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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


La communauté, le défaut et la faute

Julie Brugier


Université Paris-Nanterre

À Camille Dumoulié, qui m’a initiée à la recherche

Dans son sens premier, le défaut renvoie au manque, à l’absence ; comme le souligne le Trésor de la langue française, le défaut est l’« absence d’une chose ou d’une personne dont la présence serait nécessaire ou souhaitable (généralement pour former un ensemble cohérent)1 ». Quasi-synonyme de carence et de pénurie, il rejoint, étymologiquement, la notion de faute, qui dénote elle aussi un manque, une faille. Dans son Dictionnaire historique de la langue française, le linguiste Alain Rey rappelle que le mot « défaut » vient de l’ancien français défaulte, dérivé de « défaillir », d’après « faute »2. La « faute », quant à elle, vient du latin fallita, l’action de faillir, mot lui-même dérivé de fallere, faillir3. La proximité des deux mots apparaît également dans leur évolution. Alain Rey identifie deux grands champs sémantiques dans l’histoire du mot « défaut » : un premier, plus ancien, regroupe les acceptions qui dénotent une pénurie ou un manque ; un deuxième regroupe les acceptions qui ont trait à l’imperfection d’un objet ou d’une personne. D’après le linguiste, l’utilisation du mot défaut pour désigner l’imperfection physique ou celle d’une œuvre ne serait attestée qu’à partir du XVIe siècle, et le sens moral n’aurait émergé qu’au XVIIe siècle. Dans son Dictionnaire de l’ancien français, en effet, Greimas propose comme sens premier de défalte le manque ou la perte, sans mentionner le défaut physique ou moral4. Dans son Dictionnaire du moyen français, défaulte évoque aussi l’idée d’un manquement aux obligations, ce qui tend à rapprocher le défaut de la faute5. Le défaut au sens d’imperfection physique ou morale apparaît au XVIIe siècle chez Furetière, lequel le définit d’abord comme « imperfection, vice naturel ou acquis », en prenant pour exemple l’incivilité, mais aussi le fait d’être bossu, boiteux ou difforme6.

Alain Rey place la faute sur le terrain moral en donnant pour sens premier la transgression d’une règle morale ou d’une loi religieuse ; le sens de manquement à une règle plus générale serait apparu par extension. Il souligne cependant que la faute et le défaut se font longtemps concurrence pour désigner le fait d’être en moins (sens que l’on retrouve dans les expressions « sans faute » ou « faute de »). En moyen français, la faute désigne le manque, l’absence, mais aussi le manquement à un devoir. Au XVIIe siècle, Furetière insiste sur cet aspect en faisant de celle-ci un synonyme de péché, une action contre la loi divine ou humaine. À l’inverse, le Littré atténue cette connotation morale et religieuse en proposant une définition très proche de celle du défaut : la faute est l’action de faillir, un « manquement contre »7, tandis que le défaut est l’action de défaillir, une « privation de »8. Alain Rey note enfin que si les deux mots sont proches, ils ont une nuance de sens importante : la faute désigne plutôt l’action ou son résultat, tandis que le défaut exprime une tendance, un trait de caractère.

Cette brève synthèse de l’histoire de ces deux mots permet d’entrevoir leur richesse lexicale et conceptuelle, et de justifier leur rapprochement. Il s’agira dans cet article de s’appuyer sur le lien entre la faute et le défaut afin d’appréhender le concept de communauté, en particulier dans l’œuvre romanesque de William Faulkner. En effet, comme l’a observé Édouard Glissant, la communauté est « le lieu (l’objet et le sujet) de cette œuvre9 » : l’écrivain interroge sans relâche le sens même de l’être-en-commun, ses possibilités et ses impossibilités et pose, de façon obsessionnelle, la question du défaut, de la faute et de l’origine de la communauté. Il s’agira dans un premier temps d’étudier la genèse du concept : comment la communauté en est-elle venue à être envisagée comme ce qui, par excellence, ferait défaut ? Considérée comme une forme de sociabilité qui se serait dissoute dans la société, la communauté se définit souvent comme un défaut de communauté : perdue, elle serait à retrouver. Cette perspective est mise à mal par l’œuvre romanesque faulknérienne et par la façon dont elle déconstruit le mythe de la communauté perdue, l’idée d’une communauté faisant défaut. En effet, comme on le verra dans un deuxième temps, les romans de l’auteur montrent les liens entre les origines de la communauté et la faute originelle qui la fonde. Certains personnages permettent enfin de prendre la communauté en défaut, d’en montrer les failles : ils déconstruisent la fiction de cohésion et montrent qu’il n’y a pas de communauté perdue vers laquelle revenir.

Du défaut de communauté à la faute de la communauté

C’est dans l’essai Communauté et société (Gemeinschaft und Gesellschaft), publié en 1887 par le sociologue et philosophe allemand Ferdinand Tönnies, que la dichotomie entre communauté et société est formulée pour la première fois de façon explicite. Celui-ci considère que la société émerge du processus de dissolution de la communauté. La communauté est « familière, intime et exclusive10 » : elle n’existe qu’à petite échelle et elle est fondée sur les liens de sang (la parenté), de lieu (le voisinage) et d’esprit (l’amitié). À l’inverse, la société n’est pas un lien naturel, elle est fondée sur l’individualisme et sur une logique marchande. Pour Tönnies, « on entre en société comme en terre étrangère11 ». De l’une à l’autre, il y a une évolution négative, d’un ensemble cohérent à une société atomisée.

D’après le philosophe Jean-Luc Nancy, cette vision de la communauté relève d’un fantasme philosophique, omniprésent dans la pensée occidentale et dont il situe l’origine chez Rousseau, le premier à éprouver « la question de la société comme une inquiétude dirigée vers la communauté, et comme la conscience d’une rupture (peut-être irréparable) de cette communauté12 ». Ce fantasme consiste à faire de la communauté la béance au fondement de la société : son défaut, donc, au sens premier du terme. La communauté manquerait à la société et l’empêcherait de faire cohésion ; absente, car perdue, elle serait nécessaire pour donner forme au lien social. Selon le philosophe, cette conception de la communauté est moins rétrospective que prospective : elle relève d’un immanentisme, d’une pensée téléologique pour laquelle la communauté est une essence à réaliser sans restes – c’est cette vision de la communauté qui opère dans les totalitarismes.

