Le défaut de la langue. Saniette, celui qui ne savait pas parler.
Karen Haddad
Université Paris Nanterre (LIPO) Des défauts, ce n’est pas ce qui manque dans la Recherche. Hormis la mère et la grand-mère, aucun personnage, Narrateur compris, n’en est exempt. Snobisme, jalousie, cruauté, envie, paresse… pour ce qui est des imperfections morales, on a l’embarras du choix. Quant aux tares physiques, petites ou grandes, elles sont partout : peaux grêlées, embonpoint ou maigreur excessive, verrues, mâchoires chevalines ou nez imposants… elles viennent souvent rappeler, chez Proust, les aberrations du désir et la relativité du regard. Si Odette, généralement considérée comme « une femme ravissante »1, a pour seul défaut physique de ne pas correspondre aux goûts sexuels de Swann, c’est bien pour un contrôleur de tramway « bourgeonné, laid, vulgaire, aux yeux rouges et myopes » que Charlus délaisse la « merveilleuse » princesse de Guermantes2. La victime idéaleAu milieu de cette galerie de portraits peu reluisants, le personnage de Saniette a pour particularité de combiner un léger handicap physique et une qualité morale, une difficulté d’élocution qui révèle une incapacité à faire le mal :
« Bouillie » dans la bouche, « premier âge » : Saniette, vieil archiviste distingué, n’a pourtant rien d’un nourrisson, et nul ne songe, dans la Recherche, à s’attendrir sur son compte. Si on se souvient de lui dans la Recherche, c’est pour son statut de victime récurrente des Verdurin : cible constante de leurs moqueries, chassé de chez eux dans Un Amour de Swann, puis dans La Prisonnière en deux scènes d’un parallélisme remarquable4, il meurt des suites d’une attaque dans la cour de l’hôtel de ses bourreaux. Par l’une de ces résurrections célèbres qui marquent les parties inachevées de la Recherche, on le retrouve cependant quelques pages plus loin, non en personne, mais objet de discussion entre les Verdurin, ayant survécu à une attaque qui a cette fois pour cause sa ruine à la Bourse5. Toutes ses autres apparitions, même fugitives, soulignent sa vulnérabilité autant que sa fidélité aux Verdurin, chez lesquels il revient toujours, ceux-ci s’employant tour à tour à le martyriser et à le cajoler :
Proust emploie à plusieurs reprises le registre militaire (ou lycéen, ce qui, on le voit, est un peu similaire dans son cas) : M. Verdurin demande au maître d’hôtel « de mettre une carafe d’eau près de Saniette qui ne buvait pas autre chose », selon la règle qui veut que « les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris »7, Saniette tremble devant ses bourreaux comme devant « un sergent recruteur », il est soulagé d’échapper aux « coups », à la « torture »… Avant même sa mort, Saniette est l’occasion de révéler la violence à l’œuvre dans le salon mondain, dont les membres se transforment en « foule », en meute s’acharnant sur sa victime :
René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, pointait déjà ce statut de « souffre-douleur », né précisément de la fidélité de Saniette, révélant par là même le mensonge sur lequel est fondé le petit clan des Verdurin, leur désir pour les « médiateurs » que sont les Guermantes absents et haïs :
Bien plus tard, René Girard revient sur cet extrait de Sodome et Gomorrhe dans un entretien, et commente en particulier la formule de Proust sur « l’instinct d’imitation » :
L’auteur de La Violence et le sacré n’emploie pas, à propos de Saniette, le terme de « bouc émissaire », mais d’autres le feront après lui, tel Alberto Beretta Anguissola qui évoque le « véritable sacrifice d’un bouc émissaire, conforme à toutes les règles bien décrites par René Girard et, avant Girard, par plusieurs anthropologues », allant jusqu’à voir en lui une figure christique qu’il compare, dans la structure de la Recherche, à celle de Dreyfus :
