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COLLOQUES


LES LETTRES FRANCOPHONES, HISPANOPHONES, LUSOPHONES ET LA LATINITE
Le Brésil dans l’imaginaire littéraire français actuel : images de la latinité et du métissage

Rita Olivieri-Godet - PRIPLAP/ERIMIT - Université Rennes 2


Dans une première partie de ce texte, j’aborderai les limites du concept de latinité, souvent marqué par une vision hiérarchique et essentialiste des processus de construction identitaire. Alors que certains auteurs essaient de lui donner de nouveaux habits en le rapprochant du concept de métissage, la latinité ne me paraît pas un concept opératoire pour penser les relations interculturelles complexes de notre temps. Il est aisé de faire le constat que les traces d’un imaginaire de la latinité dans la production littéraire actuelle, aussi bien en France qu’au Brésil, se manifestent de plus en plus dans le cadre d’un processus de métissage. Les discours sociaux évoluent dans le même sens, ce que nous rappelle Edgar Morin lorsqu’il souligne qu’en « Europe depuis la Renaissance, il n’y a plus une Latinité mais des Latinités, en Amérique latine il y a aussi des Latinités et le terme Latinité devient une composante linguistique et culturelle des civilisations métisses et non l’essence des civilisations »1. On remarque cependant que la version actualisée de la latinité n’arrive pas toujours à se débarrasser d’une vision essentialiste et hiérarchisée des rapports interculturels. L’idée d’un contenu de la latinité, civilisateur et humaniste, s’imposant comme cadre de référence, persiste chez des auteurs aussi distincts que Darcy Ribeiro, anthropologue et romancier brésilien de renommée internationale, ou Cândido Mendes et plusieurs autres intellectuels de second plan.
Malgré les tentatives de décloisonnement, on assiste à un nouvel investissement idéologique du terme, analogue à celui que la France a pu exercer dans le continent américain au XIXe siècle. A l’époque, la latinité était un concept imprégné de la mission exportatrice de la civilisation et du progrès de l’Humanité, conférée à la France pour contenir l’expansion anglo-saxonne dans les nouvelles nations de l’Amérique. De nos jours, la Latinité serait, pour certains auteurs, une façon de résister, de préserver la diversité, face à la menace de la mondialisation selon le modèle anglo-saxon ou nordique (MENDES : 2001). Ce rapprochement entre latinité et besoin de préserver la diversité envisage le problème dans un cadre de confrontation dichotomique qui, à mon avis, ne tient pas compte du contexte complexe et pluriculturel de nos sociétés postmodernes. En réalité, dans la perspective de Cândido Mendes, la préoccupation majeure serait plutôt d’ordre hégémonique. Il refuse de voir la latinité « chassée du centre » ; il projette dans la latinité américaine la résistance possible, l’espoir de « refaire l’hellénistique Méditerranéenne ».
Cet imaginaire utopique traverse les discours sociaux qui rapprochent latinité et métissage et qui font l’éloge de ce dernier comme un moyen de dépasser les frontières cloisonnées dans lesquelles s’enferment les communautés identitaires. L’expérience des échanges ethniques et culturels qui est à la base de la construction de la nation brésilienne apparaît souvent comme exemplaire au sein de ces discours, même s’ils s’empressent aussi de souligner ses limites. On peut observer le surgissement d’un imaginaire utopique qui fait coïncider le Brésil avec le potentiel d’une société nouvelle fondée sur le métissage culturel. Dans son essai sur le peuple brésilien, l’anthropologue et romancier Darcy Ribeiro fait l’éloge de ce peuple nouveau, dans des termes qu’on pourrait qualifier de prophétiques : la nation brésilienne serait prédestinée à devenir « une nouvelle romanité, encore plus perfectionnée en raison du métissage avec le sang indien et le sang noir » (RIBEIRO : 1995 :447), une nouvelle Rome, une Rome tropicale.
On assiste à une sorte d’adaptation du concept de latinité à un contexte de plus en plus pluriculturel. Ainsi, pour les auteurs ici évoqués, l’actualisation du concept de latinité se fait par l’ouverture aux échanges culturels. Ils projettent le Brésil et l’Amérique latine comme des territoires gardiens de la latinité mais aussi capables de la transformer et de la renouveler par le métissage. Mais cela n’exclut pas pour autant une vision essentialiste qui ne rend pas compte des contradictions du monde contemporain. Comme le démontrent très bien Laplantine et Nouss, il ne suffit pas de remplacer la « pensée de la séparation » par «la pensée de la fusion » pour être à l’abri d’une vision positiviste et totalitaire.2
La démarche d’Edgar Morin, parmi les auteurs que j’ai cités, est peut-être la plus réussie dans son effort de décloisonner le concept tout en jetant des passerelles avec d’autres formations culturelles et en s’ouvrant au métissage en tant que processus: « La latinité est un des traits qui caractérise les peuples, les nations de l’Amérique latine et nous pouvons donc dire que les Latinités se sont enrichies et vont continuer à s’enrichir par le métissage et les diversités au sein des unités nationales », écrit le philosophe.3
Si du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle la latinité était un concept clé pour penser les échanges culturels entre le Brésil et la France, depuis cette période, ce concept est plutôt envisagé en rapport avec le processus de métissage, comme le montre la production littéraire française contemporaine que nous allons analyser après avoir évoqué brièvement quelques aspects concernant le parcours de l’imaginaire littéraire français sur le Brésil.

