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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Pécher par défaut : Richard III et Harpo Marx

Jonathan Pollock


Université de Perpignan

 

Comment dire « défaut » en anglais ? Flaw, fault, want, lack : tous ces mots (et leurs équivalents) sont employés par et à propos du roi Richard III dans The Tragedy of King Richard the Third. Créée dans la banlieue de Londres vers 1592, cette pièce connaîtra six impressions (pirates) entre 1597 et son intégration dans l’in-folio posthume des Œuvres de William Shakespeare en 1623. Elle constitue le dernier rouage – et la pièce maîtresse – d’une tétralogie consacrée à la règne d’Henry VI et à la « Guerre des Roses », dont font aussi partie : La Première Partie d’Henry VI (1592) ; La Contention des deux maisons célèbres de York et de Lancastre (1590) ; La Véritable Tragédie de Richard duc de York et du bon Henry VI (1591). La Tragédie de Richard III s’ouvre au lendemain de la victoire (provisoire) de la maison de York et du couronnement d’Edward IV, le frère aîné de Richard. Son frère puîné, George, est duc de Clarence, et Richard duc de Gloucester. Leur frère Rutland est mort à la Bataille de saint Albans au premier acte de la pièce précédente. Tous ensemble, ils constituent une « mess of sons » (3H6, 1.4.74)1, mess désignant en anglais élisabéthain un groupe composé de quatre éléments, mais également l’ordinaire d’un rapace, un gâchis, un fatras, une embrouille, bref : la pagaille. Plus près de nous, dans les années 20 et 30 du siècle dernier, une autre « mess of sons » a semé la pagaille sur les écrans du cinéma : les quatre frères Marx, Groucho, Chico, Harpo et Zeppo, célébrés par Antonin Artaud dans une « Note » du Théâtre et son double2. Dans l’esprit du comparatisme cher à Camille Dumoulié, nous allons tenter ici un rapprochement, quelque peu hardi, certes, entre les frères Yorkistes et les Marx Brothers. La tonalité hautement exagérée et sardonique qui colore l’ensemble de la tétralogie nous servira de caution. Après tout, Richard III est l’un des derniers avatars du personnage du Vice, figure indissolublement diabolique et comique des Moralités médiévales.

Rapportons-nous au monologue que Richard de Gloucester, le « crookback prodigy », « le prodige bossu » (3H6, 1.4.76), adresse au public à l’orée de la dernière pièce de la tétralogie. Il y va de son désir : « I […] want love’s majesty / To strut before a wanton ambling nymph » ; « Il me manque (et je veux) la majesté de l’amour pour pouvoir pavaner devant une nymphe lascive allant à l’amble » (R3, 1.1.16-17). Cette nymphe fantasmée ambles comme un cheval, objet qu’il va vouloir troquer à la fin de la pièce contre son royaume (5.7.7), comme pour marquer la valeur égale et, en fin de compte, labile de tout objet désiré. S’ensuit ce deuxième aveu, proposition principale d’une phrase de quatorze vers : « Why, I […] Have no delight to pass away the time,/ Unless to spy my shadow in the sun,/ And descant on mine own deformity » ; « Or, nulle jouissance ne m’est donnée pour passer le temps, sinon épier mon ombre au soleil et chanter le déchant de ma propre difformité » (1.1.24-27). Deux aveux capitaux, mais qui ne disent pas la même chose, se situant à des points opposés de la courbe du désir.

