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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Carlo Emilio Gadda, Fuite à Tor di Nona, traduit de l’italien

J.-P. Manganaro


pour Camille Marc Dumoulié

 

Avec mes vieux os et l’aspect taciturne d’un chien rossé, je m’engage à mon tour dans le labyrinthe, y flairant les heures perdues, les espoirs évanouis : je traîne mes rhumatismes au-delà de tous les trognons et les égouttures du folklore : je me perds et me reperds entre la ruelle du Figuier et la ruelle des Vaches : le pardessus de Tecchi, deux chaussures jaune canard dignes d’un policier 1905 me confèrent cette fausse respectabilité dont j’ai tant besoin, pour ne pas perdre toute foi dans les mensonges de mon prochain. Des murs galeux m’aident à avancer. Et voilà la belle qui, à la friterie du coin, une grande fourchette à la main, retourne bien doucettement dans sa poêle, comme pour un jeu de patience, neuf tranches engluées de pâte à frire, des courges, me semble-t-il, ou du fenouil : c’est ainsi qu’au milieu des bulles rebelles d’un saindoux amolli s’accomplit, au bout de quelques minutes, grâce à la longueur de cet ustensile, s’accomplit, sans brûlures de saindoux, le rite de la friture. Murs d’un noble dessin, si on les regarde vraiment avec toutes leurs fenêtres et leurs balèvres, datant des années de Baldassar Peruzzi ou des Sangallo. Bossages qui surélèvent, au soleil de février, des faîtes seiziémesques et parfois florentinesques au-dessus des odeurs et du piétinement des gens. Porches pleins d’obscurité, au passage, comme en certaines maisons d’orfèvres ou certaines entrées d’habitations d’avocats de grand renom : encadrés d’un vieil ivoire, auquel plusieurs siècles ont conféré cette belle patine, après que le ciseau du maître, ou même le burin, s’y fut savamment attardé, pour en tirer le dessin et la fioriture parfaite, la volute et la corolle. Et des bambins, dans mes jambes : deux dindonneaux, dans mes jambes, dindon et dinde, dont j’évite les crottes cachectiques. En éperon, depuis je ne sais plus combien de siècles, sur sa montagne massive : Rocca Orsina. Elle me barre le passage, alors que je suis déjà fatigué et malgré tout suspect aux yeux de certaines bonnes femmes ; elle me toise, toute renfermée, avec les manières d’une vieille voleuse à la retraite, oubliée là par le Progrès, par la Régie des Tramways. Elle domine, armée de son opiniâtre persistance, le Mont Giordano en entier. Elle est gardée, tout autour, par des commères sur leurs chaises, assises au soleil au bord des venelles en train de tirer l’aiguille ou de tricoter penchées sur les chandails de leurs gosses, sur les boyaux de longues chaussettes écarlates. Après la courte rampe des ruelles d’accès, les petites portes noires avec, devant, ce train-train d’usinage : une invitation à me tailler : moi, mon pardessus, et mes chaussures jaunes.