Parcours de l’imaginaire littéraire français sur le Brésil

L’altérité américaine surgit dans l’imaginaire européen en produisant des œuvres où s’opposent, dès les premiers récits de voyages au Nouveau Monde, tantôt des images paradisiaques tantôt des visions d’enfer. Tandis que les uns ne voient dans l’Amérique qu’une continuité de l’Europe, les autres projettent sur l’espace, à leurs yeux vierge, de ces terres jusque là inconnues, l’utopie dont ils nourrissent leurs rêves.4 Ce faisant, les uns comme les autres nient la réalité du monde américain ou – ce qui revient au même – ils la fantasment. L’imaginaire européen déborde des ces représentations « symboliques » du Nouveau Monde.
La présence du Brésil dans l’imaginaire français révèle ces tendances profondes. Il suffit pour cela de considérer, à des moments-clés du dialogue des cultures5, des auteurs aussi éloignés entre eux dans le temps que Michel de Montaigne (1533-1592), Victor Hugo (1802-1885) et Conrad Detrez (1937-1985). On découvre sous la plume de ces auteurs évoquant le Brésil une même critique de la décadence de la civilisation européenne et une même volonté de la part de chacun d’eux d’ancrer dans ce pays l’espérance d’une humanité nouvelle. On ne saurait avoir un meilleur exemple de cette constante idéologique qui veut faire du Nouveau Monde le lieu de renaissance d’une civilisation en train de disparaître. Dans l’un de ses essais, à l’époque même des découvertes de l’Amérique, Montaigne écrit : « Notre monde vient d’en trouver un autre ». Et il ajoute : « cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière quand le nôtre en sortira 6». Trois siècles plus tard, à un moment fondamental de l’histoire du Brésil, dans un poème qu’il adresse aux républicains brésiliens, Victor Hugo écrit : «Vous êtes le printemps et moi, je suis l’hiver ; Je suis le soir tombant, vous le jour frais et clair, Et j’aime à regarder l’aurore s’épanouir. Oh oui ! Je sens la force et la joie me venir à vous voir. Vous croissez. L’Europe, le vieux monde dans l’histoire a vécu la rapide seconde de sa vie. Vous serez l’Europe après-demain. »7 Dans ce poème, le Brésil apparaît comme un pays dans lequel ce qui y est encore « primitif » est appelé à évoluer jusqu’à parvenir aux valeurs de la civilisation occidentale. Le Brésil serait l’héritier de la latinité.
Au vingtième siècle, dans la période critique des années soixante, pour l’écrivain franco-belge Conrad Detrez8, l’expérience brésilienne revêt un caractère initiatique. Tout comme, quelque temps auparavant, l’écrivain autrichien Stefan Zweig9, réfugié à Petropolis pour fuir la deuxième guerre mondiale, Conrad Detrez veut s’éloigner d’une Europe qu’il considère superficielle et qui, à ses yeux, condamne l’individu au vide existentiel : « Je suis né en 1937 au pays de Liège. Une deuxième vie a surgi et a bouleversé la première, en 1963, à Rio de Janeiro.10 » Detrez développe alors l’image d’un Brésil tiers-mondiste où les « vraies » luttes pour de « vraies » valeurs peuvent encore être engagées afin d’établir une société radicalement transformée.
Il ne s’agit pas ici de faire un amalgame entre les expériences et les imaginaires d’auteurs qui diffèrent sur tant de points, tant par leur personnalité que par les contextes culturels et idéologiques dans lesquels ils évoluent. En réalité, ces rapprochements illustrent et renforcent l’observation qui s’impose de cette représentation récurrente qui veut que les « terres vierges » du Nouveau Monde apparaissent ou comme une continuité de l’Europe ou comme un espace où fonder un possible recommencement de l’histoire. Dans ce dernier cas, le nouveau n’est cependant que du « même » idéalisé. « Terre d’avenir », terre promise et pays de cocagne, cette altérité « de rêve » que suscite le mythe du Brésil vient constamment déterminer ici la relation avec l’Autre.
Les représentations du Brésil que nous offre le roman français contemporain sont liées au long processus de construction de l’imaginaire social français pour ce qui se rapporte à ce pays continent de l’Amérique du Sud. Le Brésil y apparaît toujours comme un lieu privilégié de rêves utopiques des Français (CARELLI : 1994). Les images que livrent du Brésil les récentes œuvres littéraires publiées en France sont le résultat des relations complexes qui, au fil du temps, se sont établies entre les deux peuples. S’y mêlent la vision « réelle » (le plus souvent imprégnée de leurs propres fantasmes) que les écrivains français ont eues de cette nation et ce que leur dictait, au moment historique précis où ils écrivaient, l’imaginaire social de leur communauté nationale. Les écrivains qui s’attachent à faire l’expérience de l’Autre – ici, le Brésil – se livrent à une exploration des relations entre identité et altérité en croisant des images déjà bien balisées entre le Vieux Monde et le Nouveau Monde.
En m’appuyant sur la perspective théorique de l’imagologie11 fondée sur la relation entre l’image littéraire et l’imaginaire social où celle-ci s’inscrit, j’examinerai les traits caractéristiques de l’appréhension de l’altérité brésilienne dans des romans français publiés entre 2005, année du Brésil en France et 2009, année de la France au Brésil. L’examen de cette image du Brésil que véhiculent les récentes publications littéraires françaises me permettra donc de relever les points de vue esthétiques, idéologiques et sociaux qui en sont à la source. Pour ce travail, mon analyse sera circonscrite aux quatre romans de Jean-Paul Delfino publiés entre 2005 et 2009.
Dans un contexte marqué tant par le désenchantement postmoderne que par l’uniformisation de la culture de masse, je propose d’interroger les représentations du Brésil dans l’imaginaire littéraire français, en prenant comme point de départ l’examen de la permanence des mythes qui sous-tendent ces représentations (ou leurs nouvelles lectures). Peut-être aussi verra-t-on chemin faisant émerger de nouveaux paramètres dans ces images que donnent de l’altérité brésilienne les productions littéraires françaises du siècle qui commence.

