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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Défaut et homosexualité

Anne Tomiche


Sorbonne Université

En contrepoint au florilège de citations proposé aux contributeurs et contributrices par Camille Dumoulié à partir du terme défaut, et qui fait ressortir des emplois et des sens pluriels de la notion, dans des domaines aussi divers que ceux d’une esthétique, d’une politique, d’une économie, d’une éthique ou d’une ontologie du défaut, je proposerai, à défaut d’idée plus originale, quelques citations – et ce n’est pas le choix qui manque – qui esquissent brièvement une histoire de l’homosexualité à partir d’une pensée du défaut, qu’il soit « vice », « péché », « crime », « maladie » ou « fléau social », et du retournement de la valeur associée au défaut.

La sodomie, péché contre Dieu

Les deux condamnations les plus anciennes dans les textes bibliques contre ce qui, depuis l’Antiquité, est désigné par le terme de sodomie sont celles de l’épisode de Sodome dans la Genèse, deuxième livre du Pentateuque, et du lévite d’Ephraïm dans le Livre des Juges. Là se situe le point de départ de la construction de la norme religieuse des sociétés chrétiennes sur cette pratique et de l’assimilation entre hérétique et sodomite.

La loi du 6 août 390 de l’empereur Théodose condamne les sodomites au bûcher : « Tous ceux qui avilissent honteusement leur corps en le soumettant, comme des femmes, au désir d’un autre homme, et en s’adonnant ainsi à des relations sexuelles étranges, ceux-là doivent expier un tel crime dans les flammes vengeresses, à la vue de tout le peuple » (Codex Theodose, IX, 7, 6, cité par Maurice Lever, Les Bûchers de Sodome, Paris, Fayard, 1983, p. 35).

Tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne la justice des hommes s’appuie sur la doctrine théologique pour réprimer la déviance sodomite.

Du péché contre l’ordre divin au crime contre l’ordre de la nature

L’article « Sodomie » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert la définit comme « le crime de ceux qui commettent des impuretés contraires même à l’ordre de la nature ; ce crime a pris son nom de la ville de Sodome, qui périt par le feu à cause de ce désordre abominable qui y était familier ».

Pour Voltaire, les amours entre hommes sont un « attentat infâme contre la nature » (Dictionnaire philosophique, entrée « Amour nommé socratique »)

L’homosexualité, non encore qualifiée par ce terme mais par celui de pédérastie, est définie tout au long du XIXe siècle comme défaut de la nature. L’entrée « pédérastie » du Dictionnaire de l’Académie française dans son édition de 1835 est explicite : « vice contre nature ».

Rare à défendre une telle position au XVIIIe siècle, le philosophe utilitariste Jeremy Bentham, tout en considérant les relations sexuelles entre hommes comme « contre nature », interroge la pertinence de leur criminalisation : « À quel genre de crimes rattacherons-nous ces irrégularités de l’appétit vénérien que l’on qualifie de contre nature ? Quand elles sont dérobées au regard public, on ne saurait trouver de prétexte à les placer ailleurs (que dans la catégorie des crimes contre soi-même) : pourraient-elles trouver une place que ce serait celle-là. Je me suis torturé l’esprit durant des années pour trouver si possible une raison suffisante à la sévérité avec laquelle elles sont traitées aujourd’hui par toutes les nations européennes ; mais, selon le principe d’utilité, je n’en puis trouver aucune » (Essai sur la pédérastie [1785], Lille, GKC, 2003, p. 11).

Pathologisation de la pédérastie : des défauts anatomiques et morphologiques

Dès le début du XIXe siècle, la médecine s’empare de la question, d’abord dans une perspective de description médicale et anatomique. C’est ainsi que dans le Dictionnaire des sciences médicales publié par François Fournier-Pescay en 1812, la sodomie est envisagée sur le plan des anomalies anatomiques qu’elle entraîne et qui permettent de repérer les sujets qui la pratiquent : « Les personnes qui sont habituées à servir de giton ont les bourrelets de l’anus gros, épaissi, lâche et boursoufflé ; le sphincter a perdu en grande partie sa propriété de se contracter volontairement, et par conséquent son état de contraction habituelle ; le doigt entre sans effort dans le rectum » (article « Sodomie », Dictionnaire des Sciences médicales, Paris, Pancouke, 1812, p. 447).

Dans une perspective similaire, la médecine légale de la seconde moitié du XIXe siècle s’attache à identifier, classer les marqueurs physiques de l’homosexualité, marqueurs placés sous le signe du défaut – que ce soit sous la forme de l’excès, de la déformation ou du dysfonctionnement : « [...] les signes caractéristiques de la pédérastie passive, que nous allons passer successivement en revue, sont le développement excessif des fesses, la déformation infundibuliforme de l’anus, le relâchement du sphincter, l’effacement des plis, les crêtes et caroncules du pourtour de l’anus, la dilatation extrême de l’orifice anal, l’incontinence des matières, les ulcérations, les rhagades, les hémorroïdes, les fistules, la blennorragie rectale, la syphilis, les corps étrangers introduits dans l’anus ». (Ambroise Tardieu, Etude médico-légale sur les attentats aux mœurs, Paris, Baillière, 1859, p. 160).

