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COLLOQUES


LE DÉFAUT : Études en hommage à Camille Dumoulié


Quand la voix fait défaut

Yves-Michel Ergal


Université de Strasbourg

 

Giuseppe Verdi, quand il compose son opéra Macbetto, créé en 1847 à Florence, sur un livret de Francesco Maria Piave, adaptation du drame de Shakespeare, non seulement amplifie le rôle de lady Macbeth, qui prend une place centrale dans l’opéra – la pièce d’origine lui offrait un rôle plus en demi-teinte – mais il invente par ailleurs un des grands rôles lyriques féminins autour d’une voix de soprano qu’il souhaite « âpre, étouffée, sombre », récusant la voix traditionnelle du bel canto, celle de la célèbre cantatrice Giuseppina Strepponi, créatrice du rôle d’Abigaille dans l’opéra Nabucco, qui fut un triomphe à sa création à la Scala de Milan en 1842, pour lui préférer celle de Marianna Barbieri-Nini, à la voix puissante de colorature et réputée pour son jeu d’actrice dramatique. La Strepponi, à la voix fragile, se retire alors de scène, s’installe à Paris comme professeur de chant, où Verdi la rejoint. Il l’épousera quelques années plus tard, en 1859. Presque cent ans après, en décembre 1952, à la Scala de Milan, le rôle est repris par Maria Callas, immortalisant à jamais le mythe d’une Lady Macbeth terrifiante, par sa voix ténébreuse, éloignée de toute légèreté propre à la soprano lyrique, sans compter que la Callas fut une tragédienne hors pair. Je ne connais pas de voix d’héroïne féminine dans les grands opéras du XIXe siècle qui soit aussi déstructurée que celle de lady Macbeth, à mi-chemin entre le récitatif parlé et l’agilité du chant ; la voix attendue de la soprano fait ici défaut : il est signe de la richesse de ce personnage inventé par Shakespeare et relayé par Verdi. Quand la voix fait défaut, l’ordre du monde semble se disloquer, laissant au spectateur, ou au lecteur, le sentiment d’un vide, d’une injustice, comme si l’on approchait une forme d’horreur absolue.

Deux scènes principales hantent l’imaginaire créé par le personnage de lady Macbeth : la scène V de l’acte I, qui voit l’apparition sur scène de l’épouse de celui qui n’est encore que le général vainqueur au service de son cousin le roi d’Écosse Duncan, puis la scène 1 de l’acte V, lorsque la femme de Macbeth, devenue reine, en proie à une scène de somnambulisme, erre dans le palais, observée dans l’ombre par le médecin de la cour et sa dame de compagnie. Il est intéressant de noter qu’à la scène V de l’acte I, lady Macbeth n’est pas tout à fait elle-même : elle n’est qu’une voix qui se fait le relais de l’écriture de Macbeth, puisqu’elle lit une lettre que celui-ci lui a fait parvenir, dans laquelle il lui narre sa rencontre avec les sorcières. Une partie des prédictions des « sœurs fatales », ou « sœurs de la destinée », au nombre de trois, telles les Parques, se sont déjà réalisées : en effet, Duncan a paré Macbeth du titre nobiliaire de « Thane de Cawdor », pris au traître passé à l’ennemi, condamné à mort. Puis Macbeth cite l’énigmatique salut des trois Sœurs : « Salut à toi, qui seras roi ! »1. La fin de la lettre s’achève par ces mots : « Ceci, j’ai cru bon de te le confier, très chère compagne de ma grandeur, afin que tu ne perdes pas la part de bonheur qui t’est due en ignorant la grandeur qui t’est promise. Garde cela dans ton cœur et au revoir »2.