Entre samba et dictature: le Brésil métis de Jean-Paul Delfino

En 2005, l’année du Brésil en France, Jean-Paul Delfino (Aix-en-Provence, 1964), publie Corcovado le premier des romans de sa trilogie brésilienne. Ce titre à lui seul révèle déjà une géographie imaginaire du Brésil. En effet, par le jeu de sa métonymie, ce mot fantasme suscite dès l’abord les images d’un exotisme conventionnel profondément ancré dans l’imaginaire collectif français. En nourrissant l’ambitieux projet de détruire définitivement ce tissu de stéréotypes, le roman de Delfino va faire de ces images une de ses trames. Dans l’une de ses interviews, l’auteur déclare :
J’ai écrit cette trilogie par réaction et par honte. Honte que la France ne connaisse pas mieux ce pays avec qui elle a entretenu, durant cinq cents ans, des relations d’une richesse incroyable. Honte que les Français ne perçoivent de ce pays-continent que des clichés mièvres et faciles, mélange naïf et méprisant de samba, de football, de prostitution et de violence. Honte que, plus largement, l’Europe se sente encore, inconsciemment, propriétaire de ces pays d’Amérique Latine, d’Afrique ou d’Asie. Honte enfin, que nous considérions toujours le Brésil tel que le Siècle des Lumières le supposait : un pays de bons sauvages…12

Journaliste passionné du Brésil, auteur de deux ouvrages sur la musique populaire brésilienne (Brasil Bossa Nova, 1998 et Brasil a musica – panorama des musiques brésdiliennes, 1998), Delfino choisit d’inscrire la fiction de sa trilogie dans l’histoire sociopolitique et culturelle du Brésil de la période 1920 / 1985. Dépassant les images superficielles que l’on se fait du Brésil à l’étranger, il ambitionne de donner au lecteur français des informations sur la réalité politique et sociale de cette nation tout en l’incitant à s’ouvrir de façon positive à tout ce qui fait la spécificité du peuple brésilien. Si Corcovado retrace l’histoire de la statue du Christ rédempteur, ce récit évoque aussi l’histoire de Rio de Janeiro (et par delà celle du Brésil), du coup d’état de Getúlio Vargas en 1930 et va jusqu’à l’inauguration de la célèbre statue, en 1931. Les deux romans suivants de la trilogie de Delfino, Dans l’ombre du Condor (2006) et Samba triste (2007) couvrent successivement la période des années cinquante et soixante, qui précède et voit s’installer la dictature militaire, puis celle des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, période qui se clôt en 1985 avec la transition démocratique. Outre cette trilogie, Delfino a publié, en avril 2009, un roman intitulé Zumbi qui nous transporte, cette fois-ci, à l’époque de l’esclavage. Il y retrace le monde de Zumbi, un personnage historique et mythique très représentatif de l’actuel mouvement des noirs du Brésil. Nous abandonnons alors l’histoire contemporaine pour nous transporter à l’époque de l’esclavage, au moment du Quilombo de Palmares.
En quatre ans, quatre romans « historiques », au moyen desquels l’auteur cherche à transmettre à ses compatriotes une image fidèle de ce qu’est le Brésil. Parle en lui ce qu’il a vécu dans ce pays et toutes les lectures que son expérience personnelle l’a amené à faire (lectures qu’il cite d’ailleurs en référence de tous ses textes, exception faite de Corcovado). Dans l’interview citée précédemment, Delfino fait état de son ambition de conduire ses lecteurs français à une réelle connaissance du Brésil, à une approche nettoyée des clichés et des stéréotypes en cours. Ce louable projet n’est pas sans interférer, et le plus souvent de façon malheureuse, dans la construction de ses récits. Ceux-ci se voient embarrassés de matériaux historiques, soumis à des impératifs de réalisme et retenus dans les limites du discours linéaire d’un narrateur omniscient. Le glossaire de Corcovado de même que les innombrables notes explicatives des romans suivants montrent la même volonté d’établir un document d’une indubitable authenticité. Les mots portugais du texte viennent accompagnés de leur traduction, les références historiques sont non seulement explicitées mais elles sont expliquées. Dans une obsédante volonté encyclopédique de faire bien comprendre tout ce qui est « étranger » - les habitudes alimentaires, les rites religieux, l’origine des noms de lieux, les noms des personnalités politiques et artistiques, les appellations des moyens de communication – tout est traduit, expliqué, défini.
