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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


La tare et le blason : approches du sémythique proustien

Philippe Zard


Université Paris Nanterre (LIPO)

« Pourquoi parler ici de défauts ? Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises ; et lorsque ceux-ci (les Français) seraient moins intelligents, moins endurants, moins valeureux de tous points que les Juifs, encore est-il que ce qu’ils ont à dire ne peut être dit que par eux [...] » (André Gide)1

« Comme tous les autres hommes l’Israélite a aussi ses défauts. Est-ce donc qu’en les taisant je les aurais supprimés ? » (Jacob Lévy)2

« Il y avait dans ce café, j’avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels, rapins de toute sorte, résignés au rire qu’excitaient leur cape prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu’à le provoquer pour montrer qu’ils ne s’en souciaient pas, et qui étaient des gens d’une réelle valeur intellectuelle et morale, d’une profonde sensibilité. Ils déplaisaient – les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien entendu, il ne saurait être question des autres – aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine). Généralement on reconnaissait ensuite que, s’ils avaient contre eux d’avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus, ils avaient beaucoup d’esprit, de cœur et étaient, à l’user, des gens qu’on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en était peu dont les parents n’eussent une générosité de cœur, une largeur d’esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse, leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et leur apologie d’un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprévues de l’intelligence uniquement prisée) à un colossal mariage d’argent. » (702)3

Rarement regard plus indulgent aura été jeté sur les défauts imputés collectivement aux Juifs : mauvais goût, exubérance, disgrâce – dont l’existence, quoique admise par le Narrateur du Côté de Guermantes, est aussitôt compensée par la reconnaissance d’éminentes qualités humaines. De quoi faire justice de la légende d’un Proust antisémite, dont Antoine Compagnon4 rappelle qu’elle n’a jamais été avancée du vivant de l’écrivain.

Le passage pourtant ne se termine pas là ; car le tableau des qualités juives injustement masquées par des défauts véniels se trouve aussitôt opposé au portrait de Saint-Loup : avec lui, nul besoin de traverser les apparences désagréables : en Saint-Loup, d’un seul tenant, c’est toute la grâce d’un « pur Français » qui s’offre à la délectation de l’esprit et des yeux ; ce génie de « l’opus francigenum » se transmet, intact, depuis le XIIIe s., chez certains « petits Français, nobles, bourgeois ou paysans » – miracle d’harmonie et de « perfection intérieure » que « l’étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas » (703).

De tels passages n’ont rien pour étonner le lecteur de La Recherche5. Ils permettent de saisir que le discours épidictique qui accompagne la « question juive » dans l’œuvre de Proust s’appuie sur une double base : une sémiologie sociale, qui s’ordonne selon l’axe de l’assimilation ou la non-assimilation, du semblable et du dissemblable, du visible et de l’invisible, du discret et du voyant ; un discours sur « la race », inscrit dans le sillage d’un certain romantisme national, nourri d’une certaine idée de « l’inconscient », alimenté par une rêverie scientifique sur l’atavisme6. Le paradigme sémiologique renvoie à la « civilisation des mœurs » (N. Elias), à une performance mimétique, qui s’accomplissent tantôt à l’échelle d’un individu, tantôt en plusieurs générations ; le second, plus mystérieux, a affaire aux « gisements profonds » (I, Sw, 182) de l’histoire et de la psyché collectives. Si le premier suppose une capacité adaptative et métamorphique, une plasticité existentielle, le second tend à une forme de fixisme, sinon d’essentialisme.

La « psychologie des peuples », la question du « caractère national » n’a pas bonne presse aujourd’hui, pour des raisons évidentes. Elle n’en fut pas moins l’une des orientations intellectuelles majeures de la Belle Époque7. Par elle un discours, arrimé tantôt à l’histoire, tantôt à la sociologie, tantôt à la biologie, portant sur les dispositions mentales, les qualités et les défauts, les vertus et les vices des peuples s’est constitué et normalisé dans des cercles qu’on ne saurait sans abus réduire au camp nationaliste ou raciste. Si le portrait que Proust fait de ses deux Juifs de prédilection, Bloch et Swann, puise abondamment au fonds commun de représentations ethnopsychologiques de son temps, c’est souvent pour mieux les dérouter, voire les débouter, et les faire servir à sa mythologie personnelle : l’énigme des constantes supra-individuelles et des signifiants intemporels.

Sémiologie sociale de la judaïté

Dans la République qui a fait des Juifs des citoyens français et où prévaut le modèle assimilationniste, certains signes extérieurs de la judaïté ont perdu leur évidence quand ils ne s’effacent pas. Le mot « juif » lui-même se fait souvent supplanter par « israélite »8, et qui pourrait encore se fier à la patronymie à l’heure où l’on peut franciser son nom ? De là naît un jeu de détection, parfois innocent, souvent pervers, prisé par les Juifs comme par les antisémites, qui consiste à deviner qui en est. Dès les premières pages de La Recherche, c’est le grand-père du Narrateur qui s’amuse, avec une malice que le texte prétend exempte de préjugés, à démasquer les amis de son petit-fils, soit en les repérant d’emblée et fredonnant des airs d’opéra appropriés pour signaler leur venue (des airs de La Juive de Garnier ou de Samson et Dalila de Saint-Saëns), soit en leur faisant subir rien de moins qu’un « interrogatoire dissimulé » pour les amener à « confesser leur origine », soit parce qu’ils portent un nom si apparemment chrétien qu’il en devient louche (« Dumont ! Oh ! je me méfie. » [I, 90]9)