Richard ne jouit point, à moins de percevoir (et à être captivé par) son ombre, son reflet, dans « this son of York » (1.1.2 : « ce fils de York », avec un jeu sur sun, « soleil ») qu’est Edward, mais qui pourrait tout aussi bien être Richard lui-même. En conséquence, parmi les trois « dit-mensions » du discours que préconise Jacques Lacan, le rapport de Richard et Edward est à situer sur le plan de l’imaginaire. L’image spéculaire idéalisée que lui renvoie Edward est de love’s majesty. Richard envie Edward à la fois pour sa puissance de monarque et pour sa puissance d’amant. Voilà en gros la signification de la curieuse dialectique qui scande son premier long monologue dans la pièce précédente, La Véritable Tragédie de Richard duc de York et du bon Henry VI. Gloucester ne peut imaginer que deux types de paradis : « I’ll make my heaven in a lady’s lap » ; « Je me ferai un paradis de l’entrecuisse d’une femme » (3H6, 3.2.148) ; et puis, sa difformité constituant une barrière infranchissable à la réalisation d’un tel désir : « I’ll make my heaven to dream upon the crown » ; « Je me ferai un paradis du rêve de la couronne » (3H6, 3.2.168). « Lascivious Edward » (3H6, 5.5.34) jouit des délices des deux types de paradis, au point qu’il mourra d’avoir abusé des plaisirs de la chair. Examinons, alors, d’un peu plus près les rapports qu’Edward et Richard entretiennent avec les femmes et avec la couronne, ou plutôt avec ce que représente la couronne : le royaume d’Angleterre (rappelons que England désigne à la fois le pays et son monarque).

*

Presque toujours dans les films des Marx Brothers, des intérêts purement vénaux poussent Groucho à faire la cour à une riche veuve, lui ménageant des mots doux et des insultes, alors que Harpo est capable de prendre à partie cette même veuve dans un match de boxe improvisé pour l’occasion et dûment commenté par Chico. Edward aussi montre une préférence marquée pour les veuves, ainsi que pour les femmes mariées en général ; toutefois, bien qu’il parvienne à ses fins, on pourrait difficilement lui attribuer la présence d’esprit d’un Groucho. Shakespeare choisit plutôt, quand Edward entreprend la séduction de Lady Gray, de mettre dans la bouche de George et de Richard les Witze qui leur permettent de satisfaire à des tendances hostiles ou obscènes. D’ailleurs, Richard triomphera lui aussi d’une veuve, et cela dans des conditions à la fois beaucoup plus défavorables (ayant lui-même tué le mari) et qui exemplifient la loi de la communication intersubjective telle que définie par Lacan, Richard recevant de Lady Anne son propre message sous une forme inversée :

Rich. Vouchsafe, divine perfection of a woman […]
Anne. Vouchsafe, diffus’d infection of a man [etc.]

Rich. Permettez, perfection divine d’une femme […]
Anne. Permettez, infection diffuse d’un homme [etc.] (R3, 1.2.75-78).

Enfin, Richard semble pousser tellement loin le rapport mimétique avec son frère qu’il prend prétexte d’un mariage politique avec sa fille pour faire la cour à sa veuve (R3, 4.4). Fait remarquable, celle qu’il rechignait à appeler « sister » s’entendra apostropher par le terme de « dear mother » avant que Richard ne lui promette, à l’instar d’Atrée, d’enterrer ses fils (dont il a ordonné l’assassinat) dans le ventre de sa fille. Cette involution incestueuse et cannibale marque, on le verra, le dépassement effectué par Richard du désir encore articulé à un objet vers un désir qui fait surgir la Chose Même.

Richard insiste un peu trop sur les mésaventures sexuelles de son grand frère. Certes, de tels rappels servent ses fins politiques. Néanmoins, le caractère obsessionnel de son intérêt pour Mistress Shore se fait remarquer dans tel vers qui reconnaît à cette dernière « A cherry lip, a bonny eye, a passing pleasing tongue », « une lèvre pareille à une cerise, un regard pétillant, une langue très agréable » (R3, 1.1.94), vers qui excède le pentamètre de deux pieds. Si, comme l’affirme Freud, le trait d’esprit est organisé selon les mêmes lois que celles du rêve, il y aura à déceler un vœu inconscient dans ses jeux de mots sur naught (« la lubricité, le chiffre zéro, l’anneau du sexe féminin ») et one (l’index dressé comme un sexe). En effet, lorsque Brakenbury veut savoir what one pourrait faire naught avec Madame Shore, Richard, selon un des sens possibles du verbe betray (« trahir »), répond comme s’il était à la place d’Edward : « Her husband, knave! Wouldst thou betray me? » ; « Son époux, fripon ! Veux-tu me méprendre (me trahir) ? » (R3, 1.2.102)

