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COLLOQUES


LES LETTRES FRANCOPHONES, HISPANOPHONES, LUSOPHONES ET LA LATINITE
Introduction

Jean-Marc Moura - Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense


En cet âge de globalisation culturelle, la vie littéraire s’organise selon des ensembles linguistiques transnationaux et transculturels, tels l’anglophonie, la francophonie, l’ « hispanophonie » ou la lusophonie. Situés sur des plans historiques ou socio-culturels différents, ils ont pour point commun d’appeler des études littéraires renouvelées, distinctes de celles que nous associons habituellement aux littératures « nationales ». Il convient en effet de les aborder grâce à un travail d’histoire littéraire conjugué à une étude culturelle, dans la mesure où l’étude de ces ensembles demande l’acquisition de connaissances anthropologiques, historiques et géopolitiques capables de rendre compte de la complexité de leurs contextes d’écriture. Le travail sur la « conscience linguistique » (Harald Weinrich) n’est pas moins important au sens où les auteurs, souvent bilingues ou trilingues, écrivent parfois dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle et nourrissent une conscience avivée du travail de et sur la langue dans une œuvre littéraire. Il doit se compléter d’une étude de poétique travaillant sur l’instabilité énonciative de littératures s’adressant à des publics hétérogènes, souvent mal connus des auteurs, puisque ceux-ci travaillent en décalage par rapport aux institutions littéraires nationales.
La notion de latinité paraît à même d’éclairer certains aspects de ces nouvelles littératures. Cet ensemble, d’abord politique (l’Union latine a été fondée en 1954), plurilingue et transculturel, entretient de fait des relations avec les lettres d’expression européenne qu’il reste à identifier et à analyser systématiquement. Certes, de prime abord, le concept de latinité paraît céder aux généralisations typiques de notre époque, singulièrement à celle, bien connue dans le domaine francophone, de l’opposition entre les « Latins » et les « Anglo-saxons ». Il pose en outre la question épineuse des rapports entre langue et mentalité (en quoi le recours à une langue romane permettrait-il de définir certains tours d’esprit, des éléments mentaux collectifs ?). On sait que ce type de relation langage-mentalité n’a jamais pu être prouvé par les linguistes. Les francophones tels Senghor, qui faisaient du français la langue de la civilisation et de la raison, émettaient là une hypothèse hasardeuse. Enfin, les racines historiques de la notion de latinité sont peu présentables. Elle est liée, de manière plus ou moins étroite, au fascisme italien, au salazarisme portugais, au franquisme espagnol, à la « garde de fer » roumaine, sans oublier « l’Afrique latine » d’un Louis Bertrand au début du XXe siècle. Fascisme, dictature, colonialisme, cela fait beaucoup ! C’est bien pourquoi la notion appelle une approche historique afin de dégager les éléments latins contemporains.
La latinité renvoie en effet à de grands partages contemporains dans les champs disciplinaires les plus divers : le domaine juridique (où s’opposent le droit romain et le « common law » anglais), le domaine linguistique (l’Europe politique cherche en ce moment à développer l’intercompréhension, phénomène par lequel des locuteurs peuvent se rencontrer et se comprendre en parlant non la même langue mais des langues apparentées. La notion de « langues romanes » est ici sollicitée et développée, au niveau français par la Délégation générale à la langue française ; on peut penser aussi à la tradition de la « romanistique » allemande), le domaine culturel (qu’en est-il de cette Amérique que l’on dit « latine »1, des pays latins en Europe (plutôt reliés au projet d’une Union méditerranéenne, de la notion de « latino » aux Etats-Unis ?) au domaine civilisationnel où il ne s’agit pas seulement de la confrontation « latinos/anglos » en Amérique, naguère dramatisée par Samuel Huntington, mais aussi d’une éventuelle réponse « latine » à ce qu’on présente souvent comme une domination « anglo-saxonne » de la planète.
Il est clair que ces problématiques rencontrent les espaces transculturels que sont l’anglophonie, la francophonie, l’hispanophonie, la lusophonie voire l’italophonie. Le but de ce colloque était de recenser et d’éclairer la nature et les modalités de certains de ces croisements afin d’envisager les images, les rôles et les fonctions de la latinité parmi des ensembles de plus en plus importants dans les relations littéraires internationales.