Dans le cas de Bloch, ce travail herméneutique est autrement facile au demeurant, puisque Bloch est un Juif patent, un Juif évident. Tout, chez lui, manifeste ses origines : son nom, son physique (il ressemble au « Mehmet II » de Bellini), sa « tribu » levantine – où l’on emploie en privé des mots yiddish ou hébreux –. Cette famille constitue une « colonie juive plus pittoresque qu’agréable » (II, JFF, 98). La population juive de Balbec est l’antithèse du modèle français : population vivant repliée sur elle-même qui rappelle, dit le Narrateur, les communautés juives non assimilées de Russie ou de Roumanie, et formant « un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des gens qui les regardaient passer » (ibid.). Cette société impénétrable suscite une antipathie interprétée par elle (avec beaucoup de mauvaise foi donc) comme un signe d’antisémitisme… Sévère, cette critique du quant-à-soi tribal rejoint pourtant le sentiment majoritaire de l’époque. Ne procédant à aucune généralisation, elle ne fait pas de l’observateur un antisémite. Tel est le contrat : accepter de considérer les Juifs comme un groupe, avec ses caractères propres, c’est s’autoriser à lui associer, comme on le ferait pour une personne, des prédicats positifs et négatifs, de vices et des vertus, des qualités et des défauts. Toute la littérature de cette époque, juive ou non, antisémite ou pas, est friande de ces observations ethnographiques.

La famille de Bloch, dira-t-on, est plus caricaturalement juive que Bloch lui-même, l’ami de jeunesse du narrateur, Juif français, bourgeois parisien. Car si l’on appliquait les critères d’aujourd’hui, Bloch serait à coup sûr vanté comme le parangon de l’israélite français (fin lettré,, docteur en lettres détaché de la pratique religieuse, avide de se faire une place dans le monde comme écrivain). Il n’en est pas moins aisément repérable, mais par des traits qui ne sont substantiellement juifs : ce sont avant ses « mauvaises manières » (II, JFF, 104), « sa mauvaise éducation » (ibid., 100), son langage ampoulé qui donnent lieu à quelques scènes d’anthologie particulièrement cocasses, et qui font du personnage un gaffeur pathologique, doublé d’un mufle de premier ordre10. Ce n’est donc pas un particularisme religieux qui distingue Bloch de ses compatriotes français, mais bien une série de défauts que la culture bourgeoise et a fortiori aristocratique a tôt fait d’attribuer à des mauvaises façons d’étrangers mal dégrossis ; dans le Bloch de Proust, on reconnaîtra aisément quelques-uns des stéréotypes attachés aux cohortes de Juifs « allemands » (ashkénazes) fraîchement débarqués dont la presse et la littérature antisémites faisaient leurs choux gras.

Et Proust charge la barque, en attribuant à Bloch quelques tares particulièrement disqualifiantes : c’est un arriviste, un plagiaire indélicat qui vole ses idées à son meilleur ami ; lorsque éclate la guerre de 14, il tient des propos d’un chauvinisme belliqueux jusqu’au jour où, se croyant mobilisable, il devient antimilitariste ; et cette duplicité de Bloch fait d’autant mieux éclater l’héroïsme sans tapage et le sens de l’honneur de Saint-Loup. Il est constant que l’écrivain se plaît à flirter avec les limites du cliché antijuif, à flatter jusqu’à un certain point, les tropes antisémites – jusqu’à convoquer, pour Bloch, et plus d’une fois la métaphore de la « hyène » et la figure de Shylock.

Bloch serait-il le souffre-douleur de Proust, ou encore, comme le dit André Benaïm, le « bouc émissaire » de l’écrivain, chargé de tous les péchés d’Israël, ce qui permettrait d’en délivrer les autres Juifs ? Il y a sans doute de cela. Mais un bouc d’une espèce particulière : Bloch, avec tous ses défauts, reste l’ami du narrateur. Déplaisant souvent, il n’est pas pour autant uniformément odieux et le portrait satirique est régulièrement pondéré par la reconnaissance de ses mérites, voire par des renversements de situation (on songe à ce moment où Bloch vient au secours de Morel en lui permettant d’emprunter de l’argent à son oncle Nissim Bernard, ce dont il sera payé en retour par l’ingratitude de Morel devenu en quelque sorte antisémite pour dettes) .Plus encore, les défauts de Bloch font décidément de lui un personnage de comédie : il fait rire, et amuse à ses dépens sur le sujet clé de l’assimilation, des défauts juifs, de la tare juive. C’est Bloch se piquant de mesurer « la part, assez mince » de ses sentiments qui peut tenir à ses « origines juives », « rétrécissant sa prunelle [...] comme s’il s’agissait de doser au microscope une quantité infinitésimale de “sang juif” » (II, JFF, 106). C’est encore le quiproquo qui le fait passer pour un féroce antisémite par la violence de ses fulminations contre la « pléthore d’Israélites » qui « infestait Balbec » et dont il caricature complaisamment l’accent allemand (II, JFF, 97).

Tel est le premier effort du petit camarade du Narrateur pour minimiser ses origines – à une époque où Theodor Lessing n’avait pas encore théorisé le concept (au demeurant approximatif) de « haine juive de soi » : il se donne à lire sous la forme d’un déni, et même flagrant déni, dont le ridicule suscitera un plus franc éclat de rire lorsque, s’évertuant vainement à rallier le jeune duc de Châtellerault à la cause du dreyfusisme, Bloch est moins offusqué de la rebuffade antisémite (« Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre Japhétiques.» [II, CG, 544]) que mortifié d’avoir été reconnu, « comme s’il avait été le fils d’un forçat ». Son étonnant étonnement (« comment avez-vous pu savoir ? ») dessine finalement la figure d’un ridicule : Bloch est trop risible pour susciter l’antipathie.

