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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Les écarts créateurs ou le défaut comme positivité dans l’art de traduire

Laurent Lombard


Avignon Université

Par les nuances de l’hermétisme, dont Hegel est un disciple connu, contenues dans ce titre, nous souhaiterions, dans ce volume en l’honneur du professeur Camille Dumoulié, également traducteur, trouver l’occasion de redonner de la fécondité à la formule éculée, devenue défectueuse dans l’esprit commun, de traduttore/traditore.

Cette paronomase, dont l’inventeur demeure encore à ce jour mystérieux, utilisée dans de nombreux pays pour l’homophonie entre les deux mots, renvoie à l’écart irréductible entre un texte original et sa traduction1. Dire nûment qu’il y a une trahison dans l’acte de traduire, c’est indiquer que quelque chose y fait défaut. Voire que la traduction est défaut. Trahison, défaut, ces termes dont on concédera volontiers que, sans qu’on sache comment les éviter en parlant de l’acte de traduire, on ne sait guère non plus qu’en faire aujourd’hui, ni de quel point de vue oser les aborder. Il faut avouer que, pour qui traduit, ces termes, et la formule même de traduttore/traditore, sont aussi lancinants qu’agaçants. On pourrait en trouver la raison dans le fait qu’une telle formule soutient presque unilatéralement l’idée négative de trahison et de défaut à propos de la traduction, au point que d’aucuns, tel déjà Joachim du Bellay en son temps, vont jusqu’à considérer le traducteur comme un traditeur2.

Comme si elle renvoyait à sa valeur ultime, la pensée sur la traduction n’a cessé depuis des siècles d’évacuer de cette formule l’idée du défaut positif pouvant enrichir la traduction au profit du défaut négatif appauvrissant la traduction. De ce qui est devenu un poncif (la traduction est une trahison, donc un défaut négatif, de l’original) et traîne dans les souterrains de la pensée commune sur la traduction comme dans les histoires littéraires, il ressort une certaine ambiguïté, pour ne pas dire une certaine fausseté, qui recouvre le conflit ordinaire de deux notions devenues au fil des siècles les colonnes opposées sur lesquelles se sont chantournés les discours sur la traduction et établies les querelles historiques, comme celle connue sous le nom de « querelle d’Homère »3.

L’évidence nous contraint à admettre qu’il existe des cas de traductions à défaut négatif. Notamment lorsque le texte est modifié par des erreurs, parfois à visée politique4, ou par retranchements ou des ajouts. Que l’on songe, parmi tant d’autres exemples, à la traduction des Voyages de Gulliver par l’abbé Desfontaines qui se vante dans sa préface au lecteur « d’avoir fait disparaître une foule d’allégories impénétrables, d’allusions insipides, de détails puérils, de réflexions triviales, de pensées basses, de redites ennuyeuses […] »5. Sur ces procédés de traduction, on ne peut qu’être d’accord avec Jane Argert qui dit à propos de l’interprète de chants :

Si, de l’œuvre, il [l’interprète] retranche des parties qui lui paraissent inutiles, difficiles, ou s’il ajoute des effets, [...] j’appellerai toujours ces manières de procéder de mauvaises trahisons, à moins que l’auteur lui-même ne considère son interprète comme un collaborateur6.

Une forme plus grave de traduction à défaut négatif est sans aucun doute lorsqu’une traduction est altérée par l’(auto)censure. Citons, une fois encore à titre d’exemple, et pour nous rapprocher de notre contemporanéité, le cas de la récente traduction néerlandaise de « L’Enfer » de Dante Alighieri amputée de sa référence au prophète Mahomet afin, selon l’éditeur, de « ne pas blesser inutilement ». Ce défaut de traduction se double ici, ou est occasionné, par un véritable défaut culturel et sociétal, qui s’appelle lâcheté et qui représente une insulte à la traduction et à la tradition, tout autant qu’à Dante et à Mahomet.