Alberto Beretta Anguissola rapproche également Saniette du héros de L’Idiot de Dostoïevski – personnage, on le sait, bien connu de Proust – qu’il assimile lui-même à une figure christique, « qui tend l’autre joue » à ses bourreaux. Ce rapprochement, cependant, semble peu convaincant : Saniette est loin d’avoir le charme du Prince Mychkine, lequel, malgré ses « défauts », et son « idiotie » apparente, attire à lui tous les êtres, et qui, même s’il partage avec lui la timidité et la crainte de s’exprimer en public, se montre souvent d’une éloquence décisive. Souffre-douleur, bouc émissaire, voire figure christique, Saniette, l’homme à la parole difficile, serait donc la pure victime, prise dans un jeu sado-masochiste qui lui échappe ; rejoindrait-il ainsi les quelques rares personnages « innocents » de la Recherche ? Pourtant, Saniette, outre son problème d’élocution, n’est pas sans défauts, et le Narrateur dans Sodome et Gomorrhe, note même, à propos du personnage, revenu chez ces Verdurin qui l’ont chassé dans Un Amour de Swann, que ses « défauts s’étaient aggravés », le comparant à Cottard sur ce point, et, de façon étonnante, à l’avantage de ce dernier :
Ces défauts « du point de vue mondain », on le voit, sont identiques à ceux d’autres victimes, nombreuses dans la Recherche, et pas seulement des Verdurin, mais des Guermantes ou de Mme de Villeparisis, comme Bloch, comme Legrandin, comme tant d’autres (dont certains, comme le montre l’étude génétique, sont parfois interchangeables) : snobisme, peur de déplaire masquée par une assurance factice, bavardage fastidieux… Défauts largement partagés donc, mais qui empêchent Saniette d’être tout à fait un « saint ». Le Narrateur, au fil des volumes – Saniette est particulièrement présent dans Sodome et Gomorrhe et dans La Prisonnière, soit les deux volumes où les Verdurin sont les plus nocifs – lui octroie même cette forme particulière de lâcheté, qui est la sienne depuis toujours et dont il ne manquera pas de faire état au moment où se prépare l’exécution de Charlus :
Saniette, dans le train vers la Raspelière, s’enfuyait de la même façon peu glorieuse devant Cottard faisant chasser un paysan d’un compartiment de première classe – et dans le même lieu, puisque le Narrateur, lui, se réfugiait dans le « cabinet sentant l’iris » :
On reviendra plus loin sur cette proximité avec le Narrateur, mais cette lâcheté (devant un danger évidemment disproportionné) semble donner raison aux Verdurin qui, comme il convient dans ce type de relations, reprochent à leur victime d’être trop consentante et de ne pas se rebeller contre leur pouvoir tyrannique. Ainsi Mme Verdurin se défend-elle des accusations du Narrateur :
Encore ce « défaut », comme celui de sa langue, n’est-il au fond qu’une manifestation de sa qualité, cette trop grande bonté, ces « duretés » dont il est incapable, de même que le chien fidèle peut devenir un « chien couchant ». Pour enlever toute chance à Saniette d’être vraiment sympathique, le Narrateur ajoute enfin à ces traits l’indiscrétion, en un des rares passages réellement comiques où apparaisse le personnage, qui sans cela, provoque lors de ses visites « un spleen intolérable » :
On l’a dit, Saniette apparaît essentiellement dans les volumes où sévissent le plus les Verdurin. On peut supposer que, d’abord silhouette de souffre-douleur à peine esquissée dans Un Amour de Swann, il se soit enrichi au fil des additions pour devenir une figure plus complexe. Au-delà de ce rôle de victime parfaite, apparaît alors la particularité de Saniette : il meurt non des défauts qu’il partage avec d’autres, mais de son défaut à lui, bien particulier. Un usage défectueux du langageEn quoi Saniette meurt-il de son défaut ? Selon un glissement métonymique proche du calembour qui n’est pas rare chez Proust, on passe en effet du défaut de la langue qu’a Saniette quand il parle, au défaut de la langue qu’il parle, excessivement précieuse ou archaïque, souvent inintelligible, toujours mal à propos en tout cas. Symétriquement, c’est par les mots des autres qu’il est blessé, voire torturé. Lors de l’épisode d’Un Amour de Swan, c’est un « mot maladroit » dont on ne saura rien de plus qui provoque la colère feinte ou simulée de son parent, Forcheville, et les invectives grossières qui ont pour effet de le faire « balbutier », rappel de son défaut enfantin :
