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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Un maître sans défaut

Juan Sebastian Rojas


Universidad del Valle.

1.

Aujourd’hui, avec un léger survol de toute chose et sans me formuler aucun but ni désir – ce qui occupe une grande partie de ma petite vie –, je m’imaginais renaître pour toujours dans la Rue 36, tout en pensant à mon maître Camille Dumoulié et à ses doctorantes brésiliennes, pendant que deux garçons, l’un après l’autre, me refilaient des tracts publicitaires et qu’un chien dormait d’un profond sommeil à l’entrée d’un funérarium. Je me suis senti renaître, découvrant cette ville transformée en un corps merveilleux m’appartenant aussi bien qu’à tout le monde. S’offrait à moi le plaisir d’une agréable nostalgie et de l’exploration d’un territoire érotisé.

Mais brusquement, en pleine rêverie sur la terrasse de mon appartement, après le déjeuner, je fus assailli par une mélancolie froide que le soleil ne pouvait réchauffer. Oui, l’ombre intérieure se fit sentir physiquement : je souffrais d’une mélancolie froide. Mon maître Dumoulié, les doctorantes brésiliennes, l’université Paris Nanterre, tous les professeurs, l’étudiante serbe, celle de l’Île Maurice, les brebis qui paissaient sur le campus – tout cela était bien vivant au plus profond de ma mémoire ; je ne pouvais me le remémorer sans tristesse ni éviter de penser que, même sans le chercher parfois, j’avais enfermé tout cela dans un cercle et que l’oublier était comme quitter une île au trésor avec tout l’équipage des témoins d’une partie de ma vie.

S’il arrivait que, demain, je ne pouvais plus me souvenir de rien, quelle sorte de squelette serait la Rue 36 ?, de quelle peau la revêtirais-je ? – avec quoi le ferais-je ?, avec quels autres souvenirs lui ferais-je un costume ? – afin de pouvoir continuer à vivre intensément ?

Nous avons tous un maître Dumoulié, haï pour les uns, aimé pour les autres. Quant à moi, Camille Dumoulié est mon père spirituel, homme illustre, grand professeur et, une fois que vous êtes diplômé, grand ami. Lorsqu’il le veut, il affirme son caractère de feu et s’adonne à la fête jusqu’à courtiser la mort. Il agit toujours avec justice, avec un grand respect des institutions et de l’éthique, sans perdre aucune supériorité morale. D’autres y verraient le signe d’une vie intime chaotique, d’une obstination, d’une volonté de tout contrôler, de piétiner l’autre avec une forme de passion qui le justifie… Je préfère Dumoulié comme maître, qui m’apprend à voir le langage, à défendre mes goûts, à savoir ce que je désire. Je le préfère à tous les maîtres du monde.

Après lui avoir exprimé mes doutes sur le fait de rester en France, à la suite de neuf années d’études, en mettant sur la table les « pour » et les « contre », Dumoulié m’a suggéré : « En Colombie, ça pourrait mieux se passer, Jacobo ». Je me suis souvenu de mon désir de revenir dans ma terre natale, non plus en écolier, mais en adulte diplômé. Cependant, comme dans la vie nous devons nous détacher de nos maîtres, je me suis demandé s’il était possible d’y parvenir avec Dumoulié et d’être à sa hauteur, si simple, si léger et en marge des distinctions.

Dépouillé des vanités pour être un esthète engagé contre la laideur du monde.

Et je me souvins de tout cela dans mon appartement entouré d’arbres et d’oiseaux, avec un vaste bureau, près de la Rue 36. Je suis là, avec mon chat qui cherche à sauter de ce quatrième étage chaque fois que la chatte d’en bas est en chaleur pour me rappeler, ainsi, le mouvement et la raison les plus intéressants de cette vie. Je pense avoir de la chance, de la chance jusqu’aux larmes, pour avoir transporté ma bibliothèque à travers l’Océan, pour la pile de dossiers de mes étudiants, pour la photographie sous verre de ma collègue Pauline Voisinne, accrochée au mur de la terrasse. Rousse, d’un rouge orangé, le visage flou penché d’un côté, habillée de blanc, étendue sur une pierre tombale les bras levés, jambes nues, croisées et allongées dans l’herbe. Le paysage vert d’en face semble colorer la photo suivant la position du soleil. J’aime tout cela, peut-être parce que c’est tout ce que j’ai – ou peut-être, aussi, parce que rien ne vaut le cadeau de ma collègue, la tendresse du chat que la rue m’a offert, l’amour de ma grand-mère paternelle à qui j’ai loué l’appartement, celui de ma mère qui m’a aidé à le décorer et la fierté d’être un des disciples de Dumoulié.