Dans la foulée de cet échange – Brakenburg emmène Clarence à la Tour –, Richard crée un Mischwort par condensation lexicale : « We are the Queen’s abjects […] » ; « Nous sommes les abjets de la Reine » (106). Richard veut faire croire à Clarence qu’il est la victime des machinations de l’épouse d’Edward, la Reine Elizabeth. Dans ce sens, il ment. Toutefois, l’ascendant de la Reine sur le Roi est bien réel : elle a su résister à ses attentions jusqu’à ce qu’il daigne l’épouser. Prenons donc le mot de Richard à la lettre. Il refoule le sub de subjects au profit de l’ab du mot abjection. En tant qu’il brigue la place de celui qui incarne la souveraineté, Richard prend toute forme d’assujettissement pour une abjection. Être assujetti aux caprices de la Reine, comme l’est Edward, et comme le sont Clarence et Richard, à en croire ce dernier, s’avère encore plus humiliant du fait de l’origine prétendument modeste de Lady Gray. Faisons un pas de plus, car le fait d’être assujetti au caprice d’une femme dont on dépend pour sa survie n’est guère nouveau : de manière implicite, voire inconsciente, Richard élève Elizabeth à la place de sa mère.

De sa mère, justement, il faut dire un mot. Shakespeare dote la Duchesse de York d’une prescience maternelle ; ses souffrances l’ont rendue lucide, à l’instar des deux autres mères (Margaret et Elizabeth) dont les enfants font les frais de l’ambition de Richard, et avec qui elle forme une nouvelle triade de Maries pour l’officium sepulchri (R3, 4.4). Comment expliquer qu’un tel monstre soit issu de son ventre ? Elle dit elle-même que Richard lui présente l’image de sa honte (R3, 2.2.54). La honte de l’avoir enfanté, ou bien la honte d’un désir coupable qui aurait présidé à sa conception ? Le monstre est le produit d’un accouplement contre nature. En comparant Richard au personnage du Vice (2.2.28), il se peut qu’elle indique en même temps sa paternité : la chanson de Feste au quatrième acte de Twelfth Night nous apprend que le père du Vice était le Diable. Après tout, la tétralogie fourmille de sorcières, ou de femmes prétendument telles : la Pucelle, Eleanour Cobham, Margery Jourdain, Margaret, Elisabeth et la « strumpet Shore ».

Lewis Carroll a bien remarqué l’animosité de la Duchesse envers son fils, si l’on juge d’après la dureté maternelle de son homonyme dans Alice au pays des merveilles. On se souvient de la chanson sadique que celle-ci entonne à propos de son bébé garçon, lequel se transformera en petit marcassin (Richard a le sanglier pour emblème). Il semblerait que, pour Carroll, tout petit garçon soit un Richard de Gloucester en puissance. De même, la Reine des Cœurs hérite de la promptitude de Richard à ordonner la décapitation : « Que l’on tranche la tête à celui-ci ! Que l’on tranche la tête à celle-là ! »3 D’une pièce déjà parodique, l’absurd victorien ne fait qu’appuyer le trait.