Auparavant, c’était aussi pour son mauvais usage du langage que Saniette s’était fait remarquer de Swann – cherchant à briller, il invente de toutes pièces une anecdote qui le rend encore plus pathétique :
Saniette, d’ailleurs, n’a pas de chances avec les anecdotes et les mots d’esprit, car même lorsqu’il en dit ou en invente, ils deviennent insipides dits de sa bouche défectueuse :
Mais les scènes qui vont provoquer la disgrâce définitive et la mort de Saniette sont bien celles qui combinent le défaut de l’organe et son usage défectueux. Certes, dans la scène de Sodome et Gomorrhe déjà citée, c’est le défaut de prononciation qui semble, au départ, responsable des attaques de M. Verdurin – « Ce n’est pas de la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler », répond-il à Mme Verdurin qui feint de lui rappeler que Saniette n’est pas responsable de son handicap20. Dans son acharnement, M. Verdurin imite même le bafouillement de sa victime : « « Ch, che, tâchez de parler clairement »21 Mais c’est ensuite la façon allusive et détournée dont s’exprime le malheureux Saniette qui excite les coups de son bourreau, avec d’autant plus de mauvaise foi que c’est le langage même des Verdurin que, dans ce passage tout au moins, il essaie d’imiter, cherchant à parler comme eux pour être comme eux, voire en être :
Quand, interrogé un peu plus loin sur l’interprète de cette pièce, Saniette répond « la Zerbine », il se fait traiter de « pédant », mais aussi de « toqué ». Non seulement Saniette ne sait pas prononcer, mais il parle de façon anormale, dans une langue qui justifierait de le faire « emmener » ou « enfermer » (deux mots que Verdurin emploiera à son égard). Dans La Prisonnière, enfin, la scène est beaucoup plus développée et fait l’objet de préparations plus longues, Saniette, depuis le début de la soirée, étant à chaque fois repris sur sa façon de parler, de nouveau désignée comme pathologique, en une série de répliques qui seraient comiques si elles n’avaient cet aboutissement dramatique. Pour Charlus – future victime de la soirée – qui s’inquiète du « singulièrement » employé à propos de Morel – Brichot (autre future victime, plus tard) est ainsi obligé de traduire le langage de Saniette :
« Il devenait avec les formes anciennes du langage d’une exaspérante familiarité », avait déjà noté le Narrateur dans ce même passage, familiarité qui l’empêche de voir que la tournure ancienne est désormais une « faute » au regard du langage courant. La « folie » de Saniette consisterait-elle à ne plus distinguer les formes correctes du langage ? Avant même que la soirée ne commence, Verdurin l’avait ainsi traité de « gâteux », pour un autre usage archaïque en se demandant s’il fallait « lui rapprendre le français comme aux gens qui ont eu une attaque »24 -- anticipant, de façon presque performative, sur celle qu’il va causer un peu plus tard. Mais c’est surtout, bien sûr, lors de cet échange avec M. Verdurin après le concert – ajout tardif dans le manuscrit, rappelons-le – que Saniette apparaît littéralement coupable de sa façon de parler, « s’enfonçant » un peu plus à chacun de ses mots, systématiquement relevé parce qu’il ne veut rien dire :
