes « à minuit » ; « avant minuit » qui scandent les échanges jusqu’aux « douze coups de minuit » qui sonnent peu avant la fin de l’acte III rappellent respectivement les conseils de la marraine à sa filleule et la brutale fin du second bal dans le conte de Perrault. Par ce clin d’œil intertextuel, le personnage de Barbe Bleue de Meilhac et Halévy devient une grossière Cendrillon, prête à tous les coups bas pour épouser son prince… La référence à « Cendrillon » est aussi visible dans la volonté de Barbe Bleue de trouver sa nouvelle femme parmi les paysannes de la région ; il envoie en effet son fidèle Popolani effectuer un tirage au sort afin d’élire la rosière de l’année qu’il épousera.

Notons également qu’une référence comique à « La Belle au bois dormant » apparaît à la fin de l’acte II. En effet, Boulotte, la rosière que Barbe Bleue vient d’épouser, a été aussitôt empoisonnée par Popolani. En réalité, ce dernier l’ayant droguée avec un narcotique essaie de la réveiller en l’électrocutant, offrant ainsi sur la scène une variation mesmérienne du baiser de la version des frères Grimm… Enfin, l’histoire de Saphir et Fleurette emprunte aussi plusieurs traits au conte de « Peau d’Âne ».

Ces quelques exemples, aisément identifiables parce que renvoyant à des motifs de contes bien connus des spectateurs, nous signalent que les librettistes connaissent leurs classiques et entendent s’amuser avec. Aussi leur version de « La Barbe bleue » est-elle ludique et vise à passer à la loupe la réflexion sur la conjugalité que nous offrait déjà le conte de Perrault. À la loupe car cette réécriture repose sur des effets amplifiés, outrés. En effet, l’intrigue autour du couple unique de Barbe bleue et de sa femme devient dans le livret une intrigue autour de trois couples : Barbe Bleue et Boulotte, sa nouvelle femme ; le roi Bobèche et la reine Clémentine ; le couple Saphir et Fleurette-Hermia. De même l’intrigue autour des meurtres est bicéphale puisque Barbe Bleue a un double en la personne du roi Bobèche, dont le nom joue sur la même allitération en [b] ; si Barbe Bleue tue ses femmes, Bobèche, quant à lui, tue les prétendus amants de sa femme.

Chacun de ces couples renvoie ainsi à une problématique de la conjugalité que le livret sonde avec humour mais non sans une certaine ironie, voire parfois une certaine gravité. Chacun d’eux permet en tout cas d’explorer une voire plusieurs versions du cabinet secret.

Variation n°1 : le couple de Boulotte et de Barbe Bleue 

On se rappelle que dans le conte de Perrault, la Barbe bleue veut se marier avec une jeune fille de qualité et que c’est en l’amenant à la campagne qu’il parvient à la convaincre définitivement de l’épouser. C’est encore à la campagne que ce dernier la pousse à aller s’amuser avec ses amies pendant son absence. C’est donc en passant de la ville à la campagne, lieu de tous les divertissements où tout n’est que « promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, etc. »6, que s’effectue l’itinéraire de la femme de la Barbe bleue. Dans l’opéra, la trajectoire est inversée puisque c’est à la campagne que Barbe Bleue choisit sa nouvelle épouse, lieu d’abord fantasmé par la scène pastorale qui ouvre l’opéra, et c’est à la ville que Boulotte découvrira les divertissements de la cour du roi. Dans cette perspective, la version des librettistes d’Offenbach se rapproche davantage de celle des frères Grimm dans laquelle Barbe bleue rencontre sa femme dans une forêt.

