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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Défaut et défauts. J. M. Machado de Assis et A. Schopenhauer

Jean-Claude Laborie


Université Paris Nanterre (LIPO)

 

Il s’agit ici de présenter la lecture, forcément brève et incomplète, d’une œuvre très peu familière au lecteur français, alors même que l’auteur est un immense classique dans la culture littéraire brésilienne. Le choix de l’œuvre de Machado de Assis est justifié par la proximité évidente de l’auteur, Joachim Maria Machado de Assis, avec la philosophie de Schopenhauer, au point qu’une lecture inattentive pourrait laisser penser que l’un a fictionnalisé la pensée de l’autre. Si l’on reconnaît une véritable homologie entre la représentation de la société brésilienne sous le règne de Pedro II et l’appréhension, par le philosophe, du réel comme représentation orchestrée par la Volonté, les textes littéraires sont bien loin de se soumettre à cette interprétation. Ils organisent, bien au contraire, la confrontation d’une conscience individuelle (en général celle du narrateur) avec la vacuité du monde. La caractéristique essentielle de cette mise en place romanesque, chez Machado, repose, cependant, sur le défaut ontologique de cette voix narrative, aussi défaillante dans sa lucidité que le monde qui l’entoure. Ainsi, l’univers machadien est-il à la fois la confirmation de la thèse de Schopenhauer (le défaut de consistance du monde « réel ») et sa déconstruction par un sujet qui ne peut cependant pas in fine échapper à l’inconsistance de sa condition. L’on peut donc avancer que la totalité de l’entreprise du romancier valide les thèses du philosophe tout en tentant de construire un regard lucide, mais désespérément inefficace, sur le monde. Le manque de consistance affecte tous les personnages de l’auteur brésilien, soit parce qu’ils se soumettent sans résistance aux lois de la norme, soit parce que leur compréhension ne peut dépasser le constat fragmentaire et incomplet, qui les conduit inexorablement à la même aliénation que les autres. Néanmoins, le lecteur est le spectateur privilégié de la défaite pathétique du sujet, de ses erreurs comme de ses lâchetés. La représentation des défauts individuels apparaît donc comme une sorte de comédie qui articule texte romanesque et pensée philosophique, sans qu’ils se recouvrent exactement, l’une s’attachant à décrire la mécanique de ce que nous prenons pour le réel, et l’autre la résistance dérisoire de la conscience individuelle.

L’œuvre de J. M. Machado de Assis1 peut être tenue pour une sorte de comédie humaine. Le cadre restreint de la bourgeoisie de Rio de Janeiro sous le Second Empire brésilien2 , qui constitue l’arrière-plan de toute son œuvre, est extensible à l’humanité tout entière. Il ne s’agit, en effet, pas seulement d’y peindre une société particulière, dans ce qui pourrait correspondre à un projet réaliste, visant à en dénoncer la brutalité et l’injustice. Cette société fonctionne comme toutes les autres, en sécrétant des règles qui assurent sa pérennité et en agissant sur tous ceux qui la composent afin qu’ils travaillent « volontairement » en ce sens. Mais c’est toujours à travers le regard d’un personnage que ce monde est approché, avec toutes les opacités, les incertitudes, les erreurs d’appréciation et les comédies qu’il se joue à lui-même. L’impuissance ontologique du sujet fait dévier l’objet de la narration, qui n’est donc plus le monde mais la perception erronée qu’en a l’individu, à l’image du Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale, cette référence à Flaubert n’ayant rien d’un hasard tant le romancier français a nourri l’auteur brésilien. Tous les textes de Machado s’achèvent sur d’insondables tristesses, avec pour seule issue la douce ironie d’une profonde mélancolie. Les personnages sont pris dans les filets de la convention et du préjugé, auxquels ils se soumettent, néanmoins, tant bien que mal. Malgré l’effort de lucidité tenté par quelques-uns, le constat est toujours aussi désespérant. L’existence apparaît comme une somme d’illusions que l’individu suscite et déploie en se trompant lui-même constamment. Les illusions individuelles (l’amour, l’ambition, la gloire, etc.) accompagnent et relayent celles qui ont cours dans le corps d’une société bourgeoise qui repose elle-même sur le consensus autour de valeurs éthiques et morales dévoyées.