Ce caractère didactique des romans de Jean-Paul Delfino reflète bien entendu le désir qui est le sien de faire connaître aux lecteurs français le « vrai » visage du Brésil. Dans la fiction de Delfino se greffe ainsi un discours de type ethnographique qui finit souvent par étouffer la fiction sur laquelle se fonde toute esthétique romanesque. Certes sa volonté pédagogique de faire connaître le Brésil « réel » est-elle louable, certes son enthousiasme pour faire partager sa passion du Brésil est-elle impressionnante, mais ceci opère au détriment du romanesque qu’il prétend aussi servir. De plus, il ne réussit pas toujours à échapper lui-même aux stéréotypes dont il souhaite libérer ses lecteurs. Pour le voir, il suffira de pénétrer dans l’univers romanesque de sa trilogie.
Le héros de Corcovado, Jean Dimare, est un ancien docker de Marseille qui se trouve pris dans une bagarre où il finit par tuer un homme, fils d’un mafieux. Cet événement l’oblige à prendre la fuite et à reconstruire sa vie à Rio de Janeiro. Dans cette ville, entre autres aventures, il participe au projet de la construction de la statue emblématique du Christ en travaillant dans le bureau de l’architecte en charge, Heitor da Silva Costa, qui devient ainsi un des personnages du roman, au même titre que le sculpteur français Paul Landowski. Le choix de cet épisode n’a donc rien de gratuit. Il symbolise d’emblée le dialogue culturel franco-brésilien, l’un des points moteurs de l’écrivain. Delfino entrelace alors les aventures de Jean Dimare, son personnage, avec l’épisode historique qu’il veut reconstituer. Même si, comme dans les romans classiques du genre, les personnages historiques ne sont pas ici les protagonistes centraux du récit, la recette d’une représentation « authentique» de la réalité venant se mêler à l’imaginaire romanesque résout, de façon un peu simpliste, la recherche d’un équilibre esthétiquement intéressant sur le plan littéraire entre l’histoire et la fiction.
Delfino plonge le lecteur dans l’atmosphère socio-politico-culturelle du Rio de Janeiro des débuts du vingtième siècle. Il évoque les grandes transformations urbaines qui y sont entreprises. Ce faisant, il insiste sur l’importance accordée dans ces projets à l’idée de modernité, telle que la vivait l’Europe et telle que se la traduisaient les élites brésiliennes. Parallèlement, l’écrivain dresse une galerie de portraits de personnages représentatifs du Rio de cette époque : défilent le malandro, ce voyou gigolo des milieux bohèmes, le bicheiro, ce vendeur d’un jeu de loterie appelant à miser sur des animaux, la prostituée, la mère de saint, cette prêtresse des cercles alors secrets du candomblé, les enfants de la rue, les danseurs de samba… Un éclairage particulier est à cette occasion porté  sur l’histoire de la samba et la marginalisation où on la tenait au début du siècle passé. Dans la structure en trois parties du roman, sont en outre mises en évidence les trois principales matrices ethniques et culturelles qui ont formé le peuple brésilien. On passe ainsi de Rio-La-Blanche à Rio-L’Africaine puis à Rio-L’Indienne tout en faisant l’éloge du métissage. Lors de ces évocations, peut-être emporté par l’admiration qu’il voue au romancier bahianais Jorge Amado, on repère la voix de l’auteur qui se présente comme un chantre déclaré du mythe national du métissage.
Dans la première partie de Corcavado, nous assistons à la découverte du Brésil telle que la vit Jean Dimare. Sa rapide ascension sociale,  sa non moins rapide intégration à la société brésilienne le conduisent très vite à changer de nom : Jean Dimare devient João Domar da Cunha. Comme le démontre François Hartog, un changement de nom est la marque métonymique d’un changement de peuple (HARTOG : 2001 : p.375). En opposition avec l’Europe qui est supposée avoir atteint un haut degré de civilisation, le Brésil apparaît comme un pays neuf, un pays en phase de formation, un pays d’avenir qui peut encore offrir des chances inespérées d’ascension sociale. Et Rio de Janeiro nous est présentée comme une ville fortunée, ouverte et accueillante où tous les possibles, tous les plaisirs attendent qui a la chance d’y aborder :