Dans les deux cas, on retrouve la même structuration autour de deux espaces, ville et campagne, et la même volonté d’épouser une jeune fille vertueuse. Mais dans les deux cas, la campagne s’impose comme un espace du leurre et du faux-semblant, de même que la soumission et l’obéissance féminines attendues ne sont pas au rendez-vous. Dans le livret de Meilhac et Halévy, Barbe Bleue, qui croit trouver à la campagne une épouse vertueuse, soumise, que le couronnement du prix de la rosière doit permettre d’identifier, sera bien étonné de la gouaille libertaire et féministe de cette dernière. Il aura beau la comparer « à un Rubens », essayer donc de la faire entrer dans un cadre, il n’arrivera pas à maîtriser la franche spontanéité de sa nouvelle épouse. La scène savoureuse de l’introduction de la paysanne Boulotte à la cour propose ainsi une version métaphorique de la chambre secrète par l’incarnation d’une tyrannie, d’abord conjugale, puis portée par toute la cour, visant à empêcher Boulotte de pénétrer dans un monde dont elle ne maîtrise pas les codes. « Taisez-vous ou sur ma foi, Vous aurez affaire à moi ! »7 lui lance son nouvel époux, variation du « il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère »8 du conte de Perrault. Mais Boulotte se fiche de Barbe Bleue et de ses invectives, elle s’intéresse à une autre barbe, bleue elle aussi si l’on en croit le nom de l’autre homme qui a ses faveurs, Saphir.

Comme dans le conte de Perrault donc, la femme n’écoute pas ce qu’on lui dit, elle ne se conforme pas aux exigences de son mari ; de même, dans les deux versions, elle ne respecte pas les usages de la bonne conduite en société9.

Barbe Bleue

Marie André, « La cour du roi Bobèche », Acte II, gravure sur bois de bout, 23,5 x 31,5 cm, dans Le Théâtre illustré, « Barbe-bleue aux Variétés », 1888, notice BNF n° FRBNF41260623 

Comme on peut l’observer sur l’estampe ci-dessus, dans un élan dont on voit qu’il rencontre la désapprobation générale et conduit l’assemblée à la frapper d’ostracisme, Boulotte se jette au cou du beau Saphir, puis du roi Bobèche. « Partez ! partez ! Emmenez-la ! Nous n’aimons pas ces façons-là ! »10 chantent les courtisans ; et Barbe Bleue de renchérir : « Venez, venez ! chez nous rentrons ! De tout ceci, nous parlerons ! Assez causé comme cela ! Nous réglerons ce compte-là »11.

Barbe Bleue, dont la voix est ici redoublée par toute la cour, ne cherche donc pas à empêcher Boulotte d’entrer dans une pièce mais veut la forcer à en sortir, révélant ainsi la non-conformité de la jeune femme à des attendus qu’elle ignore. La cour devient l’espace interdit pour Boulotte parce qu’elle n’en maîtrise pas les codes. Cette version revisitée du cabinet secret permet donc de réfléchir, dans une perspective sociologique, aux difficultés qui surgissent quand « le palais s’uni[t] à la chaumière »12.

Au deuxième tableau de l’acte II, nous voilà projetés dans l’atelier de l’alchimiste Popolani qui abrite les caveaux des femmes de Barbe Bleue. La didascalie révèle combien ce décor renvoie à un imaginaire gothique :

Fourneaux, cornus. – Une lampe allumée descend du plafond. – Au fond, au milieu de la scène, faisant face au public, un grand mausolée portant une série d’inscriptions funéraires : Ci-git Héloïse. – Ci-git Rosalie. – Ci-git Éléonore. – Ci-git Blanche. – Ci-git Isaure. – A gauche, un lit de repos à droite, une table. – Porte d’entrée au fond, à droite. – Une autre porte à droite, au premier plan 13.

Aux corps exposés, meurtris, et anonymes du conte de Perrault répond donc ce mausolée dans lequel chacune des victimes est identifiée. De plus, ce n’est plus Barbe Bleue le meurtrier puisque, lâchement, ce dernier confie à son homme de mains la sale besogne, se contentant simplement d’amener la nouvelle victime sur les lieux puis de s’enfuir. Il ne cherche donc pas à empêcher ses femmes d’entrer dans la chambre secrète mais, au contraire, entend les forcer à y pénétrer14. Notons à ce titre que les personnages de Popolani et du comte, respectivement les deux hommes de mains de Barbe Bleue et de Bobèche, redoublent non seulement le caractère bicéphale de l’intrigue mais prennent aussi en charge, à l’échelle de l’opéra bouffe, la mauvaise conscience des deux rois. Chacun forme ainsi une personnification de la chambre secrète, de cette voix de la conscience que l’on étouffe, de ce lieu où l’on refoule ce que l’on souhaite dérober à l’intimité du couple.