C’est ainsi que je me perds, que je me retrouve. Dans la cour seigneuriale, au-delà des frisures en fer forgé de la grille, j’entrevois le blancs et l’argent des eaux dont débordent, de l’une à l’autre, les patères de la fontaine ruisselante : j’entends, venant de la cour, ce clapotis égal, perpétuel, qui prête sa voix à la chute des heures. C’est ainsi que je reviens sur mes pas, ceux déjà faits. La persistance d’une image se dévide dans ce dédale, et c’est elle qui me conduit, me reconduit : comme un fil d’Ariane. C’est, dans les latences inavouées, dans les caves profondes de l’âme remplies de scorpions, l’image d’une boule de pain bien garnie : que je ne pourrais certes pas me permettre de voler, car je manque de promptitude, et encore moins d’acheter, ce qui m’est interdit par la carence d’amlires. Et c’est ainsi, oui, que je parviens enfin à la foire de ces maudites boules de pain. En tournant rue des Coronari, juste au coin de la honte, je lève les yeux et croise un regard, le regard du Rédempteur. La peinture ovale a été accrochée avec délicatesse, on la dirait dans un salon, chez les Ursulines : mais juste à l’angle, et elle surplombe le roulement des charrettes. « Ecce cor meum ». Encadrée de rayons de bois déteint, gris et desséchés, avec la dignité un peu affectée de la piété du dix-huitième siècle, elle met en cage tous mes volettements faméliques. Je rentre dans ma légitime misère, dans le labyrinthe sublime des renonciations civiques, des abstinences de commissaire. Je suis enfin parvenu à la fierté, à la sagesse, et à l’orgueil du jeûne. Je serai irréprochable : c’est une voix qui me le dit. Oh ! Rue de l’Arc de Parme ! Avec le calme des forts je m’aventure dans cette Babylone parmesane pour ne pas dire à la parmesane. Rue de l’Arc de Parme. Aorte engorgée d’une circulation qui devrait être ténébreuse et furtive, et qui est diurne et éclatante. Et même constante. Aorte et myocarde de gens, les gens affamés qui braillent en belle abondance Ouah ! Ouah ! et puis éternuent en plus petit nombre Frou, Frou. Petit marché filiforme plein de coups de coude pour les neurasthéniques, planche des butyreux hors-la-loi, domicile bondé et éphémère des balances défendues ! Je me laisserais presque tenter par une savonnette rouge Lifebuoy – (Health soap). À l’acide phénique. Cent lires. L’équivalent de trois boules de pain bien garnies. Mais elle dure un mois : et les boules de pain une minute. Un mois de mousse, si on l’administre avec mesure. J’adore l’acide phénique. Mon imagination est déjà ivre. Des gamins polissons d’âges divers m’entourent, follets ébouriffés émergeant de je ne sais où. Ils ont lu dans mon âme. Avec de louches tignasses, deux ou trois se placent devant moi, me défendent d’avancer. Simulant la terreur de la confiscation, et des Doria, ils dénudent des contrebandes honteuses. Ils ouvrent tout d’un coup puis referment, comme un éventail, leurs casaques déguenillées, pour en révéler les recoins intérieurs, tumescences alléchantes. Un autre écarte son manteau de ses jambes turbulentes en un geste soudain pour découvrir, vers le bas, des mains et des doigts où s’est accrochée la tentation : un emballage écarlate de Lifebuoy, des cigares bossus croisés entre les doigts, comme le deux de bâtons. Avec leurs paupières baissées, après avoir lâché un coup d’œil leste, persuasif, ils guident mon regard plus bas, plus bas, vers la terreur de l’inceste. Ils me disent à voix basse : « ciguerettes, savonnettes » avec un chuchotement impudique : négligeons le vocatif rituel : « Monsieur ! » Ils les exhibent en-dessous de leurs méchantes capotes par de soudaines mises-à-nu réitérées, flatterie et menace, tel un couteau secret. Comme pour dire : « Gare à toi, tu as déjà péché ! ». Ils tranchent, avec ce couteau, les faibles tendons de ma vertu en déroute et vaincue. Je tends, plié en quatre, mon billet de cent lires. Le plus adroit des quatre le saisit au vol, il me l’arrache avec son annulaire et son auriculaire, le froissant sous la paume de sa main comme si c’était un pourboire impudique. Il lâche le Lifebuoy : Health soap. Je tiens mon si convoité acide phénique, un mois de mousse sur ma sale peau. Cent lires, pourtant, saleté ! Une journée entière de travail !