Mais Rio de Janeiro ! C’était réellement une ville magique. Sans même avoir eu à user ses fonds de culotte sur les bancs des universités, pendant de longues années, voilà qu’on l’honorait déjà du titre de Docteur ! (Corcovado p.59)
Sans autre forme de procès, les deux hommes se jetèrent sur leur nourriture, en ronronnant de plaisir. Dans la bouche de João, ce fut alors une explosion de saveurs extraordinaires. Poule braisée, crevettes fumées, ail, oignon, citron vert, lait de coco, noix de cajou, cacahuètes grillées, gingembre, huile de palme et piments verts, jaunes et rouges : il se sentit transporté dans un univers étonnant, vertigineux, où son palais s’affolait, perdait des repères, se sentait attiré par un ailleurs, un monde de goûts insoupçonnés où la volaille et les crustacés, l’acidité et la suavité, la force violente du piment et l’incroyable douceur de la farofa se mariaient et se contredisaient, se provoquaient et se flattaient, noyaient les papilles du mangeur d’une déferlante de sucs et de jus, parvenant ainsi à créer un bonheur plein, entier, définitif. (Corcovado p.58)
L’expérience de la cuisine brésilienne telle qu’elle se trouve représentée dans le roman agit comme une allégorie du pays lui-même. Qui y pénètre découvre tout un univers de plaisirs extrêmes, variés et inconnus qui mettent en jeu tous les sens. L’abondance, le nouveau, les vertiges sensuels disent ici ce qu’est le Brésil. La trilogie est toute entière traversée de ces sensations de jouissance physique liées la plupart du temps à des références culinaires. La narration s’imprègne d’un champ lexical en portugais où s’énumèrent avec une volupté gourmande ce que mangent des Brésiliens. Feijoada, muqueca, casquinha de siri, xinxim de galinha, farofa, vatapá sont à la fois des mots que l’on nous explique et des plats dont on n’hésite pas à nous donner les recettes. Rien ne saurait mieux montrer la passion d’ethnographe de l’auteur. On nous montre des cariocas comme d’infatigables consommateurs de cachaça. La cachaça, la caipirinha, la maconha (nom local de la marijuana), sont ici des mots utilisés en portugais. Ils inscrivent le propos général du roman dans une « brésilianité » d’une authenticité en apparence indiscutable. On y voit aussi les personnages fumer de l’herbe, la marijuana, comme en d’autres contrées on fume du tabac. En somme, pas de péché au sud de l’Equateur… Pour un lecteur brésilien cela crée une impression de superficiel d’autant plus que dans les multiples vocables cités en portugais se glissent souvent des erreurs. Ainsi des confusions entre «todo » et « tudo », ainsi des accents mal distribués, ainsi de noms propres reproduits avec une orthographe incorrecte sans parler de certains anachronismes ou de références aussi erronées que celle qui fait attribuer le film Pixote à Glauber Rocha et non à Hector Babenco qui en est le véritable réalisateur13.
Le meilleur ami de João Domar est un noir, Bartolomeu Zumbi, qui l’introduit dans le milieu bohème de Rio. Le roman explore les milieux populaires et bohèmes de Rio faisant découvrir le Rio africain, celui des mères de saint et de la macumba, celui des cercles de sambas, celui aussi des voyous. L’univers des favelas y est aussi très présent. Tout n’est qu’excès, sexe sans frein dans la cité qu’il décrit et que son personnage s’approprie. Ces caractéristiques n’ont rien d’original si on considère que ce sont celles-là mêmes que les écrivains étrangers utilisent pour parler du carnaval de Rio et dire par là ce qu’il y a de folie et de violence dans l’altérité brésilienne.
Dans son second roman Dans l’ombre du Condor, les personnages de premier plan sont Lucina, fille de Bartolomeu Zumbi et Paulinho, fils de João Domar. Dans la première partie de son récit, intitulée « L’amour, le sourire et la fleur » Delfino s’attache à décrire l’atmosphère des années glorieuses, ces années d’effervescence culturelle et politique, qui ont précédé le coup d’état militaire. Il en profite pour évoquer la naissance de la bossa nova. La deuxième partie du récit, « Dans l’ombre du Condor » et la suivante, « Les années de plomb » ont pour cadre le contexte violent des années de dictature. Victime de tortures, grâce à l’aide de Paulinho, Lucina parvient à s’échapper de la prison où on la tient. Et c’est en France qu’elle s’exile. A Marseille. João Domar l’accompagne dans ce voyage forcé. Pour lui, c’est un premier retour au pays natal. Le parallèle, déjà esquissé dans Corcovado, entre Marseille et Rio de Janeiro est cette fois développé. Tout comme João Domar à son arrivée à Rio, Lucina s’enthousiasme pour cette ville « si proche de Rio » (Corcovado p.54). La similarité se fonde en particulier sur les populations métisses qui sont celles des deux cités et sur les ambiances encore bien spécifiques de leurs quartiers populaires. Nous est montrée une Marseille bruyante, chaotique, débordante de vie, à l’égal de Rio. L’une et l’autre ville ont de plus cette beauté et cette poésie que sait donner la présence de la mer. Et puis, comme à Rio, à Marseille, les peuples, les langues, les odeurs de cuisine, les parfums des épices se mêlent et s’entremêlent infiniment.
Dans le prologue de Samba triste, le troisième ouvrage de sa trilogie, Jean-Paul Delfino affine et approfondit encore davantage cette comparaison entre les deux villes afin de mieux faire saisir à ses lecteurs français ce qu’est l’altérité brésilienne. Pour Lucina, à qui, après cinq années d’exil, est concédée une autorisation spéciale lui permettant de revenir à Rio, Marseille apparaît indiscutablement comme une cité sœur de Rio. Même métissage de la population, même dominante d’une atmosphère populaire, même impact sensuel, même sens de l’accueil, Marseille possède toutes ces vertus qui permirent à João Domar de se fondre dans Rio et à Lucina de se sentir très vite une phocéenne comme tout le monde.
La structure de ce troisième roman reprend celle des deux précédents. Il est construit en trois parties. La première, intitulée, « Urubus » (c'est-à-dire « les charognards ») relate les difficultés que rencontre Lucina à son arrivée dans une ville appauvrie, d’une violence exacerbée et où le poids de la répression se fait partout sentir. La réalité sociale des enfants des rues et celle des favelas prennent alors une place majeure dans la narration. Le narrateur s’attache à raconter l’histoire complète des favelas. Il revient plus longuement sur l’un des épisodes de délocalisation des ces bidonvilles de la zone sud (celle du bord de mer, celle des riches,) vers les confins de la zone nord quand, au début des années 70, est détruite sans ménagement la favela de Catacumbas. Si avec Dans l’ombre du Condor, Delfino privilégie la dénonciation du régime militaire, dans Samba triste c’est la dictature économique, la collusion entre le capital et les politiciens qui attirent ses critiques les plus acerbes. La seconde partie de Samba triste a pour titre « Pivetes » (les enfants de la rue). Lucila est alors sensée écrire un livre sur ces préados marginalisés et les favelas dont ces enfants marginalisés sont, pour la plupart d’entre eux, issus. Guidée par Zé Biscate, un de ces gamins de la rue qu’elle a un jour sauvé d’un lynchage, nous la suivons à Catacumba, à Cantagalo, à Rocinha et dans une série d’autres favelas. Le roman recrée alors un univers dantesque. La favela est vue dans ce qu’elle a de plus cru, de plus misérable, de plus violent en opposition avec les immeubles blancs de Copacabana, et ceux, franchement luxueux, d’Ipanéma et de Leblon. La narration construit de la sorte l’image d’une ville scindée. Une ville dont les habitants les mieux lotis, insensibles, indifférents se refusent à voir la réalité de leurs si proches voisins des favelas. La conclusion du roman, qui est aussi celle de la trilogie, se veut néanmoins délibérément optimiste. Le Brésil est, quoi qu’il en soit, une terre porteuse d’avenir.