Ici en effet, l’atelier de Popolani devient l’incarnation de la libido mortifère et sans limite de Barbe Bleue, l’antre de cet épouseur à toutes mains, de ce consommateur féroce de nouvelles femmes. Pour Boulotte, le mausolée se transforme en un confessionnal forcé où elle se croit obligée de révéler toutes ses aventures pré conjugales. Mais cette chambre secrète n’en est pas une, sa complète facticité renforçant à nouveau l’absence totale de pouvoir confié au personnage de Barbe Bleue, transformé ici en dindon de sa propre farce. Tout n’est que spectacle et mise en scène ; en était-il de même pour le sang caillé et les corps décapités dans le conte de Perrault ? Une simple mise en scène pour impressionner durablement l’épouse et la soumettre par la peur ? En effet, dans le livret de Meilhac et Halévy, les femmes ne sont pas empoisonnées mais simplement endormies puis réveillées et soumises ensuite aux exigences sexuelles de Popolani. Transformé donc en gynécée, le cabinet secret devient un lieu de séquestration, une nouvelle manière d’envisager la relation conjugale sous le signe d’un rapport de force où la femme ne peut que se soumettre à la toute-puissance du désir masculin. Sur la scène apparaît alors un second décor, une pièce cachée qui ressemble à un boudoir décoré et meublé avec luxe. Dans cette nouvelle version de la découverte de la chambre, les femmes ont un verre à la main et trinquent à la nouvelle arrivante. Le ton désinvolte, badin de Boulotte, allié à la légèreté de la musique, tend à effacer le caractère sinistre de la situation où une vie se négocie contre du sexe ; mais quand Popolani propose à Boulotte de se venger à ses côtés et d’aller dans le palais confronter Barbe Bleue à toutes ses femmes, elle répond avec franchise : « Ce que vous me proposez là me va mieux que ce que vous avez proposé à Héloïse »15.

L’ultime confrontation entre Boulotte et Barbe Bleue montre que les librettistes ont choisi d’illustrer la seconde morale du conte de Perrault, à savoir qu’ « Il n’est plus d’époux si terrible, Ni qui demande l’impossible, Fût-il malcontent ou jaloux, Près de sa femme, on le voit filer doux. »16. En effet, comme dans la version de Perrault, c’est la femme qui, à la fin, se fait arrangeuse de mariages ; puis elle engage Barbe Bleue à respecter ses engagements – devenant ainsi celle qui exige et lui celui qui doit obéir. Elle accepte de le garder comme époux, et le livret s’achève ainsi sur un deuxième mariage, sur la confirmation des vœux prononcés à la fin de l’acte I, une manière de mettre en lumière à la fois combien le lien conjugal est difficilement dissoluble en ce milieu du XIXe siècle et combien il repose sur de nouveaux départs, de nouvelles promesses qu’il sera certainement difficile de tenir pour ce fieffé menteur qu’est Barbe Bleue chez Offenbach. N’est-ce pas d’ailleurs déjà ce qu’illustrait le conte de Perrault avec le recours à l’expression de « fort honnête homme »17 pour qualifier le second mari de la femme, expression qui apparaissait déjà au début du conte au sujet de la Barbe bleue lui-même ? Une manière d’annoncer discrètement que ce second mariage se place en réalité sous les mêmes auspices que le premier ?

Variation n°2 : le couple de la reine Clémentine et du roi Bobèche

Le second couple de l’opéra bouffe est formé par la reine Clémentine et le roi Bobèche. Ce dernier possède lui aussi sa chambre secrète. Elle est évoquée dans un échange entre le comte et Popolani. Il s’agit d’un « caveau » où sont enfermés cinq hommes, cinq prétendus prétendants de la reine. Dans une réécriture parodique de la confrontation entre Barbe bleue et sa femme au sujet de la clé du cabinet secret, les librettistes imaginent un échange qui joue sur le renversement de plusieurs motifs présents dans la version de Perrault :

Le comte :
Il faut en finir !... Prends cette clé.
Il lui donne une petite clé.
Popolani
Tachée de sang !
Le comte
Pourquoi ça ?
Popolani
Je pensais…
Le comte
Tu avais tort… Tu vas entrer dans le caveau dont cette clé ouvre la porte…
Popolani
Où ça ce caveau ?
Le comte
Tu le trouveras
Popolani
Bien !
Le comte
Dans ce caveau, tu verras cinq hommes…
Popolani
Horreur ! horreur !
Il agite son tambour de basque
Le comte
Tais-toi donc !
Popolani
J’obéis18.