En lisant la lettre de Macbeth – ce qui est encore plus frappant dans l’opéra de Verdi, puisque nous sommes dans une sorte de récitatif de fond de gorge, où la voix pourrait être celle de lady Macbeth certes, mais surtout celle de Macbeth, ou, plus précisément, celle des profondeurs obscures des prophéties, reliant ainsi lady Macbeth aux trois sorcières – lady Macbeth quitte soudain sa nature de femme, pour venir habiter une voix qui n’est plus la sienne, mais celle, idéalisée, du mari viril, qui, lui, à l’inverse, perd toute virilité. « Pourtant j’ai peur de ta nature ; Elle est trop pleine du lait de la tendresse humaine »3 : ce lait en vérité maternel, est soudain asséché dans la poitrine aux accents guerriers de lady Macbeth : « Vieni ! t’affreta ! » chante soudain la lady Macbeth de Verdi, hymne national du meurtre, chant d’un chef de guerre et non d’une femme, la voix de soprano de la jeune héroïne amoureuse se transforme en un air de bravoure terrifiant. C’est cette voix verdienne déformée par le prisme d’une fureur vocale hors norme qui offre toute son ampleur au personnage de lady Macbeth : la voix lyrique fait défaut, signe du désordre profond du monde où tout est contraire à tout, « Jamais je n’ai vu jour si noir et si clair »4 s’était exclamé Macbeth à son entrée en scène à la scène III de l’acte I. « Foul and fair » : ce pourrait être la définition même de cette voix en défaut de la voix de lady Macbeth relayée par Verdi.

