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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Notes sur la traduction arabe de Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature

Mounira Chatti


Université Bordeaux Montaigne
« Plurielles » (UR 24142)

 

Dans une bouche close, il n’entre point de mouche. Proverbe arabe
Défaut (en arabe) : « ḫalal » (خَلَل), « ‘ayb » (عَيْب), « ‘illa » (عِلَّة), « naqῑṣa » (نَقِيصَة).

L’étymologie latine du terme traduire signifie « faire passer », « faire traverser », « porter de l’autre côté », « transporter », et aussi « exposer à la risée » (« déshonorer », « diffamer »). Faire passer un texte d’une langue à une autre est une source de critiques et de polémiques, comme en témoigne la célèbre paronomase « traduttore, traditore ». Cependant, « l’opération paradoxale de restitution, de translation, de trahison ou de réinvention qu’est la traduction pose moins la question de la fidélité que celle de la responsabilité. […] Ce qui s’y joue, c’est une “échelle des libertés”, entre effets d’hybridation, d’harmonisation, d’uniformisation ou de rejets, de censures, de dénaturations1 ». Traduire, c’est peut-être trahir, mais c’est assurément lire, interpréter, réécrire. Dans ce cas, ce qui peut être identifié comme un défaut serait inhérent à la traduction en tant qu’une expérience d’un texte, d’une pensée, de l’autre.

Fondé en 2006 sous l’égide du ministère de la Culture, l’Institut de Traduction de Tunis (ITRAT) a pour objectifs de « renforcer la présence de la culture tunisienne sur la scène culturelle mondiale et souligner sa capacité à exprimer son identité et à s’engager dans la modernité en tant qu’une culture de créativité et d’innovation ; d’étoffer la mémoire nationale et d’échanger avec les autres cultures par le biais de la traduction d’ouvrages tunisiens et étrangers, notamment des livres de référence, et ce dans les divers domaines de la pensée universelle ; de consolider le niveau de formation en langues afin d’assurer une interaction fructueuse avec les nations, les peuples et les cultures au sein d’un espace d’enrichissement réciproque2 ». L’ITRAT, dont l’une des missions consiste à contribuer au développement de la production intellectuelle et littéraire, soutient la traduction en arabe de Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature3 par Sadoq Gassouma4, titulaire d’un doctorat d’État en littérature comparée, enseignant-chercheur et auteur de plusieurs études sur l’art du récit.

Dans son « Introduction du traducteur5 », Sadoq Gassouma explique les circonstances qui l’ont poussé à entreprendre cette traduction : « Au début, je fus attiré par ce livre pour des raisons personnelles, liées à la nature de ma formation scolaire et universitaire suivant le modèle français ». Ses recherches l’ont « amené à [s]’appuyer sur les références en langues étrangères, et notamment en français ». De plus, durant plus de trente ans, il a réalisé de nombreuses traductions scientifiques en Tunisie et à l’étranger. Mais, comparée à d’autres motifs objectifs et académiques qui justifient le choix de traduire Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature, cette inclination pour les ressources de la culture européenne semble secondaire. Le traducteur insiste sur d’autres motifs objectifs et académiques. Après une brève présentation du parcours de l’essayiste français, le traducteur met l’accent sur la valeur singulière de ses recherches dans « un domaine précieux et complexe, celui de la relation entre la littérature et la philosophie ».

Camille Dumoulié poursuit « un seul objectif qui consiste à affiner la critique en général, et la réflexion intellectuelle en particulier ». Il interroge les grandes théories et hypothèses sur lesquelles reposent les comparaisons littéraires. Ce faisant, il poursuit une double visée : « tracer sa propre voie dans le domaine de la pratique et de la théorisation, d’une part ; faire évoluer la critique intellectuelle de manière plus utile, plus juste, plus féconde, d’autre part ». Pour y parvenir, il « ne se contente pas d’examiner la philosophie dans son acception la plus rigoureuse, mais il se préoccupe aussi des questions de la pensée, de la réflexion, des perceptions, des visions de la vie et de l’existence ». Sa recherche s’ouvre continûment « vers des multiples cultures, représentations intellectuelles et orientations culturelles et idéologiques » puisées aussi bien dans les sources grecques ou latines que dans celles de la modernité. Le penseur français s’engage, ainsi, « sur cette voie difficile où diverses cultures s’entremêlent : tantôt elles sont proches, tantôt elles sont éloignées » ; son parcours est « analogue à l’esprit de cette formidable activité humaine, à savoir l’exercice de la réflexion selon ses différents domaines et tendances ».

