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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Un lieu de tout repos

Françoise Asso


Ce que j’aurais préféré, dit-il, c’est être une table. Rien à faire sinon être là, posé sur ses pieds, comme enfoncé dans le sol mais, en fait, simplement posé sur des pieds qui ne glissent jamais ni ne se tordent, des pieds qui sont comme de petites tables posées à même le sol. Rien à faire, mais toujours en activité – et, même vide, même débarrassé de tout, même nettoyé, sans papier, sans livre, sans la moindre assiette, sans le moindre cendrier, se tenant là, debout mais comme assis, ou couché peut-être, se tenant là prêt à tout, capable de tout, d’être recouvert de papiers de livres et de cendriers, d’être dressé allongé pour que des gens autour de moi s’installent, sur moi s’accoudent, pour que ça parle et rie et boive autour de moi qui pourrais aussi bien m’en passer, qui existerais toujours, même vide, même absolument débarrassé de tout, avec simplement le bois qui brille, qui attire l’œil, sur lequel on a envie de passer la main comme sur les sculptures que l’on caresse furtivement dans les musées. Rien à faire sinon être là, avec une évidence bien supérieure à celle d’une sculpture dans un musée, laquelle, finalement, n’est là que pour être regardée et parfois distraitement caressée, laquelle pourrait bien disparaître si personne ne s’arrêtait devant elle, si personne ne tournait autour, si personne n’avançait la main – passionnément ou distraitement : pour la sculpture, il est probable que ça change tout, mais quant à son existence, c’est la même chose. Tandis qu’une table, même si personne jamais n’avance la main vers elle, attiré par le bois qui brille, une table est là, est posée là, elle existe par elle-même ; elle oblige aux détours et s’en désintéresse : elle ne vous cogne pas si, l’ayant oubliée, on a oublié de la contourner – on s’y cogne tout seul. La table n’a rien à faire pour exister, elle a les dieux pour elle, avec elle : nul besoin de se battre ou de s’imposer ; si vous l’oubliez, elle sait bien qu’ils vous rattraperont au tournant. Ses angles servent aussi à ça, mais c’est comme si elle n’en savait rien : elle est là, tranquille, posée légèrement sur ses pieds et profondément enfoncée dans le sol.

Rien à voir avec un fauteuil par exemple, qu’on bouscule au passage, sur quoi l’on peut se cogner également, mais qui bouge alors, cogné lui aussi quand on le rencontre. Tandis que la table, superbe, reste immobile, le fauteuil peut tourner sur lui-même, il peut être porté, comme une chaise, comme un vase, un cendrier, une boîte, comme un objet en somme. S’il sert à quelque chose, il étouffe ; s’il ne sert à rien, il a l’air idiot d’un objet inutile. Contrairement à la table qui, occupée ou débarrassée de tout, existe toujours par elle-même, pour elle-même, le fauteuil attend qu’on l’utilise : occupé, il disparaît ; vide, il est béant, comme abandonné. D’ailleurs, personne n’a jamais songé un jour qu’il aurait aimé être un fauteuil, tandis qu’une table, il est certain de n’être pas le seul qui aurait préféré être une table. Qu’il soit seul à le savoir, à le dire, qu’il soit le seul à avoir parfois carrément la nostalgie d’un temps où il aurait été table, le seul à déclarer que ce qu’il préférerait, c’est être une table prouve simplement qu’il sait ce qu’il préfère. Si chacun en était capable, nous serions des milliers, dit-il, à préférer être une table. Mais personne, vraiment personne n’aurait préféré être un fauteuil, toujours à attendre qu’on l’annule, toujours à attendre des autres qu’ils le fassent exister, qu’ils le fassent disparaître, qu’ils le transportent ici ou là, et risquant toujours le pire.

À défaut d’une table – une vraie table, en bois, rectangulaire, ou carrée peut-être, mais pas ronde ni ovale, ou peut-être ovale, si, pourquoi pas –, à défaut d’une table il aurait pu se résoudre à être une commode, ou une armoire, ou un piano à queue. Mais un fauteuil, non, jamais.

Il n’a, cela va de soi, aucune disposition naturelle pour être une table– sinon, il l’eût été, il le fût, avec le temps, devenu, il eût cru l’être, au moins, et ni lui ni personne n’en aurait rien à dire : qui parle de ce qui est, de ce qu’il est ? Mais des dispositions pour en rêver, il en a. Et s’il parlait de ce qu’il est, il se définirait sans doute ainsi, comme celui qui a été conçu pour ce seul rêve, cette unique préférence : être une table. Il pourrait bien être, en somme, le résultat d’une expérience : tous les dieux s’y sont mis pour lui donner toutes les caractéristiques dont l’addition ne peut amener qu’à une chose, au très raisonnable désir d’être une table, posée légèrement sur ses pieds et profondément enfoncée dans le sol.