À l’échange entre un mari et sa femme répond une confrontation entre deux hommes, à l’interdiction d’aller dans la chambre répond l’obligation d’aller dans le caveau, aux consignes précises de l’emplacement, à l’effet de surprise qui faisait toute la violence de la découverte de la femme dans la version de Perrault répond la déconstruction de cet effet par l’annonce très précise de ce qui s’y trouve ; enfin, à la désobéissance de la femme répond le « J’obéis » d’une parfaite soumission de Popolani. La référence erronée à la clé tâchée de sang – « Tu avais tort » dit bien le comte – fait de la réplique de Popolani le lieu d’une réminiscence involontaire, d’un sursaut du texte de Perrault dont la visée comique est évidente. Toujours est-il que le contenu de ce caveau renvoie à la jalousie du roi envers sa femme, jalousie possessive qui le pousse à éliminer abusivement tous les hommes qui s’adressent à sa femme en privé ; voilà donc une nouvelle version de la chambre secrète devenue le lieu où se révèle la volonté du roi de faire de la reine sa propriété privée, de maîtriser ses agissements, d’endiguer ses prétendues tentations adultérines.

Le couple Bobèche-Clémentine offre ainsi une nouvelle variation sur le thème de l’amour conjugal malheureux, notamment dans leur échange qui a lieu à la scène 6 de l’acte II où ressurgit, encore une fois de manière métaphorique, une nouvelle version de la chambre secrète. En effet, si la reine tente de communiquer avec son époux, ce dernier n’a de cesse de chercher à la faire taire, lui rappelant que certains sujets doivent rester tabous dans le mariage : « Je ne vous parle pas de ça, lui dit-il, vous m’en parler toujours, vous avez tort. Ça n’est pas un sujet convenable de conversation »19. Le « ça » évoqué deux fois dans la réplique de Bobèche, désigne justement ce qui doit rester enfermé dans la chambre secrète, ce qui relève de l’indicible, et qui renvoie à toute l’hypocrisie sur laquelle s’est construit le couple royal. Faire taire sa femme, c’est bien l’une des obsessions de Bobèche, ce qui apparaît très clairement exprimé dans la complainte de Clémentine :

On prend un ange d’innocence,
Tout comme j’étais à seize ans,
Un jour, on le met en présence
D’un prince des plus déplaisants…
Voilà comment cela commence.
Elle pleure, elle en perd l’esprit,
Mais la raison d’État empêche,
Qu’on écoute ce qu’elle dit,
Bref, elle épouse un roi Bobèche !...
Voilà comment cela finit.20

« Vous avez une manie désagréable, lui répond-il, c’est de toujours me parler de ce dont les femmes évitent généralement de parler à leurs maris »21. La Barbe bleue n’égorgeait-il pas ses épouses avant de les mettre dans sa chambre secrète, et par ce geste ne manifestait-il pas aussi une volonté de les faire taire ? Juguler leur parole, voilà donc ce que font les maris à leur femme dans le livret de Meilhac et Halévy, transposition certes moins sanglante mais non dénuée de violence du motif de l’égorgement présent chez Perrault.

Dans les couplets plaintifs de Clémentine, portés par une musique enjouée qui annihile toute possibilité de pathos, s’entendent les souffrances engendrées par un mariage arrangé. C’est bien ce qu’a montré Alain Montandon dans un chapitre consacré à l’opéra bouffe d’Offenbach, en rappelant que la question du mariage d’inclination est centrale dans l’intrigue construite par Meilhac et Halévy et constitue une problématique bien contemporaine pour les spectateurs du Second Empire22.

