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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


La perspective du fauve. Une lecture (par défaut) de « Mon oncle le jaguar » de João Guimarães Rosa

Michel Riaudel


Sorbonne Université, CRIMIC

« Dali, podiam sair índios, a onça, leão, lobos, caçadores? »
João Guimarães Rosa, « As margens da alegria »

« E é por isso significativo que, mais uma vez, o limite, o ponto de chegada, remeta diretamente para um meio que não era ainda legível no momento da travessia1. »
Clara Rowland, A forma do meio.

Vers 1939, au moment où João Guimarães Rosa exerce comme vice-consul à Hambourg, le diplomate brésilien note, à la suite d’une « lecture du Brás Cubas, de Machado de Assis » qu’il qualifie lui-même de « hâtive », qu’il a en quelque sorte fait le tour de cet auteur – pourtant un autre monument de la littérature brésilienne – et relève quelques-uns de ses supposés trucs de composition et de style :

Je n’ai pas l’intention de lire davantage Machado de Assis, hormis ses nouvelles les plus célèbres. Peut-être aussi le début de Dom Casmurro, sur lequel j’ai déjà lu une critique qui a éveillé ma curiosité2.

Il ne s’agit pas d’épingler ici un jugement sévère, à l’emporte-pièce, qui trahirait l’injustice et la vanité de son auteur – ainsi se construisent parfois les fortes personnalités en littérature. Mais cette remarque sert à attirer notre attention sur l’art de la composition de Guimarães Rosa, en le rapprochant du dispositif de Dom Casmurro. Ce roman-ci repose intégralement sur le récit d’un personnage homodiégétique, Bento ou, plus familièrement, Bentinho, qui fait défiler sa vie sous les yeux du lecteur jusqu’au point de bascule, qui survient très tardivement dans le récit, de la naissance d’un soupçon irrépressible : sa femme l’aurait trahi avec son meilleur ami. C’est en quoi on a caractérisé souvent ce roman d’Othello brésilien, même si nul Iago à côté de Bentinho n’assure le lecteur de l’aveuglement du narrateur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, faute d’un guide fiable d’interprétation, la compréhension du roman a évolué radicalement en un siècle. La faute, qu’on a d’abord imputée à Capitu, l’épouse prétendue volage, s’est bientôt déplacée vers Bentinho, désormais perçu comme un esprit étroit, prisonnier de ses préjugés de classe et de sa vision patriarcale dont tout le monde se trouve, au final, victime.

Dans un essai intitulé « Simulacre et allégorie », le critique João Adolfo Hansen analyse ce procédé, fréquemment utilisé par Machado de Assis, qui constitue comme une modalité du récit à la première personne : par la délégation auctoriale, l’auteur se « désautorise » en somme, en mettant entre lui et le lecteur une sorte de personnage écran, un second auteur fictif, dont il est permis de douter qu’il exprime les vues du premier3. Cette délégation de signature a pour effet de livrer un récit constitué comme une totalité, sans faille évidente, sans prise autre que la perspective de celui qui raconte, de laquelle il est de prime abord difficile de se déprendre, mais dans laquelle quelque chose instille une pointe de soupçon. En témoigne, dans le cas de Dom Casmurro, l’effort qu’ont engagé chez la critique l’inversion de lecture et le renversement des « torts ».

Sans être assimilable à ce procédé, le dispositif dramatique, et non plus narratif, de « Mon oncle le jaguar » n’est pas sans en rappeler quelques propriétés. Si nombre de ses éléments sont si indécidables, si ouverts aux interprétations, c’est bien que nous n’avons pour nous orienter que la voix du chasseur. Certes, d’autres figures sont évoquées au cours de ce monologue, les parents, les patrons, telle ethnie amérindienne, des êtres de second plan apparaissant au sein de micro-histoires insérées dans le texte, mais toujours mentionnées par celui qui aurait reçu tous les noms pour n’en avoir plus aucun.

Comme dans son roman Grande sertão : veredas, Guimarães Rosa fait reposer l’histoire sur un couple asymétrique. Un homme bavard, qui occupe tout l’espace de parole, le devant de la scène ; et une silhouette, une ombre dont on devine quelques déplacements, quelques gestes, de fragiles contours. L’un est trop prolixe pour être fiable, d’autant qu’il ne recule pas devant les contradictions, les changements de pied, l’autre trop silencieux pour nous être de quelque secours. La pièce se joue à deux, et met en scène une sorte de joute inégale, de duel d’où doivent sortir un vivant et un mort. Unité de temps : une nuit. Unité de lieu : une cabane isolée dans une contrée sauvage. Il reste à définir le ressort de l’action, son enjeu. À quel moment ce qui aurait pu n’être qu’une simple et fortuite rencontre, une tranquille offre d’hospitalité, tourne-t-il au tragique ? Dès le début ? Il faut dans ce cas supposer des intentions initiales à l’un des personnages, voire aux deux. Est-ce que le drame se noue seulement au cours de la nuit, à mesure que le chasseur s’échauffe sous l’effet de l’alcool et de ses discours ? Pour une raison ou une autre, ses pulsions meurtrières, d’abord contenues ou refoulées, prendraient-elles le dessus ?