Mais de quoi rit-on exactement ? Des tares de Bloch, de son particularisme ethnique irréductible ? ou plutôt de sa course acharnée à l’invisibilisation de sa judaïté ? De ses défauts « juifs » ou de sa honte « juive » ? C’est toute l’ambiguïté. Bloch trahit sans cesse ses origines, dans les deux sens du terme : en cherchant à les renier, en les manifestant par des actes manqués qui sont autant de symptômes de leur persistance.

L’œuvre réserve une ultime surprise : bien des années après la Guerre, lors de sa dernière matinée Guermantes, le Narrateur voit réapparaître son vieil ami au moment où il semble avoir accompli jusqu’au bout la trajectoire de l’assimilation, s’être débarrassé de sa tare juive :

J’eus de la peine à le reconnaître. D’ailleurs, il avait pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand’père pour reconnaître la douce vallée de l’Hébron et les chaînes d’Israël que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l’accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu’une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le nasonnement d’autrefois prenait un air de dédain particulier qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l’élégance du type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée (IV, TR, 530-531).

Observons ce qui se trame littérairement… Ce qui est rapporté est le parachèvement d’une trajectoire d’assimilation : Bloch a changé de nom et a réussi à estomper le moindre de ses traits sémitiques. Peut-on dire alors que la messe est dite ? Aucunement, car cette réalité factuelle est retournée comme un gant par le travail de l’écriture ; au moment même où la prouesse du caméléonisme juif semble éclatante, elle est contrariée et même poétiquement annulée par l’écrivain qui vient rappeler, non sans malveillance, la présence du juif sous celle de l’écrivain très français : il fait apparaître l’assimilation non comme un processus vertueux, mais comme un camouflage théâtral. Pis : ce regard proustien sur Bloch francisé, c’est-à-dire christianisé, déjudaïsé, apparaît comme le point de convergence optique de deux autres visions. Il se fait comme l’héritier du « flair de [son] grand’père » – celui qui débusquait les israélites cachés sous les noms les plus chrétiens. Plus perfidement, l’écrivain se fait aussi un peu le serviteur du baron de Charlus. Charlus l’antisémite celui qui, au moment même où il tenait sur le jeune Bloch (sur lequel il avait des vues peu catholiques) des discours violemment antijuifs, affectait de vouloir le cantonner, lui et tous ses coreligionnaires dans la « rue des Rosiers », « la Judengasse de Paris » (III, SG, 491), car, ajoutait-il, « un ghetto est d’autant plus beau qu’il est plus homogène et plus complet. » (ibid., 492).

Que fait donc Proust, en inventant cette trajectoire ironique du patronyme de Bloch qui devient Jacques du Rozier11, sinon accomplir poétiquement l’assignation à résidence de Bloch, le reléguer dans son ghetto ancestral ? Retour forcé au bercail.

Mais, encore une fois, quel est l’objet de la satire ? De tels jeux de démasquage avaient de quoi combler, outre quelques antisémites, ceux des lecteurs juifs de Proust qui, bien disposés envers le sionisme, ont été les contempteurs de l’assimilation. Les « cheveux jadis bouclés, coiffés à plat » et le nez fictivement redressé comme une « bossue » (autre trope antijuif) de Bloch rappellent presque mot pour mot le début du poème satirique d’André Spire, intitulé justement « Assimilation » :

Tu es content, tu es content !
Ton nez est presque droit, ma foi !
Et puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe !
Tu es content, tu es content !
Tes cheveux frisent à peine, ma foi !
Et puis tous les chrétiens n’ont pas les cheveux raides
(Poèmes juifs. Genève : Kundig, 1919, p. 31)

Dans les textes qui foisonnent sur la question de l’assimilation, on distingue ceux qui la jugent possible et souhaitable, ceux qui la jugent possible mais non souhaitable, ceux qui ne la jugent ni souhaitable ni possible, et enfin ceux (les plus embarrassés) qui la jugent souhaitable mais la pensent impossible. Où situer, dans ce contexte, le Narrateur de la Recherche, et plus encore l’auteur Marcel Proust ? La fin du portrait de Bloch en Jacques du Rozier ressemble en tout cas à une exécution en règle...

Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise [...] D’autre part, [...] pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n’exprimaient plus jamais rien (ibid., 531).

Ainsi, l’Hébreu exubérant, l’Oriental gesticulant, serait devenu une sorte d’automate, une pure mécanique impersonnelle, – masque vide et inexpressif. Tout ça pour ça ?

Ce n’est pas la moindre ironie du texte que ce « chic anglais » auquel Bloch parvient, à la fin de sa vie, soit celui-là même qui faisait toute la distinction de Swann et qui, justement, en a fait, presque toute sa vie, un Juif quasi indétectable. Bloch est donc parvenu à la fin de sa vie là où Swann avait commencé – mais il en est le miroir déformant, une caricature.

Swann, justement…

Ami du « prince de Galles », membre du très select et antisémite Jockey Club : c’est sur la base d’un quasi-effacement du signe juif que commence l’aventure de Swann. Si donc Bloch a un côté vilain petit canard juif, Swann apparaît au début du roman comme le cygne (swan) du conte d’Andersen, ce que l’assimilation peut accomplir de plus raffiné. Il est d’ailleurs baptisé, fait-on savoir, tout comme ses parents et peut-être même ses grands-parents. Même son nom, qu’il juge trop « hébraïque » ne l’est pas spécialement : il est simplement le signe de quelque étrangeté persistante.