À l’inverse, Nancy aborde la communauté sous l’angle du désœuvrement, notion qu’il reprend à Maurice Blanchot. Pour Nancy, la communauté n’a pas lieu comme œuvre, elle est « cela qui n’a plus à faire ni avec la production, ni avec l’achèvement, mais qui rencontre l’interruption, la fragmentation, le suspens13 ». Inachevée, irréalisable, la communauté désœuvrée n’est ni un but, ni quelque chose d’historique, mais, comme le note la chercheuse Céline Guillot, « un événement, un appel, éventuellement [...] une exigence14 ». Sans archè ni télos, elle n’a aucune essence. Désœuvrée chez Nancy, elle est négative chez Blanchot, ne pouvant pas se présenter comme substance ou comme projet. Désœuvrer la communauté ou parler d’une communauté négative revient donc à inscrire doublement l’absence au cœur de la communauté, puisqu’elle n’a jamais eu lieu et ne peut jamais se réaliser de façon prospective. Si elle échappe à la dialectique de la perte et du recouvrement, cette vision de la communauté n’en rejoint pas moins la notion de défaut : puisqu’elle n’a pas eu lieu telle que nous pouvons l’imaginer, elle ne peut être perdue, mais elle n’en pas moins ce « qui rencontre l’interruption, la fragmentation, le suspens15 », une exigence imparfaite, une faille.

L’évolution sémantique du mot communauté implique étymologiquement une négativité et permet de tracer des liens avec le défaut et la faute, ainsi que l’a souligné Roberto Esposito dans son ouvrage Communitas. Origine et destin de la communauté, publié en 2000. Le philosophe italien montre que le commun a souvent été défini comme une propriété de ceux qu’il réunit ou comme une substance produite par leur union : il devient dans cette perspective « une qualité qui s’ajoute à leur nature de sujet, les faisant de surcroît membres d’une communauté, c’est-à-dire encore plus sujets16 ». Cette vision de la communauté est indissociable de ce qu’il appelle une « sémantique du proprium », c’est-à-dire l’idée que la communauté peut être perdue ou retrouvée, qu’elle peut nous appartenir. Or, étymologiquement, elle a le sens contraire : l’adjectif communis, dérivé du grec koinos, désigne « ce qui commence là où le “propre” finit17 », c’est-à-dire, ce qui s’oppose au privé, au particulier. À cette première acception, Esposito en ajoute une autre, à partir de la racine munus, laquelle appartient au champ sémantique du devoir. Le munus ne désigne que le don que l’on donne et non celui que l’on reçoit : il est transitif et ne peut être possédé, mais constitue une obligation contractée envers l’autre. L’ancien sens du mot communis reprend cette idée du munus, puisqu’il désigne le partage d’une charge.

La communauté est dès lors pensée par Roberto Esposito comme partage d’un munus, d’un don, qui n’est ni propriété, ni appartenance. Elle se distingue de la res publica, puisque le commun est un rien en commun. Le commun ne se définit plus par le propre :

[Il se définit] par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif : une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s’altérer18.

La communauté n’a donc pas de substance et ne peut se concevoir comme un corps collectif, pas plus qu’elle ne peut être envisagée comme la multiplication des individualités : dans son pli étymologique même, elle est une interruption, « un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet19 ». Elle est le défaut au cœur du sujet, la faille qui le traverse et le constitue — et l’on retrouve ici la communauté suspensive, fragmentée ou interrompue telle que la pense Nancy. Pour Roberto Esposito, la faute et le défaut d’origine constituent le fondement même de la communauté :

Tous les récits sur le délit fondateur – crime collectif, assassinat rituel, sacrifice victimaire –, qui accompagnent comme un sombre contre-chant l’histoire de la civilisation, ne font que rappeler sous forme métaphorique le delinquere – au sens technique de « manquer », « faire défaut » – qui nous maintient ensemble. La brèche, le trauma, la lacune dont nous provenons : non pas l’Origine, mais son absence, son retrait. Le munus originel qui nous constitue, et nous destitue, dans notre finitude mortelle20.

Le délit fondateur est une métaphore du delinquere qui nous maintient ensemble, à la fois une faute et un défaut, une béance vers laquelle nul retour n’est possible. Autrement dit, penser l’origine du commun revient à penser notre défaut d’origine, « la brèche, le trauma, la lacune dont nous provenons ». Ces réflexions d’Esposito semblent particulièrement pertinentes pour analyser l’œuvre faulknérienne, qui pose sans relâche la question des origines de la communauté. Celui qui se déclara « unique possesseur et propriétaire21 » du comté mythique de Yoknapatawpha n’eut de cesse d’interroger la béance au cœur de cette communauté fictive, qui rappelle le Mississippi de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, ce Sud profond où il vécut et dont il fit la matière de son œuvre.

Au commencement était la faute : les origines de la communauté

Le comté de Yoknapatawpha a souvent été considéré comme un exemple paradigmatique de communauté fictive. Faulkner lui-même déclara qu’il « ne vivrai[t] jamais assez longtemps pour l’épuiser22 » : en effet, tout au long de sa carrière, il l’ausculta, le cartographia, en ébaucha la démographie, rédigea la généalogie de ses habitants, raconta sa genèse et sa chute. La question de l’origine du comté revient de façon obsessionnelle dans son œuvre romanesque et pose celle de l’origine du Sud lui-même. À travers l’histoire du Yoknapatawpha, c’est la légende du Vieux Sud chevaleresque et aristocratique qui s’effondre23, et la fiction déconstruit l’idée selon laquelle il aurait pu un jour être une communauté idyllique et homogène, en mettant en évidence ses fautes originelles.