Chez Camille Dumoulié, la théorisation et la pratique poursuivent ce cheminement : elles s’approfondissent continûment tout en accueillant la différence ; c’est cela qui a ouvert devant lui « les portes des ouvrages issus d’environnements européens et non européens ». Les rapprochements initiés par ce penseur « ont ouvert des horizons nouveaux pour les universitaires, y compris ceux qui sont issus d’autres cultures ». Il s’agit, pour eux, « d’expérimenter de nouvelles méthodes de pensée et de recherche ». Ces voies « laborieuses », sont « bénéfiques en raison des résultats qui en découlent ou, du moins, des interrogations et des questions qu’elles soulèvent ». Une telle démarche est susceptible d’élargir les horizons de travail des chercheurs et d’améliorer leurs connaissances.

Bien que le sujet de Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature soit ancré dans le domaine de la relation de la pensée avec la littérature d’un côté, et la philosophie d’un autre côté, « il exprime également l’obsession de l’auteur qui consiste à examiner les questions traitées à la lumière de leur propre évolution et des effets des autres domaines comme la philosophie, les arts, la linguistique, etc. ». Camille Dumoulié cite des philosophes et des écrivains – anciens, modernes et contemporains – issus de diverses cultures et spécialités : Apulée, Platon, Aristote, Auerbach, Bachelard, Bakhtine, Baudelaire, Beckett, Benveniste, Bergson, Blanchot, Boileau, Butor, Cervantès, Deleuze, Derrida, Euripide, Rabelais, Goethe, Proust, Joyce, Kafka, Eco, Breton, Borges, Eliot, Melville, Foucault, Gide, Freud, Musil, Balzac, Todorov, et tant d’autres.

Le traducteur se conforme aux normes académiques de la traduction et soigne les aspects formels de la version arabe. Il indique entre crochets le début de chaque page du texte-source afin de permettre au lecteur de s’y reporter aisément. Dans les notes de bas de page et l’index, il transcrit les noms propres en arabe et en français afin d’éviter des confusions dues à la translittération. Par ailleurs, le traducteur est très attentif à la typographie originale : les passages qui y figurent en caractères italiques sont signalés, dans le texte traduit, en caractères gras. De même, il s’attache à respecter, dans la mesure du possible, les signes de ponctuation, les guillemets, les parenthèses, etc., et n’hésite pas à signaler entre guillemets les lettres capitales (alors qu’en arabe, il n’y a pas de majuscules).

Sadoq Gassouma prend aussi l’initiative de « révéler l’implicite », de « scruter les secrets de la culture occidentale ». En effet, Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature renferme des éléments qui conditionnent la compréhension, sans être accessibles à tous : certains sont évoqués « implicitement », d’autres, « trop brièvement », d’autres encore sont « totalement omis » car l’auteur considère qu’ils sont « évidents » (pour le lecteur occidental). Il ajoute les explications qui lui semblent nécessaires dans les références de bas de page, suivies du signe (م), qui renvoie à la première lettre du mot arabe « mutarğim », c’est-à-dire « traducteur ». Sa première note, par exemple, rappelle l’origine latine et le sens de la notion de « diaphora » que Camille Dumoulié utilise au début de son essai. Ces ajouts sont tous faits à la marge, dans les notes de bas de page, car la compréhension du texte-cible exige que le corps de l’ouvrage soit « arabe, pur ».

En conclusion de son « introduction », le traducteur insiste sur les apports de cet essai : « Nous espérons que les lecteurs de ce travail en tireront un bénéfice. Nous pensons, en priorité, aux universitaires arabes qui ne maîtrisent pas la langue française, et qui ont donc besoin de lire des traductions. Celle-ci leur permettra de découvrir l’immense valeur des recherches et des études les plus récentes, et incitera certains d’entre eux à améliorer leur réflexion en se familiarisant avec la production d’autres cultures ». La traduction de Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature « vise à élargir la connaissance et à faciliter la compréhension et le respect mutuel entre les différents peuples et cultures ». Il est vrai que, dans ce domaine, « tout travail de qualité doit être un passage, plutôt un pont entre les cultures et les civilisations ». La traduction, aussi « modeste » soit-elle, « contribue à bâtir le patrimoine humain, qui est l’œuvre de l’humanité tout entière ». La version arabe témoigne de la rigueur du traducteur et de l’étendue de sa culture linguistique, littéraire, philosophique. Celui-ci se montre très méticuleux à l’égard de la qualité de la langue et de l’expression, de la précision des équivalences arabes des notions-clés, de l’interprétation de la pensée complexe de Camille Dumoulié, de l’explicitation de la richesse inouïe des sources.

Traduire un tel ouvrage, dont certains développements sont singulièrement difficiles, représente un véritable défi. Tel est le cas du chapitre 6 qui porte sur « l’éthique de la littérature » : « I – Crise de la représentation », « II – Le sujet littéraire » et « III – Errer dans le sens de l’erreur ». La notion d’« éthique » est traduite par « aḫlāqiyat6 », qui désigne aussi bien la morale que l’éthique. Un autre terme, l’adjectif « adabῑ », signifie aussi « éthique », mais ce choix aurait pu créer la confusion puisque la racine A D B forme les mots qui désignent à la fois la littérature ou les lettres et les codes de civilité (« adab » et « ādāb »). L’expression « al-adab al-adabῑ » (« la littérature éthique ») aurait été ambiguë et insatisfaisante ; le traducteur opte pour « la morale de la littérature », même si le lecteur est amené à associer de manière presque mécanique l’éthique à la morale. Cet élargissement de l’éthique à l’éthos s’opère à la faveur de l’indécision de la traduction arabe du terme même d’« éthique », entre « adab » et « aḫlāq ». Il reste à créer un néologisme pour traduire le concept d’« éthique ».