Saniette meurt ainsi d’avoir mal parlé, voire d’avoir parlé tout court. Les seuls moments où on le voit ainsi « souffler » sont ceux où il goûte un « silence méditatif », « un silence heureux » qu’on ne le laisse pourtant goûter qu’après l’avoir soumis à un interrogatoire incessant. Sensibilité excessive, usage personnel de la langue qui le voue à l’incompréhension générale, voire accusation de folie : il est alors aisé de voir en Saniette un de ces nombreux (et parfois plus prestigieux) avatars du Narrateur, incarnations partielles de son futur rôle de créateur, dont Swann et Charlus, mais également Legrandin, Bloch… sont les figures principales, chacun à sa façon. Voire de l’auteur, dont les débuts dans le monde, on le sait, sont loin d’avoir été aussi brillants que ceux du Narrateur. Pour François Bon, il faut ainsi
Au-delà du modèle biographique du futur écrivain voué aux « bouts de table », Saniette peut apparaître comme une figure de l’artiste, celui qui meurt spécifiquement de son usage du langage, incompris et torturé (et qui se fait même accuser de « plagiat » comme on l’a vu plus haut, lorsqu’il se fait voler ses inventions). Certes, il s’agit d’une figure imparfaite, pleine d’auto-dérision, une fausse piste comme il y en a tant dans la Recherche. Car l’usage que fait Saniette du langage est en effet fautif, mais pas au sens où l’entendent les Verdurin : il n’est en aucun cas un modèle, puisque, Proust le répète, dans son œuvre critique comme dans la Recherche, l’écrivain doit se faire sa langue, en « l’attaquant », et non reprendre, comme le fait Saniette, les formes archaïques qu’il croit plus élégantes et qui sont mortes27. Le défaut qui détruit les défautsCependant, à la différence de ces personnages-reflets qui viennent d’être cités, Saniette, et on finira sur ce point, possède une autre particularité : son défaut fait office de révélateur, faisant apparaître ceux des autres, bien sûr, mais surtout, remettant en question la notion même de défaut. Les coups qu’il reçoit annoncent ainsi ceux qui vont en frapper d’autres, jusqu’ici épargnés, en un terrible avertissement. Dans Un Amour de Swann, c’est un autre visage encore inconnu d’Odette qui se découvre à Swann horrifié :
Certes, cette révélation est passagère, et il s’écoulera encore un certain temps avant la disgrâce de Swann, mais celle-ci est ainsi préfigurée par celle de Saniette (que Swann n’a rien fait pour empêcher, malgré la compassion qu’il éprouve pour lui)29. Quant à la scène de La Prisonnière, elle prend place pendant la grande réception chez les Verdurin qui va mener à la chute de Charlus. Si Saniette meurt, Charlus, lui, tombe malade et frôle de peu la mort. L’expulsion de Saniette prépare, là encore sur le mode mineur, celle de Charlus, et révèle jusqu’à quelle extrémité – mortelle – peut aller la cruauté des Verdurin – dont à ce stade, on a eu assez d’exemples, mais dont les conséquences n’avaient jamais été aussi graves. Mais justement, on n’en a pas fini avec Saniette – littéralement. On l’a dit, il partage en effet avec Swann, Cottard et quelques autres le privilège de ressusciter dans un autre passage de La Prisonnière, en une sorte de post-scriptum à l’expulsion et à la maladie de Charlus : les Verdurin, après le départ des invités, discutent du sort de Saniette, qui était donc, dans cette version, absent de la soirée et décident de lui constituer une rente, en s’arrangeant, de surcroît, pour lui laisser croire qu’il s’agit d’un legs de la Princesse Sherbatoff ! et la rente en question n’est pas non plus anodine, puisqu’ils envisagent, pour l’assurer, de renoncer à louer la Raspelière qui faisait leur orgueil… L’inachèvement de la Recherche nous prive sans doute d’une série d’autres retournements, et on en est réduit à imaginer quelles auraient été les conséquences de cet acte généreux. On sait seulement qu’il n’est pas resté à l’état de projet, puisque, au moment de l’enterrement de Saniette, le Narrateur en apprend l’existence par Cottard, mis dans le secret. Saniette permet donc aux Verdurin de dévoiler à leur tour un autre visage, et de corriger leurs terribles « défauts », eux-mêmes revers de leurs qualités. Ils ne sont pas « tels » qu’ils paraissaient, à l’image de ces personnages de Dostoïevski qu’évoque le Narrateur à peine quelques pages plus loin en discutant avec Albertine :