À côté de celui-là, mais pas vraiment à côté car, ici, personne n’est jamais vraiment à côté de qui que ce soit – chacun est posé là, comme une fois pour toutes, plus ou moins éloigné, plus ou moins proche d’un autre corps, mais jamais à proprement parler à côté : chacun isolé dans sa préférence, dans un marmonnement ininterrompu, chacun rêvassant pour soi tout seul, avec d’autres corps plus ou moins proches qu’il ne perçoit pas, qu’il ne touche jamais ou que, si par hasard il les effleure, il ne sent pas –, à côté tout de même, comment dire autrement, celui-ci qui aurait préféré être un chat, et cet autre, un cheval, et cet autre, un grand chef sioux dévalant la colline, et d’autres encore, tous isolés dans leur singularité et absolument semblables, avec un de ces désirs derrière soi que chacun connaît, avec une de ces préférences qui ne se déclarent qu’ici.

Dehors, on parle autrement : toujours un peu tourné vers le futur alors même qu’on parle au passé. Un futur dépourvu de tout élan, un futur triste, un peu dégoûtant. Dehors, si l’on dit que décidément, oui, on aurait préféré être une table, c’est comme si l’on envisageait encore, assez mollement mais encore, cette improbable possibilité. Dehors, malgré les apparences, on n’en prend jamais son parti : on soupire, on regrette, il arrive même qu’on pleure un peu, mais on imagine encore ; on n’a pas la force de se projeter en table non plus qu’en grand chef sioux dévalant la colline, mais on suppose ; on n’en rêve pas, ni pour le passé ni pour le présent, ni même pour le futur à dire vrai, on en accuse les circonstances : et si celles-ci changeaient, qu’est-ce qui m’empêcherait d’être une table, hein, se dit-on.

Ici, c’est tout le contraire : même pas besoin du temps passé. Aucun soupir. Que du rêve. On peut même dire que ce que l’on préférerait, c’est être une table, un cheval, un chat, etc. : on préférerait signifie toujours exactement que l’on aurait préféré.

Et c’est ainsi même pour de petites préférences triviales, de celles que, dehors, on ne saurait évoquer comme telles, de celles qui s’exhalent comme un triste soupir : ici, on peut même dire que l’on aurait préféré être un pilote de chasse, une cantatrice, un torero, un écrivain. Si quelqu’un entendait formuler ce genre de préférence (mais il semble que personne n’entende ce que dit celui qui est à côté mais pas vraiment à côté ; ou s’il l’entend, il croit que l’autre, à côté, si loin mais tout de même à côté, dit la même chose que lui, ce qui est bien compréhensible puisque, quoi que l’on préfère, chacun dit en effet pour l’essentiel la même chose), il comprendrait forcément de quoi il retourne. Pas besoin d’ajouter, par exemple, que tous les titres sont déjà pris : ici, chacun le sait.

Il y en a qui le disent mieux, qui développent, soit qu’ils pensent avoir le genre de préférence qui pourrait bien être le fait de tous (ils l’exposent alors pour les autres, lesquels n’en sont peut-être pas encore là mais pourront reconnaître, à l’entendre développé, leur désir secret), soit qu’ils imaginent au contraire qu’il n’y a qu’eux pour préférer ceci ou cela, qu’ils doivent alors longuement décrire (aux autres qui ne l’écoutent pas mais qui, s’ils l’écoutaient, s’y reconnaîtraient sans doute aussitôt, en vertu du même principe). Inutile de préciser que, ici comme ailleurs, chacun se trompe sur le désir de l’autre – et même peut-être plus encore qu’ailleurs puisque tous ceux, nombreux, qui auraient préféré être un chat sont convaincus d’être seuls à être habités de ce désir-là, qu’ils décrivent complaisamment, alors que celui, unique, qui aurait préféré être une table est certain, on l’a vu, que chacun, sans nécessairement le savoir, partagerait, voire partage, cette préférence, qu’il suffit de développer et que donc il développe : il est là pour ça. Chacun se trompe, donc, comme dehors, mais la différence est grande entre dehors et ici, où ce genre d’erreur importe peu ; quoi que l’on préfère, préférerait, aurait préféré, chacun dit en effet pour l’essentiel la même chose : qu’il aurait préféré être une star des années vingt.

