Université Federal de Santa Catarina, Brésil

Le défaut et la perfection vont de pair. L’être humain a par essence toujours eu un besoin incessant de perfection, un goût aigu du beau, du parfait, deux concepts pourtant inaccessibles, difficiles à appréhender et qui échappent à son entendement.

Le défaut fait partie intégrante de la nature, son étroite coexistence avec la perfection peut bien illustrer le fameux dicton “création de Dieu”. On pourrait sans ambages citer l’exemple délicat voire poétique de cette notion de création. Prenons l’exemple de la naissance de ces perles précieuses, qui sont depuis la nuit des temps très convoitées par de nombreuses cultures et civilisations, ces bijoux naturels, issus de cette merveilleuse autodéfense des coquillages qui une fois « violés » par un ou plusieurs intrus, arrivent à transformer cette violence en beauté. Le hasard est traité et transfiguré en une chaîne naturelle, sublimant l´improbable et élevant la fatalité à une joie d´une beauté sublime. Dans cet exemple, le mal (ou plutôt la non-perfection) arrive à triompher sur plusieurs concepts de perfection prévus par l´homme. Car un défaut, une altération ou bien un manque de perfection dans la nature dévoile aussi une bribe unique de beauté.

On peut dénombrer dans la nature bon nombre de défauts. Dans la flore du nord-est du Brésil ainsi que dans d’autres pays d’Amérique latine, l’anacardier (caju – cajueiro – le fruit et l´arbre en brésilien) présente deux anomalies : les branches qui ne croissent pas en hauteur (elles se dressent sur les côtés) ; et, sous l’effet de leur poids, elles tombent par terre et commencent à prendre racine et à germer, d’où la naissance d’un nouvel arbre. Cet arbre n’en offre pas moins des fruits succulents qui excitent la gourmandise. Voilà un exemple d´un défaut qui nourrit !

Ce phénomène, on le sait, est aussi présent dans l´art, qui imite la vie (à moins que ce ne soit l’inverse, puisque, pour Oscar Wilde, « la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie »). À titre d’exemple, l’art pictural de la fin du XV^e siècle nous apporte également une réflexion singulière. Dans « La Naissance de Vénus » de Sandro Botticelli : l’’idéal de la beauté féminine, toujours changeant à travers les siècles, prend ici sans doute la forme la plus iconique. Comment, dès lors, expliquer la disproportion anatomique du cou et du bras gauche de l’illustre protagoniste de cette toile ? Or un tel défaut non seulement n’altère pas les qualités artistiques de l’œuvre, mais la rend plus intrigante et, pourquoi ne pas dire ? plus parfaite, provoquant l’admiration des innombrables visiteurs de la Galleria degli Uffizi. Tout comme une perle, Vénus est portée à l’intérieur d’un coquillage, et à ce titre, elle est aussi le résultat d’un acte traumatique, d’une infraction, d’une grave violence. En coupant les testicules d’Uranus et en les jetant à la mer, Chronos n’imaginait pas qu’il déclencherait la création de la plus belle des créatures, la déesse de la beauté elle-même. Cette castration dépeint l’origine du beau, de l’idéal, du suprême.

Toujours à propos de la castration, et selon la lettre freudienne, il convient de rappeler que c´est par elle que le sujet accède au symbolique, origine de la "tragédie" dite individuelle de chacun, traduite et exemplifiée par Freud à travers le mythe œdipien. Le complexe de castration met en scène le sentiment inconscient vécu par l’enfant sous l’effet de la menace et de la peur de la disparition – après tout, il y a quelque chose qui transite entre la possession ou non du phallus. Et l’angoisse de castration fonctionne, par exemple, dans la névrose, comme permanence du désir refoulé, permanence du fantasme comme réponse à ce désir. Dans un survol, fût-il superficiel, de la castration à la lumière de la psychanalyse, il est possible d’affirmer qu’elle provoque de nombreux effets sur les différentes structures psychiques, et que dans le rapport entre castration et représentation symbolique de l’objet, la présence constante de la menace de disparition est bien proférée.

Ainsi et à partir de cette perspective, on revient à l’art, désormais du chant lyrique et de l’acte de castration, aboutissant aux voix incroyables et glorieuses des contre-ténors autrefois représentés par les castrats – castrati – qui connurent la fortune que l’on sait en Europe. Assurant l’absence ou la réduction de la maturité naturelle de la voix de basse masculine, la voix dite grave, cette soustraction physique donnait naissance à une beauté sonore divine propre aux anges.

La psychanalyse lacanienne aborde elle aussi le manque, le défaut et la jouissance. Dans ses séminaires, et notamment dans la théorie de la sexuation, Lacan, en plus de la jouissance phallique, inscrit une jouissance au niveau de l’autre, du côté du traumatique, de l’excès, de l’objet a, de l’innommable, de la dissolution de soi. :

« Que suis-Je ? Je suis à cette place d’où se vocifère que “l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Être”. Et ceci non pas sans raison, car à se garder, cette place fait languir l’Être lui- même. Elle s’appelle la Jouissance, et c’est elle dont le défaut rendrait vain l’univers. »
(Jacques Lacan, Écrits, p. 819).

Alors, si la jouissance contient le défaut de rendre l´univers vain, elle indique aussi l´échec, la fragilité et l´angoisse de l´être. Et ainsi, là, dans le silence profond du défaut germent et se dévoilent l´excès, la jouissance, le symptôme, la répétition et la pulsion de mort qui ne cessent jamais de jaillir !

Bibliographie

DUMOULIÉ, Camille. Cet obscur objet du désir. Paris : L’Harmattan, 1995.
LACAN, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966.
LACAN, Jacques. Le Séminaire, Livre X – L´Angoisse. Paris : Seuil, 2004.
ROUDINESCO, Elisabeth, PLON, Michel. Dictionnaire de la psychanalyse. Paris : Fayard, 1997.