Dans ce petit marché du coude à coude, parmi d’impudents macaronis et les petites tables on ne peut plus légères où les dés poursuivent l’escroquerie, parmi ces cigares et ces fromages sans licence, eh bien, c’est ici, ici précisément, que le prince Doria se montre, de temps à autre, tel un nuage inopiné dans les matins sereins : pourvu de tous les tentacules de la Loi, de toutes les griffes des frères Branca. Le ban, pour les contrebandiers de haricots ! Confiscation des fayots ! Malheur et malédiction légale pour les savons et les blanchissimes farines, que l’on poursuive gamins et garçonnets ! Agents en toute sorte d’uniforme contre les mégères les plus désintéressées, contre les plus loyales des balances ! contre les petits sacs de gros sel, sel de cuisine ! Et foudres à l’encontre des cigares toscans ! Foudres et tonnerres à l’encontre de ces deux cents grammes de sucre, suivez-moi ! par là ! et de cette croustade d’amandes, réincarnation blasphème du sucre. Le porc et l’agneau sont alors confisqués, le bœuf-vache soustrait à la vente abusive, le commerce illicite des arachides prohibé, raflés et traduits pour la sentence au Capitole les fromages et les ricottes, les coutelas, les beurres, les corbeilles, les paniers, les bourriches, les cabas, les couffins, les cistes, les châtaignes sèches, les balances grippées, les monticules innocents des baguettes, des petits pains en forme d’étron, de boules blanches de pain farcies de jambon. Et les demi-litres. Les demi-litres taillés à facettes de la grande Centrale écrémeuse, autrefois distributrice de typhus : à présent remplis, en revanche, d’un blond-doré qui changerait même l’âme du diable. Ils disparaissent rien qu’à voir le Prince, à l’intérieur, derrières les petites portes noires, et disparaissent comme dans un ensorcellement évaporateur les grosses formes rondes de pain de campagne : (que les Toscans appellent roues) : « pain de campagne, Mesdames et Messieurs ! quel pain que nous avons ! goûtez-y, Mesdames et Messieurs, ce pain de chez nous ! » (« c’est combien ? ») « essayez-le, Mesdames et Messieurs ! pain blanc de ce matin pour qui en veut ! » (« Cent soixante-dix »). Et tout à coup : « Les agents ! Les agents ! Voilà la flicaille ! Tirons-nous d’là, y a l’maire ! » Une bombe dans un parquement de bourricots mis en cercle ne déterminerait pas une explosion soudaine sur un plus grand rayon. Allez, allez, vite ! Tous cavalent à l’entour, matrones charcutières et mégères aux tabliers débordant de petits pains et demi-cigares qu’elles sèment, gamins pieds-nus en simarre de garde-chasse comme de jeunes kangourous sautillants, au double marsupium ; fluettes saintes nitouches à la petite voix plaintive farcie d’andouilles et d’épaule, andouilles et épaule d’un cochonnet maigre de montagne, ou des chênaies de Montefiascone et du Cimíno aux gros glands. Allez, vite, c’est un soudain reflux là où tout affluait auparavant de l’Arc de Parme, courettes et ruelles, sombres venelles de toute fuite. Elles relient cette canaille de Parme à toutes les circonvolutions et les boucles et les méandres de l’Orsina pansue, depuis les lignes de partage des eaux et l’église de San Salvatore in Lauro – (Mariae Lauretanae Piceni Patronae) – de-ci de-là à travers embouchures et arcades à l’infini, parmi tout le dédale glissant et papesque jusqu’aux lumières éclatantes et aux voitures de la Chiesa Nova – (Virgini et Sancto Gregorio Magno) –, jusqu’à la bedaine, à la perruque, aux caleçons courts d’un Trapassi tourné en monument. Ouf, quelle enjambée ! On trouve, à partir de cette fistule du petit marché incriminé, les écoulements secourables de la rue du Masque d’Or, de l’impasse de Saint-Siméon, de l’autre encore de Saint-Tryphon, et les rez-de-chaussée décrépis des Trois Arcs, et les sombres magasins du Monte Vecchio, où plonge se terrer derrière des enclumes muettes, en haletant, tout jambon poursuivi par la loi. Et la rue de’ Coronari, derechef, et la rue de Tor di Nona, derepied, d’où le scandale tire son nom ! Rue de Tor di Nona ! La miséreuse, la malfamée, l’entartrée, la pisseuse, vers le bas, par les glacis du remblai : vers le bas, tout en bas, par un grand escalier fruste qui fait sombrer tous les émaciés et leurs pauvres cabas, et embroche tout droit la liste entière et infinie des transgressions. Sur vingt marches à gravir, les consciences les plus rigoureuses se dégradent à la mortadelle. Et cette rangée de platanes, là, sur le glacis, qui captait des crépuscules si doucement oublieux à l’égard de vos atermoiements d’amour ! mais plus maintenant ! car là, tout proche, juste après le sel et les fayots, un tenancier de tripot pommadé soufflait ses vingt lires au garçon, payait sept fois la mise à son compère, au monsieur au pardessus convenable : jaillissant au dehors du verre en carton, les deux dés s’étaient joyeusement poursuivis comme de petits chevaux capricieux qui se mordraient au cou, culbutant comme deux canines sur le plateau en carton jusqu’au sept : ce qui est la combinaison rare, ou bien la miséreuse ? ou la moyenne ? dans la prescience combinatoire des croupiers volants. « Sept, misez sur le sept ! C’est le sept qui gagne, Messieurs ! trois cent cinquante pour Monsieur ! cent, deux cents, trois cents, trois cent cinquante ! au revoir Monsieur ! argent payé fait le mal passer. Tu remets ça, mon garçon ? Vous remettez ça vous aussi, Monsieur l’inspecteur ? » (c’était un traminot) : « À qui la chance, Messieurs ? La chance est à qui la prend. La banque est une honnête fille, Messieurs ! La plus honnête de tout Rome ! »

*

Carlo Emilio Gadda (1893-1973) écrit Tor di Nona et le publie dans la revue « L’epoca » en 1945. Le texte original a été rétabli par Aldo Mastropasqua qui a pourtant gardé le titre voulu par la revue : Fuga a Tor di Nona. C’est le compte rendu d’une promenade gaddienne dans Rome, faisant suite aux modifications de la Tour de Nona réalisées par le régime fasciste ; la Tour est une des plus anciennes ruines romaines et a subi, au cours des siècles, de très nombreux et très divers aménagements. Les scènes qui y sont évoquées peuvent aussi valoir comme exercice de préparation pour la grande scène du marché dans L’affreux pastis de la rue des Merles.

Quelques explications :

Bonaventura TECCHI (1896-1968) est un écrivain et académicien italien, ami de C.E. Gadda, rencontré au cours de la Première Guerre mondiale.

AMlire, amlire ou (americanlire) : nom de la monnaie émise en Italie par le gouvernement militaire des territoires occupés après le débarquement allié en Sicile en 1943 : 100 amlires valaient 1 dollar américain.

Les frères Branca renvoient aux Fratelli Branca, une distillerie fondée à Milan en 1845 qui fabrique, aujourd’hui encore, un digestif “amaro”, le Fernet-Branca.

Pietro TRAPASSI, est le nom de METASTASIO, compositeur de mélodrames (Rome 1698 – Vienne 1728).

Derepied : jeu de mot avec derechef.

« Ciguerette » : déformation phonétique de « cigarette ».



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- Auteur : J.-P. Manganaro
- Titre : Carlo Emilio Gadda, Fuite à Tor di Nona, traduit de l’italien
- Date de publication : 14-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=347
- ISSN 2105-2816