Cette importance se mesure d’abord au plan démographique et linguistique2. La latinité concerne notamment (mais pas exclusivement, que l’on songe notamment au catalan ou à l’occitan) cinq langues néo-latines qui ont acquis le statut de langue officielle d’Etats : espagnol, français, portugais, italien et roumain. Les pays latins occupent 26% de la superficie du monde (36 millions de Km²) et la population des pays de langue officielle latine est estimée à environ 980 millions, soit 16% de la population mondiale. L’espagnol est la langue la plus parlée : 480 millions de locuteurs, le roumain est la langue la moins parlée. Certes, on connaît les atouts manquant à l’espagnol pour s’imposer comme l’anglais  au plan mondial, l’absence d’une répartition plus ou moins équilibrée sur tous les continents et me fait qu’il n’est pas la langue d’une puissance industrielle de rang mondial. Le monde hispanophone est multipolaire et aucun pays n’y pèse le poids des USA, du Japon ou de la France. D’où une dépendance industrielle et technologique qui a des conséquences linguistiques. Toutefois, la latinité est en développement si l’on se réfère à la croissance de la population des « Latinos » aux Etats-Unis. Les dimensions esthétiques et littéraires de l’ensemble latin restent donc à considérer de manière systématique.
Si l’on aborde les espaces francophones, certains critiques, tel Bill Marshall, n’hésitent pas à considérer que la notion de francophonie a succédé à celle de latinité pour rassembler les pays extérieurs à la France mais d’expression française :

Nowadays, of course, la francophonie has replaced la latinité as the organizing principle of France’s extra-European compensatory commonalities.3

Les rencontres francophonie-latinité, évidentes en Europe, sont plus difficiles à cerner hors du continent. Pour le Maghreb, l’on peut se référer à « L’Afrique latine » de Louis Bertrand, où ont triomphé la paix romaine puis le catholicisme affermi par Tertullien et Cyprien de Carthage, surtout par Augustin d’Hippone, avant « la lutte séculaire de l’Espagne et de la France contre les œuvres et le génie de l’Islam. »4 Pour le Québec, l’opposition francophones catholiques/anglophones protestants a joué un rôle social non négligeable. Quant à l’Afrique subsaharienne, on sait peu qu’au plan politique, le Centrafricain Barthélémy Boganda a lancé, dès 1957, l’idée des Etats Unis de l’Afrique latine. Il voyait dans cette union, allant du Tchad à l’Angola un contre-poids à l’influence britannique au Sud du continent. L’écrivain étatsunien Richard Wright critiquera cette idée dans la mesure où l’opposition Afrique latine/Afrique anglophone aurait créé une division religieuse entre catholiques et protestants, et aurait contrarié le panafricanisme dont il se réclamait. Il reste en tout cas à analyser les relations littéraires et intellectuelles entre écrivains francophones et lusophones dans une Afrique « latine ». Tout comme les jeux d’influence existant entre écrivains de langues romanes et auteurs d’Amérique latine appellent une étude approfondie. Ces relations peuvent être envisagées selon les cadres d’une « latinité littéraire africaine ».
La notion de latinité peut nous conduire à étudier les rencontres entre certains espaces littéraires d’expression européenne. Ainsi, les relations entre francophonie et « lusophonie ». Les différences entre la francophonie et la lusophonie sont évidentes. Mais certains lusophones se sont récemment intéressés à l’exemple francophone5, notamment à la manière dont la francophonie autorise la circulation des œuvres et des auteurs à l’intérieur de l’espace francophone. Bien entendu, le « système lusophone » est différent, car il échappe largement à la division Centre/Périphérie : un écrivain brésilien n’a pas besoin d’être reconnu à Lisbonne, ou un écrivain portugais à Sao Paulo (il en va différemment pour l’Afrique « lusophone » --le qualificatif est contesté dans ces pays--, en raison de la faible implantation éditoriale), même s’il y a un profit symbolique dans la reconnaissance internationale. Le système lusophone paraît plutôt « poly-centré » entre différentes régions culturelles et n’a sans doute pas intérêt à devenir aussi centralisé que la francophonie. Mais le rôle que pourrait jouer la lusophonie est celui d’une instance de légitimation qui favorise la circulation des auteurs et des œuvres, et qui marquerait une étape vers leur pleine reconnaissance internationale. Ainsi, la lusophonie peut s’inspirer de la francophonie dans ses rigidités (à éviter) comme dans les dynamiques internationales qu’elle favorise. A certains égards donc, la francophonie peut devenir un exemple et susciter l’intérêt d’autres « -phonies ».
Les francophones n’en sont certes pas au niveau des hispanophones. A Medellín, en Colombie, fin mars 2007, l’Association des Académies de la langue espagnole s’est réunie pour approuver officiellement la Nueva Gramática de la lengua española. Il s’agissait ainsi de déterminer les constructions grammaticales d’un espagnol général, en décrivant avec le plus grand soin les variations phonologiques, morphologiques et syntaxiques de toutes les aires hispanophones. Avec toute la solennité requise, le roi Juan Carlos Ier s’est tourné vers les vingt-deux académiciens représentant chacun son pays et leur a demandé « Aprobaís la Nueva Gramática ? » et chacun, à son tour, pour son pays, a répondu « Sí ». La critique espagnole avait bien pris soin par avance de distinguer cette entreprise de la francophonie :