Le « Fair » semble revenir assez tôt dans la pièce, à l’acte II scène II, lorsque lady Macbeth renonce soudain à poignarder le roi Duncan : « S’il n’avait pas ressemblé/ À mon père dans son sommeil, je l’aurais fait »5. La voici redevenue petite fille, respectueuse de la figure paternelle, tandis que Macbeth surgit les mains ensanglantées du régicide. Curieuse remarque ici de lady Macbeth, inexplicable en vérité, montrant qu’elle s’est laissée manipuler par la part inconsciente de son mari, cette voix intérieure qui lui dictait le crime afin de pouvoir réaliser la seconde prophétie des trois sorcières, celle où il deviendrait roi. C’est par la voix caverneuse de la lecture de la lettre qu’elle met des mots à la folie ambitieuse de son mari, cette voix qui fait défaut est celle, inconsciente, du crime. Quand elle redevient la fille de son père, et surtout la femme du régicide, simultanément, la voix usurpée, la voix « doublée » de lady Macbeth, n’a plus lieu d’être : elle ne parvient toutefois pas à redevenir elle-même, elle se laisse lentement absorbée par une voix venue de la face cachée de la terre : celle du sommeil (si semblable à la mort dans la dramaturgie élisabéthaine), voix de la somnambule, figeant à tout jamais le mythe de lady Macbeth au cours du XIXe siècle, inauguré par le célèbre tableau de Fuseli, « Lady Macbeth somnambule », peint en 1784, exposé au musée du Louvre. On y voit l’héroïne tenant une torche à la main, dans l’ombre les personnages de la gouvernante et du médecin, tandis qu’une lumière oblique et spectrale éclaire sa robe jaune, couleur de la folie. Dans la scène V de l’acte I de la pièce, le médecin commente cette apparition surnaturelle, avouant : « Allez, allez. Vous en savez plus que vous ne devriez »6, le contraste en anglais étant ici beaucoup plus fort que dans la traduction française : lady Macbeth a connu ce qu’elle n’aurait pas dû connaître, mais où donc est-elle descendue ainsi ? L’opéra de Verdi apporte une précision : là où lady Macbeth demeure évasive dans Shakespeare, seul le spectateur est supposé décoder les énigmes des paroles de la Somnambule, elle dit tout sans rien dire, à l’acte IV scène IV de l’opéra – qui n’a que quatre actes, contrairement aux cinq actes de la pièce de Shakespeare – à la fin de la scène réunissant les trois mêmes protagonistes, elle lâche, comme un aveu, le nom de Macbeth : « [...] andiam, Macbetto, / Non t’accusi il tuo pallor » [« Allons, Macbeth, ne laisse pas cette pâleur t’accuser »]. Sans doute préciser le nom de Macbeth est-il nécessaire au public populaire de l’opéra, pour être sûr qu’il comprenne bien le sens de cette scène, toutefois l’idée shakespearienne d’une initiation à l’innommable, qui, par essence, ne peut se dire, n’existe plus dans l’opéra. Ce qui est en jeu dans Shakespeare est une forme de scène initiatique, où, depuis l’Antiquité, l’initié ne peut révéler les rites secrets des temples, il est tenu par la loi du silence. Là où la voix fait entièrement défaut, c’est lorsqu’elle ne peut pas révéler le secret initiatique, sous peine de mort. Lady Macbeth a l’excuse du somnambulisme, néanmoins elle n’enfreint pas tout à fait la règle, elle se situe au plus loin possible de la révélation : seul le spectateur – l’initié dans ce cas au drame lui-même, car la pièce en elle-même constitue un rituel initiatique, qui a pour but de dégrossir la pierre brute du tyran pour façonner l’image du prince parfait, généreux, équitable, vertueux, tel Malcolm à la fin de la pièce, en miroir de Jacques Ier d’Angleterre, nouvellement monté sur le trône, supposé être le descendant de Banquo dans la légende que Shakespeare accrédite – comprend la signification de ce dévoilement oblique de la vérité, Shakespeare permet ainsi au spectateur d’être partie prenante du drame. Hors scène, qu’est-il devenu de lady Macbeth ? Se serait-elle défenestrée, dans un élan suicidaire ? Ce serait ici contraire à l’image même de lady Macbeth, qui est en quelque sorte revenue des Enfers où elle fut plongée, son suicide entacherait une fin chrétienne possible, et constituerait une faute indélébile supplémentaire. N’aurait-elle pas été plutôt poussée par le vent nocturne de la loi du silence, pour qu’elle se taise à jamais, emportant avec elle un secret qui ne peut être dit ? Toujours est-il qu’elle disparaît : « Au lit, au lit, au lit »7, le lit de la mort, le lit du silence. Jamais la voix de la lady Macbeth verdienne ne redevient celle d’une soprano lyrique : c’est une petite voix qui s’essouffle, s’efface, s’éteint. Le rituel était celui des sorcières qui ont traversé la pièce, auquel lady Macbeth avait eu un accès secret, elle semble rejoindre ce royaume qu’elle a connu, en emportant avec elle ses mystères. C’est sans doute la raison pour laquelle, jusqu’à nos jours, lady Macbeth demeure l’une des figures féminines les plus intrigantes, les plus touchantes, les plus troublantes.

La Tragédie de Macbeth s’inscrit avant tout dans la lignée sanglante du théâtre élisabéthain, même si elle n’est pas à proprement parler soutenue par le thème de la vengeance, comme Hamlet, mais par celui de l’ambition et de la mise en place d’un contre-portrait du prince idéal. Il faut revenir à l’une des premières pièces de Shakespeare, La Très Lamentable Tragédie romaine de Titus Andronicus, ancêtre directe de Macbeth, pour comprendre le vertige ici lié à une voix arrachée, supplément d’horreur par rapport à la légende de Procné et de Philomèle narrée par Ovide dans ses Métamorphoses. D’une certaine manière, Titus Andronicus et Macbeth forment un ensemble cohérent, autour de l’angoisse fondamentale qui se pose peu avant, et peu après la mort d’Élisabeth Ière, celle d’une vacance possible du pouvoir, et celle de la nature du prince voué à lui succéder. De même que le royaume d’Écosse est en guerre contre la Norvège, la Rome imaginaire où se situe Titus vient de vaincre la bataille contre l’envahisseur – les Goths, qui étaient aux portes de la ville – grâce au général en chef Titus Andronicus. Les deux pièces reposent sur un jeu de rhétorique à propos des discours politiques, ou encore « programmatiques » des princes voués à régner : à Rome, le vieil empereur est mort, s’ouvre l’élection pour le nouveau, son fils aîné Saturninus, et le frère cadet, Bassianus, s’adressent tour à tour aux nobles Romains pour les convaincre de les élire – l’un arguant qu’il est dépositaire du droit d’aînesse, l’autre, vantant son mérite et sa vertu. Marcus Andronicus, lui, tribun du peuple, met en avant son frère Titus, le plus valeureux des guerriers, « a braver warrior »8, revenu vainqueur de la bataille contre les envahisseurs, ayant vu presque tous ses fils tomber au champ d’honneur, Titus déjà choisi par le peuple pour régner, autant de discours auxquels feront écho le contre-discours tenu par Malcolm à l’acte IV scène III, quand il s’adresse à son officier Macduff, et qu’il lui avoue, pour l’éprouver, que s’ils arrivent à battre et à tuer Macbeth, alors, à son tour devenu roi d’Écosse, il sera bien pire encore que le tyran actuel :