Au début du premier volume, Swann est décrit comme « d’origine juive » (I, SW, 90) ; dans un brouillon, Proust avait d’abord écrit que « Swann était juif »12. L’hésitation n’a rien d’anodin : les deux propositions (juif ou d’origine juive) sont devenues presque équivalentes ou réversibles. Dans les mêmes années, deux grands romans de la modernité placent en leur cœur une figure de demi-juif baptisé : Charles Swann et Leopold Bloom, le protagoniste d’Ulysse de Joyce ; Bloom, cet Irlandais catholique de Dublin, baptisé trois fois (ce qui est louche), amateur de petits lardons, qui, un 16 juin 1904, se voit rappeler, de mille manières, que la judéité insiste.

Il ne faut pas s’en étonner : pour une modernité vouée à l’exploration inquiète de l’inconscient du sujet, de tout ce qui échappe à sa maîtrise, à l’étude des dissociations du moi, les chimères identitaires que sont les Juifs assimilés sont des spécimens passionnants, qui déjouent les taxinomies. Et si Proust ne pousse pas aussi loin que Joyce le vertige kaléidoscopique des identités morcelées, il s’intéresse lui aussi à ce moment où la judaïté a cessé d’être un principe ordonnateur de vie tout en continuant à travailler, inquiéter et détraquer sourdement la société et le psychisme individuel. En cet âge de recompositions généalogiques, toutes les identités deviennent peu ou prou des identités recomposées, « imaginaires », ce qui ne veut pas dire fictives ou mensongères. Fascinants sont ces moments de tangage, de vacillement entre mémoire et oubli, refoulement et résurgence inopinée qui guettent cet être oxymorique qu’Isaac Deutscher appellera le « juif non-juif ». Souvenons-nous de ces moments où Proust lui-même tente de se définir : il ne veut pas « dire qu’il n’est pas juif » aux antisémites qui l’attaquent ; il signifie à Montesquiou, l’un de ses nombreux amis antisémites, que, s’il est « catholique », « sa mère est juive ». Or il est le premier à savoir que dire « ma mère est juive » revient à dire, indirectement, qu’on l’est aussi de quelque façon…

Empreinte de la race ?

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’importance du second paradigme : celui de la « race » – terme à vrai dire aussi polysémique que peut l’être aujourd’hui celui d’identité, et dont l’usage à l’époque est au moins aussi intempérant, au point d’occuper parfois, dans les débats de l’époque, tout ce que la définition strictement politique du sujet laisse de côté.

Revenons un moment à Bloch et à sa tribu. Ce qui s’émeut en Proust, ce n’est pas seulement, comme on pourrait le croire, « le goût d’orientalisme » de « l’amateur d’exotisme » (II, CG, 498) (qui le fait comparer au Mehmet II de Bellini) ; c’est surtout que Bloch et les siens, au-delà de leur prosaïsme immédiat, voire grotesque, évoquent pour lui « les scribes assyriens peints en costume de cérémonie à la frise d’un monument de Suse qui défend les portes du palais de Darius » (II, CG, 488)13 – ces frises découvertes en 1884 et ramenées au, qui ont durablement impressionné Proust. Si bien que Bloch et tous ces Juifs exotiques qui hantent les restaurants de Paris et les plages de Balbec apparaissent comme les descendants et les « témoins » miraculeusement préservés d’un peuple immémorial ; c’est alors, dit le Narrateur l’ « admirable puissance de la race qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte [...] toute pareille à celle des scribes assyriens » (ibid.).

Dans le même passage, cette traversée des siècles est apparentée à la « puissance du spiritisme » (II, CG, 488), à un prodige accompli « par un effort médiumnimique » (ibid., 489) : sous les vivants, les morts ; sous le présent, ressuscite « l’âme, entrevue par nous dans les seuls musées, l’âme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachée à une vie tout à la fois insignifiante et transcendantale » (ibid.). Les Juifs parisiens de Proust sont une sorte de madeleine archéologique, d’épiphanie de groupe. Il y a donc une forme d’aura juive – au sens benjaminien d’une manifestation du lointain dans le proche – ; il y a quelque chose dans ces spécimens humains qui est plus grand qu’eux, si grande que soit la trivialité de leur existence empirique ou leurs ridicules : « Il me semblait que si j’avais dans la lumière du salon de Mme Villeparisis pris des clichés d’après Bloch, ils eussent donné d’Israël cette même image [...] que nous montrent les photographies spirites » (ibid.)14.

Proust, néanmoins, n’a rien d’un apologète ; il n’est ni Edmond Fleg ni Albert Cohen ; il ne célèbre pas la survie religieuse ou spirituelle d’Israël ; le miracle n’est autre que la conservation elle-même, celle que consacre le type sémitique, le maintien de la « race ». Si quelque chose s’offre à l’admiration, c’est précisément cette ténacité, cette endurance qui semble être une propriété du groupe laquelle, mystérieusement, se transmet à l’individu : c’est ainsi que, dans le Swann vieillissant qui lutte contre la maladie, le Narrateur tirerait sa combativité des qualités ataviques de

cette forte race juive, à l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui [sic] les individus eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au-delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on ne voit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure des prières rituelles, et que commence le défilé ponctuel des parents éloignés s’avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur une frise assyrienne.(III, SG, 103).

Ce qui pourrait n’être que le récit naturaliste d’un homme luttant contre la mort donne lieu ce tissage analogique qui fait passer, sans solution de continuité, du peuple à l’individu, de la persécution raciale à la maladie, qui se prolonge quasiment en une image pieuse (celle du prophète agonisant au grand nez avant l’heure des « prières rituelles »), le tout aboutissant, comme pour les Bloch, à la fameuse « frise assyrienne ». Tout aussi sûrement, on l’a vu, qu’un Saint-Loup ou une Françoise portent la mémoire de la vieille France de « Saint-André-des-Champs », Bloch et Swann, semence d’Israël, sont des échappés non tant du ghetto que de la Judée.