Il ne paraît pas inutile de rappeler, vu que l’occasion s’y prête en rapprochant ces deux mots de traduction et de tradition, que la traduction est primordiale dans notre histoire longue, qu’elle est certainement à la source et aux croisements de nos origines spirituelles, politiques, culturelles. Qu’elle est indissociablement liée à la tradition en tant qu’elle est transmission, qu’elle participe à la transmission, ce que suggère étymologiquement leur racine latine commune tradere qui est aussi celle de trahison. Nous sommes par ailleurs convaincu, avec François Jullien, que :

[…] non seulement traduire est penser, mais en Europe, penser, c’est aussi (traditionnellement) traduire. Si les philosophes sont en Grèce, la philosophie naît à Rome, car découvrant dans l’épreuve de ce négatif qu’est l’intraduisible sa vocation à l’universalité : dans les traductions tâtonnantes des termes grecs chez Lucrèce et chez Cicéron7.

Ce qui apparaît dans ces propos, même si nous nous inscrivons en faux quant à l’idée de traduction tâtonnante8, c’est l’importance de l’écart (différent de l’erreur ou de la censure évoquées plus haut), qui est aussi confrontation, et qui rend possible à la fois une tension créatrice dans l’acte de traduire et s’oppose au fond à toute idée d’uniformisation et d’homogénéisation : « L’universalité est un concept de la raison, l’uniforme un concept de la production : celle-là invoque une nécessité, celui-ci ne repose que sur une commodité »9.

La pensée de l’écart que déploie tout discours sérieux sur la traduction révèle bien que la pluralité des langues est un fait, ce que nous savons tous déjà, quoique la tendance à l’uniformisation des langues soit apparemment forte selon la doxa du moment10, et pour aller plus loin avec Jakobson que non seulement « les langues diffèrent essentiellement par ce qu’elles doivent exprimer, et non par ce qu’elles peuvent exprimer », mais que « l’aspect cognitif du langage non seulement admet, mais requiert l’interprétation au moyen d’autres codes, par recodage, c’est-à-dire la traduction »11. Recoder un texte dans une autre langue entraîne inéluctablement des écarts, qui sont donc des défauts. Mais au lieu de tous les considérer, à l’instar d’une certaine homologation de la pensée sur la traduction, comme des défauts négatifs, peut-être ne serait-il pas inepte de les considérer aussi en tant que défauts positifs.

Défaut et positivité, en face à face, tiennent généralement à cette commodité de la scission des opposés. Or, la sagesse voudrait de commencer par dénoncer cette tromperie et de constater en revanche que ce qui est a priori un défaut peut en fait être une qualité. Il en est de la traduction comme du reste. Dans nos sociétés de plus en plus homogénéisées, voire codifiées, on constate parallèlement une extension de la hantise du défaut. L’ère de la photoshopisation et du filtre photographique en est, par exemple, une résultante, qui fait croire que ceux qui les pratiquent tendent illusoirement vers la perfection. Mais la perfection, c’est ennuyeux, c’est nosocomial et c’est la mort, c’est la fin12. À l’inverse, soit dit en passant, de l’idée de perfectionnement ou de quête de la perfection. Autrement dit, il faut du défaut pour qu’il y ait de la vie (et de l’art), dans la mesure même où le défaut fait ressortir la vie (et l’art) − et met en mouvement la pensée. N’y a-t-il pas là, dès lors, quelque chose de phénoménologiquement proche du baroque, tel qu’il a été défini à ses origines à partir de l’idée de perles irrégulières ? L’esthétique du baroque est en effet une esthétique du défaut qui s’affirme dans l’asymétrie, le goût du mouvement riche, peu conforme à la géométrie, et dans ces écarts qui susciteront justement des esthétiques nouvelles13.