Ainsi, les pères fondateurs du comté de Yokanaptawpha sont des usurpateurs, qui ont volé la terre des Indiens. L’Appendice Compson24, ajouté à la fin du Bruit et la Fureur en 194625, commence par la biographie du chef chickasaw Ikkemotubbe, présenté au début de l’Appendice comme un roi dépossédé, qui échange ses terres contre un cheval avec Jason Lycurgus Compson : il est lui-même touché par la faute, dans la mesure où il vend ses terres. Son surnom, « Du Homme », donné par un français (traduisant the man, utilisé par les chickasaw pour désigner leur chef), devient par déformation « Doom », la damnation. Immédiatement après Ikkemotubbe, l’Appendice raconte la vie d’Andrew Jackson, le septième président des États-Unis, présenté comme un « great white father with a sword26 ». Or Jackson fut responsable du transfert des populations indiennes vers l’Ouest et apparaît donc comme le premier usurpateur de leurs terres. Aude Lalande souligne l’importance de ces mentions, qui précèdent l’histoire des pères fondateurs du comté :

L’écriture – ou la réécriture – des origines fait appel aux Indiens, absents des premiers grands romans généalogiques dessinant la topographie du comté et disparus au moment de leur entrée en scène narrative, tant du comté de Lafayette où vivait Faulkner que du comté du Yoknapatawpha qui en déploya pendant trente-cinq ans la sublimation imaginaire. Au centre de la fiction ressurgit l’acte fondateur du comté : le traité de Pontotoc par lequel les Chickasaw cédaient, en 1832, une partie de leurs territoires, avant d’accepter, un an plus tard, de partir pour l’Oklahoma. Pacte factice, biaisé, tentant de justifier le déplacement des Indiens par le désir d’enracinement des Blancs27.

La fiction s’inscrit dans le prolongement de l’histoire, comme on le voit avec Thomas Sutpen dans Absalon, Absalon !, lequel prend cent mille mètres carrés de terre aux Indiens : il acquiert sa propriété, Sutpen’s Hundred, en 1833, soit un an après le traité de Pontotoc, rejouant à travers l’usurpation fictive le vol bien réel des terres chickasaw.

Le récit faulknérien montre à plusieurs reprises la façon dont la communauté de Yoknapatawpha cherche à occulter l’illégitimité de sa fondation. Au centre du comté et de la ville de Jefferson se trouve en effet le palais de justice, dans lequel sont entreposées les archives de la communauté. Les titres de propriété et actes de transferts montrent, comme le note Raphaëlle Guidée, que « l’histoire du comté se formule […] comme une série de dépossessions successives et de fondations ratées28 ». L’importance de ce bâtiment est soulignée dans Requiem pour une nonne (1950), dont le premier acte, « Le Palais de Justice (Un nom pour la ville) », raconte la genèse de Jefferson :

Mais avant tout, le palais de justice : le centre, le foyer, le moyeu ; dressé au centre de la circonférence du comté comme un nuage unique dans le cercle de son horizon, étendant son ombre immense jusqu’au cercle extrême de l’horizon ; rêveur, méditatif, symbolique et pondérable, haut comme un nuage, solide comme un roc, dominant tout29.

La centralité du palais de justice est montrée avec emphase (les mots centre, cercle et leurs synonymes sont répétés sept fois) : il est le cœur de Jefferson et plus largement du Yoknapatawpha, sur lequel il étend son ombre imposante. Or, ainsi que l’a observé Jacques Pothier, le palais de justice est le « temple de la Loi, et aussi de toute trace écrite, de toute symbolique collective30 ». Le palais de justice joue donc le rôle du Père : sa construction marque l’entrée de la communauté dans l’ordre symbolique et la constitue en tant que sujet collectif, en lui permettant d’accéder à la nomination. En même temps, les archives écrites actent l’usurpation des terres, l’enregistrent pour la postérité : l’ordre symbolique de la communauté est donc déjà entaché par la faute, déjà défaillant. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’autre bâtiment fondateur du comté soit la prison, dont la construction précède même celle du palais de justice. Faulkner y consacre le troisième et dernier acte de Requiem pour nonne : personnifiée dans le texte, la prison est le témoin de toute l’histoire de la communauté. Dans la genèse symbolique de Jefferson et du Yoknapatawpha, la faute précède ainsi la loi, elle fonde la communauté ; la loi, en retour, occulte la faute originelle.

À l’usurpation des terres par les pères fondateurs du comté, s’ajoute la défaillance de la fonction paternelle et la déchéance de l’image du père, que Camille Dumoulié avait observées, à juste titre, dans Le Bruit et la Fureur31. Le Yoknapatawpha est peuplé de pères tyranniques, fautifs ou criminels, qui exposent la violence de l’ordre culturel, le racisme et la misogynie de la société sudiste. Certains sont simplement mesquins ou absents : leur faute est plutôt du côté du défaut que de la défaillance. Dans Le Hameau, Will Varner marie prestement sa fille Eula, enceinte, à Flem Snopes, un petit métayer impuissant et sans scrupules : cette dernière se suicidera dans La Ville. Anse Burden, dans Tandis que j’agonise, est une satire de la figure paternelle, ainsi que l’a noté Carolyn Porter32 : son autorité est une imposture et, alors qu’il ne fait jamais rien, il obtient tout ce qu’il veut grâce à ce que font ses enfants. Dans Le Bruit et la Fureur, Jason Compson porte le nom de son père et en assume le rôle ; comme l’a montré Camille Dumoulié, il appartient au deuxième temps de l’histoire, ouvert par la mort du Père, qui est le « temps de la faute, du ressentiment ou de la culpablité33 ». Ce père de substitution est vil au point de voler l’argent de sa propre nièce, par haine de sa sœur disparue. Jason n’a cependant pas la puissance destructrice d’autres pères fanatiques ou cruels, dont la violence peut aller jusqu’à l’infanticide, rappelant ainsi les tyrans antiques et leur folie meurtrière34. Dans Lumière d’août, Doc Hines, un vieillard raciste et odieux (le patronyme Hines ressemble à s’y méprendre au mot heinous), laisse mourir sa propre fille, Milly, car elle accouche d’un enfant qu’il croit métis. Il suit la trajectoire de l’enfant, Joe, avec une haine profonde et constante : il se fait embaucher dans l’orphelinat où il le place afin de s’assurer qu’il ne s’intègre pas aux autres enfants, puis, quand il devient adulte, incite la foule à le lyncher.