Variation n°3 : le couple de Saphir et d’Hermia

Le troisième couple enfin, formé par Saphir et Hermia, semble offrir un îlot d’idéalité dans ce livret qui traite avec humour noir des rapports conjugaux. Leur duo pastoral qui ouvre l’opéra, puis la scène de reconnaissance à l’acte II scène 8, « C’est mon berger »23, rappellent les amours du prince et de la princesse dans Peau-d’Âne. C’est donc là, dans cette réécriture très libre de « La Barbe bleue », que se niche le conte de fées dans sa dimension stéréotypée, Saphir et Hérmia étant tous deux les représentants d’un univers où « le Soleil poudroie, et l’herbe (…) verdoie »24, où, malgré les obstacles et les moments de désespoir, l’amour triomphe… Ont-ils besoin d’une chambre secrète pour abriter leurs problèmes conjugaux ? Point du tout. Leurs amours se définissent au contraire par une liberté totale accordée à l’être aimé, dans le fait de quitter leurs cabanes respectives au début de l’acte I pour se retrouver dans l’espace de la nature champêtre et accueillante.

Ces trois variations autour du lien conjugal ont permis de mesurer que la franche gaieté du livret de Meilhac et Halévy n’est pas dénuée d’une certaine gravité : en effet, les couples qui se font, se défont et se refont permettent tous de mesurer à quel point la conjugalité est un lieu d’enfermement pour la femme, soumise à la toute-puissance des maris. Et le portrait qui est fait de ces derniers est noir : en plus des défauts que Perrault leur avait déjà attribués – violence, possessivité, manipulation – ils sont ici associés à de nouveaux, non moins reluisants : jalousie, lâcheté, grossièreté, lubricité, etc. Mais comme chez Perrault, il suffit d’une femme pour faire la différence et rompre les chaînes de la conjugalité malheureuse. En effet, dans cette réécriture, le personnage de Boulotte participe à un renversement des rapports de forces entre les genres.

« Jamais, manant ou grand seigneur, Jamais homme ne m’a fait peur »25

Appelée Boulotte, comparée à un « Rubens » par son nouveau mari, la nouvelle femme de Barbe Bleue a des formes ; si ces désignations physiques renvoient avant tout, de manière peu délicate, au fait qu’Hortense Schneider qui interprète alors le rôle de Boulotte a pris du poids, elles ne sont pas pour autant anodines. Boulotte est forte aux deux sens du terme ; elle est puissante, elle est capable physiquement d’imposer sa force au frêle Saphir, puis sa loi à son mari. « Jamais, manant ou grand seigneur, Jamais homme ne m’a fait peur », telle est sa devise, et tel est sûrement le plus grand changement par rapport à la version de Perrault dans le traitement des rapports hommes / femmes. En effet, disparaît totalement du livret la peur de la femme en même temps que la force physique se déplace de la barbe vers les jupons ; Saphir ne dit-il pas dès la première apparition de Boulotte sur la scène qu’« elle [lui]fait peur cette Boulotte », « qu’elle [lui] fait peur parce qu’elle [l’] adore »26 ?

Boulotte se comporte comme un homme quand elle est amoureuse, voilà ce que révèle la construction symétrique des premières scènes de l’acte I : au caractère insistant de Saphir envers Hermia, à sa tentative de séduction en jouant quelques modulations à la flûte, correspond l’attitude harcelante de Boulotte qui vient pour « chanter quéqu ’chose » à son bien-aimé et lui jeter des cailloux sous sa fenêtre. Dans les commentaires qu’elle adresse ensuite à Saphir, là-aussi, les rôles sont inversés : c’est elle qui le complimente pour ses « cheveux qui sentent bon » et ses « mains blanches ». Voilà donc un homme rattaché à la couleur bleue par son prénom et qui a peur d’une femme, amusante entrée en matière pour cette nouvelle version de « La Barbe bleue » qui entend faire du personnage féminin celui que l’on redoute.

Mais Boulotte, c’est surtout celle qui, comme dans le conte de Perrault, rompt la chaîne des répétitions, rompt l’intertextualité dans laquelle les femmes précédentes de Barbe Bleue étaient retenues prisonnières. Je m’appuie ici sur l’analyse de la critique Casie Hermansonn27 qui voit dans l’histoire de « La Barbe bleue » de Perrault une construction métathéorique sur l’intertextualité dans laquelle la dernière femme vient briser le chainon intertextuel, s’affranchit de la répétition, se transformant ainsi en une autrice capable de changer l’intrigue écrite par l’auteur incarné par la Barbe bleue. Cette dimension qui confère au personnage de Boulotte un caractère auctorial par le renouveau qu’elle instille dans un cycle répétitif est amplifiée à deux moments clés du livret de Meilhac et Halévy.