J’accorde qu’il [Macbeth] est sanguinaire, / Luxurieux, cupide, fourbe, artificieux, / Impulsif, méchant, infecté de tous les péchés / Qui portent un nom. Mails il n’est pas de fond, non, pas de fond / À ma lubricité […] Plutôt Macbeth / Qu’un tel roi.9

Remarquons les jeux de mots infinis qui prouvent qu’avant tout le théâtre de Shakespeare s’adresse à l’élite aristocratique qui a payé ses places de loges au théâtre du Globe à Londres, tandis que le sang qui gicle sur scène – de bœuf, fourni par les abattoirs voisins – et qui retombe sur les spectateurs debout au parterre, est réservé à un spectacle populaire : parlant de luxure, il est écrit en anglais qu’il n’y pas de « bottom » à la luxure de ce Malcolm appelé à régner, traduit par « fond » (à sous-entendre : « fond de culotte », mais ces jeux de mots sont intraduisibles). Macduff refuse de servir un tel maître au programme délirant : Malcolm alors lui avoue qu’il ne s’est présenté sous un tel jour que pour l’éprouver, le refus de servir de Macduff prouve sa vertu. Alors Macduff confie : « Such welcome and unwelcome things at once,/’Tis hard to reconcile”10, signifiant que l’ordre et le désordre du monde sont désormais pour lui irréconciliables, de même que la frontière entre le bon et le mauvais « prince » ne sera plus jamais aussi claire qu’auparavant, comme si les mots passés par le jeu de la rhétorique des oxymores portent toujours la mémoire du contraire de ce qu’ils signifient. Existe en permanence le danger que les mots puissent dire l’inverse de ce qu’ils prétendent signifier : ainsi en est-il des discours politiques déployés au début de Titus Andronicus. Quand il récrit la pièce Macbeth en 1972, Ionesco conclura sa tragédie Macbett d’un burlesque grinçant, par l’anti-discours (devenu le discours lui-même) de Malcolm, reprenant mot pour mot le texte de Shakespeare, offrant une fin bien pessimiste au drame. La voix qui fait défaut est celle qui empêche de prendre au mot les trop beaux, ou trop mauvais, discours.