Et si l’alternative proposée par ce jeu de questions-réponses procédait de façon un peu réductrice, dans le schéma binaire qu’induit cette variante de délégation auctoriale ? Si, au lieu d’un tête-à-tête, au lieu d’une histoire à deux dimensions, on imaginait qu’elle ne se soutient que par un facteur tiers, une troisième rive de la scène, en quelque sorte ?

Telle est l’hypothèse que nous voulons formuler et éprouver ici. Elle prolonge à sa manière l’essai que Jacques Rancière4 a consacré au recueil Primeiras estórias (Premières histoires) dans lesquelles une nouvelle a connu une fortune toute particulière : « A terceira margem do rio » (« La troisième rive du fleuve »). Un père y décide d’abandonner sa famille et le monde des hommes pour s’embarquer à bord d’un frêle canot. Il se tiendra longtemps au milieu de la rivière, sans se laisser emporter par le courant. Tout ce que nous savons, nous le tenons du fils, lui aussi conteur interposé, de sorte que nous sommes condamnés à partager ses interrogations, son désarroi, devant cette conduite mystérieuse qui se conclura, après quelques signes énigmatiques d’attention au fils, par la disparition du père. Par où s’est-il évanoui ? Par cette troisième rive qu’a annoncée le titre, dont on notera en passant qu’il ne peut être formulé par le narrateur écran : le titre se situe lui-même dans un troisième plan, une troisième dimension, à la différence notable de notre nouvelle, où le possessif du titre pourrait induire un énonciateur vivant (ou survivant) au-delà de la séquence de l’histoire.

Dans une analyse de « Mon oncle le jaguar », Ettore Finazzi-Agrò suggère que Guimarães Rosa a cherché à circonscrire le sauvage, l’altérité, les forces monstrueuses, dans des frontières apaisantes :

[…] plongé dans cette peur de l’incontrôlable […], face à cet abîme béant, Guimarães Rosa a toujours cherché à tracer une démarcation tranquillisante, il a toujours cherché à maintenir la distance, sans parvenir, toutefois, à échapper à la fascination que l’hybride, le mêlé, la duplicité, ont exercée sur lui5.

Sans entrer dans le fond de ce propos, on retiendra cet intérêt pour les limites. Après la guerre, Guimarães Rosa s’est vu affecté au département des frontières et démarcations de l’Itamaraty, l’équivalent brésilien du Quai d’Orsay. Il semblerait que ce fût un poste peu valorisé, dévolu à un diplomate aux habitudes étranges, aux intérêts et comportements peu accordés au protocole de la maison. Et que ç’ait été également, pour l’écrivain, un refuge commode et confortable pour qui avait tant de choses à écrire et à raconter par ailleurs. Toujours est-il que la question des limites traverse de part en part l’œuvre de Guimarães Rosa, comme pour en interroger la consistance, ou en inventer de nouvelles. Ses histoires sont toujours au moins à double fond, hantées par l’existence d’autres échelles, d’un plan transcendant à l’immanence des choses. Jacques Rancière écrit dans l’essai qu’il a placé à la toute fin de son livre, suggestivement intitulé Les Bords de la fiction : « La fiction est ce par quoi le jusqu’où s’excède lui-même6 ». Le pouvoir de fabulation a cette capacité d’ouvrir des trappes, et même de les faire exister, de les rendre vraies par l’imagination. Qu’on s’en remette, en guise d’illustration du propos, à l’Enfant de la nouvelle « Les bords de l’allégresse » (« As margens da alegria »), qui s’éveille dans la grande ville en construction où ses Oncles l’ont emmené.