À partir du XIXe siècle, « inversion » se substitue à « sodomie » et « pédérastie » et, comme le rappelle David Halperin, le terme renvoie à tout une série de défauts par rapport à la norme : « In the nineteenth century […] “sexual inversion” referred to a broad range of deviant gender behavior » (Halperin, « One Hundred Years of Homosexuality”, Diacritics vol 16, n°2, Summer, 1986, p. 34)

Pathologie psychique

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, avec le développement de la psychiatrie, c’est l’étiologie de l’homosexualité qui devient l’enjeu de travaux qui pathologisent l’homosexualité et en font une maladie psychique.

Le docteur Julien Chevalier publie en 1893 une étude intitulée Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle. Pour Léon Schwartz, « l’inverti congénital ou acquis doit être considéré comme un fou lucide […] c’est un état fort grave malgré ses allures les plus bénignes » (Contribution à l’étude de l’inversion sexuelle, Montpellier, Serre et Roumégous, 1896, p. 36).

Dans les Mémoires qu’il rédige en prison, Charles Double, « inverti » accusé en 1903 du meurtre de sa mère, utilise l’argument médical et la logique qui fait de l’inversion une maladie pour construire la base de son système de défense juridique : « Au point de vue juridique mon inversion sexuelle restera le monument inattaquable de ma défense ; à tous ceux qui chercheront à m’accabler on pourra répondre : c’était un inverti, un être faible, malade, anormal qui ne trouvant pas sa place dans la Société s’est vu acculé à une situation désespérée » (Etat psychologique et mental d’un inverti parricide (1905], texte établi et présenté par Philippe Artières, Lille, GKC, 1995, p. 30)

Jusqu’en 1973, l’homosexualité figure sur la liste des maladies mentales de l’APA (« American Psychiatric Association ») et jusqu’en 1992 sur celle de l’OMS.

Défaut de l’espèce et même fin des races….

Déjà Voltaire considérait que les amours entre hommes sont un « vice destructeur du genre humain » (Dictionnaire philosophique, entrée « Amour nommé socratique »)

Le docteur Laupts, pseudonyme du docteur Georges Saint-Paul, écrit ainsi, en 1896, que « peut-être [il] faut regarder l’inversion comme un des phénomènes de la fin naturelle des races ; les individus inaptes à produire s’accouplent entre êtres du même sexe en de stériles unions » (Perversion et perversité sexuelles, Georges Carré, « Tares & Poisons », 1896, p. 357).

Manque

Contre la pathologisation de la médecine légale et de la psychiatrie, la psychanalyse introduit, avec Freud, un discours sur l’homosexualité qui reste toutefois placé sous le signe d’une forme de défaut. S’il récuse, pour penser l’homosexualité, à la fois la théorie de la dégénérescence et celle de l’innéité, Freud leur substitue celle d’une anomalie dans le destin de la pulsion sexuelle, anomalie qui, si elle peut prendre des formes diverses, n’en constitue pas moins une forme d’inachèvement par rapport au destin normal de la pulsion : « ce que, pour des raisons pratiques, on appelle homosexualité peut résulter de processus d’inhibition psychosexuelle divers », comme par exemple le fait pour un homosexuel de « reste[r], dans l’inconscient, fixé à l’image mnésique de sa mère » (Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci [1910], Gallimard, 1987, p. 119).

Simone de Beauvoir refuse, quant à elle, de considérer, à l’instar des psychanalystes du début du XXe siècle, l’homosexualité féminine comme « inachèvement », mais elle reste néanmoins prisonnière d’une vision de l’homosexualité féminine comme manque : « La lesbienne pourrait facilement consentir à la perte de sa féminité si elle acquérait par là une triomphante virilité. Mais non. Elle demeure évidemment privée d’organe viril ; elle […] est un castrat » (Le Deuxième Sexe [1949, renouvelé en 1976], chapitre « La lesbienne », Paris, Gallimard, Folio essais, tome II, p. 201).

Défaut de/dans la langue et dans l’histoire

Le terme même d’ « homosexualité » est, pour Halperin, une sorte de défaut linguistique : « The word itself, of course, is a barbarous neologism sprung from a monstrous mingling of Greek and Latin stock » (Halperin, op. cit., p. 35). Et, selon lui, on peut dire que toute histoire de l’homosexualité fait défaut avant le début du XXe siècle : « It may well be that homosexuality properly speaking has no history of its own much before the beginning of our century » (ibid., p. 36).

Introduit dans la langue anglaise dans la dernière décennie du XIXe siècle, le terme fait pourtant défaut dans la première édition de l’Oxford English Dictionnary de 1933 et n’apparaît qu’en 1976 dans le supplément en trois volumes de l’OED.