C’est bien la voix qui porte ces discours : ici, celle de tribuns, capables d’enrôler les foules au service de leurs convictions. Titus refuse la couronne impériale : il la laisse au fils aîné du défunt empereur, Saturninus. En remerciement de cet acte de fidélité à la tradition – même si Titus commet pour cela le premier sacrilège : en faisant élire, au nom de la loi, un sujet indigne de la couronne, en refusant l’honneur qui lui est fait, forme de désertion morale supplémentaire – Saturninus demande la main de Lavinia, la seule fille de Titus, mais voici que le frère de ce dernier s’interpose : Lavinia lui est promise. Saturninus se venge, il épousera Tamora, la reine des Goths, tandis que s’inaugure une série de meurtres : Saturninus commence par tuer son fils Mutius d’un coup d’épée, avant que Tamora et son amant africain Aaron (préfiguration de Malcolm le mauvais dans son anti-discours, puis de Iago), ne se livrent à d’épouvantables actes de vengeance. L’aspect pour nous de cette pièce sanglante de la vengeance par excellence réside dans l’horreur du récit initié par Ovide dans ses Métamorphoses : rappelons-nous la légende de Procné et de Philomèle. Térée, le roi de Thrace, viole sa belle-sœur, Philomèle, et lui arrache la langue pour qu’elle ne puisse plus parler. Dans Shakespeare, Lavinia est violée par les fils de Tamora, Démétrius et Chiron ; ils lui coupent aussi la langue, puis lui tranchent les mains, pour qu’elle ne puisse pas, comme dans Ovide, écrire le nom de ses meurtriers. Si Titus annonce Macbeth – ne s’exclame-t-il pas le jour même de son éventuel couronnement, qu’il a décliné : « Voici le jour le plus affreux de ma vie »11, en écho au « Foul » de Macbeth ? – Lavinia mutilée, sans langue, sans voix, préfigure lady Macbeth. Le spectaculaire du théâtre de la cruauté se fait plus subtil dans Macbeth : si la voix est en partie revenue, elle demeure impuissante à rendre les accents de la vérité, elle porte en elle les stigmates de l’innommable, du voyage dans un inconnu que nous n’aurions pas dû connaître.

Si inattendue que la comparaison puisse paraître, je rapprocherai la forme d’irréalité du personnage de lady Macbeth de celui d’Ondine, ne serait-ce, dans un premier temps, que par les ramifications obscures que les deux héroïnes entretiennent avec un monde supranaturel : à la parenté secrète qui unit lady Macbeth aux sorcières, répond le cordon ombilical d’Ondine la reliant à son élément premier, l’eau, et à son oncle le « roi des Ondins ». Le court roman de Friedrich de la Motte-Fouqué, paru en 1811, Ondine, reprend à la fois certaines caractéristiques du mythe des Sirènes, et remet au goût du jour romantique les légendes slaves de la Russalka, ou germaniques des « nixes », ces mêmes « nixes nicettes » d’Apollinaire, mêlant, dans la section « Rhénanes » de son recueil de 1913, Alcools, la figure de la Lorelei des bords du Rhin à celle d’Ondine. Tout au long du roman de la Motte-Fouqué, la forêt, lieu de toutes les terreurs enfantines – pensons au lied de Goethe « Le Roi des Aulnes », mis en musique plus tard par Schubert, le célèbre « Erlkönig », histoire de l’enfant mort dans les bras de son père chevauchant dans la forêt et emporté par ce « roi des Aulnes » maléfique – est peuplée de gnomes et hantée par une forme blanche prenant différents aspects, celle de « Kuhleborn », l’oncle d’Ondine et roi du fleuve du midi de l’Allemagne, le Danube. L’équivalent dans Shakespeare de ce « no man’s land » effroyable serait la lande écossaise, les apparitions des sorcières et leurs prophéties sont apparentées à cette soumission constante de la petite Ondine à des forces qui la dépassent, à la désillusion humaine aussi : le chevalier Hans ne lui sera pas fidèle, elle devra lui donner la mort, cette mort écrite à toutes les pages. Lady Macbeth signe aussi le destin fatal de son époux, malgré elle, quand elle lui insuffle l’idée du meurtre : dans les deux cas, la figure féminine semble à la fois émancipée – femme libre d’aimer ou habitée d’une ambition toute masculine – et incapable d’endosser un rôle trop grand pour elle, s’étant aventurée sur des terres interdites. Que les romantiques allemands se soient inspirés de Shakespeare permet de mieux comprendre certaines équivalences qui peuvent exister entre une pièce comme Macbeth et un récit tel Ondine : les nains travaillant l’or dans la Motte-Fouqué, bientôt les « Nibelungen » de Wagner, ou encore les Ondins, sont autant d’esprits malicieux qui se trouvent déjà dans un bois près d’Athènes, dans Le Songe d’une nuit d’été, qu’il s’agisse de Puck, ou du roi des Elfes, Obéron, tandis que le spectre du père d’Hamlet, de même que celui de Banquo assassiné, rappelle que dans ces fééries, la comédie et la tragédie demeurent imbriquées. Ainsi de lady Macbeth et d’Ondine : à la fois enfantines, et sorcières criminelles, vectrices de volupté et de mort. En elles-mêmes, elles sont ce que l’homme – ici le chevalier Hans et Macbeth – n’aurait pas dû connaître.