C’est dans Absalon, Absalon ! que l’on trouve cependant l’un des exemples les plus redoutables de la loi cruelle des pères. Le planteur Thomas Sutpen est un aventurier, un blanc pauvre dont l’obsession est généalogique : il veut fonder une lignée et une plantation, afin d’accéder au statut social qui lui a été refusé dans son enfance. Il part s’enrichir dans les Caraïbes (sans doute en Haïti) où il devient contremaître d’une plantation, terrasse une révolte d’esclaves et épouse la fille du planteur. Selon l’hypothèse de deux des narrateurs internes du roman, Quentin et Shreve, Sutpen aurait répudié sa femme et son fils, en découvrant que celle-ci avait du sang noir. Pour fonder une lignée, Sutpen doit devenir père : or, comme le rappelle Carolyn Porter35, dans la structure patriarcale de la plantation, ce qui fait un père dynastique c’est un fils légitime susceptible de porter et de perpétuer son nom. Pour accomplir ce dessein, il part donc dans le Mississippi, où il épouse la fille d’un homme respectable, Ellen Coldfield, dont il a deux enfants, Henry et Judith. Le fils répudié, Charles Bon, est élevé par sa mère à la Nouvelle-Orléans et rencontre Henry Sutpen à l’université. Il se lie d’amitié avec celui-ci, puis se fiance à Judith, sa demi-sœur. Bon cherche à être reconnu de Sutpen et c’est précisément ce qui met à mal son dessein dynastique : il veut forcer la reconnaissance de son père par la menace de l’inceste, jusqu’à ce que Sutpen provoque son meurtre par son fils légitime, Henry, qui disparaît après le crime.

C’est l’obsession de la pureté raciale de sa lignée qui fait échouer le projet de Sutpen : il incite son fils au meurtre fratricide afin que ne soit pas dévoilé le métissage de sa lignée. Lorsqu’il rentre de la guerre, après le meurtre et la disparition de Henry, Sutpen cherche désespérément à le remplacer en engendrant un autre fils. Il propose d’abord à sa belle-sœur Rosa d’avoir un enfant et de ne l’épouser que si c’est un garçon, puis a des rapports avec Millie, la petite-fille de Wash Jones, un blanc pauvre, et cette dernière tombe enceinte. Il la rejette quand il découvre que ce n’est pas un garçon, en lui déclarant que si elle était une jument il lui aurait trouvé une stalle dans son écurie. Comme le suggère Carolyn Porter, ces deux épisodes exposent la fonction essentiellement procréative des femmes dans la société sudiste. Si Sutpen est toujours décrit comme une figure mystérieuse voire dangereuse par les villageois, ce n’est pas parce qu’il déroge aux lois de la communauté : le défaut de Sutpen est de vouloir accéder à la classe dominante sans se soucier d’occulter les ressorts de cette domination. Ses actions dévoilent le fondement même de l’ordre culturel, en exposant l’économie raciale et sexuelle sur laquelle il est fondé. Le fermier Wash Jones, autre figure de père meurtrier, tue Sutpen d’un coup de faux, avant d’assassiner sa petite-fille et son arrière-petite-fille et de se suicider. Le texte montre ainsi que l’obsession de la pureté raciale ne peut déboucher que sur l’impossibilité de la fondation : l’effondrement du projet de Sutpen est aussi celui du Sud, dans la mesure où il repose sur une fiction d’homogénéité raciale et de cohésion sociale. Dans cette perspective, la communauté fait défaut non parce qu’elle a été perdue, comme le suggèrent certaines relectures nostalgiques du Vieux Sud, mais bien parce qu’elle a toujours été fictive, que son homogénéité et sa cohésion sont illusoires.

La communauté prise en défaut

À la violence des origines, à la faute et à la défaillance des pères, s’ajoute une autre forme de violence aux origines de la communauté. En effet, lorsque Roberto Esposito parle du meurtre primordial, il renvoie explicitement aux réflexions de René Girard sur le sacrifice dans La Violence et le Sacré (1972)36. Contenue par le système judiciaire dans les sociétés modernes, la violence serait régulée par le sacrifice dans les sociétés archaïques. Selon Girard, tous les mythes fondateurs mettraient en scène une crise mimétique et sa résolution : celle-ci correspond à un moment où une communauté connaîtrait une crise d’indifférenciation37, pendant laquelle la violence collective se concentre sur un individu ou sur un groupe, désigné comme responsable. Ce sont surtout des marginaux qui sont sacrifiés : en d’autres mots, des personnes considérées sacrifiables par la communauté et qui permettent de détourner la violence de ses membres. La liminarité de la victime émissaire est essentielle : elle ne peut être tout à fait extérieure, car la violence unanime échouerait à purger la communauté, ni trop intégrée, car son meurtre ne permettrait pas d’entretenir l’illusion d’une cause externe38. Le sacrifice de la victime émissaire arrête la crise et justifie a posteriori son choix, en créant la cohésion sociale. Le mécanisme du bouc émissaire serait donc au fondement de l’ordre culturel39 : en rejouant la crise mimétique originelle et le meurtre primordial, il en renouvellerait les effets40. Le sacrifice du bouc émissaire, origine et béance à la fois, est ce delinquere dont parle Esposito, ce munus qui constitue et destitue, qui place la mort au cœur même du commun.

Le mécanisme sacrificiel, et notamment l’idée d’une crise d’indifférenciation qui ne serait résolue que par le sacrifice de la victime émissaire, est une perspective intéressante pour aborder l’œuvre faulknérienne, en particulier la problématique du métissage, défaut et faute suprême dans le Sud ségrégationniste41. En effet, jusqu’à la fin de la ségrégation raciale, toute la structure sociale du Sud repose sur la fiction d’une séparation et d’une différence entre les races : à cet égard, pour la société sudiste, le métis est à la fois une anomalie physique et le produit d’une faute morale, une « [souillure] et une abomination » selon l’exclamation proférée par Doc Hines dans Lumière d’août42. Le métissage est aussi ce qui peut prendre la communauté en défaut, car en mettant à mal cette fiction raciale, en se rendant parfois imperceptible, il expose les failles du système idéologique sur lequel elle repose, l’illégitimité de sa fondation et l’étendue de ses fautes. Le trouble semé par le métissage dans la société sudiste est un thème récurrent de l’œuvre faulknérienne, laquelle figure de nombreux personnages dont l’ambiguïté raciale est une menace pour la communauté du Yoknapatawpha et plus largement pour le Sud. Dès lors que le métissage n’est pas immédiatement visible, il montre que la division raciale imaginée par le Sud peut devenir imperceptible et donc que la race est une construction sociale. Ces personnages ambivalents sont mis à morts : la communauté sacrifie ceux qui la menacent, mais ce sacrifice échoue à créer de la cohésion, il dévoile la béance qui la fonde. La communauté prise en défaut n’est alors plus qu’un défaut de communauté.