Dans le sous-chapitre qui traite du « sujet littéraire » (« al-ḏāt al-adabiyya »), le traducteur s’efforce de trouver les correspondances adéquates pour transposer, fidèlement et précisément, le fragment intitulé « Le sujet de la lecture ou l’ingénuité7 ». Camille Dumoulié décline ainsi les diverses acceptions de l’ingénuité :

Qu’est-ce que l’ingénuité du sujet de la lecture ? Elle est tout à la fois :
naïveté, mais dans le sens premier de natif, originaire. […] ;
caractère de l’homme libre et bien né. (De ingenuus). […] ;
ingéniosité. […] ;
puissance d’engendrement. […] ;
désir. […] ;
joie. […]8.

Sadoq Gassouma traduit, d’abord, « ingénuité » par « ’afwiyya » alors que, pour ce terme, le dictionnaire Almaany indique ces significations : « abandon » et « spontanéité ». Il propose, ensuite, les équivalences suivantes pour traduire les six propositions de l’auteur : « saḏāğa » (naïveté) ; « ḫāṣiyat al-insān al-ḥur, al-laḏῑ wulida ḥurran ḏā nasab » (caractère de l’homme libre, qui est né libre et bien né) ; « ’afwiyya » (ingéniosité) ; « quwat al-inğāb » (puissance d’engendrement) ; « raġba » (désir) ; « surūr » (joie). Par ailleurs, la citation de Mallarmé, extraite du Mystère dans les Lettres (« al-luġz fῑ al-ādāb »), fait l’objet d’une traduction attentive qui reprend à trois reprises le terme de « ’afwiyya » (ingénuité), au lieu d’une seule fois dans l’original, afin de respecter les exigences de la syntaxe arabe et de faciliter l’interprétation d’un énoncé assez énigmatique ; le terme « ’uḏriyya » traduit justement la notion de « virginité ». Ce fragment de la citation mallarméenne : « […] pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence […] », est traduit en ce sens : « […] pour conclure que rien au-delà ni plus authentique que le silence […] ». Par ailleurs, pour traduire une citation de Blanchot, extraite de L’espace littéraire, Sadoq Gassouma n’hésite pas à répéter, ou à redoubler, certains termes dans le but d’éviter les éventuelles imprécisions et confusions. Blanchot dit de « la lecture qu’elle introduit dans un “espace où, à proprement parler, rien n’a encore de sens, vers quoi cependant tout ce qui a du sens remonte vers son origine », ce que le traducteur transpose ainsi : « […] la lecture introduit le lecteur dans un « espace qui est, à proprement parler, un espace où rien n’a encore de sens, un espace vers quoi cependant tout ce qui a du sens remonte, comme s’il remontait vers son origine et sa source ».

Sadoq Gassouma traduit les notions et les concepts en essayant de leur trouver des équivalences en arabe, ce qui donne, parfois, un effet d’étrangeté car ces expressions et notions sont encore trop peu exploitées dans la langue et les théories arabes. Le lecteur arabophone n’est pas suffisamment familiarisé avec ces concepts. Assurément, une telle traduction contribue à enrichir la langue et la pensée arabes, à obliger le lecteur à aller vers d’autres horizons intellectuels et culturels. En dépit de la difficulté de cette tâche, le traducteur réussit, la plupart du temps, cet exercice fort délicat.

1 Leyla Dakhli, « Le multilinguisme est un humanisme. À propos de : F. Ost, Traduire. Défense et illustration du multilinguisme, Fayard », publié le 4 novembre 2009, [en ligne] : https://laviedesidees.fr/Le-multilinguisme-est-un-humanisme.html

2 Institut de Traduction de Tunis (ITRAT) : https://www.itrat.nat.tn/

3 Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002.

4 Camille Dumoulié, Al-adab wa al-falsafa. Bahǧat al-ma‘rifa fῑ al-adab, [Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature, 2002], traduit en arabe (Tunisie) par Sadoq Gassouma, Tunis, ITRAT, 2021.

5 Ibid., « Introduction du traducteur », p. 9-11. Traduction personnelle.

6 Ibid., p. 223.

7 Ibid., p. 257-260.

8 Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature, op. cit.



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- Auteur : Mounira Chatti
- Titre : Notes sur la traduction arabe de Littérature et philosophie. Le Gai Savoir de la littérature
- Date de publication : 14-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=346
- ISSN 2105-2816