Apprécier qu’il faille du défaut pour qu’il y ait de la vie, de l’art, voire de l’esthétique, c’est se disposer naturellement à se ranger du côté du principe de la « coïncidence des opposés »14. Par conséquent, si, pour redonner un sens positif à la locution traduttore/traditore, on s’en réfère à ce vieux et non moins juste principe, cela exige que nous entendions celle-ci non pas en considérant les deux termes qui la constituent comme des contraires, mais en les juxtaposant en une complémentarité. Procédant de la sorte, il n’est plus question de disjonction, de déconnexion de nature dichotomique entre les deux éléments pour constituer une seule et unique signification (la négativité du défaut) − devenu abstrait puisque le jeu de l’opposition n’y fonctionne plus ou sinon demeure un pur effet de surface sans enjeu réel − mais bien plutôt d’une disposition à placer les deux mots dans une relation de coalescence, de compossibilité des opposés. Cette coalescence procure de façon inévitable un écartement de sens proprement découvrant. De la même manière qu’une certaine forme de l’écart en traduction, en tant que défaut positif, a un pouvoir découvrant, d’ouverture, d’inventivité.

Cet accord postulé permet de dépasser gaillardement le dénotatif et donne accès à la richesse connotative du sens anagogique de tout texte d’ampleur dont le maillage est par principe infini15. On discerne dès l’abord toute la différence entre l’intelligence artificielle et l’art de traduire. Le sens anagogique échappe à toute réduction à l’automatisme et implique que le défaut soit une ouverture sur autre chose, sur la liberté. C’est là, d’ailleurs, le postulat de la transcendance chrétienne. Le sens anagogique est le côté irrationnel de la Tradition qui est le fondement de l’optimisme. Comme il a échappé à la Réforme (trop rationnelle à première lecture), ce sens échappe à la traductologie qui, las, se veut (ou se voudrait) elle aussi, trop souvent, rationnelle.

Traductologie est ce mot, de tous, sans doute le plus erroné pour définir le vaste domaine de la traduction. Sémantiquement et étymologiquement faux, c’est un concept privilégiant trop fréquemment l’axiomatique et l’automaticité16 et qui, parce qu’il ne cesse de vouloir identifier l’infinité des processus qui s’opèrent à notre insu en traduisant, s’oppose de fait à la notion même d’art du traduire. Il sert à dire, faisant la somme de toutes les récriminations possibles et les procès faits à l’écart ou au défaut, ce sentiment trivial qu’est la négativité de l’écart. Sans jamais questionner ni comprendre qu’en chaque acte de traduction, il existe une opération de distance, voire d’ouverture, jamais complètement réfléchie et même, au sens strict, impensable, qui constitue la valeur intrinsèque et personnelle, artistique et artisanale en somme, de toute traduction et de tout traducteur. Sans non plus considérer que certains écarts peuvent être inspirés par les nègres du traducteur, ces relecteurs de l’ombre dont le rôle d’importance est sous-estimé17.

L’écart ou le défaut est donc essentiel (au sens étymologique) dans l’essence de l’art de traduire. Il faut qu’il y ait du défaut pour qu’il y ait de la traduction, sans quoi on serait dans un univers humain d’avant l’échec de Babel. Aussi serait-il seulement besoin, pour nous convaincre, de prendre l’exemple du premier verset du Prologue de saint Jean et de son immense polysémie qui s’inscrit dans l’histoire multiple de toute théologie notamment. On ne saurait, dans l’espace de cette contribution, avoir la prétention de résumer la multitude des complexités qui ressortissent aux différentes traductions du célèbre Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος, dont les interprétations sont depuis longtemps et toujours objets de débats scientifiques et doctrinaux.