C’est donc un lieu très reposant et il importe qu’il le reste. Aussi les intrus (qui se sont trompés de porte – ou qui ont feint de se tromper, ce qui est aisément compréhensible : à côté, c’est infernal) sont-ils immédiatement repérés : en particulier ceux qui croient pouvoir faire prendre leurs soupirs pour des rêves et qui, s’ils avaient le temps de dire quoi que ce soit, évoqueraient Mozart, Rimbaud ou Billy the Kid (lui qui, eux qui, à mon âge, etc.). Chacun les entend, ceux-là, chacun entend aussitôt ce qu’ils diraient s’ils en avaient le temps : on cesse de rêvasser le temps de l’attraper par un morceau de lui-même, n’importe lequel, on ouvre la fenêtre, on le jette par la fenêtre, on referme la fenêtre. S’il revient, par la porte à nouveau puisque la fenêtre est fermée, on recommence l’opération, un peu plus brutalement. S’il revient encore une fois, on l’envoie s’écraser contre le mur, on ramasse le corps, on rouvre la fenêtre, on jette le corps, on referme la fenêtre. Il y gagne, oui, bien sûr : s’il avait ouvert la bonne porte (enfin, la bonne, façon de parler : la juste porte, la porte adéquate, celle qu’il convenait, dans son cas, qu’il ouvrît – bref, l’autre porte), il aurait mis un temps infini à mourir, plus précisément à attendre la mort, entouré d’autres soupirs qui ressemblent aux siens et dont il n’aurait pas reconnu à quel point ils leur ressemblaient, des soupirs qu’il aurait identifiés comme tels, comme de dégoûtants soupirs, et auxquels il aurait opposé ses rêves, si différents et cependant comme peu à peu contaminés ou plutôt déformés ou, mieux encore, défigurés par leurs soupirs à eux – qui, de leur côté, ne peuvent supporter les siens, ses pauvres soupirs qui se collent à leurs rêves, qui les engluent, qui les pourrissent. Car à côté, c’est comme ici, mais tout procède de manière exactement inverse. Et donc c’est infernal : chacun entend son voisin, tous ses voisins, chacun a beau se reculer dans un angle pour ne pas entendre, il ne peut se soustraire à cette infinité de voisins, si proches, si proches, et qui soupirent, et qui l’empêchent de rêver, et dont les soupirs viennent défigurer ses rêves.

Il y gagne, donc, celui qui se trompe de porte, celui qui persiste à se tromper de porte. Mais on n’est pas là pour faire la loi ni pour rendre la justice en vertu de lois déjà faites. Même celui qui aurait préféré être un shérif sait qu’il n’est pas là pour ça. Il y a des règles, certes, il y a toujours des règles, ici comme ailleurs : et comme elles sont bien faites, en tout cas ici, il n’y en a que deux, auxquelles tout le monde se conforme, et deux qui, finalement, n’en font qu’une, ce qui prouve qu’elles sont vraiment très bien faites. La deuxième règle, qui permet donc de respecter la première, est justement celle-ci : si quelqu’un persiste à se tromper de porte, et plus précisément s’il se trompe trois fois (trois fois de suite, cela va de soi : il est exclu qu’il se promène, qu’il s’assoie, qu’il s’allonge ou même qu’il erre dans le no man’s land – c’est le nom justement donné au terrain vague qui s’étend devant les portes et sous les fenêtres, le terrain qui donc nous entoure comme il entoure ceux d’à côté, et ce nom indique bien que personne ne peut y errer : seuls s’y amoncellent les cadavres, et même eux ne font qu’y passer en quelque sorte, avant d’être emportés on ne sait où), on a le droit (lequel se confond avec un devoir mais n’en est pas un à proprement parler : c’est juste une règle) de l’envoyer contre un mur où il s’écrase et de jeter le corps par la fenêtre que l’on ouvre et que l’on referme aussitôt. On y gagne donc aussi : un peu d’air frais qui entre de temps en temps mais jamais de courant d’air, la fenêtre et la porte n’étant jamais ouvertes en même temps. Les règles sont vraiment très bien faites, qui nous permettent d’aérer comme sans y penser, et même en n’y pensant pas du tout ; et d’aérer suffisamment, même si brièvement : car nombreux sont ceux qui se trompent de porte – ce qui est bien explicable : depuis le temps, chacun ou presque sait que, à côté, c’est infernal.

Les règles étant maintenant connues de tous, comme est imaginable par tous l’espace où se déroule l’action et sont quasi visibles les deux portes, celle derrière laquelle c’est infernal et celle derrière laquelle c’est tout le contraire, s’il s’agissait d’un jeu, on pourrait commencer à jouer. Et pour que ce soit plus intéressant, on commencerait par les exceptions, les cas particuliers, ceux qui conduisent à oublier la règle, à la transgresser ou, mieux encore, à l’observer de près en se demandant si elle est valide, valable, forcément valable, indéniablement valide, si elle est, autrement dit, applicable dans tous les cas sans exception.

