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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Commencements bourguignons

Francis Claudon


Camille Dumoulié est devenu titulaire de l’enseignement supérieur lorsqu’il a été élu maître de conférences à Dijon, en 1988, si je me souviens bien.

Je le connaissais de vue depuis quelques années. Probablement autour de 1983, lors d’une certaine réunion préparatoire ou fondatrice du CRLC qui se tenait dans le XVI°arrondissement, peut-être dans le palais Saint James appartenant alors à la Fondation Thiers, peut-être à l’université Paris Dauphine. Ce jour-là il était apparu dans le sillage de Pierre Brunel. De belle taille, d’un port avantageux Camille portait une sorte de veste de chasseur très élégante, d’un gris brun chiné, avec des poches extérieures à rabats. Au cours de la réunion il n’intervenait pas beaucoup, mais les quelques avis – banals – qu’il a pu délivrer- acquéraient dans sa bouche une sorte d’élan qui forçait l’écoute et imposait l’attention.

La seconde image est celle de son audition devant la commission de spécialistes de Dijon. C’était un bel après-midi de septembre, il faisait beau, chaud, mais je doutais de son succès. Car l’impétrant n’avait fait aucune visite. Or la Faculté, à l’époque très conservatrice et très formaliste, y attachait grande importance. Il s’était contenté d’envoyer son CV et une profession de foi, rédigée dans ce style percutant qui était déjà sa marque. Tout juste avais-je pu lui chuchoter quelques mots placides et conciliants. À ma grande surprise il les a repris, intégrés ; je crois que le contraste a assuré le succès. Je veux dire le contraste entre une première apparence, un peu hautaine, et de plus près, plus calmement, une patience, une endurance, un sérieux profond.

Je crois que tout Camille se joue dans cet entre-deux, et cela pour son bien, autant que dans l’intérêt du service, comme dit le style administratif, ici parfaitement à sa place. Pendant les quelques années passées à Dijon, Camille a été un collègue extrêmement fiable, à la fois discret et rayonnant, toujours unanimement apprécié. Avec lui aucun souci, jamais de problème, pas de misères. Les tâches se faisaient, pour ainsi dire, toutes seules ; les charges étaient assumées, sans bruit et sans anicroches. Toute la section vivait sa vie plus calmement, chacun s’en portait mieux, moi tout le premier.

Comme les « Parisiens » avaient un soir ou deux à passer en Bourgogne, Camille s’est révélé convivial et charmant camarade. Il avait, je ne sais comment, découvert quantité de bonnes tables, alors peu connues, presque toujours dans les parages de l’Hôtel Despringles, rue Crébillon, anciennement Palais de l’université, que le Rectorat avait évidemment détourné à son bénéfice exclusif. La vie dijonnaise n’était pas désagréable, les étudiants motivés et intéressants ; la ville fort belle. Notre ordinaire s’organisait autour de deux pôles. Des esprits systématiques pourront être tentés de formaliser et mathématiser ces binarités. Disons seulement que dans la journée nous étions, en haut, sur le campus de Montmuzard (qui a malheureusement perdu la « folie » construite au XVIIIe siècle par Charles de Wailly pour le Président Bouhier) ; le soir nous vivions dans la ville du bas, celle des hôtels particuliers, du Palais des Ducs, du Jacquemard, cher à Aloysius Bertrand. Camille aurait pu aider Gault & Millau. Il découvrait toutes les tables intéressantes, or elles sont légion par là-bas... Il ne le cédait qu’à peine, sur le sujet, à François Moureau. D’où certaines joutes oratoires et gastronomiques, bien dignes du fameux « caveau » de Crébillon, autre Dijonnais plus fameux que nous. Nous étions répartis en deux camps : il y avait les habitués de la rue Berbisey et, en face, les zélateurs du Quartier des Halles. Il serait certainement plus journalistique d’opposer deux autres partis : les résidents et les « parisiens », le français et la littérature comparée, et ainsi de suite ; mais ce serait bête et faux. Nous vivions bien. Max Milner, en son temps grande illustration de notre Faculté, a évoqué quelque part un certain « effet Dijon » qui n’existait nulle part ailleurs . C’est bien vrai. Je crois que nous l’avons vécu et que Camille y a bien aidé.

Notre section comparatiste avait évolué. Si je cherche son origine, ses anciennes traces, je trouve le congrès national de la SFLC, en 1958, voulu par Marcel Bataillon, Dijonnais d’origine, réalisé par Daniel Ternois (actes publiés chez Didier en 1960). Après nous il y aura eu le congrès de Didier Souiller et Georges Zaragoza (« Études culturelles, anthropologie culturelle et comparatisme » -Dijon, septembre 2008, actes publiés aux Editions du Murmure, 2010 ). Nous, à l’époque, étions plus individualistes, moins convenables. Plus occupés, fort motivés, certainement aussi.