La trilogie de Delfino s’attache à proposer une image non stéréotypée du Brésil en donnant beaucoup d’informations relatives à l’histoire politique et socioculturelle de ce pays. Il s’agit pour l’auteur de rompre la vision que portent sur cette nation le touriste et, de manière plus générale, le français moyen. Ce tissu de préjugés qui fait du Brésil dans l’imaginaire français une terre de carnaval, de samba, de football, un pays où tout ne serait que joie et bonheur, fait constamment l’objet des sarcasmes de Delfino. Ce que, lui, il veut faire passer à ses lecteurs, c’est l’image d’un Brésil en voie de métissage, même s’il se trouve encore en proie au chaos qu’entraîne l’extrême fracture sociale qui y sévit. Par ailleurs, si la mise en parallèle qu’il opère entre Marseille et Rio de Janeiro explicite d’une manière ouverte le désir qu’il a d’établir un dialogue d’égal à égal entre deux mondes qu’il aime, s’il veut de cette façon se blanchir par avance de tout soupçon d’ethnocentrisme, il n’en demeure pas moins qu’il finit par substituer aux ingrédients de l’exotisme ce qui serait comme une « naturalisation » de ces mêmes éléments étrangers. Il est à noter en effet que, pour faire percevoir l’altérité brésilienne, il ne retient et n’explique que certaines manifestations culturelles parmi lesquelles prédominent la cuisine, des rites religieux spécifiques, et certaines formes musicales originales.
Les citations mises en exergue aux trois romans nous livrent elles aussi des clés permettant de mieux saisir quelle est l’idéologie en œuvre dans le travail de l’écrivain. Pour Corcovado, nous avons un extrait du poème de Blaise Cendrars Au cœur du monde. Y est exalté le sentiment d’aventure que procure tout voyage vers des îles inconnues. Dans L’ombre du Condor Delfino recourt de nouveau à cet écrivain. Il cite cette fois le fragment d’un texte où Cendrars déclare que « le vingt-et-unième siècle sera le siècle de l’Amérique Latine » insistant en outre sur le fait que c’est à ce continent que va désormais incomber la mission d’inscrire dans la réalité les idéaux universalistes de la Révolution Française. Le troisième roman de la trilogie de Delfino porte pour sa part en exergue une citation du célèbre écrivain brésilien Jorge Amado. Ce dernier est en effet l’un des premiers à avoir approché l’univers des enfants de la rue avec Jubiabá (1935) et Capitães de areia (1937) dont est repris un extrait.
De cette façon, Delfino se place délibérément sous l’égide de deux auteurs emblématiques. D’un côté, l’écrivain-voyageur impénitent que fut Blaise Cendrars et qui, au Brésil, sut dialoguer avec les modernistes des années vingt jusqu’à finir par déclarer que ce pays était devenu sa seconde patrie spirituelle. De l’autre, en se plaçant aux côtés de Jorge Amado, écrivain étranger s’il en est, il se délivre de tout soupçon de vision ethnocentriste et se donne une possibilité de choix pour bien comprendre l’altérité brésilienne. Avec Jorge Amado, il opte pour un Brésil où la culture populaire figure au premier plan, un Brésil qui célèbre le métissage comme le ferment d’une société à faire lever, un Brésil dont les criantes inégalités sociales sont inlassablement dénoncées en même temps que la marginalisation des noirs et tout ce qui a trait à la culture afro-brésilienne14. Pour Delfino, Cendrars représente une référence éthique pour ce qui est la manière de voir « l’étranger » et, partant, d’envisager les échanges culturels. L’univers romanesque de Jorge Amado est quant à lui le vivier d’où il sort les personnages de ses romans. Guidé par l’écrivain bahianais, il peut à son tour explorer les corrélations existant entre les structures sociales et les productions de la culture populaire.
Le Brésil de Delfino est un Brésil marqué par les conflits sociaux, la misère et la violence. Ceci explique l’importance qu’il accorde à ces espaces spécifiques que sont les favelas et les quartiers populaires de Rio de Janeiro. D’autre part, le Brésil qu’il représente est constamment duel. Les contrastes qui sont sa réalité génèrent une dichotomie d’images où se mêlent une vision négative et désespérée du paysage urbain porteur de désordre et de chaos en constante opposition avec une construction paradisiaque et harmonieuse, toute imprégnée de romantisme exotique, du paysage naturel marqué par la vive présence du ciel, de la forêt et de la mer. En résulte le tableau d’un monde tragique, misérable et violent cohabitant avec un monde miraculeusement libre, excessif, créatif et solidaire, où tout paraît encore possible. Un monde, en somme, où l’espérance serait toujours permise.
L’action de Zumbi , publié en 2009, nous transporte au XVIIème siècle. Avec Semba15, son personnage central, nous entrons cette fois dans l’histoire de la traite des noirs et plus particulièrement dans l’épisode d’une des plus grandes révoltes des esclaves du Brésil, celle des quilombos de Palmares. Semba est en effet l’un des hommes de confiance de Zumbi le chef charismatique de ce moment de libération. On voit d’abord Semba fait prisonnier en Afrique. On revit avec lui l’horreur qu’était la traversée de l’Atlantique sur un bateau négrier. On assiste à sa vente au Brésil, puis à son évasion de la plantation où il est asservi, pour, finalement, rejoindre avec lui la communauté des esclaves libérés du Quilombo de Palmares. On peut y lire la volonté de l’auteur de relater un événement historique emblématique et l’ambition de s’associer lui aussi à la mythification de Zumbi qui personnifie ce moment marquant de l’histoire nationale. Ainsi, selon la perspective du récit romanesque, Zumbi représente pour les Brésiliens un point privilégié de jonction avec le passé. C’est en effet à travers lui qu’on a vu s’opérer la reconnaissance de l’héritage africain du pays. Par lui, on peut affirmer combien cet héritage est fondateur et par lui on peut réhabiliter ce qui fait la spécificité culturelle du Brésil « authentique ». Ce roman de Delfino divisé en trois parties , « L’Afrique », « Le Brésil », « La liberté », annonce la prophétie d’un Brésil dont le futur ne pourrait être que métis et retrace de façon subliminale l’image d’un Brésil actuel en voie de réaliser cette prophétie. Le Quilombo de Palmares est dépeint comme une communauté où toutes les religions sont non seulement admises mais coexistent et s’enrichissent mutuellement dans une parfaite harmonie. Le métissage culturel apparaît ainsi comme une marque indélébile de la vision du Brésil qui est celle de Delfino. Le creuset en serait le Quilombo de Palmares, donné pour montrer que, là, naît un Brésil unique, une nation capable de concilier diversité et harmonie, un pays solidaire, généreux, ouvert à toutes les différences.16 Cette vision utopique s’explique probablement par la résistance qui serait celle de l’auteur confronté aux conflits communautaristes, à l’intolérance grandissante devant la diversité culturelle qui caractérisent les sociétés actuelles. Y compris bien entendu la société française. Malgré la violence et la misère qui l’affligent, le Brésil de Delfino préserverait toutes les chances de voir bientôt apparaître une société nouvelle fondée sur le métissage culturel.