Un point particulier pourrait établir un rapprochement dans ces voix perdues, arrachées, qui font totalement, et cruellement défaut : quand l’écrivain danois Hans Christian Andersen reprend dans son conte pour enfants, La Petite Sirène, la légende d’Ondine, en 1835, il ajoute un élément nouveau, la sorcière consultée pour donner un aspect humain à la jeune héroïne, accepte à la condition que celle-ci donne sa voix en sacrifice.

  • Tu possèdes la voix la plus délicieuse du monde et tu pensais pouvoir t’en servir pour charmer le prince mais, détrompe-toi, tu vas me la donner. […]
  • Mais si vous prenez ma voix, demanda la petite sirène, que me restera-t-il ?12

La petite sirène subit la même violence que la jolie Lavinia dans Titus, ou encore la malheureuse Philomèle dans les Métamorphoses. La voix féminine qui fait ainsi défaut est la preuve d’une dislocation de la nature, elle signifie qu’il existe une loi du silence, accouplée à la question initiatique au cœur de laquelle l’initié se doit de ne rien révéler au profane. La littérature transmet ces secrets : elle ne le fait qu’à mi-mots, dans cet espace blessé, mutilé, de la voix. Rappelons que dans Titus Andronicus, Shakespeare imagine ainsi le dévoilement de la vérité : Lavinia, la langue arrachée, s’est vu aussi couper les mains par ses violeurs, comment dès lors communiquer le crime, puisqu’il n’y a plus, à l’instar de Philomèle, la possibilité de tisser le drame ? Alors, voyant que son petit neveu tient dans ses mains le volume des Métamorphoses d’Ovide, elle le poursuit, l’obligeant à jeter à terre le livre, puis elle l’ouvre avec frénésie (avec sa bouche, ses moignons, aidée par son oncle Marcus), le feuillette jusqu’à s’arrêter aux pages qui racontent l’histoire de Procné et de Philomèle. Titus alors demande : « Lavinia, as-tu été, toi aussi capturée, mignonne, /Violentée et outragée comme le fut Philomèle ? »13. Sylvie Thorel, dans son article « La Toile de Philomèle », remarque : « Par quoi Shakespeare assimile les vers d’Ovide à la toile même, et le regarde donc comme la réserve de la voix perdue – il rend au poète le plus bel hommage »14. Le viol de Philomèle, le régicide de lady Macbeth et de Macbeth, la transgression de la petite Sirène trahie en écho à la voix devenue celle de la source et des fontaines pour l’éternité, celle d’Ondine, sont autant de voix qui font défaut, mais qui sont passées « sous le texte », pour reprendre le titre du colloque organisé par Claude Jamain à l’université d’Angers au printemps 2000 : « La Voix sous le texte ». Cette voix demeure le « plus bel hommage » à la littérature, seule capable de garder le mausolée de toutes les tragédies humaines.