Faisant allusion à la manière dont le petit duc de York s’est moqué de son oncle, Buckingham demande à Richard : « Think you, my lord, this little prating York / Was not incensed by his subtle mother / To taunt and scorn you thus opprobiously? » ; « Ne pensez-vous pas, mon seigneur, que ce petit York persifleur ait été encouragé par sa mère perfide à vous railler et dédaigner de cette façon atroce ? » (R3, 3.1.151-153). Or, dans la scène précédente, Elizabeth s’est appliquée à faire taire l’impudent ; c’était la Duchesse qui l’incitait à railler ainsi son oncle. Le petit Richard fait mouche à plusieurs reprises, sans bien juger du danger auquel il s’expose : la dernière fois qu’un enfant l’a tancé de « misshapen Dick », « Dick difforme », Gloucester l’a poignardé (3H6, 5.5.35. Rappelons que le diminutif de Richard, Dick, désigne aussi le membre viril). Ici, le neveu qualifie la dague qui pend à la cuisse de son oncle de « toy », « jouet » (R3, 3.1.114), ce même « toy / Of amorous intent, well understood / Of Eve » (« ce jouet / animé par le désir, bien apprécié / d’Ève ») dont parle John Milton. Objet en l’occurrence assez risible, étant donné que Richard est le seul de ses frères à ne pas avoir d’enfants. Lui-même se qualifie de « curtailed » (R3, 1.1.18) à l’instar d’un chien à la queue coupée. C’est à se demander qui, de l’oncle au pied boiteux, donc œdipien, ou du neveu quémandeur du phallus, subit cet acte symbolique qu’est la castration. En l’enfermant dans la tour de Londres, Richard prive Richard réellement de sa mère, avant de lui donner sa dague de la seule manière dont il est capable (en ordonnant son assassinat). Or, Shakespeare n’était pas sans savoir que toy correspondait en français au signifiant de l’appel à l’Autre : toi ! En donnant sa dague à son neveu de la manière ambiguë que l’on sait, Richard se prive du pouvoir d’invocation qui fonde la relation à autrui, d’autant plus que celui à qui il destine ce toy meurtrier porte le nom de son père : Richard of York.

Rappelons que, selon Lacan, « une marge [nous] sépare toujours de [notre] désir du fait qu’il subit une altération par l’entrée dans le signifiant »4. Cette marge, il l’appelle le phallus, et l’associe au Nom-du-Père (sans toutefois les confondre) : « De même que nous avons défini le signifiant paternel comme le signifiant qui, dans le lieu de l’Autre, pose et autorise le jeu des signifiants, il y a un autre signifiant privilégié qui a pour effet d’instituer dans l’Autre ceci, […] à savoir qu’il n’est pas purement et simplement le lieu de la parole, mais qu’il est, comme le sujet, impliqué dans la dialectique située sur le plan phénoménal de la réflexion à l’endroit du petit autre [l’autre comme autre moi, autre de moi, alter ego] »5. L’ascendant du signifiant paternel doit être compris par rapport à la dialectique œdipienne dans l’histoire du sujet. Le désir essentiel, le désir infantile est « le désir du désir de l’Autre, le désir d’être désiré ». Or, l’enfant comprend que sa mère, vu ses absences répétées, doit désirer « Autre chose » que de satisfaire son désir à lui. Dès qu’il repère l’objet du désir de la mère chez le père, le processus d’identification à ce dernier peut se mettre en branle. Si donc Edward en vient à représenter aux yeux de Richard le « moi idéal », l’identification qui fonde « l’Idéal du moi » se cristallise autour de la figure de son père, Richard de York. On connaît le désir monocorde de ce dernier : s’emparer du trône de l’Angleterre. Ainsi, lorsque Buckingham prétend devant des citoyens incrédules que Richard le bossu ressemble plus à son père que le défunt Edward, il ne sait pas combien il dit vrai. Les deuxième et troisième pièces de la tétralogie montrent Richard comme le fils chéri du père qu’il adule. Tous deux portent le même nom, pratiquent la dissimulation, s’expriment par voie de longs monologues et meurent d’une mort rituelle entre les mains des Lancastre.

Du coup, Richard révèle la vérité du désir de son père.

D’abord, si l’amour tue le désir comme le prétendent certains, le désir n’arrive à ses fins qu’à contrefaire l’amour. Ainsi Richard parcourra la gamme des protestations d’amour – fraternel, amical, érotique, filial, avunculaire, paternel – pour mieux mettre à exécution les visées de sa haine. L’amour de soi ne déroge pas à la règle ; c’est la leçon de son dernier soliloque, moment vertigineux où pour la première fois, il s’écarte du désir qui l’anime.