Toutefois, si l’on voulait se livrer brièvement, compendieusement, à la confection d’un exemple provenant de ce verset du Prologue, une des plus puissantes ouvertures sur le Sacré et le symbolisme de l’histoire humaine, l’on pourrait noter que dans sa traduction en latin, Jérôme de Stridon, fait saint patron des traducteurs, passe du Logos au Verbum. Si ce passage correspond bien à la mentalité de l’époque, il n’empêche que le Verbum et le Logos sont des concepts bien différents. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’avec la traduction de Logos par Verbum s’opère un certain appauvrissement au plan philosophique et anagogique par rapport au grec. Ce glissement de sens, qui vaut donc écart, est étonnant car, d’un côté, on est dans la métaphysique et la théologie et de l’autre on est dans la philosophie de l’action. Le Logos n’a de sens que si l’on agit, ce qui est d’ailleurs l’idée de l’Incarnation (et de l’Apocalypse). Que le Logos soit action, Goethe l’avait d’ailleurs bien compris, qui traduit par « Au commencement était l’Action ». Traduction révélatrice, photophore, luciférienne, et que certains ont donc considéré comme diabolique, probablement parce qu’elle porte la marque d’un défaut positif qui n’a pas été reconnu comme tel. Débobinons les faits. Faust, au début de la pièce homonyme, vieux savant désabusé, réfléchit dans son cabinet de travail à l’acte de traduire, à ses difficultés infinies et s’attaque à un texte fondateur, l’Évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe ». Il passe en revue les traductions qui ne lui conviennent pas : le verbe (das Wort), le sens (der Sinn) et la force (die Kraft), pour en pour en arriver comme dans une illumination à « die Tat », l’action : « Im Anfang war die Tat ». Que l’on en juge plutôt :

[Faust]
Il est écrit : « Au commencement était le verbe ». Déjà je m’arrête. Comment aller plus loin.
Je n’estime pas assez ce mot, le verbe. Non, je dois traduire autrement.
Il est écrit : « Au commencement était le sens ». Médite bien cette première ligne afin que ta
plume n’aille pas trop vite. Est-ce le sens qui crée et produit tout ?
Il faudrait mettre : « Au commencement était la force ».
Non voilà, voilà ce qu’il faut écrire : « Au commencement était l’Action »18.

Quiconque, poussé par le désir de curiosité, prendrait le temps de regarder les diverses traductions de ce verset (et leurs commentaires) effectuées au cours des siècles, avec tout leur savoir artisanal, s’apercevrait que les interprétations sont riches de divergences théologiques qui ont abouti à des divergences dans l’histoire des idées et des sociétés. Cet exemple paraît éclairant pour démontrer que la positivité des défauts inhérentes à une traduction, c’est donc aussi et inéluctablement la création d’un espace du commentaire et de l’interprétation19, lesquels, du fait de leur unitas multiplex si chère à Edgar Morin, sont au fond ce qui fait la Tradition. L’écart positif est donc bien créatif, en particulier de tradition(s).

Ce qui se détache ainsi, c’est que pour parler de la traduction et comprendre ce binôme emblématique traduttore/traditore, il faut se mettre dans un esprit théologique, ce à quoi nous renvoie quelque peu malicieusement l’emploi des mots de fidélité et d’infidélité lorsqu’on parle de traduction. C’est même en comprenant cela, que la traduction doit signifier à la fois écart créateur et exactitude, qu’on pourra soutenir que la plus grande tradition de traîtres et de traducteurs qu’on ait, c’est, du Talmud aux herméneutiques chrétiennes, celle des interprètes de la Bible ou plutôt des Bibles puisqu’en grec ancien, rappelons-le, il s’agit d’un pluriel, d’un collectif.

Voilà qu’une nouvelle fois est éclairée la logique de l’impact des traductions dans les traditions transmises selon un double mouvement : la traduction permet de transmettre la tradition et inversement le traducteur trahit toujours. Fatalement, par la façon dont il traduit un texte, un traducteur infléchit, malgré qu’il en ait, l’interprétation qu’on peut faire du texte. Il suffit de voir, comme nous l’avons évoqué, les divergences à partir des différentes façons dont on lit le texte de la Septante. Mais il en va de même des grands classiques de la littérature : suivant les traductions, on les éclaire ou on les obscurcit de façons très différentes.

En fin de compte, apparaît clairement ce que nous voulions démontrer en creux dans cet article, à savoir qu’une tradition qui réussit c’est une tradition qu’on trahit pour la traduire. C’est là tout le sens qu’on doit percer dans le traduttore/traditore, jeux de mots qui fait donc l’écart entre Tacite et Arnobe20. Partant, le traducteur, oui, est un traître, mais un bon traître. Le mauvais traître, comme il y a un défaut négatif, c’est celui qui ne transmet pas. C’est celui qui trahit en oubliant de transmettre, de traduire. Le bon traître, comme il y a un défaut positif, c’est un agent double. Il fait semblant de trahir, mais il transmet. Tout son art se situe dans ce jeu de l’écart (positif) sans toutefois se risquer au grand écart.