Le colloque organisé par Camille Dumoulié, « Fascinations musicales », qui s’est tenu le 23 et 24 mai 2004 à l’université de Paris X-Nanterre, a permis que je m’attarde sur l’ultime nouvelle de Franz Kafka, écrite en 1924, Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris, qui clôt le recueil Un artiste de la faim. Dans l’article publié par la suite, « La Voix sans voix de Joséphine »15, l’idée principale est celle de Kafka, héritier du romantisme allemand et de la question primordiale de la musique, dénonçant, par son personnage de cantatrice « sans voix », incarnant tout un peuple, cette culture musicale allemande dominante, vouée à l’impuissance, à n’être plus qu’un souvenir lointain, la voix d’une mémoire de ce qui fut la voix lyrique d’un peuple. Kafka n’aurait-il pas également pensé à la nouvelle d’Andersen, dans ce conte évoquant un peuple de souris, qui pourrait s’adresser à un enfant ? Joséphine muette, ou inaudible, est à rapprocher d’un pacte avec la mort : Kafka, lui aussi, au sanatorium de Kierling, a perdu la voix, il doit griffonner ce qu’il tente de transmettre à son entourage. Mais ici, la lecture de la nouvelle d’Andersen, reconduisant le mythe d’Ondine instauré par Friedrich de la Motte-Fouqué, que Kafka ne pouvait que connaître, nous permet de lire d’une autre manière l’ultime nouvelle de Kafka, ou, du moins, d’une manière différente, car le sens ne peut s’épuiser : ne s’agit-il pas d’un conte pour enfants, où l’univers des souris paraît tout aussi mystérieux que celui des ondins et ondines ? De ce conte, il est à retenir le lien qui unit la voix faisant défaut à l’enfance. Si cette voix sans voix est celle des premiers âges, elle est aussi, précise Kafka, celle de la vieillesse, celle de la disparition, ainsi ce monde qu’il n’aurait pas fallu connaître est-il celui du monde adulte, celui de toutes les dérives possibles, la voix sans voix est celle du texte, de la pureté du récit et de la création littéraire. Joséphine disparaît de la scène de la même manière que lady Macbeth : « […] elle est un petit épisode dans l’histoire de notre peuple »16, un sifflement demeure, le souvenir d’une présence, une brève chandelle qui s’éteint, c’est aussi la fin des nouvelles, la dernière page du théâtre et du roman.

Rappelons-nous la nouvelle de Melville, Billy Budd, marin, publiée de manière posthume en 1924, conçue environ de 1885 à la mort de l’écrivain américain, en 1891. Marin de misaine aguerri, aimé de tout l’équipage, apprécié de tous, il est néanmoins jalousé par l’un des officiers à bord du Bellipotent, navire de guerre où Billy fut enrôlé de force : le capitaine d’armes John Claggart, personnage habité par tous les vices, tel Aaron dans Titus Andronicus, Melville étant également imprégné de Shakespeare. Claggart parvient à mener à bien son désir de détruire Billy : il le fait accuser de mutinerie. Le capitaine Vere convoque les deux hommes, exhortant Billy à se justifier, mais le jeune marin est « pris d’un embarras vocal », qui le porte, à cet instant, « à un paroxysme de convulsion aphasique »17. La voix de Billy fait défaut, devant cet innommable qu’il n’a pas soupçonné, lui qui découvre l’horreur cruelle du monde. C’est l’innocence de l’enfance et la beauté suprême qui demeurent sans voix devant la laideur, le mensonge, la haine (due à la passion : car Claggart sans doute se hait lui-même, dans son attirance refoulée pour le beau marin). Billy, impuissant par la voix, donne un coup de poing au visage de Claggart, qui s’effondre et meurt. Le capitaine Vere convoque alors un conseil de guerre : un gabier tuant un officier ne peut qu’être condamné à la peine de mort. Billy est pendu à une vergue et jeté à la mer le lendemain matin. En 1951, Benjamin Britten conçoit un opéra, Billy Budd, en quatre actes, dont le livret est écrit par le romancier E. M. Forster et Éric Crozier. Lors de la première, le commandant Vere est interprété par le compagnon de Britten, le ténor Peter Pears. Étrange opéra, où une voix fait défaut : la voix féminine, puisque Billy Budd est chanté uniquement par des voix d’hommes. Billy bégaie, à l’acte III, quand, sous le coup de l’émotion, il ne parvient pas à se défendre. Mais la voix de Billy lui revient : quand, avant que la sentence de mort soit exécutée, le beau marin chante au vent, à la mer, et à l’éternité, son air « Oh farewell to ye, old Rights o’Man »18, tout en pardonnant au capitaine Vere qui n’a fait que son devoir, ne pouvant sauver celui qu’il sait innocent. La voix qui fait défaut revient conclure le texte : elle a retrouvé l’innocence perdue. Ce sont les voix les plus belles : la voix somnambule de la lady Macbeth de Verdi, la voix de Billy Budd dans l’opéra de Britten. Celle de Billy Budd plus encore, puisque je l’ai partagée avec Camille Dumoulié, lors d’une représentation de l’œuvre de Britten à l’opéra Bastille, au printemps 2010.