Sur quel terrain se trouve-t-on ? Sur le terrain archéologique et historique ? Sur le terrain biologique ? En vérité, Proust pétrit cette matière poétique et imaginaire, passant de l’un à l’autre sans souci manifeste de cohérence. Parfois le modèle biologique semble l’emporter sur tous les autres et autoriser des raccourcis saisissants. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le Narrateur se livre ainsi à une méditation fort cruelle sur le vieillissement. Sous le visage d’une jeune beauté, dit-il, se trame, imperceptiblement, une révolution anatomique qui, cruellement, fera peu à peu apparaître les défauts : comment, ajoute le Narrateur, pouvons-nous avoir une idée des traits disgracieux que prendront bientôt ces visages harmonieux ? C’est simple : « il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur mère ou leur tante » dont les traits ne manqueraient pas de réapparaître, selon une loi aussi « inéluctable que le patriotisme juif, ou l’atavisme chrétien chez ceux qui se croient le plus libérés de leur race » ; les traits du visage vieillis se tiennent « dans la coulisse, prêt à entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme soudain, imprévu, fatal, tel héroïsme nationaliste et féodal, soudainement issus à l’appel des circonstances d’une nature antérieure à l’individu lui-même » (II, JFF, 245). Et Proust d’ajouter qu’alors que nous nous croyons libres, nous ne percevons pas « la cause première (race juive, famille française, etc.) » qui produit nos idées et nos engagements.

Ainsi la programmation génétique de la transformation d’un visage est mise sur le même plan que le retour de l’atavisme religieux ou racial : phénomène naturel de germination inscrit dans les lois de l’espèce ou du groupe. On trouve une formulation voisine, en plus ramassée, dans Le Temps retrouvé : « Mais aussi j’avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus durables que lui. J’avais vu les vices, le courage des Guermantes revenir en Saint-Loup, comme en lui-même ses défauts étranges et brefs de caractère, comme le sémitisme de Swann. Je pouvais le voir encore en Bloch » (IV, TR, 516-517).

Ce qui se dit là n’est autre qu’une étiologie « raciale » de nos engagements et de nos idées : et en l’occurrence l’explication anticipée de l’engagement des Juifs, et notamment de Swann, dans la cause du dreyfusisme. De Bloch également, le Narrateur ne craint pas de dire qu’il « croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient été imposés par sa race » (II CG, 593) ! Mystères de l’atavisme, traité parfois avec humour, comme dans ce passage où la consommation effrénée de pain d’épice de Swann est expliquée par le fait qu’il souffrait « d’un eczéma ethnique et de la constipation des prophètes » (I, SW, 395) (dont on n’a pas encore trouvé la source scripturaire).

Mais, lorsqu’il est question de la métamorphose de Swann, l’affaire est beaucoup plus sérieuse : c’est à ce propos qu’on a pu dire, non sans raison, que les parcours de Bloch et de Swann se croisaient : là où Bloch n’a de cesse qu’il n’ait effacé tous les signes de sa judaïté, l’histoire de Swann est celle de son retour inopiné mais opiniâtre. Encore faut-il préciser de quoi il s’agit.

C’est l’affaire Dreyfus qui sonne le réveil pour Swann : celui-ci, à l’encontre de l’antidreyfusisme des coteries qu’il fréquente, se lance hardiment dans la cause de la révision du procès, tout comme Bloch (c’est le moment où leurs trajectoires se croisent) – engagement qui est tout près de rendre ce « parvenu » à son statut de « paria » (pour reprendre la typologie fameuse d’H. Arendt) ; le duc de Guermantes lui-même ne manque pas de l’accuser de trahison et d’ « ingratitude » : « Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville – j’avais eu la faiblesse de croire qu’un Juif peut être Français, j’entends un Juif honorable, homme du monde. Or Swann était cela dans toute la force du terme. Hé bien! il me force à reconnaître que je me suis trompé [...] » (III, SG, 77). 

Le trouble vient de ce que ce propos malveillant, et pour tout dire un peu stupide, semble entrer en résonance avec l’interprétation que l’œuvre elle-même propose de la rejudaïsation inopinée de Swann. Ce ne serait pas la première fois que le récit semblerait corroborer des préjugés, quitte à leur ôter leur venin antisémite. Ainsi, dans Du coté de chez Swann, Mme de Gallardon se laissait-elle aller à dire de Swann, apprenant qu’il avait été reçu chez Mme de Saint-Euverte : « Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai ? » (I, SW, 329). Au moment où ce soupçon est formulé, Swann n’est nullement « attaché » à sa religion ; il n’en reste pas moins que le destin de ce demi-Juif baptisé vient ratifier le préjugé, et confirmer que le judaïsme persistait à l’état de latence, n’attendant que l’occasion de se réveiller. C’est peut-être là une réinterprétation barrésienne d’un vieux précepte talmudique, qui veut qu’on ne puisse au fond jamais perdre sa judaïté (« même s’il a péché, il reste juif », dit le Talmud ; autrement dit même le renégat reste un fils d’Israël). Mais ce qui dans le judaïsme est le signe d’une appartenance indélébile (ce que Lévinas appelle « l’irrémissibilité de l’être juif ») ressemble plus à une maladie qu’à une élection.