Altérité  et discours littéraire

Dans la même veine que Jean-Paul Delfino d’autres auteurs comme Jean-Marie Blas de Robles (Là où les tigres sont chez eux, 2008) et Jean-Christophe Rufin (La salamandre, 2005)17 présentent cette ambition de mieux faire connaître à leurs lecteurs français le grand pays du continent sud-américain. Tous partent d’une même constatation : les Français méconnaissent le Brésil car ils le réduisent à des stéréotypes, à des images d’ordre euphoriques. Pour en finir avec cette vision superficielle imprégnée d’exotisme, les auteurs de ces romans dessinent alors un Brésil violemment contrasté et sont pris dans des schémas dichotomiques qui dénotent une vision simplificatrice de la société brésilienne.
Une des stratégies communes à ces œuvres est le recours, à des degrés divers, à des explications de type didactique. Nos trois auteurs traduisent, expliquent, décrivent tout ce qui est « étranger » comme si une réelle connaissance de la culture et de l’histoire du pays pouvait enfin compenser l’inconsistance de cette vision « touristique », ce regard égaré par l’exotisme, qu’ils dénoncent. Dégagés d’une vision ethnocentriste et de l’idéal civilisateur, ces écrivains se sentent investis d’une conscience ethno-anthropologique qui les pousse à vouloir faire comprendre et interpréter le plus justement possible les multiples détails de la culture brésilienne. Ces bonnes dispositions, désir de dialogue et volonté d’en finir une bonne fois pour toutes avec des clichés tenaces, ne garantissent cependant pas la réussite littéraire de leurs récits, à deux exceptions près, Zumbi et Là où les tigres sont chez eux qui sont, malgré tout, des textes plus complexes et nuancés.
Ces romans s’inscrivent dans une tendance narrative très en vogue actuellement qui se propose d’explorer, avec plus ou moins de succès, les poétiques de l’autre. Il est significatif que nos trois auteurs, tous trois lauréats de prix littéraires et voyageurs invétérés, célèbrent chacun à leur manière ces valeurs si prisées que représentent le voyage et l’aventure. La vision qu’ils livrent d’un Brésil Autre, concordant tout à fait avec « l’élaboration mythique d’un Brésil complément de la France, contrepartie parfaite de l’incomplétude française » (RIVAS : 2005 :75) en dit beaucoup sur l’imaginaire français, ses problèmes et ses rêves.
Les romans participent d’un discours social qui signale ce paradoxe contemporain d’un monde globalisé en opposition au renforcement général des identités communautaristes. Dans un tel contexte, le métissage culturel apparaît comme le projet utopique d’une société mondiale qui serait dotée de frontières fluides, qui serait le théâtre d’échanges aussi multiples qu’équitables, une société qui serait à l’image même des qualités que l’on veut prêter à la réalité brésilienne.
Le métissage est donc au centre des œuvres littéraires françaises actuelles qui se construisent autour de la mise en scène de la spécificité brésilienne. Le danger de cette représentation, c’est qu’elle tombe, malgré elle, dans une sorte de « plénitude ontologique » (LAPLANTINE: 2009:74) qui finit par la confiner dans le ghetto de la « brésilianité ». Cette exploration des relations identité/altérité à travers l’exacerbation et la confrontation avec l’altérité brésilienne peut résulter un piège comme le démontre Eurídice Figueiredo dans son étude des représentations du Brésil dans la littérature québécoise contemporaine18. C’est qu’il est difficile pour la plupart des écrivains de se déprendre de ce que leur dicte une conception essentialiste de l’identité, imprégnée de psychologie des peuples et persuadée que toute particularité culturelle peut se naturaliser. Il serait nécessaire de dépasser les topos, ces images omniprésentes dans la représentation de l’Autre qui conduisent à le réifier sous l’étiquette d’une essence inaltérable. Être l’adepte d’une poétique de l’altérité implique que le voyage à travers une « archéologie » des cultures et des peuples passe aussi par un voyage du même type au niveau du langage. Pour ce faire, il s’agirait pour les auteurs d’assumer le caractère visionnaire propre à la littérature et d’ainsi ouvrir un autre espace de représentations et, partant, de significations. Il s’agirait d’œuvrer pour une littérature qui consisterait moins à donner un spectacle du monde (comme l’indique Daniel Pageaux) qu’à rendre aux mots leur force (comme le préconisait Sartre)19.