Nous reconnaissons là les thèses de Schopenhauer sur le sujet. La réalité commune, la représentation collective, n’est que la création d’une « Volonté » agissant à l’extérieur des consciences individuelles, en imposant à tous une série d’illusions qui lui permettent d’accomplir ses propres objectifs (reproduction, mobilisation de tous pour assurer la pérennité de l’espèce…). La Volonté étant une, les désirs individuels ont tendance à converger vers ce qu’elle impose et, donc à se fondre dans une représentation collective normative. L’individu, tout en s’illusionnant sur la spécificité de son désir, renonce à sa conscience et adopte les représentations d’autrui. Des réalités nouvelles, sans réel support concret dans le monde, viennent à l’existence, une existence confirmée seulement par les consciences environnantes. Tel l’algorithme contemporain, l’effet de consensus valide en retour les réalités alternatives sans nécessité de quelque autre vérification. L’individu renonce ainsi, sans s’en rendre compte, à sa conscience individuelle.

Machado de Assis semble donc suivre à la lettre la construction philosophique de Schopenhauer. Cependant, dans ses romans, le travail d’aliénation opéré par le sujet lui-même ne s’accomplit jamais sans heurt. Ces points de résistance dans la conscience du narrateur se manifestent comme des « défauts », à savoir des séquences narratives – parfois de simples anecdotes ou quelques incises plus furtives, parfois des chapitres entiers – lors desquelles la réduction consentie à la Volonté laisse subsister quelques aspérités, comme l’exhibition de la mauvaise foi ou l’ironie devant sa propre lâcheté. Le défaut se situe simultanément à deux endroits, dans la perception du narrateur et dans l’objet qu’il regarde ou commente, sans que nous puissions décider a priori ce qui est premier. La narration, qu’elle soit à la première personne ou bien assumée par une voix narrative tout aussi hésitante, adopte toutes les formes de l’indécision, alternant ironie et certitude comique. Les dispositifs romanesques comme les choix stylistiques dessinent nettement un réseau de références littéraires, qui vont de Cervantès à Flaubert en passant par Sterne.

Le sentiment amoureux, ou plus précisément le processus d’élection de l’objet du désir, constitue à ce titre un point névralgique, puisque s’y manifeste, le plus brutalement qui soit, le conflit entre l’individu et les lois de la Volonté quand, à l’évidence, ce qui devrait être le cœur de l’intimité acquiesce à la norme imposée par la société. La justification que se donne alors le sujet est le défaut qu’il situe toujours dans l’objet, afin de se dédouaner de toute culpabilité. Quand le texte conserve, ou parfois exhibe, les traces de ce déplacement, il fait du défaut au sens concret le signe visible d’un processus complexe d’aliénation, une faille ontologique qui est la matrice du texte machadien.

Parmi les nombreux exemples de ce type de traces dans l’œuvre de l’écrivain, nous avons choisi de privilégier un roman, Memorias postumas de Bras Cubas, parce que l’intégralité du texte est suscitée par le commentaire de la résistance et la défaite de l’individu se heurtant aux illusions générées par la Volonté. Le champ du sentiment amoureux, au centre de toutes les attentions d’un narrateur pour qui ce fut la plus grande affaire de sa vie, est l’arène dans laquelle se joue l’essentiel du conflit. Par ailleurs, le dispositif littéraire expérimenté dans les Memorias, le narrateur regardant sa propre existence depuis l’au-delà3, place le sujet au point d’observation le plus dégagé que possible de la contingence des représentations. La perception fragmentaire que Bras Cubas a de sa propre existence, ses subterfuges, ses aveuglements et ses illusions, occupent ainsi tout l’espace romanesque, au point que nous pouvons constater que, malgré l’échec final, le sujet du roman pourrait se résumer au paradoxe d’un exercice de lucidité qui ne peut jamais s’exercer qu’a posteriori. Dès lors, le sujet est une scène de théâtre sur laquelle s’agitent et s’expriment tour à tour les diverses instances qui le constituent :

Meu cerebro foi um tablado em que se deram peças de todo genero, o drama sacro, o austero, o piegas, a comedia louça, a desengrenhada farsa, os autos, as bufonerias, um pandemonio 4.

