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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Avant-propos

Karen Haddad, Philippe Zard


Camille Dumoulié nous avait prévenus. Quand il prendrait sa retraite, il ne voudrait ni fleurs ni couronnes, ni discours ni mélanges. Et il tint parole, s’envolant malicieusement vers la Grèce et la vie au moment où s’achevait sa dernière année à Nanterre. C’était compter sans l’affection de ses collègues, de ses anciens doctorants, de ses amis qui, en Europe comme par-delà les océans, ne l’entendaient pas de cette oreille et protestèrent vigoureusement. Nous voulions, nous, manifester notre admiration d’une façon et d’une autre, et de quelle meilleure façon que par un livre ? Non un tombeau ni même le conglomérat aléatoire d’articles disparates, mais une vraie réflexion collective. Avec la générosité, mais aussi l’autorité qui le caractérisent, Camille ne se fit pas prier plus longtemps, et nous proposa le sujet de ce qui aurait dû être un colloque pour fédérer les contributions de ceux qui, avec des domaines de recherche aussi variés que ceux qu’il avait lui-même abordés, trouveraient ainsi une direction : le défaut ! Il nous envoya même une compilation raisonnée de citations littéraires, philosophiques ou psychanalytiques dans lesquelles le « défaut » devenait matière tantôt « d’une ontologie négative de la création », tantôt d’une esthétique, tantôt d’une éthique ou même d’une politique… L’idée ne manquait pas de sel et lui ressemblait bien. Au moment de nous incliner devant la statue du « maître », nous étions plutôt conviés à réfléchir sur la question de l’imperfection, de la faille, anticipant aussi sur le manque que créerait son départ… Car se montrer sévère, perfectionniste, ennemi de la médiocrité, Camille sait le faire – mais sans jamais s’exempter de sa cruauté critique. C’était un défi, sans doute. La vingtaine de contributions qui alimentent ce dossier aura-t-elle comblé ses attentes ou les aura-t-elles, paradoxalement, honorées en ceci même qu’elle leur aura fait défaut ? À lui de nous le dire.

Que cela ne nous empêche pas, au seuil de ces pages, et dût sa modestie en souffrir, de retracer de façon plus académique son parcours, qui aura croisé, voire marqué de façon décisive celui de bon nombre de contributeurs de ce recueil – dont les auteurs de ces lignes. Après des études à la Sorbonne, un premier poste de maître de conférences à Dijon et de professeur à Strasbourg, Camille Dumoulié fut élu professeur à l’université Paris Nanterre, où il donna pleinement sa mesure et contribua de façon décisive au rayonnement et à l’autonomie de la littérature comparée, notamment par la création du Centre de Recherche en littérature et poétique comparées (longtemps le seul centre autonome dans les universités parisiennes) ainsi que de la revue en ligne Silène. Mais, au-delà de cet engagement inlassable, il faut rappeler les lignes de force de son œuvre. Son enseignement, sa production critique de haute volée ont laissé une empreinte significative dans notre paysage académique. Qui pourrait aujourd’hui étudier Artaud sans passer par son Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté (1992) ou Artaud la vie (2003) ? Qui pourrait se lancer dans l’étude du mythe de Don Juan sans passer par son Don Juan ou l’héroïsme du désir (1993) ? Qui pourrait reprendre le vaste chantier des rapports entre la littérature et la philosophie sans un détour par son ouvrage de référence sur la question (Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature, 2002) ? L’œuvre force le respect par son unité d’inspiration : elle est, d’un bout à l’autre, une réflexion acérée sur le rapport entre création, pensée et passions (du « désir » – Cet obscur objet du désir. Essai sur les amours fantastiques (1995), Le Désir (1999) – à la « fureur », qui fait l’objet de son dernier opus – Fureurs. De la fureur du sujet aux fureurs de l’histoire, 2012) ; elle pourrait se ramener à une question séminale : non tant « à quoi pense la littérature ? » (pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur de Pierre Macherey) que « comment pense la littérature ? » – ou encore : que dit la littérature que la philosophie ne dit pas, et quelle part le corps, la « vie », le désir ont-ils dans ce dire poétique ?

Nourrie de sa lecture de Nietzsche, l’œuvre critique relève le défi de faire dialoguer Gilles Deleuze et Félix Guattari avec Freud, Lacan et tant d’autres. Dans ces années où il était de bon ton de blâmer le « démon de la théorie », elle témoigne au contraire de la persistance d’une ambition : celle d’arrimer les études littéraires aux sciences humaines, sans les confondre, en continuant de faire entendre d’irréductibles singularités textuelles. Et si elle est un des exemples les plus représentatifs de la fécondité persistante de l’approche comparatiste, elle en est assurément aussi l’une des plus originales, rétives à toutes les chapelles et assignations théoriques, et toujours crânement engagée : le style Dumoulié peut enthousiasmer, passionner, étonner, provoquer ou désarçonner, il ne peut guère laisser de marbre, et ce qui est vrai de ses livres l’était aussi de son ethos de chercheur et d’enseignant, pugnace, coruscant, détonnant et détonant. Vivant.



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- Auteur : Karen Haddad, Philippe Zard
- Titre : Avant-propos
- Date de publication : 05-05-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=339
- ISSN 2105-2816