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1 Edgard Morin, « La latinité » http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/latinite.pdf

2 Deux tendances de ce que les auteurs identifient comme l’antimétissage : « […] la pensée de la séparation, d’une part, pensée analytique de la décomposition en éléments, mais aussi de la pureté qui va donner lieu à tant de fictions identitaires ; la pensée de la fusion, d’autre part, pensée cette fois synthétique qui vise à la réconciliation des contraires et est souvent aussi à la racine de nombreux totalitarismes. » Je renvoie à l’ouvrage Le métissage de Laplantine et Nouss, p. 62.

3 Edgard Morin, « La latinité » http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/latinite.pdf

4 Les travaux de Gérard Bouchard évoquent l’image de l’Amérique comme une terre d’utopie et s’ouvrent à une discussion des rapports entre le Vieux Monde et le Nouveau Monde. Voir son ouvrage Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, 2001.

5 Pierre Rivas consacre un grand nombre d’études à ce thème du Brésil dans l’imaginaire français. Parmi eux, nous relevons « O Brasil no imaginario francês : tentações ideológicas e recorrências míticas (Le Brésil dans l’imaginaire français: tentations idéologiques et récurrences mythiques) (1880-1980) et « O mito brasileiro na França  (Le mythe brésilien en France) dans Diálogos interculturais, São Paulo : Editora Hucitec, 2005.

6 Montaigne, « Des coches » Essais III, Paris : Gallimard/Folio, 1994, p.169.

7 Cité par Mario CARELLI, France-Brésil : bilan pour une relance, Editions Entente, 1987, p.142.

8GODET, Rita Olivieri,  « Conrad Detrez et le vécu brésilien : genèse d’une écriture ». Textyles : revue des lettres belges de langue française, n°13, Bruxelles, 1996. p. 55-70.

9 Dans un article que j’ai publié dans le Supplément culturel du journal A Tarde, Salvador-Bahia, 23-02-96, p.8-9, j’ai analysé la représentation du Brésil dans le célèbre essai de cet auteur Le Brésil, Terre d’avenir, publié en 1941.

10 Conrad DETREZ, Les noms de la tribu, Paris : Seuil, 1981, p. 36.

11 Cette étude s’appuie sur les travaux de Daniel-Henri Pageaux et Jean-Marc Moura dans sa perspective théorique et méthodologique. MOURA, Jean-Marc, « L’imagologie littéraire, essai de mise au point historique et critique », Revue de Littérature Comparée, 66 :3 (1992 :juil./sept.), p.271-287 ; PAGEAUX, D-H, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », Littératures et cultures en dialogue, Paris : L’Harmattan, 2007, p.27-57.

12 «  Le Brésil : entre amour, passion et répression » interview de Jean-Paul Delfino, http://www.evene.fr/livres/actualité/interview-jean-paul-defino-trilogie-bresil
13 « …Zé do Rio, abattu par la police alors qu’il sortait d’un cinéma où il avait dégusté, pour la vingtième fois au moins, Pixote, le film de Glauber Rocha. » Jean-Delfino, Samba triste, p.358. Pixote est un film d’Hector Babenco, 1981

14 Voir à ce sujet les articles de Zilá Bernd et Rita Olivieri-Godet à propos de La boutique aux miracles de Jorge Amado in Godet, Rita-Olivieri et Penjon, Jacqueline (sous la direction de.), Jorge Amado. Lectures et dialogues autour d’une oeuvre, 2005.

15 Comme toujours, Delfino a recours au symbolisme des noms. Semba/samba, de la même façon que Bartolomeu Zumbi, ce personnage de la trilogie, indique, par le choix de son nom, l’intérêt de l’auteur pour le héros historique du Quilombo de Palmares.

16 -« Qui sait si le Brésil ne sera pas , dans les années, comme les quilombos de Palmares ? Une seule et même nation, née des trois racines qui germeront en harmonie et porteront les fruits les généreux du monde… », Zumbi, p.400.

17 Voir à ce sujet mes articles « As alteridades do mundo num Brasil barroco : Là où les tigres sont chez eux », de Jean-Marie Blas de Roblès, Revista de Letras n° 39, 2009 et « Imagens do Brasil no romance francês contemporâneo”, in Zilá Bernd et allii Pensamento francês e cultura brasileira, 2009.

18 FIGUEIREDO, Euridice, « Représentations du Brésil dans la littérature québécoise contemporaine » Voix et images, vol. XXV, n°3 (75), 2000.

19 Voir Daniel-Henri Pageaux, Littératures et cultures en dialogues, 2007, p.283.



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- Auteur : Rita Olivieri-Godet - PRIPLAP/ERIMIT - Université Rennes 2
- Titre : Le Brésil dans l’imaginaire littéraire français actuel : images de la latinité et du métissage
- Date de publication : 14-09-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=79
- ISSN 2105-2816