Aucune unité de ton, aucun autre dénouement que la mort.

L’existence du héros est tout entière orientée vers la recherche de l’objet du désir. Dans ce mot se cache l’ensemble des aspirations individuelles propres à affirmer l’intégrité du sujet, l’amour, la réussite sociale, ou l’ambition. La manifestation du désir précédant toujours l’objet, ce dernier est le résultat d’une construction orientée, à laquelle le texte nous fait assister. Ainsi lisons-nous la longue liste des défauts, qui semblent a priori se situer tous dans les diverses figures féminines qui se présentent au narrateur, alors même qu’ils ne sont que les signes des difficultés d’ajustement entre le désir du sujet et les injonctions de la société. Quatre figures féminines vont susciter, successivement, l’intérêt de Bras Cubas. Si dans l’espace de cette brève étude, nous n’en regarderons en détail qu’une seule, la plus poignante peut-être, il convient de rappeler les positions des quatre, qui dessinent la trajectoire de l’épuisement du désir du narrateur. Celui-ci rencontre d’abord Marcella, la belle courtisane espagnole, qui va ruiner le naïf adolescent de bonne famille. Elle incarne la puissance du désir sexuel, sans aucune autre finalité que lui-même. Elle invite à la dépense, autant financière que symbolique, jusqu’à la faillite. Son défaut principal est la cupidité, cent fois mise en évidence par le texte et achevée par une dernière vision de Marcella, vieille, accablée par la petite vérole et réduite à la misère. Cette aventure permet de mettre en scène le désordre d’un désir qui ne reçoit apparemment aucune injonction de l’extérieur et s’égare en perturbant complètement l’ordre social. Cet ordre social, sous la forme du père et de l’oncle, va intervenir directement pour mettre le jeune homme de force dans un bateau pour Lisbonne. La deuxième femme est Eugenia, la beauté boiteuse, sur laquelle nous reviendrons plus en détail. Il suffit ici de noter qu’elle suscite un désir attesté par le narrateur, pourtant immédiatement repoussé parce qu’elle n’appartient pas à la bonne société et ne peut constituer une épouse convenable. La concentration du regard du narrateur sur la légère claudication de la jeune fille concrétise et justifie son renoncement. Par la suite, le désir ne précédera plus jamais l’apparition de son objet. Cette séquence est donc celle qui marque la défaite du sujet, qui ne se laissera plus guider par des élans qui lui appartiennent en propre. La troisième figure, Virgilia, est celle que le père a choisie. Le désir du narrateur ne fait que suivre la désignation paternelle. Elle est l’épouse parfaite mais la mollesse, voire l’inexistence, du désir de Bras Cubas aboutit à l’échec, puisqu’un prétendant obéissant plus franchement aux injonctions sociales la lui soufflera sous le nez. Le rival séduit Virgilia en lui promettant de la faire marquise, signe d’une femme calculatrice et opportuniste. Ce n’est que plus tard que le désir pour Virgilia resurgira, alors qu’elle est mariée et donc hors de toute perspective d’union conjugale. La relation adultère transgressive, la dernière bataille de Bras Cubas, s’achèvera pathétiquement par l’épuisement d’une énergie amoureuse qui ne reçoit pas le soutien d’un projet de réussite sociale. La dernière figure féminine, une jeune fille évanescente de 19 ans, Nhã-lolo, est proposée par la famille au narrateur vieillissant comme une dernière chance de s’inscrire dans le cadre social, une injonction commentée ironiquement par le narrateur qui citera, à cette occasion, le « compelle intrare » de saint Paul. La jeune fille meurt de la fièvre jaune avant le mariage, silhouette fugitive qu’un désir vague avait eu peine à concrétiser. Son défaut n’est ni physique ni psychologique, mais textuel. Le personnage demeure fantomatique, apparaissant comme un pâle reflet dans un miroir et ne bénéficiant pour seule description que de trois adjectifs, qui l’apparentent à un rêve, « terna, luminosa, angelica5 » (« tendre, lumineuse, angélique »). L’épitaphe clôt l’épisode, sans autre commentaire que l’aveu d’une tristesse sans larme. Finalement, le narrateur décédera sans descendance, se félicitant tristement en ces derniers mots : « não transmiti a nenhuma criatura o legado da nossa miseria 6».