Parmi ces personnages ambigus et indifférenciateurs, on peut retenir les figures de Joe Christmas, dans Lumière d’août et de Charles Bon, dans Absalon, Absalon !. Joe Christmas est un bootlegger qui croit avoir du sang noir, bien que sa peau soit blanche. Le personnage s’inscrit dans le topos du racial passing : dans le contexte du Sud des États-Unis du début du XXe siècle, ce terme désigne le fait pour un noir de se faire passer pour blanc43. Arrivé dans le village de Jefferson, Joe Christmas est embauché dans une scierie et s’installe dans le quartier des esclaves d’une ancienne plantation44. Il commence une liaison amoureuse avec la propriétaire des lieux, une femme blanche, Joanna Burden, qu’il finira par tuer, peut-être pour se défendre. Suite au meurtre, le village découvre que Joe aurait eu du sang noir et sa culpabilité devient une prophétie raciale que la communauté souhaiterait voir s’accomplir. Joe prend la fuite, puis finit par entrer dans la ville de Mottstown où il se fait arrêter, avant de prendre la fuite de nouveau. À ce moment-là, le narrateur anonyme remarque :

Il n’a jamais agi, ni comme un Blanc, ni comme un Noir. C’est ça, voyez-vous. C’est ça qui a rendu les gens si furieux. Pensez donc, un assassin qui se promène en ville, bien habillé, comme pour défier le monde, alors qu’il aurait dû être en fuite, rôdant par les bois, essayant de se cacher, tout sale et boueux. On aurait dit qu’il ne savait même pas qu’il était un assassin, encore moins un nègre45.

Le racial passing de Joe déstabilise la communauté, puisque l’idée d’une visibilité de la différence est le fondement de toute la politique ségrégationniste du Sud. Joe refuse de performer la race, il choisit un entre-deux identitaire alors que, comme le résume André Bleikasten, dans le comté « [l]e premier devoir social de l’individu est un devoir d’identité franche46 ». Dès lors que Joe peut passer pour blanc sans jamais éveiller les soupçons, « les apparences se mettent à trahir les essences, l’opposition blanc/noir se défait et toute la structure sociale menace de s’écrouler ».

La critique a souvent interprété Joe Christmas comme un pharmakos. Certains éléments rappellent les théories girardiennes : orphelin de père et mère, marginal vivant en bordure de Jefferson, Joe est la victime émissaire idéale, puisque sa mise à mort ne peut engendrer de représailles. Il est accusé d’un crime indifférenciateur (tuer et violer une femme blanche), menaçant l’ordre culturel de Jefferson, qui repose sur l’interdiction du métissage. Figure christique, comme le suggère son nom, il est assassiné et son corps agonisant est émasculé par le shérif adjoint extraordinaire Percy Grimm. Sa mort pourrait s’interpréter comme le sacrifice du pharmakos, puisqu’elle semble signer le retour à l’ordre de la communauté de Jefferson ; ce serait le delinquere refondant la communauté. Néanmoins, cette analyse peut être nuancée. L’enjeu de la traque n’est pas tant de rétablir l’ordre social que d’occulter ce sur quoi il se fonde (la fiction de la séparation des races), en assignant à Joe une identité figée, qui correspond à un stéréotype raciste (celui du noir coupable d’avoir tué et violé une femme blanche47). Joe est poursuivi et tué sans procès, et la castration rejoue un geste qui fait partie intégrante de l’économie sexuelle des lynchages : Percy Grimm le montre bien, puisqu’il s’exclame, en découpant le sexe de Joe Christmas : « Maintenant, tu laisseras les femmes blanches tranquilles, même en enfer48 ! ». Au moment de sa mort, en lieu et place d’un dernier soupir, le sang jaillit, dans une noirceur fantasmatique (« le flot comprimé de sang noir jaillit comme un soupir brusquement49 »). Son jaillissement donne l’impression que le signe qui faisait défaut à la communauté (la peau noire) est remplacé par ce sang qui déborde et envahit le texte. Par le seul fait d’avoir été versé, ce sang devient noir et peut enfin correspondre à la sémiotique raciale de Jefferson que la peau de Joe éludait. Avec ce meurtre brutal, comme le remarque Aurélie Guillain, les bourreaux, « loin de refouler le désordre hors de la cité et de symboliser la fondation réitérée d’un ordre social, […] perpétuent une violence dénuée de sens50 ». La ville reste ensuite connue comme « là où on a lynché le nègre » [« where they lynched that nigger51 »] : cette phrase implique toute la communauté dans la mort de Joe comme le suggère l’utilisation du pronom they, elle semble nier que cette violence puisse avoir un sens et refonder l’ordre social. Le commun n’existe donc qu’en tant que violence collective, comme un delinquere, une faille et non comme une substance qui permettrait d’unifier la communauté.

Dans Absalon, Absalon !, le risque d’indifférenciation apparaît à travers le fils répudié par Sutpen, Charles Bon. C’est un personnage séduisant, mystérieux et efféminé, qui n’est présent dans le texte qu’à travers le regard d’autres personnages. La menace représentée par Bon se joue sur plusieurs niveaux. Originaire d’Haïti, élevé à la Nouvelle-Orléans, il est doublement créole : or, la Louisiane, annexée aux États-Unis en 1803, avait des règles de classification raciale beaucoup plus souples que celles du territoire étasunien. C’est peut-être parce que les frontières raciales y semblent plus floues que la Nouvelle-Orléans est représentée dans le texte comme un espace dangereux et libidinal, l’inverse de Jefferson et du comté. La ville est aux yeux de Henry « opulente, sensuelle, pécheresse52 » et son architecture « féminine et flamboyante53 » rappelle la première description du créole Charles Bon, nonchalamment étendu dans son déshabillé à fleurs54. C’est là que Bon révèle à Henry son mariage morganatique avec une octavonne et l’existence de son fils Charles Étienne. Non seulement Bon incarne les dangers du métissage puisque la différence peut devenir invisible, mais il met aussi en évidence l’économie du désir qui sous-tend l’interdit : ce n’est pas l’existence de la femme et de l’enfant qui choquent Henry, puisque le viol des esclaves faisait partie intégrante de la structure de la plantation, mais bien le mariage. La séparation raciale créée par l’habitation et les cases disparaît dans l’espace domestique de l’octavonne : si elle vit cachée dans une maison, Bon refuse cependant de la répudier ou de répudier son fils, et leur accorde donc une existence sociale inconcevable pour la société mississippienne. Bon est aussi une figure dangereuse à cause de son triangle amoureux avec Henry et Judith, dans lequel l’homoérotisme côtoie l’inceste, comme le résume bien Mr. Compson :

