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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Deux rencontres, un chien et un recrutement

William Marx


Collège de France

 

La première fois que je rencontrai Camille Dumoulié ne fut pas la bonne.

C’était au milieu des années 1990. Je travaillais alors comme chargé de recherches documentaires au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale – laquelle n’était pas encore « de France ». Une collègue conservatrice m’avait chargé d’accueillir en son nom un universitaire strasbourgeois qui venait consulter le fonds Antonin Artaud, dont elle était responsable. Mais elle devait s’absenter pour un motif ou pour un autre – ou peut-être son absence était-elle d’ordre diplomatique, qui sait ?

En tout cas, je fus envoyé sur le front, dans la totale ignorance de ce qui m’attendait. Le chercheur arriva, fort remonté contre la Bibliothèque, pour des motifs qui ne sont pas restés dans ma mémoire, mais parmi lesquels, Dieu merci, ma propre personne ne figurait pas, ou pas encore. Ma tâche consista surtout à éviter que l’expression vocale de cet agacement peut-être légitime ne troublât exagérément le silence du cabinet de lecture. Je m’acquittai de ma mission le mieux que je pus et communiquai les papiers demandés. Dès que cela fut possible, je m’éclipsai discrètement, profitant de ce que le singulier personnage fût absorbé dans le déchiffrement des manuscrits. La difficile écriture d’Artaud m’avait sauvé.

Telle fut ma première rencontre avec – le lecteur sagace l’aura deviné – Camille Dumoulié.

La seconde rencontre ne fut pas la bonne non plus. Elle fut même pire.

C’était au début des années 2000. Jeune maître de conférences, je participais à la réunion de la Société française de littérature générale et comparée dédiée au choix des questions comparatistes de la prochaine agrégation de lettres modernes. J’avais eu la témérité de proposer moi-même une question de mon cru.

Exaspéré par la sacro-sainte alternance des deux genres littéraires auxquels se limitaient alors les programmes comparatistes du concours – roman, théâtre, roman, théâtre, ad infinitum et ad nauseam –, j’avais concocté une question sur l’essai littéraire et l’écriture critique au xxe siècle. On y trouvait Paul Valéry, T. S. Eliot et Jorge Luis Borges.

Si le programme n’était pas parfait, il avait au moins le mérite de l’originalité. Il dérangeait toutefois des habitudes bien ancrées parmi les comparatistes de l’époque. J’aime à penser qu’il était en avance sur son temps, puisque l’essai littéraire ne finirait par faire son entrée dans la partie comparatiste de l’agrégation qu’une quinzaine d’années plus tard – avec un programme qui poserait des problèmes autrement plus graves que le mien, mais cela, c’est une autre histoire.

Toujours est-il que j’avais à peine présenté ma proposition que quelqu’un assis devant moi prit la parole, sans même s’être jamais retourné dans ma direction, pour déclarer que, si par extraordinaire l’on choisissait une telle question, les comparatistes « se ridiculiseraient » complètement aux yeux de leurs collègues de littérature française. Je me rappelle exactement le verbe employé, se ridiculiser, car je le trouvai bien excessif et assez vexant, sur le moment. Mais ainsi s’exerce le pouvoir, n’est-ce pas ? Dans la suite de la réunion, on ne parla plus de ma proposition, et je me gardai bien, les années suivantes, de retenter une expérience qui s’était révélée si cuisante.

Telle fut ma deuxième rencontre avec – car c’était encore bien lui – Camille Dumoulié.

L’aventure aurait pu s’arrêter là, mais c’eût été dommage, car le charme de Camille réside précisément en sa façon de déjouer tous les pronostics. Tantôt terrifiant, tantôt charmeur et séducteur, tout acide ou tout miel, selon les occasions, dont la distribution échappe au commun des mortels. Or, Jupiter gagne à être connu, car il délaisse alors sa foudre.

La troisième rencontre fut la bonne. C’était en 2007, peu de temps après la publication de L’Adieu à la littérature. Je fus invité par Karen Haddad ainsi que par Camille à parler à Nanterre de la valeur de la littérature. Tout se passa le mieux du monde. Sans doute Camille ne fit-il jamais le rapprochement entre son invité du jour et l’incident de la réunion d’agrégation quelques années plus tôt, qui de toute façon l’avait certainement moins marqué que moi. Le présent texte m’offre enfin l’opportunité de révéler cette coïncidence.

Le soir même, alors que nous dînions tous aux Halles, Camille se désola d’avoir perdu son chien, Schwartz, la veille, dans une promenade autour du lac Daumesnil. Comme l’endroit figurait parmi mes lieux favoris pour la course à pied, je m’offris à faire attention à la présence du chien lors de ma prochaine sortie. Schwartz fut finalement retrouvé sans mon aide, mais Camille n’en fut pas moins touché de ma proposition.

Deux ans plus tard, j’étais recruté à Nanterre (ne voir bien sûr dans cette succession aucun lien de cause à effet). Je montais finalement sur l’Olympe auprès de Jupiter pour y passer mes dix plus belles années d’université, dix années d’entente amicale et chaleureuse avec le maître des lieux, sans commune mesure avec les deux premières rencontres relatées ici – comme si celles-ci appartenaient à un autre monde ou relevaient d’une fiction. Raison de plus pour les raconter.

Le destin nous ordonna, à Camille Dumoulié et moi, de quitter Nanterre au même moment, l’un pour l’éméritat, l’autre pour le Collège de France. Et ainsi tombèrent ces dix années dans le royaume inaccessible des souvenirs heureux.

C’est pour ne les point oublier que j’ai entrepris ici d’en raconter la genèse inédite et paradoxale, confiant que Camille, dans sa générosité olympienne, loin de m’en tenir rigueur, saura voir dans cette innocente sincérité de la mémoire l’unique effet d’une gratitude et d’une fidélité indéfectibles.



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- Auteur : William Marx
- Titre : Deux rencontres, un chien et un recrutement
- Date de publication : 14-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=354
- ISSN 2105-2816