On sait que pendant la rédaction de La Prisonnière, mais surtout en 1921-22, au moment où se préparait sa publication, Proust a lu et relu le romancier russe (et encore écrit sur lui presque à la veille de sa propre mort)31. Il est donc possible que cette proximité même ne soit pas un hasard, tant le revirement des Verdurin – autre addition manuscrite, il faut le rappeler – ressemble en effet à ceux d’autres personnages « sournois » ou cruels chez Dostoïevski, comme par exemple le terrible Svidrigaïlov de Crime et Châtiment, devenu le bienfaiteur de la famille Marmeladov, et d’autres encore. Le Narrateur, en tout cas, en tire les conséquences qui s’imposent, et développe une véritable théorie du personnage mouvant, et en fin de compte inexistant :
Ainsi les Verdurin – ou plutôt Saniette, et l’usage qu’ils en font, pourrait-on dire – offrent-ils déjà une forme de réponse aux questions qui vont hanter le Narrateur, dans La Prisonnière et surtout dans Albertine disparue :
Si, avec le cycle d’Albertine, c’est l’un des passages de la Recherche qui fait apparaître le plus clairement la labilité des personnages, pour autant, il ne s’agit nullement d’une conversion des Verdurin, et il n’y a pas plus de « fond » des Verdurin qu’il n’y en a d’Albertine. Peut-être étaient-ils déjà, comme l’affirmait Mme Verdurin, et avant même le revirement final, les bienfaiteurs de Saniette ?
expliquait-elle ainsi au Narrateur pour excuser leur apparente méchanceté34. Mais peut-être ce trait de bonté aurait-il été suivi d’un nouvel acte de cruauté ? Il ne les empêche nullement, en tout cas, de se trouver un nouveau souffre-douleur : Brichot, qu’« on » avait déjà brouillé avec sa maîtresse, prendra dans Le Temps retrouvé la place de Saniette « définitivement » mort35. Quant à Saniette lui-même, on peut supposer que Proust, comme à son habitude, n’aurait pas résisté au plaisir de transformer son personnage – on a vu qu’il commençait déjà, dans Sodome et Gomorrhe, à lui attribuer lâcheté et indiscrétion. Du point de vue de Mme Verdurin, n’est-ce pas Saniette qui « tue » M. Verdurin par sa bêtise et qui, par son « égoïsme », met à l’épreuve « l’ange » qu’est son mari ? Ainsi s’inquiète-t-elle en le voyant partir « comme un homme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l’air » :
À l’instar de l’adorable Saint-Loup surpris en train de prononcer des « paroles machiavéliques et cruelles » qui donnent l’impression qu’il « [récite] un rôle de Satan »37, Saniette aurait peut-être, lui aussi, fini par dévoiler sa face sombre, qui sait ? par vraiment tuer les Verdurin au lieu d’être tué par eux ? Ou encore aurait-il laissé voir sa face géniale, comme Vinteuil avec qui il partage l’humiliation et la bonté…38 Ainsi, ce que révèle le défaut… c’est que le défaut n’existe pas, ni dans la littérature, ni dans la « réalité » dont elle prétend rendre compte. Le « défaut de la langue » de Saniette, petit détail pourtant « réaliste » et presque trivial qui lui donne sa consistance comme personnage de roman, est aussi ce qui permet de faire apparaître le caractère mouvant et « illogique » de toute construction romanesque. Comme l’écrira plus tard un grand lecteur de Proust :
Tout est réversible chez Proust : non dans la perspective d’un dévoilement ultime de la vérité, mais dans un mouvement sans fin qui abolit les notions mêmes de défauts et de qualités.