Le cas le plus particulier est le mien mais c’est le moins intéressant : je n’ai rien à faire ni ici ni à côté, où je pourrais aller aussi souvent que je le désire, mais je ne le désire pas. Une visite m’a suffi : c’est infernal. Et donc je reste ici, où je n’ai rien à faire – ici que, cela dit, j’apprécie. Même pour moi, qui les écoute, qui les entends, qui les distingue (qui peux les écouter, les entendre, les distinguer, mais qui peux me fondre aussi, et j’aime assez me fondre, du moins ici ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’y reste : parce que c’est le seul lieu dans lequel j’aie pu me fondre), même pour moi, donc, c’est un lieu de tout repos. Et à mon arrivée, j’avais besoin de repos, ce qu’ils ont senti tout de suite. Il est probable qu’ils ont cru m’entendre dire (par habitude, mais peut-être aussi par immédiate sympathie) que ce que j’aurais préféré, c’est me reposer, mieux encore, que ce que j’aurais préféré, c’est être un salon de repos, ou quelque chose de ce genre. Mais je n’ai rien dit de tel puisque je ne préférais rien, du moins avant d’arriver ici – où, aussitôt, j’ai préféré demeurer. Donc je suis indéniablement un cas particulier, quelque chose comme une exception, mais il n’y a rien d’intéressant à dire à mon sujet.

Je suis, moi aussi, à côté d’eux, d’une manière à peine un peu différente parfois, d’une manière toute différente à d’autres moments, mais le plus souvent, rien ne me distingue moi non plus : seuls me voient ceux qui se trompent de porte, et comme ils ne restent jamais longtemps, cela ne change rien, du moins pour l’ensemble de la communauté. Pour moi qui, lorsqu’un intrus ouvre la porte, ne le perçois comme tel que grâce à leur réaction, moi qui sais alors ce qui va se passer, qui sens déjà sur moi le regard qu’il va me jeter avant d’être précipité par la fenêtre, pour moi qui ai beau faire, qui ai beau me fondre, n’en suis pas moins manifestement d’emblée repérable, pour moi qui ai toujours un temps de retard comme si je jouais à un jeu dont j’aurais mal assimilé les règles, c’est autre chose : toute intrusion me fait vaciller. Pas longtemps : ils se débarrassent de l’intrus, nous nous en débarrassons (car je me fonds presque aussitôt, comme toujours), et assez rapidement pour que je retrouve mon équilibre. Mais encore aujourd’hui, alors que, avec l’habitude, je réagis toujours plus vite, j’ai le temps de me dire que j’aurais préféré être une table moi aussi, une table dans laquelle auraient été gravées les règles, ces règles que je connais, comme eux, et dont je sais toujours un peu trop tard que c’est le moment de les appliquer.

Il y a donc quelques instants durant lesquels je ne me repose pas, tous ceux, pour résumer, pendant lesquels je me demande pourquoi, comment reconnaître comme intrus celui-ci et non celui-là.

Instants très brefs, on l’aura compris : la porte s’ouvre, je fais comme eux, comme nous, à peine si je l’aperçois ; et immédiatement, ça bascule, ça a basculé déjà : avant de me fondre, j’ai vu l’intrus me repérer juste avant d’avoir été repéré lui-même (ou juste après : tout va trop vite pour discerner l’un de l’autre), je les ai tous vus, simultanément peut-être, entendre, voir, repérer. Il n’y a eu que ce bref moment, toujours plus bref, avant que je ne me fonde en nous (et quel repos, alors, quelle quiétude, quelle tranquillité !… avec eux, avec nous, je l’attrape, nous l’attrapons par un morceau de lui-même – fenêtre ouverte, refermée, il est dehors –, je respire, comme nous tous, exactement comme nous tous, ni plus ni moins : nul soulagement chez aucun de nous, rien qu’un peu d’air frais qui est entré ici), ce si bref moment aussitôt oublié, annulé, pendant lequel je me demande pourquoi chacun sauf moi, pourquoi nous tous sauf moi – mais c’est vite passé, ça passe vite. Et aussitôt, le repos. Personne n’a rien vu, sauf l’intrus. Personne, ici, n’a rien vu.



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- Auteur : Françoise Asso
- Titre : Un lieu de tout repos
- Date de publication : 14-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=348
- ISSN 2105-2816