C’est là qu’interviennent deux passages décisifs qui permettent de faire comprendre peut-être que le discours proustien n’est jamais là où on l’attend :

Le premier est situé dans Le Côté de Guermantes, au point culminant de l’engagement dreyfusiste de Swann :

Je causai un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D’abord parce qu’au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l’étaient pas [...] . Arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères. (II, CG, 868)

Ce « bercail », toutefois, Henri Raczymov l’a noté, n’est pas spécialement religieux ; Swann choisit son camp parce que c’est son sang qui se révolte et qui parle en lui comme il avait parlé chez Sarah Bernhardt (selon les propres termes de l’actrice), chez Spire ou chez Bernard Lazare ; et ce retour de la race, du « patriotisme » juif, du sémitisme, se traduit physiquement, sous le double effet de la politique et de la maladie, comme si le judaïsme refoulé profitait d’un moment de faiblesse, d’un relâchement de vigilance, pour reprendre possession du bourgeois assimilé que Swann avait été toute sa vie :

le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un curieux Valois15. D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui la caractérise, en même temps que le sentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillée. Il y a certains Israélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. (III, SG, 89)

La littérature de ce temps est parsemée de ce scénario du « retour », modulée de toutes les manières possibles (Zangwill, Poldès, bientôt Lunel et Cohen). Le propre de la plupart de ces récits, cependant, du moins quand ils émanaient de plumes juives, était de comporter une dimension édifiante, voire apologétique. Rien de tel chez Proust : le Swann qui s’engage pour Dreyfus n’est pas sur la voie de la rédemption. Le Narrateur n’épargne pas le personnage (alors même qu’il partage une cause qui fut chère à Proust) : et s’il fait apparaître l’antisémitisme du duc de Guermantes, il montre aussi un Swann tellement dévoré par sa passion dreyfusiste qu’elle devient le criterium unique, intolérant et obsessionnel de son jugement, au point de l’aveugler tout aussi sûrement que l’antisémitisme biaise le jugement des antidreyfusards.

De Swann le Narrateur écrit qu’il avait « pu présenter tour à tour les états successifs par où avaient passé ceux de sa race, depuis le snobisme le plus naïf et la plus grossière goujaterie, jusqu’à la plus fine politesse. » (I, JFF, 424) Comme s’il s’agissait pour Proust, à force d’approximations, de mots toujours en excès par rapport à la réalité empirique toujours fuyante de l’individu Swann, d’en faire à tout prix une allégorie improvisée d’Israël, de ses vertus et de ses vices… avant de revenir à une approche plus universaliste.

Ces pages n’ont pas fini de nous déconcerter. Le processus assimilateur avait fait entrer le juif dans une zone d’indétermination sémantique en ce que les critères mêmes de l’identification devenaient incertains, et pour les autres et pour soi-même : qui est juif ? qu’est-ce qu’être juif ? peut-on l’être encore quand on ne l’est plus ? peut-on cesser de l’être ? Ces cas douteux, le Narrateur se plaît donc à les multiplier : du Juif identifiable Bloch, Proust fait un Juif masqué ; du catholique Swann, Proust fait une sorte de Juif engagé, voire enragé. 

Bien malin qui peut dire à la fin où se situe le Narrateur, et a fortiori l’auteur, dans ce jeu permanent de renversements de points de vue : ici il étrille une tribu antipathique de Juifs séparatistes, ailleurs il en loue les vertus rares ; ici il éreinte la balourdise sociale d’un Bloch trop juif, plus tard il exécute un portrait au vitriol du même Bloch assimilé. Là, il laisse entendre que les lois de la race sont inexorables ; ailleurs, il imagine une France où il n’y aurait pas eu d’Affaire Dreyfus et dans laquelle le judaïsme de Swann ne se fût jamais réveillé. Ainsi, le déterminisme de la « race » ne serait pas si infaillible, il se combine chez Proust avec une philosophie qui fait la part belle aux impondérables de l’histoire (II, JFF 507).

La chaîne générative et sociale est ainsi prise entre déterminisme et aléa. Aucune disgrâce n’est définitive, ni aucune ascension assurée. Et il n’est pas jusqu’à Bloch qui ne finisse par donner le change. Rien n’interdit même d’imaginer qu’« un jour », devenu « très vieux », l’ami du Narrateur aurait les mêmes réflexes de caste que le grand monde et, plus piquant, « dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion [...] » (IV, TR, 547)), ni même de concevoir que ses « petits-enfants » « seraient bons et discrets presque de naissance » (ibid., 548) – par quoi la pensée sociale de Proust échappe finalement à tout essentialisme racial.

Approche du « sémythique »

Faisons un dernier pas hors de la pure sociologie et de la théorie des races. Du côté du mythe. Du côté de ce qu’Evelyne Léwy-Bertaut appelle le « mythobiographique ». Et je serais tenté de parler ici du « sémythisme » de Proust.

L’approche proustienne de cette réalité juive tout à la fois fuyante et obsédante, marginale et centrale, ne se comprend sans doute, en dernière instance, que ressaisie dans un complexe mythologique.

Juifs, homosexuels, aristocrates : le récit ne cesse de tisser entre ces trois groupes des réseaux de connivence et d’analogies, dans un jeu de miroirs où un Narrateur qui n’est ni juif ni homosexuel ni noble entre constamment dans le champ magnétique de ces trois catégories problématiques de la République, notoirement surreprésentées dans le roman – trois formes de marginalité, trois « races » maudites ou glorieuses, et parfois les deux à la fois. On ne trouvera pas, dans La Recherche, la moindre réflexion consistante sur le judaïsme comme religion. On ne trouvera jamais non plus de considérations plus ou moins nostalgiques sur la tradition perdue, l’héritage oublié, les ratés de la transmission, alors même que ces thèmes sont déjà très présents dans la littérature contemporaine. La question primordiale ne porte pas sur l’essence du judaïsme, mais sur l’appartenance, les manifestations d’appartenance, les allégeances : « en être » ou « ne pas en être », telle est la question. Soit exactement la même qui commande, autrement modulée, l’orientation ou l’identité sexuelles et les relations mondaines.