La cupidité et la rouerie de Marcella, la claudication d’Eugenia, la frivolité et le conformisme de Virgilia comme l’immatérialité de Nhã-lolo, sont indéniablement des défauts sur lesquels Bras Cubas focalise l’attention du lecteur. L’intégralité de son discours rétrospectif fait, ainsi, du lecteur le témoin complice de la défaite de sa conscience individuelle. En effet, les manques et les failles qui affectent les femmes sont, à l’évidence, les masques dont le narrateur les affuble. Cette construction est toujours parfaitement cohérente avec ce que Schopenhauer peut dire du sentiment amoureux, à savoir qu’il n’est que la manifestation de la Volonté qui sélectionne les objets aptes à assurer sa propre continuation en persuadant les individus qu’il s’agit de leur propre choix. De ce point de vue, Virgilia est le bon choix, Marcella et Eugenia sont des erreurs, Nhã-lolo est un ersatz. L’histoire adultère avec Virgilia est un détour, une vaine stratégie de compromis entre les deux parties. Mais le véritable obstacle à la Volonté, comprise ici comme la société bourgeoise du temps, est la force du désir individuel. C’est ce combat qui occupe l’espace textuel, alors qu’il est partiellement évacué de la perspective de Schopenhauer. Cette confrontation est particulièrement sensible à propos d’Eugenia, « la fleur du bosquet ».

O pior é que era coxa. Uns olhos tão lucidos, uma boca tão fresca, uma compostura tão senhoril ; e coxa ! Esse contraste faria suspeitar que a natureza é às vezes um imenso escarnio. Por que bonita, se coxa ? Por que coxa, se bonita7 ?

C’est en ces termes que le protagoniste du roman, Bras Cubas, évoque Eugenia, une jeune fille rencontrée lors d’un séjour dans la maison de famille, sur les hauteurs de Rio de Janeiro. Alors fortement incité par son père à contracter un mariage socialement valorisant, le héros fait la connaissance d’Eugenia, la fille d’une voisine de condition modeste, qui, cependant, le trouble profondément. Après un baiser prometteur, il renonce néanmoins à poursuivre l’aventure, ainsi qu’à un éventuel projet de mariage, en constatant la légère claudication d’une femme qui semblait parfaite en tout point. Ce défaut est, de toute évidence, autant d’ordre social que physique, la boiterie concrétisant le déclassement social promis par cet attachement. Cet épisode se déploie sur six chapitres, qui fournissent tous les détails sur les mouvements intérieurs de Bras Cubas et donc sur sa lecture défectueuse d’Eugenia, qui le conduira à la fuir pour tenter d’épouser la femme sans défaut apparent, Virgilia, que la bonne société lui désigne comme l’objet idoine pour accompagner une trajectoire de réussite. La construction des deux personnages féminins laisse, évidemment, à penser que ce fut là une grande erreur.

Si nous regardons d’un peu plus près la construction des six chapitres consacrés à l’épisode d’Eugenia, ils présentent au moins trois types d’approche : le souvenir du bosquet de 1814, l’allégorie du papillon noir et le théâtre intérieur du narrateur.