Quand le défaut, de « moins » devient « plus »

En affirmant une « fierté gay », une identité et une subjectivité gays, en s’appropriant des termes et catégories identitaires qui avaient fonctionné comme insultes pour resignifier ces catégories identitaires (butch, drag queen, pour ne citer que ceux-là, ou encore l’adjectif gay qui, comme le rappelle l’Oxford English Dictionary, signifie, à partir du XVIIe siècle : « addicted to pleasures and dissipations »), et en inscrivant les luttes pour les droits des homosexuels dans le cadre de « politiques identitaires » (identity politics), les mouvements gays et lesbiens des années 1970, aux Etats-Unis comme en France et plus largement en Occident, ont retourné la condamnation (juridique, morale, sociale) en revendication (légale, morale, sociale) et en valorisation du négatif. Or, comme le souligne David Halperin, revendiquer une « identité gay » court le risque d’ancrer une telle identité dans un simple retournement des valeurs – « gay is good » se substituant à la condamnation.

Avec Monique Wittig, dans et par la littérature, le « sujet minoritaire » permet l’accès, au-delà du général, à l’universel : « Since Proust , the subject has never been the same, for throughout Remembrance of Things Past he made “homosexual” the axis of categorization from which to universalize. […] By the end of Remembrance of Things Past, Proust has succeeded in turning the “real” world into a homosexual-only world » (The Straight Mind, 1992, Boston, Beacon Press, p. 61 et p. 74).

Échapper à la binarité

Avec David Halperin, il s’agit de retourner les discours de l’homophobie sans se contenter de valoriser le négatif par un mouvement de renversement qui laisserait le binarisme des catégories intact : « In order to reverse the discourses of contemporary homophobia, it is not enough to attempt simply to reclaim and transvalue homosexuality. The most radical reversal of homophobic discourses consists not in asserting … that “gay is good” (on the analogy with “black is beautiful”) but in assuming and empowering a marginal positionality – not in rehabilitating an already demarcated, if devaluated, identity but in taking advantage of the purely oppositional location homosexuality has been made to occupy by the logic of the supplement and by the fantasmatic character of homophobic discourse (…)// To shift the position of the “homosexual” from that of object to subject is therefore to make available to lesbians and gay men a new kind of sexual identify, one characterized by its lack of clear definitional content. The homosexual subject can now claim an identity without an essence » (Saint Foucault: Towards a Gay Hagiography, New York, Oxford University Press [1995], 1997, p. 61). Ce positionnement qui échappe à la binarité moins/plus, négatif/positif, manque/plein, est précisément ce que le terme de queer cherche à désigner : « Unlike gay identity, which, though deliberately proclaimed in an act of affirmation, is nonetheless rooted in the positive fact of homosexual object-choice, queer identity need not be grounded in any positive truth […] ‘Queer’, in any case, does not designate a class of already objectified pathologies or perversions; rather it describes a horizon of possibility whose precise extent and heterogeneous scope cannot in principle be delimited in advance” (ibid., p. 62).

En intitulant « Critically Queer » le dernier chapitre de Bodies that Matter (Routledge, 1993), Judith Butler souligne bien que queer désigne non pas une identité mais une approche critique. Cette approche vise à interroger le binarisme des catégories établies de la pensée occidentale (homme/femme, homo/hétéro, gay/lesbienne, noir/blanc) ; elle ne pose aucune définition préalable de l’identité et ne vise pas la définition. Lee Edelman est sans doute l’un des plus radicaux dans sa réfutation de toute posture identitaire queer : « la queerité [queerness] ne peut jamais définir une identité : elle ne peut que l’inquiéter [disturb one] » ; il s’agit de « jeter le trouble » et « produire l’étrangeté de nous-mêmes » (L’Impossible Homosexuel, trad. Guy Le Gaufrey, Paris, Epel, 2013, p. 306.), de déstabiliser les identités figées – et en cela la forme verbale, to queer, « queeriser », est essentielle.

L’homosexualité constitue donc, historiquement, l’un des éléments essentiels des dispositifs d’organisation sociale des sociétés modernes. Condamnée comme défaut (vice, maladie, anormalité, manque) ou revendiquée comme marqueur identitaire (« fierté gay », identité gay), elle est l’un des termes structurant binairement et en termes moraux (« l’homosexualité c’est mal » / « être gay c’est bien ») les dispositifs sociaux de gestion et de contrôles des corps, des dispositifs de « bio-pouvoir » (Foucault). L’intérêt du geste queer tient précisément à ce qu’il ouvre la possibilité d’introduire du trouble dans les catégories binaires, de penser l’entre-deux plutôt que les pôles, l’instable plutôt que la stabilité…. N’est-ce pas aussi l’enjeu de l’œuvre d’art que d’interroger, voire de déstabiliser, les certitudes épistémologiques, ontologiques, axiologiques et les catégories du savoir ?



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- Auteur : Anne Tomiche
- Titre : Défaut et homosexualité
- Date de publication : 30-04-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=337
- ISSN 2105-2816