On en conclura qu’un bon traducteur, c’est foncièrement un agent double (et ironiquement, pour ainsi dire, on ne sait pas dans quel cas il l’est). Par là, tout aussi bien il est un entregent, un truchement par définition, un daimon. C’est cette caractéristique presque ontologique du traducteur qui fait de lui un artisan, un artiste, un créateur. Et qui est à la source de ce qu’on pourrait imaginer être le paradoxe sur le traducteur21. Patiemment, obstinément, tel un acteur22, il incarne le texte et porte le texte, le transmettant. Il le tire à soi et l’éloigne de soi ainsi que le suppose le latin trahere, « tirer », d’où « interpréter », (chez Salluste et Tacite notamment).

Ce que célèbre le fameux traduttore/traditore, c’est donc une éthique du défaut qui pourrait avoir, étrangement ou pas, quelque accointance avec l’éthique de la cruauté établie par Camille Dumoulié23. C’est cette éthique du défaut qui est elle-même positivité et qui fait que le traducteur est bel et bien un artisan créateur, un rapsode, un herméneute dont la compétence augurale est d’exceller dans l’art de comprendre, d’interpréter et d’exprimer24. Exceller, pour autant que faire se peut, dans l’art de l’écart positif qui est aussi celui du processus dynamique de ce commerce, de cet échange que le traducteur doit mener, tel un Hermès, pour faire bon poids bonne mesure dans l’espace ouvert entre le vrai et le faux, le bon et le mauvais, le fidèle et l’infidèle.

L’écart positif et créateur est un paradigme de la traduction qu’il convient de protéger afin que cette dernière continue, à travers les rapsodies de l’écart25, de relayer la tradition et de s’inscrire dans ce qu’elle est intrinsèquement et historiquement, un artisanat, un patrimoine immatériel de l’humanité, faute de quoi on risque d’assister à une véritable mutilation des Hermès. Or n’est pas Alcibiade qui veut.

 

1 Déjà le père des traducteurs, saint Jérôme, le formulait dans son De optimo genere interprentandi : « Il est malaisé quand on suit les lignes tracées par un autre, de ne pas s’en écarter en quelque endroit », in J. Labourt, Saint Jérôme. Lettres. Paris, Les Belles Lettres, Tome III, 1953, p. 61.

2 « Mais que diray-je d’aucuns, vrayement mieux dignes d’estre appelez traditeurs, que traducteurs ? veu qu’ils trahissent ceux qu’ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir », in J. du Bellay, La défense et illustration de la langue française, Paris, E. Sansot, 1905, p. 76. Du Bellay ayant été un diplomate, cela nous donne prétexte à lui donner raison si on étudie certaines traductions diplomatiques dont, pour ne citer qu’un exemple, le projet de la Constitution européenne de 2005. On trouve en effet dans les annexes de curieuses variations d’une langue à l’autre.

3 Cette querelle naît au début du XVIIe siècle à l’ombre de la Querelle des Anciens et des Modernes, lorsque l’helléniste, Anne Dacier, propose en 1711 une nouvelle traduction de l’Iliade en prose qui fera date du fait de sa nouvelle esthétique de la traduction, tandis qu’en 1714 l’académicien Antoine Houdard de la Motte fait lui aussi paraître une traduction de l’Iliade en alexandrins à partir du texte de Mme Dacier. Sur cette question, cf. Yves Chevrel (dir.), Histoire des traductions en langues françaises, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 276-302.