Il y a d’abord la création d’une première perspective implicite de lecture, grâce à l’expression « a flor da moita 8» (« la fleur du bosquet », titre du chapitre 30 qui voit apparaître le personnage), qui renvoie à un épisode antérieur. Bras Cubas, encore enfant, cherchait à se venger de ce qu’on lui avait refusé un peu de compote. Choisissant pour cible aléatoire de sa vengeance un notable, le docteur Villaça, il l’espionne et le surprend en train de compter fleurette dans un bosquet à une femme libertine, qui se révélera par la suite être la mère d’Eugenia. Lorsqu’il nomme cette dernière « la fleur du bosquet », il renoue le fil avec le libertinage de la mère. Sans explicitation nette, par un simple rapprochement avec le bosquet dont la jeune fille serait la fleur, la faute de la mère s’incarne dans la claudication de la fille. Ce raccourci, opéré par la seule plume du narrateur, crée une relation de cause à effet totalement subjective9. Cette causalité aléatoire, inscrite au cœur de l’idylle naissante, associe le défaut physique à la marque d’un potentiel péché originel. Le désir naissant est déjà condamné par la lecture symbolique de la boiterie.

L’allégorie du papillon noir opère un déplacement d’un autre ordre. La première conversation avec Eugenia suscite à l’intérieur du cerveau du narrateur l’image d’un papillon aux ailes d’or et aux yeux de diamant (un cliché du ravissement amoureux !). En même temps survient « à l’extérieur », dans le monde réel, un papillon noir. Ce dernier réapparaît au chapitre suivant dans la chambre du narrateur, se pose sur sa tête puis sur le portrait de son père, comme un rappel à l’ordre. Bras Cubas le frappe avec une serviette, le papillon expire. La supposition « se fosse azul…10 ? » (« S’il avait été bleu… ? »), ce qui aurait peut-être assuré sa survie, est le remède aux remords, le papillon noir devant sa triste fin à un défaut de couleur. À l’évidence, les deux papillons, l’un à l’intérieur l’autre à l’extérieur, incarnent les deux instances qui occupent le théâtre intime du narrateur, à cet instant aux prises avec deux images d’Eugenia, l’une que suscite le désir comme libre expression du sujet, et l’autre qui rappelle le spectre de la mésalliance et la voix du père. Le meurtre du papillon noir correspond exactement à la restauration du sujet, qui fait sienne une décision alors qu’elle lui a été, en réalité, imposée par la pression sociale, et qui balaie d’un geste négligent toute trace de culpabilité. Bras Cubas confirme ainsi le processus d’aliénation.

Enfin, en trois courts chapitres, le renoncement s’accomplit définitivement, en commençant par le déclassement progressif du sentiment amoureux. L’image excessive suscitée par Bras Cubas « enlevado ao pé da minha Vénus Manca 11» (« en extase au pied de ma Vénus boiteuse ») se convertit, dès la ligne suivante, en simple « figure de style », le sentiment amoureux en une jouissance d’amour-propre, le baiser dans le bosquet se déroulant alors même qu’il pense à cet instant au bosquet de 1814. Le narrateur se défend ensuite, avec la plus parfaite mauvaise foi, de tout cynisme. La séquence se poursuit par un chapitre ouvertement parodique, intitulé « Le chemin de Damas », en référence à saint Paul. Le narrateur se dit appelé par une injonction divine à rejoindre la ville (où l’attend le mariage avec Virgilia). Mais le réseau des autojustifications accumulées jusqu’au ridicule (mon père, la carrière, la constitution, ma fiancée, mon cheval…), parodiant ainsi la fameuse réplique du Richard III de Shakespeare, vient évidemment balayer toute obligation venu d’en haut. C’est enfin un dernier moment en forme d’apologue (« A proposito de botas », cap. XXXVI) que s’accomplit la reddition définitive du sujet, lorsque celui-ci a recours à une formule de sens commun selon laquelle on doit bénir des bottes trop étroites, qu’il convient de rapporter à Eugenia, pour le soulagement que procure le fait de les quitter. Le désir initial a été totalement déjoué par les diverses manœuvres du conformisme social, perceptible par l’aspect convenu des références culturelles convoquées à cette occasion, tout en se dissimulant sous les traits d’une décision personnelle.