« Love », dit le futur Richard III dans La Véritable Tragédie de Richard duc de York, « foreswore me in my mother’s womb » ; « L’amour m’a abandonné dans le ventre de ma mère » (3H6, 3.2.153). Par conséquent, il adopte une sorte d’apathie proto-sadienne – « I […] have neither pity, love nor fear » (3H6, 5.6.68 : « Je n’ai ni pitié, ni amour, ni peur ») – qui lui permet de s’approcher du champ innommable du désir radical, le champ de la destruction absolue qui cerne, selon Lacan, l’extimité de la Chose6. Richard n’a cure des facteurs qui barrent l’accès de ce champ au commun des mortels, nommément : le delight (R3, 1.1.25), mot dont l’étymologie dénonce son caractère d’appât ou de leurre (lax) ; le bien, qui fait hésiter les bourreaux de Clarence (R3, 1.4) ; et la beauté, qui suscite le remords des bourreaux des princes (R3, 4.3). Ce qui détermine Richard comme sujet aux désirs « vilains » (R3, 1.1.30) l’entraîne au-delà du Bien et des biens, au-delà du principe du plaisir jusqu’à ce point inouï où il venge « myself upon myself » (R3, 5.3.187) et s’abîme dans le soi-même comme manque absolu à soi.

Conforme au désir de l’Autre (paternel), Richard veut être celui qui représente, symbolise et incarne the body politic, la communauté politique. Au fil des pièces, cette dernière a connu la guerre internationale (la guerre de Cent Ans), la guerre civile, la guerre fratricide. Richard parachève ce mouvement de contraction et d’exténuation. Au commencement de la dernière pièce, toutes les places principales de la Cour anglaise – celle du roi, de la reine, de la reine mère, du Prince de Galles et du duc d’York – sont pourvues ; à la veille de la bataille de Bosworth, seules celles du roi et de sa mère sont encore occupées. Ainsi, derrière un projet de mariage incestueux avec sa nièce, se profile le désir pour la mère qui ne saurait être satisfait sans attenter à la loi qui fonde la civilisation en tant qu’elle se différencie de la nature. La destruction de toute société politique et familiale : voilà en vue de quoi Richard est ordained (3H6, 5.6.58 ; 5.7.23). Dès la première apparition de Gloucester dans la tétralogie, Clifford emploie à son endroit exactement les mêmes termes que ceux dont se sert Ovide pour décrire le Chaos (Métamorphoses, 1.7) : « rudis indigestaque moles », « foul indigested lump » (2H6, 5.1.155). Loin de constituer le microcosme du corps politique, le corps du roi Richard est un microchaos.

*

Nous voilà loin apparemment du parallèle avec les Marx Brothers. Cependant, lorsque Jacques Lacan s’ingénie à donner une idée de ce qu’il appelle le désir sans objet, ce n’est pas Richard qui lui vient à l’esprit :

Il n’est que d’évoquer une figure qui sera vivante pour tout un chacun d’entre vous, celle du terrible muet des quatre Marx Brothers – Harpo. Y a-t-il rien qui puisse poser une question plus présente, plus pressante, plus prenante, plus chavirante, plus nauséeuse, plus faite pour jeter dans l’abîme et le néant tout ce qui se passe devant lui, que la figure, marquée de ce sourire dont on ne sait si c’est celui de la plus extrême perversité ou de la niaiserie la plus complète, d’Harpo Marx ? Ce muet à lui tout seul suffit à supporter l’atmosphère de mise en question et d’anéantissement radical, qui fait la trame de la formidable farce des Marx, et du jeu de jokes non discontinu qui donne toute la valeur de leur exercice7.

Harpo Marx, comme Richard de Gloucester avant lui, descend en droite ligne du Vice de la scène médiévale.