4 On pourrait ici convoquer l’exemple piquant de la traduction de Nationalsozialistische Deutsche Arbeiter Partei (NSDAP), traduit en français par Parti national-socialiste des travailleurs allemands. La traduction ne tient pas compte de la règle fondamentale de la langue allemande : le déterminant précède le déterminé. Dans "nationalsozialistische", le déterminé est "sozialistische" et "national" le déterminant, ce qui aurait dû donner en français : "Parti socialiste national" – qui, étrangement (ou pas) n’a point été retenu. Or, c’est tout le sens original qui s’en trouve modifié.

5 J. Swift, Voyages de Gulliver, Paris, J. B. G. Musier fils, 1772, préface, p. IX-X. Cette première traduction en français du roman de J. Swift sera souvent critiquée par ceux qui s’attelleront à retraduire le texte. C’est le cas de Bernard H. Gausseront. Or, comme l’a bien noté Françoise Lapraz-Severino, parce que sa traduction est destinée à la jeunesse, celle-ci est amenée à produire également un certain nombre d’écarts (négatifs). Cf. Lapraz-Severino Françoise, « Conserver ou censurer : les choix d’un traducteur français de Jonathan Swift au dix-neuvième siècle », Cycnos, vol. 16.1 (Conservatismes anglo-américains XVIIIe et XIXe siècles), 1999, mis en ligne en juillet 2008. http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/publication/item/364

Ce problème d’écarts se retrouve également dans la version corrigée par Jules Janin de la traduction de Desfontaines parue en 1879. Dans sa préface, l’écrivain et critique dramatique indique en effet : « Cette fois, du moins, dans la traduction que nous donnons au lecteur, le livre est dégagé de ces tares, de ces obstacles, de cet ennui d’une phrase inerte et plus anglaise, à coup sûr, que française. Et désormais, grâce à tant de soins, les plus jeunes lecteurs liront sans danger, et les plus vieux liront sans peine un livre ingénieux, la joie et l’instruction de quatre à cinq générations », in Préface aux Voyages de Gulliver par Swift, traduction de l’Abbé Desfontaines, revue, corrigée et précédée d’une introduction par Jules Janin, Paris, Laplace et Sanchez éditeurs, 1879, p. 25-26.

6 J. Arger, Initiation à l’art du chant, Paris, Rouart Lerolle, 1924, p. 184.

7 F. Jullien, Du mal/du négatif, Paris, Seuil, 2006, p. 17.

8 Qu’il suffise pour s’en convaincre de lire, entre autres références, la thèse de R. Poncelet, Cicéron, traducteur de Platon. L’expression de la pensée complexe en latin classique, Paris, De Boccard, 1953 ; ou encore l’essai de M. Onfray, Sagesse, Paris, Albin Michel/Flammarion, 2019.

9 F. Jullien, Du mal/du négatif, op. cit., p. 18.

10 Apparemment, disons-nous, car il ne faudrait pas oublier que, depuis toujours, les langues divergentes considérées comme des défauts créent elles aussi des écarts positifs et donc de la richesse, et peuvent devenir de nouvelles langues émergentes.

11 R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », in Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, 1963, p. 78-86.

12 Mentionnons, en écho à notre propos « la perfection, c’est la fin », le dernier mot prononcé par Jésus : τετέλεσται (tout est consommé). Il s’agit d’un perfectif, un parfait, qui indique que l’on sort du temps, donc de la vie, pour arriver dans la perfection et dans la réalisation. Il y a là, par ailleurs, une symétrie totale entre le σὰρξ ἐγένετο du début de l’Évangile de Jean (qui est un prétérit indiquant que Dieu s’inscrit dans l’Histoire) et le τετέλεσται, la perfection arrive avec la mort. Le jeu du grec entre le prétérit et le parfait est fort significatif ; il nous échappe en français comme dans une certaine mesure en latin.