À l’issue de cette séquence, nous comprenons que le défaut physique qui accable Eugenia vient faire obstacle au désir du narrateur, comme s’il avait pour origine une intentionnalité de la nature. Nous assistons ensuite au déploiement de toutes les stratégies de contournement qu’il lui faut mettre en œuvre pour se tromper lui-même. La perturbation initiale est celle de la relation de cause à effet, le défaut physique n’étant pas une cause mais une conséquence. Le défaut n’est donc qu’un masque, une stratégie pour détourner le sujet de toute rébellion contre le projet collectif de pérennisation endogamique de la classe à laquelle il appartient. Les deux questions parallèles qui clôturent le passage cité, « Por que bonita, se coxa, por que coxa, se bonita ? 12», ainsi que l’invocation d’une plaisanterie de la nature, sont l’expression de la situation finale du sujet aliéné qui n’a plus conscience d’être manipulé et qui confond définitivement réel et représentation. Eugenia est le dernier effort d’un désir qui, dès cet instant, va s’étioler et ne plus parvenir à construire, grâce à sa propre énergie, de nouveaux objets. Cependant, l’opération se solde par une effervescence stylistique, qui convoque une multitude de tons et de références, venant compenser l’échec.

Bras Cubas est un cousin de Frédéric Moreau et il serait aisé d’établir quelques parallèles entre les amours de Bras Cubas et les Madame Arnoux, Rosanette et autre turque de L’Éducation sentimentale. Cependant, la narration à la première personne de l’écrivain brésilien ne produit pas le même type de réflexion sur l’échec du sujet à établir une quelconque vérité sur le monde qui l’entoure. Si Frédéric ne parvient jamais à dépasser la vision conventionnelle des diverses comédies que la société lui propose, Bras Cubas témoigne d’une compréhension plus complète des enjeux de son existence. Même si sa seule gloire est négative, puisqu’il s’est tenu à l’écart de sa programmation sociale, en n’épousant pas, ne reproduisant pas, ne devenant ni riche ni député, il n’a pu survivre qu’en marge de la société. Ses forces épuisées, il n’a fait qu’échouer, ce qui est, pourtant, en soi une victoire. La procédure introspective, bien qu’elle demeure fragmentaire et impuissante, développe et rend visible les conditions de la défaite. Les défauts localisés dans les objets de désir (mais le même processus affecte la carrière politique ou le travail intellectuel) sont des manifestations directes de la norme, qui propose au sujet des solutions simples, immédiates et déculpabilisantes, rendant artificiellement incompatibles beauté et boiterie, désir et ordre social. Mais le dévoilement de la mauvaise foi, l’irrésolution et l’acceptation de l’échec, en un mot le défaut du sujet élevé au rang de poétique, dépasse la construction de Schopenhauer, en orientant le propos sur la résistance à l’aliénation.

C’est d’une certaine manière la voie suivie par Machado de Assis, lui-même affecté de nombreux défauts au regard des normes sociales de son temps, puisqu’il était mulâtre, d’origine modeste et qui plus est épileptique. Il adoptera des positions politiques extrêmement conservatrices, qui lui assureront une parfaite intégration dans le monde des lettres brésiliennes, comme un aveu ultime de ce qu’il est impossible de lutter contre les injonctions de la représentation collective, alors même qu’on est conscient de leur vanité.

 

1 Joachim Maria Machado de Assis (1839-1908), né et mort à Rio de Janeiro, fils d’un descendant d’esclave et d’une mère portugaise, après avoir exercé de nombreux métiers modestes, deviendra le plus grand auteur brésilien du XIXe siècle. Achevant sa carrière comme président de l’Académie brésilienne des lettres (qu’il a lui-même créée), il est aujourd’hui le grand classique national.