Tel est peut-être en effet l’inceste pur et parfait : le frère se rendant compte que la virginité de sa sœur doit être détruite avant d’avoir réellement existé, et détruisant cette virginité par l’intermédiaire de son beau-frère, l’homme qu’il voudrait être s’il pouvait par métamorphose devenir l’amant, le mari ; par qui il voudrait être ravi, qu’il voudrait choisir comme ravisseur, s’il pouvait par métamorphose devenir la sœur, la maîtresse, l’épousée.55

L’inceste désigne ici non pas la relation entre Bon et Judith, mais l’inceste que Henry voudrait accomplir avec Judith par l’intermédiaire de Bon et qui se double de l’accomplissement de la relation homosexuelle (et incestueuse) avec Bon, par l’intermédiaire de Judith. L’inceste entre la sœur et le frère blancs semble concevable : « pur et parfait », il en masque un autre, inconcevable, entre le demi-frère métisse et la sœur blanche, car il impliquerait que Mr. Compson reconnaisse que le Sud a produit lui-même l’hybridité qu’il redoutait tant.

Le meurtre fratricide primordial se rejoue dans celui de Charles Bon : Henry est Caïn tuant son frère Abel, condamné par Dieu à l’errance. Il est le Sud tout entier tentant de faire disparaître le métissage. Cependant, la menace représentée par Bon ne disparaît pas avec sa mort puisque son fils, Charles Étienne, épousera une femme noire dont il aura un enfant, Jim Bond. Seul descendant vivant de Sutpen à la fin du roman, Jim Bond est idiot et noir et il incarne de façon explicite la défaillance de l’ordre symbolique à travers la dérive onomastique, telle que l’a observée Camille Dumoulié dans Le Bruit et la Fureur56. Jim Bond subvertit le nom donné à Bon par son père : l’épenthèse transforme bon en bond, mot qui peut désigner les chaînes, la contrainte, matérialisant la faute que Sutpen cherchait à cacher (le métissage) et la faute dont il s’est rendu coupable avec les autres planteurs (l’esclavage)57. L’habitation fondée par Sutpen part en fumée, brûlée par Clytie, la fille qu’il a eue d’une esclave, qui mourra en même temps que son fils légitime, Henry, caché dans cette demeure. Le roman se clôt sur la réplique énigmatique de Shreve, un des narrateurs internes, qui déclare à Quentin Compson : 

[L]es Jim Bond domineront l’hémisphère occidental [...] [ils] [...] blanchiront comme les lapins et les oiseaux [...]. Mais ce sera toujours Jim Bond, si bien que dans quelques milliers d’années, moi qui te parle je serai sorti des reins des rois africains58.

Ce passage a suscité de nombreuses interprétations contradictoires : la critique a tantôt souligné le racisme du discours de Shreve, exprimant l’anxiété des blancs vis-à-vis du métissage, tantôt lu dans celui-ci une remise en question ironique du mythe de la pureté raciale au cœur de l’identité sudiste. Sans trancher entre ces orientations, on peut noter simplement que Jim Bond est la négation même du projet de lignée patriarcale de Sutpen : il montre l’artificialité des partages raciaux, mais aussi l’inexorable créolisation du monde susceptible de les faire disparaître. En ce sens, Jim Bond prend en défaut la communauté : il révèle l’existence de la faute que la communauté cherche à occulter et expose les défaillances du Yoknapatawpha. Comme l’a bien observé Frédérique Spill, l’idiot, à qui la parole fait défaut, est « le seul bruit qui perdure au seuil de ces récits au cours desquels un monde s’effondre59 […] » : les hurlements de désespoir de Jim Bond sont le dernier son qui accompagne l’effondrement de l’habitation Sutpen. La voix de Jim Bond fait défaut dans le roman en tant que langage articulé, mais c’est peut-être la voix la plus expressive du roman : elle est seule à demeurer, car il disparaît, mais on l’entend encore hurler de temps en temps, et même Quentin, qui n’était pas présent lors de l’incendie, admet à Shreve qu’il l’entend encore hurler. Tout se passe comme si le cri inarticulé de l’idiot exprimait à la fois l’horreur et la béance au cœur de la communauté, comme s’il était ce « sombre contre-chant » dont parle Roberto Esposito, accompagnant l’histoire du Sud pour en montrer les failles.

La fiction romanesque faulknérienne permet donc de revenir sur le mythe d’une communauté faisant toujours défaut, en mettant à mal l’idée qu’elle serait une forme de sociabilité perdue dans la société et qu’il faudrait donc retrouver. En ce sens, le comté de Yoknapatawpha n’est pas la représentation idyllique d’une communauté : il est plutôt un espace où le concept même de communauté est pris en défaut, où ce qui est en jeu est davantage les failles et fractures du commun que sa cohérence. Le delinquere dont parle Roberto Esposito, ce crime originel qui fonde le commun et qui place en son cœur le défaut ou l’absence, semble donc une notion pertinente pour envisager la fiction faulknérienne. La violence des origines est ressassée de façon obsessionnelle : elle fonde un ordre culturel défaillant et une communauté qui semble toujours sur le point de s’effondrer. Ce sont finalement des personnages placés sous le signe de la faute et du défaut qui exposent toutes les failles de la communauté. Joe Christmas, Charles Bon, Jim Bond incarnent ce qui est inconcevable dans le Sud ségrégationniste : le métissage. Leur existence même représente une menace pour cet ordre culturel, dans la mesure où ils exposent la race comme fiction et mettent à jour ce rien en commun que la communauté cherche à occulter. Dans cette communauté sans substance, ne subsiste en fin de compte que la violence insensée, si bien résumée par le cri désespéré de Jim Bond dans Absalon, Absalon ! : cette voix, à laquelle le langage fait défaut est peut-être celle qui est le plus expressive et qui parvient à traduire le mieux la béance au cœur du commun.

Dans cette perspective, la communauté fait défaut non parce qu’elle a été perdue, comme le suggèrent certaines relectures nostalgiques du Vieux Sud, mais bien parce qu’elle a toujours été fictive, que son homogénéité et sa cohésion sont illusoires.