2.

Mon maître Dumoulié. Depuis que je le connais, je pense beaucoup à lui. Pour quelle raison, à part quelque distraction occasionnelle, je me l’imagine, les jours où je travaille et dans ma vie personnelle, prenant les décisions que je dois prendre ? Il ne cesse de répéter que je ne suis pas sous son commandement et que je dois être un sujet autonome à l’égard de tous les oracles, à moins d’être sur le point de déconner – alors, oui, il me dit quoi faire. Pourquoi, entre lui et moi, s’opère un meilleur transfert qu’avec n’importe quel psychanalyste ? Serait-il une version des maîtres des dessins animés japonais que j’aimais tant ? Est-il le miroir de mon manque d’assurance ? Qu’est-il donc ?

Mon maître Dumoulié. Alors que je suis toujours en train de discuter avec lui, j’éprouve d’avance la nostalgie du moment où je devrai me séparer de lui. Sans sa direction, j’aurais abandonné ma formation littéraire pour explorer ma folie dans une carrière en psychologie, désorienté à Paris autant mentalement que territorialement, et j’aurais cherché, avec toutes les dépendances qu’implique le fait de ne pas couper le cordon ombilical économique avec mes parents, diverses excuses afin de leur expliquer pourquoi je ne voulais pas encore entrer dans la vie professionnelle. Ou bien j’aurais vendu des glaces aux touristes et écrit pendant la nuit, de sorte qu’il ne m’aurait pas été nécessaire de faire des études, mais simplement d’apprendre à écrire. J’aurais espéré intégrer le système capitaliste d’un pays développé, tout en restant à la limite de la marginalité, mêlé aux génies incompris et à tous les soumis prêts à être remplacés par des machines, entre une multitude anonyme d’étrangers et de locaux désespérés. Après m’être décidé pour un retour vers ma terre natale, me voilà, dans la Rue 36, à invoquer par la pensée mon maître Dumoulié. Mon chemin routinier vers l’université prend une cadence paisible. Et le vent qui souffle à mon oreille m’apporte sa voix qui m’encourage à affirmer l’existence, à ne me laisser voler ma vitalité sous aucun prétexte.

Mon maître Dumoulié. Je le vois maintenant comme je le voyais là-bas – de grande taille, explosif, sarcastique, histrion toujours en représentation, direct et rusé, méchant et tendre – marchant à mes côtés sans être là, ses grandes mains poilues en avant pour prévenir quelque chute, vêtu d’un de ses costumes faits sur mesure par un tailleur personnel, de sorte que celui qui l’aperçoit se demande s’il ne s’agit pas d’une personne importante, en pleine forme physique pour avoir fait du roller pendant des années et avoir été attentif à son régime, chauve et arborant une barbe finement sculptée. Je le vois qui marche rapidement mais sans précipitation ; à la lumière de ses yeux se mélange un terrible pessimisme ; j’essaie de comprendre l’abîme qu’il voit sans parvenir à m’inquiéter pour lui, car, tout à coup, le voilà qui rit avec le sourire d’un intéressant et beau gentilhomme. Je sens en lui un frère de cœur lorsque nous rions ensemble.

Sans aucun doute, je l’idéalise tellement parce que je ne connais aucun être humain en chair et en os aussi beau que mon maître Dumoulié, qui possède comme un manteau apollinien qui me protège de voir dans la réalité un chaos qui me transformerait en une statue pétrifiée. Je crois qu’il est mon maître japonais de manga. Je crois que si, dans un monde parallèle, je suis un samouraï, cet homme sera le seul capable de m’enseigner à esquiver les attaques les plus mortelles.

3.

Ah, j’y vois déjà plus clair ! Mon maître Dumoulié est la Boussole. La Boussole métaphysique et géographique, précieuse et fiable. Cet homme, sans prétendre être rien d’autre que mon professeur d’université, représente pour moi la clé pour comprendre mes territoires. Il est tout pour moi parce qu’il me situe dans l’espace où je laisse des traces, des souvenirs, des marques de désir et de plaisir, les éléments de mon corps qui me rendent à la vie.

Et toute la Rue 36 représente pour moi le quai de la vie ; cet appartement où je vis, au bord de la Rue 36, représente pour moi la Littérature. Oui, la Littérature, qui se trouve au commencement de la rue que représente la Vie, entre la vie et la mort, là d’où je rêve, d’où je fais l’amour et d’où j’écris. Oui, cette Rue 36 est le delta de tous les commencements possibles pour toutes sortes de vols et de virevoltes d’albatros.



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- Auteur : Juan Sebastian Rojas
- Titre : Un maître sans défaut
- Date de publication : 14-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=350
- ISSN 2105-2816