C’est dans Sodome et Gomorrhe que Proust module des variations analogiques sur les deux races de proscrits que sont les Juifs et les homosexuels – consciences malheureuses en discordance avec le monde ; obligées de se désavouer, condamnées au mensonge, à la dissimulation, déchirées entre la volonté de fuir leur groupe d’origine et la tentation de s’y réfugier, et prenant « par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race, parfois beaux, souvent affreux » (III, SG, 18). La quasi-race dont il est question ici, au croisement d’une définition biologique et culturelle, est une identité forgée par la persécution et la culture du secret, assimilée à « une franc-maçonnerie » (ibid.)nouveau détournement d’une imagerie antisémite majeure.

Tel est ce que l’on pourrait appeler la race-paria,

Mais il y a aussi, l’autre « race », l’aristocratie du faubourg Saint-Germain. On ne serait certes pas en peine de mettre en lumière, après d’autres, tout ce qui rapproche la mythologie aristocratique de la mythologie juive : sentiment électif ou « orgueil de race » comme on disait alors, ancêtres glorieux, filiation généalogique qui va se perdre dans la plus haute antiquité, et jusqu’au cosmopolitisme qui rend dérisoires les frontières et crée des correspondances possibles entre ces deux « internationales ». Proust en joue plus souvent qu’à son tour. Il fabrique un quiproquo qui fait passer le baron de Charlus pour un Juif auprès de Mme Cottard... Il fait courir la rumeur mensongère des origines juives de Saint-Loup parmi les antisémites et joue à écrire avec un y le noble nom de « Lévy-Mirepoix »... C’est même une infiltration juive chez les Guermantes, lorsqu’il donne pour épouse à Saint-Loup Gilberte Swann, union qui donne naissance à Mlle de Saint-Loup, créature syncrétique, qui unit dans son sang les deux côtés, le côté de chez Swann et le côté de Guermantes, qui semble avoir entièrement absorbé le sang étranger de son grand-père…

Il se trouve que ces deux « races », la juive et l’aristocratique, ont en commun une très singulière protubérance anatomique – fixation souvent relevée chez l’auteur de l’auteur de La Recherche, indiscutablement liée à la prévalence du paradigme biologique. « C’est ainsi que revient la ressemblance, que les ancêtres font enfin surface : en montrant le bout du nez » écrit ainsi André Benaïm16. Proust n’a cessé d’entretenir une équivoque sur le nez busqué des Guermantes qui rappelle le nez juif (dans la typologie raciale évidemment) sans y être totalement semblable. Nez busqué, nez aquilin, nez crochu, nez de Mlle de Saint-Loup qui aurait pu être un nez sémitique mais qui, in fine, devient un nez Guermantes, dans une notation qui ressemble à un repentir... Entre la tare et le tarin, on est ici à l’intersection de l’obsession personnelle et de l’humour juif.

Ce n’est pas tout : on sait que le narrateur de la Recherche passait dans sa jeunesse « tout son temps à table à [se] tirer le nez » pour « tâcher de ressembler » (I, SW, 406) à Swann ; on sait même que Proust dessinait parfois un « nez » en guise de signature : voici donc un écrivain qui, si l’on me passe l’expression, signe du nez. Son blase sémitique serait-il son blason aristocratique ? Ou le malicieux pied de nez à tous ceux qui pourraient être tentés de prendre ses conjectures au pied de la lettre ?

Pour saisir sa judéité, tout se passe donc comme si Proust avait besoin de la situer en miroir de ces deux expériences symétriques de la race paria (les homosexuels) et de la race glorieuse (la noblesse de sang), entre une mythologie de la marginalité et une mythologie du prestige, entre malédiction et élection, déchéance et royauté.

Mais royauté déchue. De fait, ces aristocrates du faubourg Saint-Germain ne sont-ils pas aussi des spectres, des survivants, comme les Juifs ? Ne sont-ils pas, eux les descendants de l’Ancien Régime, à l’image des Juifs de « l’Ancien Testament », condamnés à s’effacer de l’histoire bourgeoise et républicaine, mais étonnamment endurants ? Et si le snobisme proustien n’était que l’autre nom de la compassion pour un monde qui s’entête à survivre, qui tarde à s’éteindre ?

*

Certes, il y a bien chez Proust, et dans La Recherche, tout comme chez Bloch, un « côté qui tenait un peu au Sinaï ». Et aller du côté de chez Swann, c’est toujours aller du côté de chez « soi », du côté de ce « village de la Mancha » (la tache en espagnol) dont l’auteur du Quichotte disait avoir oublié le nom : tare généalogique ou distinction aristocratique, infirmité sociale ou signe électif, ou tout à la fois ?

Mais si Swann, le cygne en anglais, est aussi le « signe » juif de l’écrivain, c’est surtout comme symptôme des imbroglios identitaires de la modernité. L’écrivain, lui, s’il se fait la chambre d’échos de ce charivari, s’emploie à demeurer insituable – affectant une égale distance à l’égard des tribus et des clans, arrimé à son inappartenance, un splendide isolement. Il n’y a de salut que dans une fuite par le haut, un lent processus de détachement, qui fait le sublime de La Recherche mais défie toute essentialisation : les ironies et les apories de l’identité ne sont surmontées qu’au prix d’une échappée hérétique et érémitique dans un désert où il n’y a plus ni juif ni grec. Ce désert qui est la chambre obscure de l’écrivain, à partir de laquelle néanmoins, par le miracle de l’art, il nous restitue le monde qu’il a quitté.