Les exemples de voix qui font défaut sont innombrables dans la littérature : reprises dans des opéras, elles demeurent à jamais gravées dans la mémoire, tandis que l’opéra et la littérature se font écho.

1 William Shakespeare, Tragédies, Œuvres complètes II, « Bibliothèque de la Pléiade », Macbeth, p. 329, « Hail, King that shalt be ! ».

2 Ibid., « This I have I thought good to deliver thee, my dearest partner of greatness, that thou might’st not loose the dues of rejoicing by being ignorant of what greatness is promis’d thee. Lay it to thy heart, and farewell”.

3 Ibid., p. 329, « Yet do I fear thy nature, It is too full o’th’milk of human kindness”.

4 Ibid., p. 313, « So foul and fair a day I have not seen”.

5 Ibid., p. 351, « Had he not resembled/ My father as he slept, I had done’t”.

6 Ibid., p. 467, « You have known what you should not”.

7 Ibid., p. 469, « To bed, to bed, to bed”.

8 Ibid., p. 6.

9 Ibid., T. II, p. 447, “But there’s no bottom, none,/In my voluptuousness. Your wives, your daughters,/Your matrons, and your maids could not fill up the cistern of my lust […] Better Macbeth,/Than such an one to reign”.

10 Ibid., p. 452.

11 Ibid., T. I, p. 33, « The dismall’st day is that e’er I saw”.

12 Hans Christian Andersen, La petite Sirène et autres contes, Le Livre de Poche jeunesse, Hachette Livre 2006, p. 33.

13 Titus Andronicus, op. cit., Acte IV, scène 1, p. 115, « Lavinia, wert thou surpris’d, sweet girl,/Ravish’d and wrong’d as Philomela was ? ».

14 Sylvie Thorel-Cailleteau, « La Toile de Philomèle », La Voix sous le texte, Études réunies et présentées par Claude Jamain, Actes du colloque d’Angers 4 et 5 mai 2000, p. 112 [Duplicopy-Bull 49000 Angers, mai 2022].

15 Camille Dumoulié (sous la direction de), Fascinations musicales, Musique, littérature et philosophie, Desjonquères, 2006, « La Voix sans voix de Joséphine », p. 198-204.

16 Franz Kafka, Récits, Romans, Journaux, Le Livre de Poche, La Pochotèque, 2000, p. 1512.

17 Hermann Melville, Bartleby, Billy Budd et autres romans, “Bibliothèque de la Pléiade », Œuvres IV, Gallimard, 2010, p. 949.

18 « Adieu à vous, droits de l’homme anciens comme le monde » [notre traduction]



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- Auteur : Yves-Michel Ergal
- Titre : Quand la voix fait défaut
- Date de publication : 29-06-2023
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=356
- ISSN 2105-2816