L’Enfant voyait, apercevait. Il respirait beaucoup. Il voulait pouvoir voir plus vif encore – tant et tant de choses nouvelles – ce qui à ses yeux se prononçait. L’habitation était petite, on accédait aussitôt à la cuisine, et à ce qui n’était pas vraiment un quintal [cour, arrière-cour, jardin], mais plutôt une courte clairière, des arbres qui ne pouvaient entrer dans la maison. Très grands, s’y accrochaient lianes et petites orchidées jaunes. Pourrait-il en sortir des Indiens, le jaguar, un lion, des loups, des chasseurs ? Des sons, seulement. Un oiseau ou autre, et leurs chants étirés. Voilà ce qui ouvrit son cœur7.

Dans cet extrait, le garçon fait à son tour l’expérience des limites : le chant des oiseaux fournit la clé qui ouvre ce qui était jusque-là enclos, le cœur ; et l’imagination est alors à même de déclencher une fiction nourrie de toutes les peurs et tous les fantasmes, l’aventure plantée en une brève énumération, tapie derrière le rideau d’arbres, lui-même lisière entre connu et inconnu, le familier rassurant et les mystères aimantés, faits de curiosité, d’attirances et de dangers. On aura, dans le même temps, noté que résonne dans cette vision, nichée dans la nouvelle qui ouvre les Premières histoires parues en 1962, un concentré de celle de 1961. Cet écho ébranle les cloisons supposées rendre les textes indépendants les uns des autres8, et introduit un système de passerelles et de passages secrets qui bouleverse la topographie conventionnelle : et si l’énigmatique « Mon oncle le jaguar » induisait lui aussi des conceptions non euclidiennes de l’espace pour sortir des dichotomies de l’histoire ? Deux personnages, l’un blanc, civilisé, l’autre engagé dans une dérive sauvage, sinon monstrueuse ; l’un produit de la bonne société, et de toutes ses violences masquées, ses normes, l’autre en voie d’émancipation. Mais aussi deux espaces : celui de la domestication, de l’élevage, de la culture ; et l’autre, sans feu ni lieu, sans foi ni loi, anarchique. Le lisse et le strié. En d’autres termes : et si la troisième rive de l’histoire était… la perspective du fauve ?

Avant de chercher à étayer cette thèse, revenons sur une question centrale, peut-être LA question de cette histoire : que s’y passe-t-il ? que s’est-il passé ? Nous voulons parler évidemment de ce qu’on a vite fait d’appeler « métamorphose », depuis l’essai pionnier (et de ce point de vue fondateur) d’Haroldo de Campos, paru en 1962, et amplement remanié dans sa reprise au sein du recueil Metalinguagem & outras metas de 1992. La métamorphose, quelles que soient les manières dont elle s’inscrit dans tel ou tel système de pensée, suppose la transformation d’un corps en un autre ; ici, possiblement, d’un homme en jaguar. Ce phénomène merveilleux ou fantastique, comme on voudra, serait même ici le clou de l’histoire, à la fois par son caractère extraordinaire, le fait qu’il interviendrait à la toute fin de la nouvelle, mais aussi et surtout par l’exploit langagier, stylistique, qui le met en jeu.

Lecture forte et simple à la fois, qui esquive néanmoins plusieurs obstacles. Le premier est que dans la réécriture de son essai, Haroldo de Campos vient contredire ce qu’il affirmait tout d’abord : en 1962, le signal de la métamorphose (consolidée par la citation d’Ovide) était l’inarticulation du langage ; dans la version de 1992, une longue note tente de rendre compte des dernières paroles du chasseur en leur attribuant des significations en tupi. Borborygmes d’un félin à l’agonie, ou langue articulée ? Il faut choisir. L’autre souci tient au discours lui-même du chasseur, qui évoque à plusieurs reprises des sortes de métamorphoses : soit qu’il se confonde, s’identifie avec le jaguar (Eu – onça, Moi – once), soit qu’il se jaguarise lui-même : eu, eu oncei… (moi, moi, j’ai oncé…). Si l’on s’accroche à cette piste de la métamorphose, il faut donc en préciser ses contours, sa teneur. Ses précédentes manifestations montrent qu’elle ne serait pas irréversible. Ou encore qu’elle s’apparenterait à une forme de transe, de possession, où l’on entre et d’où l’on revient. On se souvient en effet qu’elle intervient dans des moments très particuliers, où le personnage du chasseur est mis (littéralement) hors de lui à cause de la conduite de tel ou tel autre personnage. Dans la dernière partie du monologue, son esprit serait altéré moins sous l’effet d’une bouffée d’indignation, que sous celui de son propre discours (une forme d’auto-exaltation), de la cachaça (une forme d’altération des sens et de l’esprit) et de la peur. La métamorphose substitue un corps par un autre, mais suppose une puissance de métamorphose, une force qui fait basculer d’un état à l’autre.