 

1 « Défaut », Trésor de la langue française informatisé [en ligne]. Disponible sur : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2841030480;. Consulté le 26 juillet 2022.

2 « Défaut », dans Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, nouvelle éd., Paris, Dictionnaires Le Robert, 2010, p. 610.

3 « Faute », ibid., p. 836.

4 « Défaillir », dans Algidar Julien Greimas, Le Dictionnaire de l’ancien français, Paris, Larousse, 2012, p. 150.

5 « Défaillir », dans Algidar Julien Greimas et Teresa Mary Keane, Dictionnaire du moyen français – La Renaissance, Paris, Larousse, 1992, p. 179.

6 « Défaut », dans Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, rééd. Alain Rey, Paris, SNL-Le Robert, 1978, non paginé.

7« Faute », dans Émile Littré, Dictionnaire de la langue française [en ligne]. Disponible sur : https://www.littre.org/definition/faute. Consulté le 4 janvier 2023.

8 « Défaut », dans Émile Littré, Dictionnaire de la langue française [en ligne]. Disponible sur : https://www.littre.org/definition/d%C3%A9faut. Consulté le 4 janvier 2023.

9 Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, Paris, Gallimard, 1996, p. 176.

10 Ferdinand Tönnies, Communauté et société [1897], trad. Niall Bond et Sylvie Mesure, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 5.

11 Ibid., p. 6.

12 Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée [1983], Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 29.

13 Ibid., p. 79.

14 Céline Guillot, Inventer un peuple qui manque : que peut la littérature pour la communauté ? Blanchot, Bataille, Char, Michaux, Nancy, Agamben, Dijon, Les Presses du Réel, 2013, p. 8.

15 Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 79.

16 Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté [1998], trad. Nadine Le Lirzin, précédé de : Jean-Luc Nancy, « Conloquium », Paris, PUF, 2000, p. 14.

17 Ibid., p. 16.

18 Ibid., p. 20. Entre crochets, modification du texte d’origine.

19 Ibid., p. 21.

20 Ibid., p. 22.

21 La mention apparaît dans la première version de la carte du Yoknapatawpha dessinée par l’auteur, traduite et publiée dans ses Œuvres romanesques, t. II, éd. André Bleikasten et François Pitavy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.

22 William Faulkner cité par André Bleikasten, William Faulkner : Une vie en romans. Biographie, Croissy- Beaubourg, Éditions Aden, 2007, p. 202 (voir Joseph Blotner, Faulkner: a Biography [1974], Jackson, University Press of Mississippi, 2005, p. 619 : « I would never live long enough to exhaust it »).

23 Sur le thème de l’identité régionale et des mythes qui la fondent, déjà largement étudié dans la littérature étasunienne et dans l’œuvre faulknérienne, on peut consulter, entre autres, James Cobb, Away Down South: A History of Southern Identity, New York/Oxford, Oxford University Press, 2005 et Tara McPherson Deconstructing Dixie, Race, Gender and Nostalgia in the Imagined South, Durham, Duke University Press, 2003.

24 Faulkner voyait dans l’Appendice la clé pour comprendre Le Bruit et la fureur. Ce texte a un statut particulier, il retrace la généalogie des Compson et de certains personnages qui les entourent, sous une forme narrative. Il donne parfois des informations sur des événements ultérieurs au roman.

25 Soit dix-sept ans après la parution du roman.

26 William Faulkner, « Appendix Compson: 1699-1945 » dans Novels 1926-1929, New York, Library of America, 2006, p. 1127.

27 Aude Lalande, « L’impossible de la fondation. Les Indiens de William Faulkner », L’Homme, 166, avril-juin 2003. DOI : 10.4000/lhomme.217. Disponible sur : http ://journals.openedition.org/lhomme/217. Consulté le 22 août 2022, p. 39.

28 Raphaëlle Guidée, Mémoires de l’oubli. William Faulkner, Joseph Roth, Georges Perec et W. G. Sebald, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 123.

29 William Faulkner, Requiem pour une nonne [1950], trad. Maurice-Edgar Coindreau, revue par François Pitavy, dans Œuvres romanesques, t. IV, éd. Alain Geoffroy, François Pitavy et Jacques Pothier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 469 ; Requiem for a nun, dans Novels 1942-1954, New York, Library of America, 1994, p. 499-500 : « But above all, the courthouse: the center, the focus, the hub; sitting looming in the center of the county’s circumference like a single loud in its ring of horizon, laying its vast shadow to the uttermost rim of horizon; musing, brooding, symbolic and ponderable, tall as cloud, solid as rock, dominating all [...] ».

30 Jacques Pothier, « Naissance d’un sujet collectif : Jefferson », RANAM, 13, 1980, p. 59.

31 Camille Dumoulié, Fureurs : De la fureur du sujet aux fureurs de l’histoire, Paris, Economica-Anthropos, 2012, p. 316-317.

32 Carolyn Porter, William Faulkner, New York, Oxford University Press, 2007, p. 80.

33 Camille Dumoulié, Fureurs, op. cit., p. 317.

34 À ce sujet, voir l’article de Camille Dumoulié, « Formes théâtrales du délire : la folie du pouvoir », Littératures, 31, automne 1994, p. 117-128. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1994_num_31_1_1672. Consulté le 4 janvier 2023.

35 Carolyn Porter, « Absalom, Absalom !: (Un)Making the Father » dans Philip Weinstein (dir.), The Cambridge Companion to William Faulkner, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 168-196.

 

36 René Girard, La Violence et le sacré [1972], dans De la violence à la divinité, Paris, Grasset 2007. Esposito fait aussi référence à Totem et Tabou (1913), essai dans lequel Freud raconte l’origine de l’humanité, avec la figure de l’Urvater, un père sans père, à la tête la horde primitive. Il est assassiné et dévoré par ses fils. De la culpabilité des fils, aurait émergé l’interdit de l’inceste et du parricide ; en renonçant à la puissance du père, la horde primitive serait entrée dans l’humanité.

37 Pour des raisons d’ordre social ou naturel (comme une épidémie, par exemple).

38 René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 311.

39 Les analyses de Girard sont proches de celles de Freud, ce qu’il reconnaît lui- même en rappelant que Freud avait déjà montré le lien entre la pratique rituelle, le meurtre primordial et l’ordre culturel. Néanmoins, pour Girard, Freud n’arriverait pas à concilier la fonction du sacrifice avec son origine, synthétisée dans la figure du bouc émissaire.