2 À partir de l’avènement de Don Pedro II en 1840, jusqu’à l’établissement de la République en 1889, la politique brésilienne est dominée par l’alternance entre libéraux et conservateurs, tous unis dans la défense et la promotion des intérêts de l’oligarchie des producteurs de café. La vie mondaine est caractérisée par les fastes et la frivolité d’une classe de nouveaux riches, fascinés par les titres nobiliaires.

3 Machado de Assis pastiche ici le modèle des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, en ironisant sur la vanité de la prétention à l’achèvement et à la connaissance de soi. Plus sérieusement il met en fiction la position privilégiée par Schopenhauer pour l’analyse, à tel point que les Memorias semblent suivre littéralement les mots du philosophe quand il écrit : « Nous ne voyons un homme rentrer en lui-même, se reconnaître et reconnaître aussi le monde, se changer de fond en comble, s’élever au-dessus de lui-même et de toute espèce de douleurs, et, comme purifié et sanctifié par la souffrance, avec un calme, une béatitude et une hauteur d’esprit que rien ne peut troubler, renoncer à tout ce qu’il désirait naguère avec tant d’emportement et recevoir la mort avec joie, nous ne voyons un homme en arriver là, qu’après qu’il a parcouru tous les degrés d’une détresse croissante, et qu’ayant lutté énergiquement, il est près de s’abandonner au désespoir. » Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, traduction Auguste Burdeau, librairie Felix Alcan, 1912 (6ème édition), tome I, livre Quatrième, § 68, « De la négation du vouloir vivre », p. 433.

4 Joachim Maria Machado de Assis, Memorias Póstumas de Brás Cubas [1881], 10e édition, São Paulo, Editora Atica, 1984, cap. XXXIV, p. 55. « Mon cerveau fut une scène où se jouèrent des pièces de tout genre, le drame sacré, la tragédie, le mélodrame, la comédie, la farce désopilante, les bouffonneries, un pandémonium », Mémoires posthumes de Bras Cubas, traduction de R. Chadebec de Lavalade, Paris, éditions Métailié, 1989, p. 92.

5 Joachim Maria Machado de Assis, Memorias Póstumas de Brás Cubas, op. cit., cap. CXXI, p. 121.

6 Ibid., cap. CLX, p. 144. « je n’ai transmis à aucune créature le legs de notre misère », trad. cit, p. 262.

7 Ibid., cap. XXXIII, p. 54. « Le malheur était qu’elle fût boiteuse. Des yeux si lumineux, une bouche si fraiche, une allure si noble…et boiteuse ! Un tel contraste ferait soupçonner la nature de n’être qu’une vaste plaisanterie. Pourquoi belle, puisque boiteuse ? Pourquoi boiteuse, puisque belle ? », trad. cit., p. 90.

8 Ibid., p. 51.

9 Ibid., p. 52 : « Nisto recordei-me do episodio de 1814, ela, o Villaça, a moita, o beijo, o meu grito ; e estando a recorda-lo, ouço um ranger de porta, um farfalhar de saias e esta palavra : Mamãe…mamãe… », « Cela me rappela l’épisode de 1814, elle, Villaça, le bosquet, le baiser, mon cri. Et tandis que ce souvenir s’évoquait en moi, j’entendis un grincement de porte, un bruissement de jupes et ces mots : Maman…maman… », trad. cit., p. 84. La relation entre Eugenia et le soupçon de ce qu’elle avait pu être conçue dans le bosquet réapparaît un peu plus loin, au cœur de la scène du premier baiser (p. 91).

10 Ibid., cap. XXXI, p. 53.

11 Ibid., cap. XXXIII, p. 54.

12 Voir note 7.



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- Auteur : Jean-Claude Laborie
- Titre : Défaut et défauts. J. M. Machado de Assis et A. Schopenhauer
- Date de publication : 29-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=329
- ISSN 2105-2816