Avec ses multiples ramifications possibles, cette ligne interprétative de « Meu tio o iauaretê » s’est vue progressivement (et pas toujours clairement) concurrencée par le concept de « devenir » importé de Mille plateaux. Or contrairement à ce qu’on lit ici ou là, métamorphose et devenir ne sont pas deux notions superposables, ni vraiment compatibles, du point de vue des philosophes :

[…] devenir, ce n’est pas imiter quelque chose ou quelqu’un, ce n’est pas s’identifier à lui. Ce n’est pas non plus proportionner des rapports formels. […] Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. […] Ce principe de proximité ou d’approximation est tout à fait particulier, et ne réintroduit aucune analogie. Il indique le plus rigoureusement possible une zone de voisinage ou de co-présence d’une particule, le mouvement que prend toute particule quand elle entre dans cette zone9.

Si le devenir n’est pas imitation ou analogie, s’il exclut qu’on aille d’un état de départ vers une situation d’arrivée, c’est qu’il se conçoit comme un processus de « double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. Les noces sont toujours contre nature. Les noces, c’est le contraire d’un couple10 ». Nous sommes donc là dans une toute autre configuration : non plus deux corps successifs, mais deux corps simultanés. Si l’on suit cette direction, il nous faut donc alors ajouter à notre scène du « Iauaretê » – c’est-à-dire du vrai jaguar, du jaguar authentique – une tierce figure, une troisième force, à côté, au-dessous, quelque part en tout cas auprès du voyageur et du chasseur.

Entendons-nous : il n’est pas nécessaire de supposer la présence physique d’un fauve, telle qu’elle est convoquée à divers moments dans le monologue, pour impressionner ou terrifier le visiteur. Encore que ce jaguar n’a pas plus de consistance dans le texte que l’auditeur. L’un comme l’autre se tiennent dans une sorte de pénombre, de hors-champ de la parole.

Ce qui est en jeu est plutôt de l’ordre de la perspective, celle du prédateur, et de sa capacité d’encorporation, de devenir un point de vue. Arnaud Pelletier, dans une étude croisant Leibniz et Deleuze, distingue chez le philosophe allemand la perspective, attribut de l’âme ou du plan abstrait, du point de vue (« c’est le corps qui est un point de vue, ou mieux, qui fait le point de vue »). Si l’incorporation est « l’assimilation ou l’inclusion d’un corps dans un corps », l’encorporation désignerait alors l’appropriation indissoluble d’une âme et d’un corps11 ». Moins qu’une transformation des corps, la nouvelle mettrait en scène une sorte de conversion de ses personnages, successivement ou alternativement pacifiques, accueillants et meurtriers.

La critique s’est focalisée sur la jaguarisation de l’énonciateur, lisant le geste final du voyageur comme un réflexe défensif. Mais rien ne dit que cet hôte inattendu est arrivé là avec de bonnes intentions. Dépendant qu’il est de la parole (douteuse) du chasseur, le lecteur est finalement conduit à prendre fait et cause pour l’homme blanc, contre ce qui se profile devant lui comme un monstre. Mais il pourrait être venu, tel Thésée, avec l’intention d’exterminer ce Minotaure. Dans un sens de lecture comme dans l’autre, les rêves et cauchemars des personnages sont teintés de sang et de mort. Ils parlent, se comportent, comme on chasse, comme chasse le jaguar, de façon sinueuse et dissimulée, par phases d’approche et d’identification, sans jamais baisser la garde. Ils se transportent d’une perspective à l’autre, d’un monde à l’autre.

Tel est le propre du chamane, dans la lecture d’un Eduardo Viveiros de Castro : il tient ses pouvoirs de sa capacité à transiter entre le monde des humains et celui des esprits ou des animaux. Dans cette logique, à l’inverse de notre conception ordinaire, ce qu’on a coutume d’appeller « culture » est une, en quelque sorte « universelle », et la « physis », au contraire, diverse et multiple. Dans la perspective amérindienne :

[…] le monde est composé d’une multiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissances respectives. […] la conception amérindienne supposerait […] une unité de l’esprit et une diversité des corps. La « culture » ou le sujet représenterait la forme de l’universel, la « nature » ou l’objet, la forme du particulier12.