40 René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 341.

41 Rappelons que le mariage interracial est interdit dans seize états américains jusqu’en 1967, lorsque l’arrêt de la Cour suprême Loving v. Virginia statue que cette interdiction est anticonstitutionnelle.

42 C’est par ce terme que Doc Hines désigne son petit-fils métis qu’il incite la foule à lyncher (William Faulkner, Lumière d’août, trad. Maurice-Edgar Coindreau, revue par André Bleikasten, dans Œuvres romanesques, t. II, op. cit., p. 287 ; Light in August [1932], dans Novels 1930-1935, New York, The Library of America, 1985, p. 684 : « a pollution and an abomination »). Je modifie la traduction.

43 Dans les États du Sud, étaient considérés noirs tous ceux qui avaient « une goutte de sang africain » (one-drop rule), même s’ils étaient blancs en apparence, suivant des lois sur la pureté raciale adoptées par la plupart des États sudistes entre 1910 et 1930. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ce thème est récurrent dans la littérature étasunienne et il est souvent associé à la peur du métissage. Parmi des textes paradigmatiques qui abordent le thème on peut citer Passing (1929) de Nella Larsen ou « The Father of Desiree’s Baby » (1893) de Kate Chopin.

44 Lieu à l’évidence lourd de sens. La relation entre Joanna Burden et Joe Christmas se déploie dans un espace chargé du souvenir de l’esclavage, de l’exploitation sexuelle des femmes noires par les planteurs et de la structure hiérarchique de la plantation.

45 William Faulkner, Lumière d’août, op. cit., p. 261 ; Light in August, op. cit., p. 658 : « He never acted like either a nigger or a white man. That was it. That was what made the folks so mad. For him to be a murderer and all dressed up and walking the town like he dared them to touch him, when he ought to have been skulking and hiding in the woods, muddy and dirty and running. It was like he never even knew he was a murderer, let alone a nigger too. »

46 André Bleikasten, « Notice : Lumière d’août », dans William Faulkner, Œuvres romanesques, t. II, op. cit., p. 1152-1153 pour cette citation et la suivante.

47 Ce stéréotype raciste est omniprésent dans la culture sudiste, notamment lors des lynchages. Comme la femme blanche est garante de la pureté raciale et de la masculinité blanche, le moindre soupçon de violation doit être étouffé dans la violence. On le voit dans l’affaire Emmett Till : ce jeune garçon afro-américain venu en vacances dans le Mississippi fut accusé par une femme blanche de l’avoir sifflée. Il fut torturé, mutilé et tué, puis jeté dans la rivière Tallahatchie. Les coupables furent acquittés par le jury, après une délibération expéditive. Faulkner revisite ce stéréotype de façon glaçante dans la nouvelle « Septembre ardent », qui raconte le lynchage d’un homme noir, Will Meyers, accusé d’avoir agressé Miss Minnie Cooper, une femme blanche. La nouvelle montre de façon implacable la façon dont la suprématie blanche est indissociable du contrôle de la sexualité féminine.

48 Robyn Wiegman note ainsi que la castration était fréquente au cours des lynchages : « The Anatomy of Lynching », Journal of the History of Sexuality, 3/3, 1993, p. 445-467. Disponible sur : http://www.jstor.org/stable/3704016. Consulté le 22 août 2022.

49 William Faulkner, Lumière d’août, op. cit., p. 346 ; Light in August, op. cit., p. 743 : « the pent black blood seemed to rush like a released breath ».

50 Aurélie Guillain, Faulkner, le roman de la détresse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 139.

51 William Faulkner, Lumière d’août, op. cit., p. 369 ; William Faulkner, Light in August, op. cit., p. 766.

52 William Faulkner, Absalon, Absalon ! [1936], trad. René-Noël Raimbault, revue par François Pitavy, dans Œuvres romanesques, t. II, op. cit., p. 702 ; William Faulkner, Absalom, Absalom! [1936], dans Novels 1936-1940, New York, The Library of America, 2006, p. 91 : « opulent, sensuous, sinful ».

53 Ibid. : « femininely flamboyant ».

54 Mr. Compson dit qu’il était beau, élégant, félin et l’imagine « nonchalamment étendu dans une robe de chambre à fleurs presque féminine à l’une des fenêtres ensoleillées de son appartement » (William Faulkner, Absalon, Absalon !, op. cit., p. 689 ; Absalom, Absalom!, op. cit., p. 79 : « reclining in a flowered, almost feminised [sic] gown, in a sunny window in his chambers »), phrase qu’il répète juste après, en se le figurant « nonchalamment étendu devant eux dans les déshabillés exotiques et presque féminins de son intimité de sybarite » (Ibid., p. 690 ; loc. cit. : « lounging before them in the outlandish and almost feminine garments of his sybaritic privacy »).

55 William Faulkner, Absalon, Absalon !, op. cit., p. 690 ; Absalom, Absalom!, op. cit., p. 80 : « In fact, perhaps this is the pure and perfect incest: the brother realising that the sister’s virginity must be destroyed in order to have existed at all, taking that virginity in the person of the brother-in-law, the man whom he would be if he could become, metamorphose into, the lover, the husband; by whom he would be despoiled, choose for despoiler, if he could become, metamorphose into the sister, the mistress, the bride ».

56 Camille Dumoulié, Fureurs, op. cit., p. 316-317.

57 Pour une analyse onomastique plus détaillée, voir Richard Godden, « Absalom, Absalom!, Haiti and Labor History : Reading Unreadable Revolutions », ELH, 61/3, 1994. Disponible sur : www.jstor.org/stable/2873340. Consulté le 12 juin 2019.

58 William Faulkner, Absalon, Absalon !, op cit., p. 931 ; Absalom, Absalom!, op. cit., p. 311 : « the Jim Bonds are going to conquer the western hemisphere [...] they will bleach out like the rabbits and the birds do [...]. But it will still be Jim Bond; and so in a few thousand years, I who regard you will also have sprung from the loins of African kings ».

59 Frédérique Spill, L’Idiotie dans l’œuvre de Faulkner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 213.



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- Auteur : Julie Brugier
- Titre : La communauté, le défaut et la faute
- Date de publication : 30-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=333
- ISSN 2105-2816