Premièrement, lors de la présentation de Boulotte à la cour du roi Bobèche, au moment où devrait se répéter la sixième version d’une scène déjà trop bien connue par tous les courtisans que la litanie « Il nous a déjà dit ça »28 annonce clairement, l’attitude de Boulotte, son franc parler, sa non-conformité aux usages de la cour viennent renouveler en profondeur la scène topique pour en proposer une réécriture originale qui se traduit notamment par la palinodie chantée alors par les courtisans : « On ne nous a jamais dit ça »29.

Boulotte, c’est donc une bourrasque de vérité et de franchise qui vient souffler sur ce monde sclérosé, rongé par l’hypocrisie que l’air des courtisans et leurs courbettes avaient déjà révélée au grand jour. Elle est celle qui prend les mots au premier sens du terme, qui les recharge d’un souffle vif et nouveau, notamment quand on lui demande d’embrasser Saphir et qu’elle se jette goulûment sur lui. On crie au scandale, à l’audace, à l’effronterie, mais au fond, l’opéra bouffe montre que les embrassades hypocrites, certes plus retenues et pudiques des courtisans, n’ont rien à envier à la simplicité naïve, au franc-parler expansif de Boulotte qui, d’ailleurs, triomphe à la fin du spectacle.

Mais la puissance de Boulotte ne se traduit pas seulement dans sa manière de s’affranchir des impératifs liés à sa condition de paysanne et d’endosser certains comportements et attitudes attribués au genre masculin ; elle devient aussi le porte-parole des revendications des autres femmes de Barbe Bleue, celle par qui justement le chaînon intertextuel se rompt et se réinvente : au lieu de devenir la sixième esclave sexuelle de Popolani, elle ressuscite au sens fort du terme les cinq autres femmes en réveillant en elle un sentiment de révolte et de vengeance. Elle les exhorte à sortir de cette chambre-prison « Sortons d’ici, leur dit-elle, et rentrons gaiment dans le monde »30. Barbe Bleue est ici doublement détrôné dans sa puissance : sa chambre secrète est non seulement factice – et l’usage qu’en fait Popolani réduit à néant – mais elle devient aussi le lieu d’une rébellion féminine conduite par Boulotte. Cette solidarité féminine, déjà présente dans le conte de Perrault avec le rôle salutaire joué par la sœur Anne, est ici amplifiée par ce chœur de femmes qui s’unit pour se retourner contre leur bourreau.

De plus, notons que l’air de Boulotte s’affiche comme le pastiche d’un des airs les plus célèbres du Grand Opéra français de la première moitié du XIXe siècle, l’air des « Nonnes qui reposez » dans Robert Le Diable de Meyerbeer.


Meyerbeer, Robert Le Diable, livret d’Eugène Scribe, Acte III, scène VII, 1831.

Offenbach, Barbe bleue, livret de Meilhac et Halévy, Acte II, scène IX, 1866.

Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre, M’entendez-vous ?
Pour une heure quittez votre lit funéraire,
Relevez-vous !
Ne craignez plus d’une sainte immortelle,
Le terrible courroux !
Roi des enfers, c’est moi qui vous appelle,
Moi, damné comme vous !
Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre
M’entendez-vous ?
Pour une heure quittez votre lit funéraire,
Relevez-vous !

Mortes, sortez de vos tombeaux,
Pour revivre !
Il faut quitter ces noirs caveaux,
Et me suivre !
Mortes, sortez de vos tombeaux,
Pour revivre !
Vive la gaieté,
La liberté !
Le cri de guerre sera
Vengeance !

Le pernicieux père de Robert, figure diabolique dans l’opéra de Meyerbeer, est remplacé ici par la puissante Boulotte qui vient exhorter elle aussi des femmes déchues et rejetées à renaître et à sortir de leur retraite solitaire.