On en revient plus ou moins au point de perspective leibnizien de l’âme, cette fois étendu et distribué à l’ensemble des actants. D’elle, la perspective (abstraite) s’encorpore dans des points de vue (concrets)13. L’enjeu de cette discussion est moins d’annexer notre lecture à tel ou tel courant anthropologique ou philosophique que de la décrocher de la question des corps telle qu’elle se configure dans la métamorphose, et par là, de renouer par un nouvel accès à l’ambition suprasensible de Guimarães Rosa : « distendre », « détordre » la langue, « la refonder dans le creuset, la remuer des heures durant. La faire fondre et la travailler, à l’état liquide et gazeux14. » Le but ultime étant d’« apprendre de nouvelles manières de sentir et de penser. Non pas la manière disciplinée – mais la force élémentaire, sauvage. Non la clarté – mais la poésie, l’obscurité du mystère, qu’est le monde15. » En quelque sorte, se dépouiller de notre ontologie (défaillante ?) et tenter une lecture amérindienne de ce « Iauaretê ».

 

1 « Et il est en cela significatif que, une fois de plus, la limite, le point d’arrivée, renvoie directement à un milieu qui n’était pas encore lisible au moment de la traversée. », Clara Rowland, A forma do meio. Livro e narração na obra de João Guimarães Rosa, Campinas/São Paulo, Editora Unicamp/Edusp, 2011, p. 284-285. Sauf mention contraire, nous traduisons.

2 Sandra Guardini Vasconcelos, « Rosa, leitor de Machado », in Hélio de Seixos Guimarães et Marta de Senna (dir.), Machado de Assis: permanências, Rio de Janeiro, Fundação Casa de Rui Barbosa/7Letras, 2018, p. 291. La citation est extraite du « Journal de Hambourg », conservé à l’Instituto de Estudos Brasileiros (Universidade de São Paulo) : fonds João Guimarães Rosa, cote JGR-EO-21.

3 João Adolfo Hansen, « Simulacro e alegoria », in Márcia Lúcia Guidin, Lúcia Granja et Francine Weiss Ricieri (dir.), Machado de Assis. Ensaios da crítica contemporânea, São Paulo, Ed. Unesp, 2008, p. 143.

4 Jacques Rancière, « Le moment sans mesure », dans Les Bords de la fiction, Paris, Seuil, 2017.

5 Ettore Finazzi-Agrò, « Nada, nosso parente. Uma leitura de “Meu tio o iauaretê” », Remates de males, n° 14, Campinas, Ed. da Unicamp, 1994, p. 136.

6 Jacques Rancière, Les Bords de la fiction, op. cit., p. 186.

7 João Guimarães Rosa, Ficção completa, vol. 2, Rio de Janeiro, Nova Aguilar, 1994, p. 390.

8 On sait néanmoins que la composition de Primeiras estórias repose sur des correspondances, la plus évidente reliant « As margens da alegria » à la dernière histoire « Os cimos », et que « O espelho », placé à l’exact milieu du volume, marque une sorte de partage des eaux : dix nouvelles avant, dix nouvelles après, et un titre qui suggère une construction symétrique, tandis que le propos mine l’édifice de chausse-trappes. Qu’est-ce qu’un miroir ? « Au-delà, assurément, des notions de la physique, desquelles vous êtes familier, des lois de l’optique. Je me réfère au transcendant. », Ficção completa, op. cit., p. 437.

9 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, éd. de Minuit, 1980, p. 334.

10 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, « Champs », 1996, p. 8.

11 Arnaud Pelletier, « Encorporation et point de vue selon Leibniz. Apostille à la lecture de Deleuze », in Quentin Landenne, Philosopher en points de vue. Histoire des perspectivismes philosophiques, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2020, p. 129-155 : p. 144.

12 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Lignes d’anthropologie post-structurale, trad. Oiara Bonilla, Paris, P.U.F., « Métaphysiques », 2009, p. 20.

13 Cf. Arnaud Pelletier, « Encorporation et point de vue selon Leibniz. Apostille à la lecture de Deleuze », art. cit.

14 Lettre de João Guimarães Rosa à son oncle Vicente Guimarães du 11 mai 1947, Joãozito : a infância de João Guimarães Rosa, São Paulo, Panda Books, 2006, p. 132-139. Citée par Sandra G. Vasconcelos, « Rosa, leitor de Machado » art. cit., p. 292-293. Il est possible que la date de rédaction de cette lettre nous ramène à la période de conception et de première gestation de « Meu tio o iauaretê ».

15 Lettre de João Guimarães Rosa à Harriet de Ónis, 4 novembre 1964, citée ibidem, p. 294.



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- Auteur : Michel Riaudel
- Titre : La perspective du fauve. Une lecture (par défaut) de « Mon oncle le jaguar » de João Guimarães Rosa
- Date de publication : 30-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=334
- ISSN 2105-2816