13 Il n’est pas anodin que les valeurs d’une telle esthétique de l’écart baroque aient été appliquées à l’Antiquité par certains historiens de l’art antique tels que C. R. Morey et J. Charbonneaux ou M. G. Ch. Picard, notamment dans son chapitre « Le baroque africain » in La Civilisation de l’Afrique romaine, Paris, 1959 ; ainsi qu’à certaines études littéraires comme R. Crahay, « La vision poétique d’Ovide et l’esthétique baroque » in Atti del convegno internazionale ovidiano, Rome, Istituto degli studi romani, Vol. 1, p. 91-110. On la retrouve, de façon plus contemporaine, chez un auteur comme Carlo Emilio Gadda, qui ne cesse au fond de jouer sur l’esthétique du défaut et de l’écart positif. Cf. J.-P. Manganaro, Le Baroque et l’Ingénieur, Paris, Seuil, 1994.

14 Le principe de « coïncidence des opposés » a été établi par le penseur du Moyen Âge Nicolas de Cues (influencé sans doute par Héraclite), selon lequel : « le Maximum absolu existe dans toutes choses créées sous le mode de la contraction », in Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, traduit par F. Bertin, Paris, éditions du Cerf, 1991 [1449], p. 86. On peut évoquer ainsi toute la tradition hermétique depuis le corpus hermeticum jusqu’aux philosophes et historiens romantiques, dont Hegel et ses successeurs.

15 D’une certaine manière, les quatre niveaux de sens de l’écriture (littéral, allégorique, tropologique et anagogique) s’inscrivent dans l’idée d’écarts positifs, dans la mesure où ils induisent une élévation dans l’échelle d’interprétation d’un même texte.

16 Ce qui a donné toute une terminologie aussi grotesque qu’absconse, telle langue source/langue cible.

17 Que l’on songe, en littérature, à cet extrait : « Un éditeur lui ayant demandé de le traduire en russe, [Le Capital] il se mit à la tâche, mais au cours du travail, il se sentit saisi d’un insurmontable ennui, la plume lui tomba des mains, et il passa la traduction à des nègres qui l’achevèrent pour lui », in J. Tharaud, Cruelle Espagne, Paris, Plon, 1937, p. 58.

18 J. W. Goethe, Faust II, traduction de Daniel Benoin, Paris, Éditions Solin, 2008, p. 32. L’incidence de ce choix de traduction aura des retentissements importants dans l’histoire des idées, notamment chez Husserl et Wittgenstein voire aussi, dans une autre mesure, chez Nietzsche.

19 Il y a là un principe du mouvement constitutif de la traduction : un texte dit, la traduction interprète. Il n’est point de traductions qui ne soient pas implicitement un commentaire de l’original. C’est ce qu’on retrouve déjà dans les « targoum », mot qui en hébreu signifie à la fois traduction et interprétation.

20 D’après le dictionnaire Latin-Français de Gaffiot, traditor est à la fois le traître (chez Tacite) mais aussi celui qui enseigne, transmet (chez Arnobe).

21 Ce paradoxe sur le traducteur, qui pourrait être, pourquoi pas, rapproché du paradoxe sur le comédien de Diderot, est évoqué en quelque sorte par P. Ricoeur lorsqu’il dit, à propos de la définition de la traduction, qu’« une bonne traduction ne peut viser qu’à une équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable. Une équivalence sans identité », in « Le paradigme de la traduction », in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 27.

22 C’est par exemple Louis de Funès qui rend vivant l’Avare de Molière. Il l’a trahi dans la farce la plus échevelée, mais il l’a incarné et donc transmis. Le comique le plus populaire d’un côté et la transmission de la tradition de Molière de l’autre : le propre d’un agent double.

23 C. Dumoulié, Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

24 Rappelons avec Jean Grondin que le verbe έρμηνεύειν peut tout aussi bien signifier en grec ancien : « exprimer (énoncer, dire), interpréter (expliquer) et traduire (ou servir d’interprète) » in J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 6

25 Cette rhapsodie de l’écart d’interprétations possibles à partir d’une traduction, n’est-ce pas au fond ce que commente à l’infini, dans un esprit herméneutique qui pourrait faire penser au Talmud, Montaigne dans ses Essais, en grand commentateur de la philosophie antique qu’il est ?



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- Auteur : Laurent Lombard
- Titre : Les écarts créateurs ou le défaut comme positivité dans l’art de traduire
- Date de publication : 30-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=335
- ISSN 2105-2816