Pour conclure, le livret de Barbe Bleue de Meilhac et Halévy reprend ainsi certains motifs topiques du conte de Perrault et en propose des variations, parfois sous la forme de simples clins d’œil – on l’a vu notamment avec l’exemple de la clé – parfois en les amplifiant et en les kaléidoscopant, notamment avec le jeu autour des multiples cabinets secrets, concrets ou métaphoriques, que l’on pense au mausolée factice de Barbe Bleue, au boudoir secret de Popolani, au confessionnal de Boulotte, au caveau de Bobèche, au tabou du « Ça » entre Bobèche et sa femme, etc. Signalons au passage que les incarnations concrètes du cabinet sont exclusivement possédées par des hommes, manifestant ainsi combien il est plus difficile pour une femme de posséder a room of one’s own

Parmi les motifs structuraux qui sont repris et amplifiés par les librettistes, notons également le motif de l’urgence et de l’accélération. En effet, au « quart d’heure » puis au « moment » et au « petit moment » accordés par la Barbe bleue à sa femme dans le conte de Perrault, répond le « quart d’heure embêtant »31 évoqué par Boulotte, déguisée en bohémienne et diseuse de bonne aventure, à la fin duquel les secrets de Barbe Bleue et de Bobèche seront révélés. Et si la clé a presque disparu du livret, son effet magique revient dans cette incapacité qu’ont les hommes à dissimuler leurs fautes et leurs défauts : comme le sang sur la clé qui ne cesse de réapparaître, ceux ou celles qu’ils croyaient morts reviennent pour les hanter et exposer leur culpabilité au grand jour… Dans ce livret donc, la culpabilité est toute masculine, en témoigne l’anneau ensanglanté que Boulotte imagine au doigt de Barbe Bleue et qui matérialise une inversion parfaite des rôles hommes / femmes par rapport à la version de Perrault.

 

1 Le Ménestrel, 4 février 1866.

2 Le Mémorial dramatique, 18 février 1866.

3 Charles Perrault, « La Barbe bleue », op. cit., p. 263.

4 Pierre Larousse, article « Barbe Bleue », Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, tome deuxième, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel,1865, p. 215.

5 Voir la référence au fait que le “ciel c’est [son] affaire” ; la parodie de la tirade de l’inconstance ; l’effet d’accélération dans le rythme du livret avec la multiplication des femmes qu’il cherche à posséder, etc.

6 Charles Perrault, « La Barbe bleue », op. cit., p. 262

7 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, opéra bouffe en trois actes et quatre tableaux, musique de Jacques Offenbach, Paris, Michel Lévy Frères, 1866, p. 69.

8 Charles Perrault, « La Barbe bleue », op. cit., p. 262.

9 Dans la version de Perrault on lit ceci : « sans considérer qu’il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu’elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois », ibid., p. 263.

10 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 70.

11 Ibid.

12 Ibid., p. 37.

13 Ibid., p. 71.

14 Boulotte cherche en effet par tous les moyens à se sauver de la pièce : « Elle veut se sauver et se jette sur la porte du fond qu’elle trouve fermée », ibid., p. 76. Notons d’ailleurs qu’ironiquement, Barbe Bleue désigne les cinq tombeaux comme « cinq chambres » et veut forcer Boulotte à entrer dans la sixième.

15 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 93.

16 Charles Perrault, « La Barbe bleue », op. cit., p. 266.

17 Ibid., p. 262 et 266.

18 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 111 à 112.

19 Ibid., p. 52. Nous soulignons.

20 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 52.

21 Ibid., p. 53

22 Alain Montandon, Mélusine et Barbe-Bleue. Essai de sociopoétique, Paris, Honoré Champion, 2018, p. 211-233.

23 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 57.

24 Charles Perrault, « La Barbe bleue », op. cit., p. 264.

25 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 38.

26 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 7

27 Casie Hermansson, Reading Feminist Intertextuality through Bluebeard Stories, Lewiston, The Edwin Mellen Press, 2001.

28 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 64.

29 Ibid., p. 65.

30 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 97

31 Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe bleue, op. cit., p. 122.



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- Auteur : Amandine Lebarbier
- Titre : Nulle peine à « juger qui des deux est le maître » : Barbe Bleue d’Offenbach ou le portrait charge des mauvais maris
- Date de publication : 26-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=324
- ISSN 2105-2816