Il doit être bien clair que le but n’est pas de construire l’équivalent de la francophonie ou du Commonwealth, où l’ancienne métropole joue un rôle hégémonique. Dans le cas espagnol, la relation n’est pas paternaliste mais fraternelle.6

La problématique de ce que l’on commence à appeler ‘italophonie’ rencontre la question des
littératures dites de la migration, par exemple, dans l’espace francophone, la littérature dite ‘beur’. Les éléments de comparaison restent ici à étudier, car le domaine est récent7. On pourrait également évoquer, mais le sujet appelle un autre colloque, la question de la « latinisation des Etats-Unis » (James Cohen8), avec la notion de « latino » (en concurrence avec « hispanique »), si ambiguë. Le critère de la langue est paradoxalement peu probant : les latinos parlent en effet espagnol, portugais ou encore Guarani pour certains Paraguayens qui travaillent aux USA. Littérairement, il est en tout cas intéressant de se demander en quoi les lettres « latinas » permettraient de renouveler la littérature étatsunienne, notamment en développant des influences venues du Sud du continent. La question du « spanglish » est ici capitale : il suffit de constater le succès récent de Junot Diaz: La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao (Paris: Plon, 2009).
Il nous reste donc à considérer les dimensions esthétiques et littéraires de la latinité contemporaine. Cette tâche qui débute à peine, est menée dans des domaines disciplinaires internationaux qui s’ignorent assez largement. C’est ce pan important des dynamiques littéraires et intellectuelles actuelles que ce colloque voulait contribuer à mettre en évidence.

1 Un colloque a été organisé récemment à Paris III sur cette question: “Nommer l’Amérique latine indépendante, ses intégrations, ses relations transaméricaines et transatlantiques », 15-16 avril 2010.

2 Philippe Rossillon, Carmen Mata : Un milliard de Latins en l’an 2000. Etude de démographie linguistique sur la situation présente et l’avenir des langues latines, Paris : L’Harmattan, 1983.

3 Bill Marshall: The French Atlantic, Liverpool U.P., 2009, p. 273.

4 L. Bertrand : « L’Afrique latine », Le Livre de la Méditerranée, Paris : Bernard Grasset, 1991, p. 79.

5 Lusophonie et francophonie aujourd’hui (C. Almeida, G. da Pontès eds.), Rio : EDUFF, 2007 ; Relaçoes literàrias internacionais, (C. Almeida Ed.), Rio de Janeiro : EDUFF, 2008.

6 SANHUEZA CARVAJAL, Raúl : Las Cumbres Iberoamericanas (2003), cité in DEL VALLE, José: “Total Spanish: The Politics of a Pan-Hispanic Grammar », PMLA, 14, 3, May 2009, 880-886.

7 Cf. le colloque « Colonial et postcolonial dans la littérature italienne des années 2000 », organisé à l’Université de Paris Ouest les 5-7 mai 2011.

8 Cohen, James : Spanglish America ; Les Enjeux de la latinisation des Etats-Unis, Paris : Ed. du Félin, 2005


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- Auteur : Jean-Marc Moura - Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Titre : Introduction
- Date de publication : 14-09-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=73
- ISSN 2105-2816