« The sons of York » – Ned, Rutland, George et « Dickie […] boy » (3H6, 1.4.77) –, que peuvent-ils avoir en commun avec Groucho, Zeppo, Chico et Harpo Marx ? D’abord, le fait d’être trois, tout en étant quatre : Zeppo disparaît assez tôt de la carrière cinématographique des Marx, et Rutland meurt des mains de Clifford avant même d’atteindre l’âge adulte. Ce premier cas d’infanticide dans une tétralogie qui en comporte plusieurs semble invalider d’emblée toute comparaison avec le génie comique des Marx. Ce serait, cependant, sacrifier à des oppositions qui n’ont cours que dans la tête d’un Aristote. Le comique, nous dit le maître du Lycée, « consiste en un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction » (La Poétique, ch. 5). Or, même les comédies d’Aristophane ne tombent pas sous le coup d’une telle définition, encore moins le cinéma burlesque américain. Qu’est-ce qui caractérise les films de Charlie Chaplin, de Buster Keaton, de Laurel et Hardy ou des Marx Brothers, sinon l’extrême violence de l’action ? Est-ce vraiment une coïncidence si, parmi les films burlesques les plus réussis, se trouvent ceux qui ont trait à la guerre ? Dans The General, ou dans The Great Dictator, des gens meurent pour de bon, et parfois de façon hilarante. Duck Soup, le film le plus réjouissant des Marx Brothers, se termine sur une scène de bataille qui résume, par des changements de costume, l’histoire de la guerre depuis l’aube des temps modernes. Cette admixtion du tragique dans la comédie des Marx s’avère inversement symétrique à la composante comique dans la première tétralogie shakespearienne. D’ailleurs, pour que celle-ci soit conforme, pièce pour pièce, au modèle de la tétralogie antique, il faudrait que Richard III soit un drame satyrique et, en effet, c’est une histoire qui finit plutôt bien, quoique in extremis.

Venons-en à la distribution des rôles. Peut-on apparier les individus qui composent une « mess of sons » avec ceux de l’autre ? Dans les films des Marx Brothers, il incombe à Chico et à Harpo d’actualiser la relation duelle qui fonde le comique. Le personnage de Groucho, plus autonome, occupe une tierce position comme pour illustrer la loi du Witz dont il est passé maître : pour qu’il y ait trait d’esprit, dit Freud, il faut la présence d’un tiers autre que la victime de la blague. Cette même répartition vaut pour les dernières pièces de la tétralogie. Comme Rufus T. Firefly, le nouveau dictateur de Freedonia incarné par Groucho dans Duck Soup, King Edward se positionne un peu à l’écart de ses deux frères. De plus, Shakespeare prend soin de créer une véritable complicité entre George et Richard. À deux reprises, ils se retrouvent pour ironiser à mots couverts sur la libido débridée de leur frère aîné : une première fois pendant qu’Edward fait la cour à Lady Grey (3H6, 3.2) ; une deuxième fois lors de l’arrestation de Clarence (R3, 1.1) ; et c’est Richard qui convainc Clarence de rejoindre le camp de York à la veille de la bataille de Barnet (3H6, 5.1).

On peut comparer Clarence à Chico, non seulement parce que son nom « begins with C » (R3, 1.1.58, légèrement modifié), mais parce qu’il est le plus humain des trois frères. Dans bon nombre de films des Marx, Chico veille au bien-être des enfants et des amoureux. La dernière prière de Clarence est pour sa femme et ses enfants ; n’ayant pas pu faire admettre par ceux payés pour le tuer des contre-arguments fondés sur la justice temporelle et divine, il fait appel à leur compassion (R3, 1.4). Autre trait commun : dans Duck Soup, Chico, à la fois espion à la solde de l’ennemi et ministre de la guerre de Firefly, passe son temps à changer allégrement de camp, à l’instar de « perjured George » dans Richard duc de York (3H6, 5.5.34).