1 Un Amour de Swann, À la Recherche du Temps perdu, édition en 4 volumes publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987-1989, I, p. 192. Toutes les références à la Recherche se feront dans cette édition. 2 Sodome et Gomorrhe, II, notes et variantes, p. 1304. 3 Un Amour de Swann, I, p. 200. 4 Un Amour de Swann, I, p. 272-273 ; La Prisonnière, III, p. 769-770. 5 La Prisonnière, III, 828-830. La mort de Saniette, comme le revirement des Verdurin, figurent sur des additions, voir notes de ce même volume, p. 1755 et 1769. La première avait été dactylographiée à part, néanmoins, et n’avait pas encore trouvé sa place, tandis que la seconde se raccordait à la maladie de Charlus. Dans les premières éditions de la Recherche, le récit de la mort de Saniette figurait en note, voire pas du tout. 6 Sodome et Gomorrhe, III, p. 294. 7 Ibid, III, p. 321. 8 Ibid., III, p. 324. 9 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, p. 474-475. 10https://enkidoublog.fr/2018/12/15/sur-le-theme-de-la-these-mimetique-de-rene-girard-un-texte-de-marcel-proust/ 11 http://www.luglieditore.com/forum/proust01/archivi/beretta1.htm. L’anagramme – mis à part les jeux sur Gilberte/Albertine – est assez rare chez Proust, et l’hypothèse semble peu fondée. Si le point de départ du personnage semble avoir été l’obscur M. Seignette, professeur de physique au Lycée Condorcet, la transformation du nom peut cependant attirer l’attention : l’allusion aux souffrances du Christ pourrait, en ce cas, être trouvée dans l’homophonie peu flatteuse avec le terme « sanies », souvent associé au supplice du Christ (et qu’on trouve notamment chez Huysmans et Jean Lorrain). 12 Sodome et Gomorrhe, III, p. 265. 13 La Prisonnière, III, p. 813. 14 Sodome et Gomorrhe, III, p. 268. 15 Ibid., III, p. 342. L’expression sera reprise, dans la bouche de M. Verdurin, cette fois dans La Prisonnière, au moment où Saniette attend patiemment qu’on prenne ses affaires : « Qu’est-ce que vous faites là dans cette pose de chien couchant ? » (III, p. 732). 16 Ibid., III, p. 412. 17 Un Amour de Swann, I, p. 272. 18 Ibid., I, p. 257. 19 Sodome et Gomorrhe, III, p. 328. 20 Ibid., III, p. 324-325. 21 Ibid., III, p. 324. 22 Ibid., III, p. 325. 23 La Prisonnière, III, p. 731 24 Ibid., III, p. 733. 25 Ibid., III, p. 770. 26 http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3311 27 Voir lettre à Madame Straus du 6 novembre 1908, Correspondance, publiée sous la direction de Philip Kolb, tome VIII, Paris, Plon, 1981, p. 276 « Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue comme chaque violoniste est obligé de se faire son ‘‘son’’. […] La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui Madame Straus ! » ; et Le Côté de Guermantes, II, p. 839. L’écrivain qui croit qu’il suffit de transposer le langage « passéiste » des aristocrates, y trouve un plaisir qui « n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter telles quelles dans son œuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en se disant ‘‘C’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi’’. » 28 Un Amour de Swann, I, p. 273. 29 Le souvenir de la scène réapparaît plus loin, on le sait, lorsque Swann repense à celle de sa propre expulsion et imagine Odette avoir pour Forcheville « les mêmes regards, brillants, malicieux et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin » (p. 295). 30 La Prisonnière, III, p. 880. 31 Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon livre, L’Illusion qui nous frappe, Champion, 1996. 32 La Prisonnière, III, p. 830 33 Albertine disparue, IV, p. 97. 34 La Prisonnière, III, p. 732. 35 Le Temps retrouvé, IV, p 368. 36 Sodome et Gomorrhe, III, p. 363. 37 Albertine disparue, IV, p. 53. 38 Un auteur de romans policiers semble avoir envisagé une telle « revanche » : dans Les Douze travaux de Saniette, « l’inspecteur Saniette, timide adjoint du commissaire Swann et souffre-douleur du Préfet Verdurin, prend de la bouteille, de l’assurance, de la graine, et monte en grade » (Michel-Henri Dufay, La Cardere, 2008). 39 Claude Simon, « La fiction mot à mot », Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2006, p. 1188. ___________________________________________________ - Auteur : Karen Haddad
- Titre : Le défaut de la langue. Saniette, celui qui ne savait pas parler. - Date de publication : 29-04-2023 - Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense - Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=332 - ISSN 2105-2816 |