Il n’empêche : si la cathédrale de La Recherche n’est pas une synagogue, si c’est un temple dédié au seul monothéisme dont Proust se revendique le desservant – celui de l’art –, c’est aussi un temple du Temps, un Palais de la mémoire dans lequel, avec une piété toute profane, l’architecte a pris soin de réserver une chapelle d’honneur à son « cher Swann » et de consacrer nombre de tableaux, retables et vitraux à quelques pittoresques tribus d’Israël, dont celle de Bloch…

Un dernier mot : à propos de la frise du palais de Darius, on a relevé17 que Proust commettait une double confusion. Il confondait les Perses (Darius) et les Assyriens, pour mieux les unir aux Hébreux, dans un même ensemble mythique et sémitique. Mais il avait aussi confondu « les archers » de la frise qui défendrait le palais de Darius avec des « scribes ». A-t-on jamais vu des scribes défendre un palais ? N’est-ce pas là aussi une assez belle image, quasi messianique, que celle qui substitue le scribe à l’archer, l’écrivain au guerrier, la plume à l’épée ?

Après tout, qu’est-ce qui nous interdit d’imaginer Proust, sinon en écrivain juif, du moins en scribe sémite, rempart d’un temple invisible, sentinelle de « l’édifice immense du souvenir », gardien de la mémoire des morts ?

 

1 André Gide, Journal I, 24 janvier 1914, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 19149, p. 396.

2 Jacob Lévy, Les Doubles Juifs [1927, Ferenczi], rééd. Les Belles-Lettres, 1999, préface, p. VIII.

3 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, éd. de J.Y Tadié, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, vol. 2, p. 702. Toutes nos références seront tirées de cette édition ; les mentions de pages figureront dans le corps de l’article.

4 Antoine Compagnon, Proust, du côté juif, Gallimard, 2022. Impossible ici de faire la liste considérable des études portant sur le sujet du judaïsme et de la judéité chez Proust. Nous nous situerons pour notre part non dans la filiation des études judaïsantes de Proust (Juliette Hassine, Patrick Mimouni) mais plutôt dans le sillage de l’étude remarquable d’Henry Raczymov (« Proust et la judéité : les destins croisés de Swann et de Bloch », in Ruse et déni. Cinq essais de littérature, PUF, 2011) et du livre non moins stimulant d’André Benaïm, Panim. Visages de Proust, P. U. du Septentrion, 2006.

5 Juliette Hassine voit de l’ironie dans cet éloge « trop accentué » (« L’écriture de l’Affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust », in R. Koren et D. Michman (éds), Les intellectuels face à l’Affaire Dreyfus alors et aujourd’hui: perception et impact de l’Affaire en France et à l’étranger, 1998, pp. 243-257 (consulté sur Internet). Cette ironie ne saute pas aux yeux. Il y a un fond barrésien chez Proust qu’il semble vain de nier.

6 V. l’ouvrage important de Pauline Moret (Race et imaginaire biologique chez Proust, Garnier, 2016) auquel nous sommes très redevable.

7 Cf. Geneviève Vermès, « Quelques étapes de la Psychologie des peuples (de la fin du XIXe siècle aux années 1950). Esquisse pour une histoire de la psychologie interculturelle », in L’Homme & la Société, 2008/1-2-3, p. 149-161.

8 Le Narrateur note même que la manière de prononcer « israélite » selon qu’on fait entendre un z ou un s devient un indice du degré de sympathie ou d’antipathie qu’on accorde aux Juifs (II, JFF, 257).

9 Ce Dumont fait résonner ironiquement à la fois un signifiant juif (du mont… Sinaï) et antisémite (Drumont).

10 Voir notamment l’incident du vase de fleurs de Mme de Villeparisis qui, au lieu d’excuses, s’accompagne de deux mufleries (« Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillé » (II, CG, 513) / « Quand on n’a pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans risquer de tremper et même de blesser les visiteurs on ne se mêle pas d’avoir de ces luxes-là » (514) ; Voir aussi le « si j’avais su ! » lancé par Bloch à voix haute lorsqu’il comprend qu’il a traité avec mépris la baronne de Rothschild en personne (II, CG, 796).

11 Cette correspondance a, cela va sans dire, été relevée par de nombreux commentateurs (dont Raczymov, art. cit.)

12 « M. Swann, beaucoup plus jeune était juif. [...] Il était quoique beaucoup plus jeune, le meilleur ami de mon grand père (sic) qui pourtant n’aimait pas les juifs. C’était chez lui un de ces petites faiblesses, de ces préjugés absurdes comme il y en a précisément chez les natures les plus droites, les plus fermes pour le bien » (cité par Bernard Brun, « Brouillons et brouillages : Proust et l’antisémitisme », in Littérature, n°70, Armand Colin, p. 115).

13 Sur le travail de cette référence, l’ouvrage de Pauline Moret (op. cit.) est essentiel.

14 On pourra comparer ces passages à une réflexion de Georges Clemenceau dans son recueil Au pied du Sinaï (1898) qui, à propos d’un certain type de Juifs de Galicie, écrit « la Bible et l’Évangile passent en tableaux vivants » (éd. de l’Antilope, 2022, p. 66).

15 On voit par là que le nez de Swann connaît un destin contraire à celui de Bloch qui se déjudaïse sous l’effet du camouflage…

16 A. Benaïm, op. cit., chap. V.

17 Pauline Moret, op. cit., p. 180.



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- Auteur : Philippe Zard
- Titre : La tare et le blason : approches du sémythique proustien
- Date de publication : 29-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=331
- ISSN 2105-2816