Cependant, du moment que l’on compare, en toute logique analogique, Richard à Harpo, on rencontre un problème de taille : Harpo ne parle pas. Ne serait-il pas plus juste de rapprocher Richard de Groucho, compte tenu de sa maîtrise verbale ? Clifford avait comparé tous les fils de York à des « summer flies » (3H6, 2.6.17), et Richard ne prend-il pas la place de King Edward, notre Firefly shakespearien ? En fait, l’équation Richard-Harpo nous aide à penser des facteurs cruciaux pour la compréhension de l’œuvre de Shakespeare : la relation entre Edward et Richard d’une part, et le symbolisme du mutisme d’autre part. Car si Richard n’est pas exactement muet, le succès de son entreprise exige qu’il travaille en catimini. Comme la mort à l’intérieur de l’être vivant, il travaille silencieusement à la dissolution de la Cour anglaise, mais aussi (bien malgré lui) à sa recomposition sur de nouvelles bases, plus sûres et plus stables. Richardus ardet cum Richmundus mundet : Richard brûle alors que Richmond (le futur Henry VII) purifie.

Dans Duck Soup, Harpo non seulement seconde Chico dans ses activités d’espionnage contre le régime de Firefly, mais aussi assure les déplacements du dictateur en tant que motard-chauffeur. Évidemment il s’acquitte fort mal de cette tâche, laissant Firefly toujours en rade, même lorsque ce dernier s’assoit à la place du chauffeur ! On pourrait voir là une allégorie – sur le mode burlesque – des rapports qu’entretiennent Edward et Richard. À l’opposé de George, Richard n’abandonne pas Edward après son mariage désastreux (sur le plan politique, s’entend) avec Lady Gray ; toutefois, et malgré ce que laisse penser sa devise, c’est moins la loyauté qui le lie à Edward qu’une meilleure chance à décrocher la couronne s’il reste à ses côtés.

Mais l’épisode de Duck Soup qui éclaire le mieux les fondements psychologiques du lien entre Edward et Richard est la fameuse scène du miroir. À vrai dire, il n’y a pas de miroir à proprement parler, Harpo l’ayant cassé au cours d’un cambriolage effectué dans la maison où Firefly passe la nuit. Harpo doit donc, lorsque ce dernier se présente devant l’emplacement supposé de la glace, lui donner l’impression qu’il se trouve bien devant son propre reflet. Pour ce faire, il se déguise en Firefly et anticipe tous les mouvements du dictateur, lequel, pris de doute, le met à rude épreuve. C’est précisément ce même type de relation spéculaire qui unit Richard à Edward.

Des quatre frères Marx, Harpo a beau être celui dont le défaut (de parole) est le plus évident, il est le seul à ne jamais été pris au dépourvu. Au contraire, son défaut se révèle être une source infinie d’invention et d’ingéniosité. De même, les défauts qui éloignent Richard de la recherche des plaisirs et du bien lui servent de moteur à sa soif de pouvoir. Mais, alors qu’à la fin de son parcours tragique, le roi s’abîme corps et âme dans l’Autre Chose, « le terrible muet des quatre Marx Brothers », peut-être du fait qu’il n’est pas complètement « entré dans le signifiant », demeure à la lisière du champ mortifère du désir radical. En voulant fuir du champ de bataille, Richard perd ce qu’il lui reste de dignité ; Harpo Marx, en revanche, surgit toujours à la place de das Ding afin non seulement de révéler l’indignité des autres, mais aussi pour conjurer l’horreur absolue de la Chose.

 

1 Toutes les citations de Shakespeare, mentionnées dans le corps de l’article, renvoient à l’édition suivante : William Shakespeare, The Complete Works, ed. Wells, Stanley & Taylor, Gary, Oxford University Press, 1988.

2 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. IV, Gallimard, 1978, p. 133-135.

3 Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, trad. Henri Parisot, Flammarion, 1979, p. 65.

4 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Seuil, 1998, p. 273.

5 Ibid., p. 317.

6 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, Seuil, 1986, 167.

7 Jacques Lacan, Le Séminaire, t. VII, p. 69



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- Auteur : Jonathan Pollock
- Titre : Pécher par défaut : Richard III et Harpo Marx
- Date de publication : 26-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=326
- ISSN 2105-2816