Pourtant l’université de Dijon était un établissement assez strictement tenu, à l’ancienne. Respectueux des usages sorbonnards et des grades. Légaliste, même après les ministères Faure ou Savary ou Chevènement, qui ne lui plaisaient pourtant pas, mais sans zèle, toujours soucieuse des individus, des personnalités intrinsèques, du libre-arbitre, des bonnes études, des belles lettres. Le recteur Marcel Bouchard l’avait redessinée et voulue ainsi entre 1945 et 1967, réussissant à construire un campus aussi ambitieux-et mieux tenu, j’ose le dire-que celui de Nanterre. La littérature comparée avait bénéficié de la « réforme Fouchet » de 1966 ; elle n’était plus une option mais devenait une obligation pour les Lettres Modernes. Mes prédécesseurs (Ternois, Lacant, Grange) avaient peut-être flairé l’aubaine, mais c’était à nous qu’il allait échoir de concrétiser les choses – vingt ans plus tard – et d’établir vraiment – je pèse mes mots – un enseignement complet de littérature comparée. Quand je suis arrivé, en janvier 1983, nous étions cinq comparatistes (Philippe Baron, A. André, S. Michaud, Martine Courtois et moi-même) ; quand Camille a quitté Dijon, à l’automne 1991, nous étions bien davantage : cinq maîtres de conférences, (Ph. Baron, Didier Souiller, M. Courtois, Marie-Hélène Girard, Camille), quatre ADN/AMN/Ater, au diable les acronymes ! Karen Haddad, puis Anne Duprat, Fiona MacIntosh, Sophie Rabau, outre moi-même et plusieurs chargés de cours. Tout le monde travaillait fort, vite et bien. Camille a soutenu son Doctorat d’État (ancien régime, Nietzsche et Artaud, penseurs de la cruauté) à Paris 4 en 1988, Karen Haddad son doctorat –nouveau régime disait-on- à Paris 3 en 1990 (Proust et Dostoïevski, une esthétique du mouvement). Tous les autres ont suivi peu de temps après. Mais Camille ne s’en souvient peut-être plus ; il était parti pour Strasbourg à la rentrée de 1991. Il était un peu embarrassé, parce que, avant même de devenir professeur, une certaine Grecque voulait absolument travailler sous sa direction. Or elle ne parlait pas trop le Lacan vulgaris… Je me rappelle nos adieux officiels, en compagnie de Jean-Marc Moura et de Pierre Brunel, dans les couloirs du colloque Mozart, organisé par le Conseil de l’Europe, par une semaine solaire de septembre. Il m’avait assuré qu’il ne craindrait pas les voyages à Strasbourg, à l’époque encore fort longs.

Ces années dijonnaises ont marqué le début d’une complicité amicale. Elle n’avait rien d’exclusif et naissait progressivement par la force des choses, si j’ose dire. Nos bureaux du quatrième étage, tout au bout du couloir, étaient voisins de ceux des philosophes. Des habitudes communes ont facilité un rapprochement devenu naturel. La plus nette a été le goût des voyages, et pas du tout, contrairement à ce que j’avais pensé, le culte des philosophes iconoclastes (Nietzsche) ou incongrus (Bachelard). Jean Ferrari alternait les postes de conseiller culturel, en particulier au Palais Farnèse, et les décanats à Dijon. Dans l’entre deux Maryvonne Perrot le suppléait. Cette dernière adorait le Brésil, comme Jean-Jacques Wunenburger, bien avant que Camille ne découvre ces latitudes fort prisées. Inutile de dire que l’obligation de résidence, à leurs yeux, paraissait incongrue, au grand dam de certains vieux piliers de la Faculté qui auraient voulu nous maintenir tous, au moins trois jours de suite, sur place. Avec l’aide de ces voisins, grands voyageurs, nous avons renvoyé les tempéraments casaniers à leurs chères études, qui s’appelaient pour l’un Barrès, pour l’autre le XVIe siècle, pour une troisième les auteur(€)s féministes du XVIIIe siècle, pour un quatrième – au demeurant fort bohème – Hugo et Lamartine. Nous avions une excuse ou un prétexte tout trouvé : nos bureaux…

Ils étaient glaciaux en hiver, tropicaux à la belle saison. Mais jamais tristes. Or des théories d’étudiants nous assiégeaient, en particulier lors des examens qui, à l’époque, à Dijon, comportaient nécessairement un écrit et un oral. Il fallait parfois s’enfermer pour pouvoir prendre un café ou commander un taxi. Je sais qu’actuellement, à l’époque de #metoo mes propos peuvent paraître biaisés. À Dieu ne plaise ! Ne voilà-t-il pas qu’un certain jour un de nos collègues très distrait ou plutôt brouillon s’était enfermé dans le bureau 405 et ne retrouvait plus sa clé. Mais Camille est arrivé, de Paris, bien sûr, et l’a magnanimement délivré du bureau et de sa propre étourderie.

Les retours vers Paris étaient les moments les plus reposants. Nous ne nous concertions en rien, parce que nous avions l’esprit de service et assumions totalement nos obligations. Mais il arrivait qu’un TGV tardif du jeudi soir fasse voyager en même temps Camille, Karen, François Moureau et moi-même. Nous étions tous bien fatigués, or Camille nous réveillait. Bon prince, il nous conviait au bar très cuivré, et moquetté, des anciennes rames de TGV et nous reprenions des forces autour d’un verre bourguignon, évidemment.

Les liens avec Camille ne s’arrêtent pas là. Il se trouve que notre ancienne collègue Marie-Hélène Girard sera passée par Paris 10/Nanterre avant de se fixer à Yale. Il est advenu que Colette Astier (Gabrielle Althen) est entrée, plus tard, dans notre commission de spécialistes. De son fait et – du fait de Camille recruté, en 1996, à Paris 10 – j’ai moi-même intégré la CES de Paris 10/Nanterre. Celle qui a élu successivement Jean-Yves Masson, Véronique Gély, Karen Haddad, William Marx. Quasi toute la bande.

Tant d’anecdotes ? Pour moi elles auront été importantes, de cœur et d’esprit. À côté de la philosophie il reste l’humain mais pas trop, j’y tiens !



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- Auteur : Francis Claudon
- Titre : Commencements bourguignons
- Date de publication : 14-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=352
- ISSN 2105-2816