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COLLOQUES


LES LETTRES FRANCOPHONES, HISPANOPHONES, LUSOPHONES ET LA LATINITE
Faire du neuf avec du vieux dans les premières œuvres québécoises : des cyclopes virgiliens aux sorciers de l'île d'Orléans

Irena Trujic, Université de Montréal


Les années 1860 voient un mouvement littéraire se former à Québec autour des Soirées canadiennes et du Foyer canadien puis s’étendre rapidement avec la parution d’œuvres externes à ces deux revues. Différentes personnes1 qui ne sont pas encore des écrivains confirmés, entendent donner une réponse au rapport de Lord Durham (1839) qui avait qualifié les Canadiens français de « peuple sans histoire ni littérature ». Poussés par un sentiment d’urgence, c’est pour dire l’existence de la nation canadienne-française que ces auteurs décident de prendre la plume. L’histoire nationale, la nature nord américaine et la foi catholique sont les principales thématiques de cette littérature québécoise en devenir.
La critique a mis en avant le projet d’ordre politique des auteurs de 1860, leur reprochant souvent d’avoir négligé tout « souci littéraire2 » et de privilégier le fond en laissant totalement de côté la forme. L’utile semblant primer sur le beau, les œuvres des années 1860 souffrent de préjugés particulièrement défavorables.
Pourtant, dans le cadre nationaliste et religieux qui est le leur, la plupart des œuvres qui deviendront les classiques du XIXe siècle québécois dépassent l’utile en construisant un dialogue intertextuel3 avec les poètes augustéens. Ainsi, Les anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, Jean Rivard d’Antoine Gérin-Lajoie ou Jacques et Marie de Napoléon Bourassa4 font tous – selon des modalités différentes cependant – un usage important de la référence classique.
Si cette esthétique intertextuelle n’est pas aussi aboutie qu’elle pourra l’être par la suite ou qu’elle peut l’être dans la littérature française de la même période, elle permet non seulement d’établir un lien entre mémoire historique, littéraire et personnelle, mais aussi de mettre en avant la littérarité de ces textes. L’un des contes québécois les plus célèbres du XIXe siècle – celui des sorciers de l’île d’Orléans – permettra d’exemplifier mon propos. Il s’agit d’un conte extrait des Anciens Canadiens (1863-1864) de Philippe Aubert de Gaspé, premier « best-seller » de l’histoire littéraire québécoise. Ce roman5 se centre sur la Conquête anglaise du Canada, vue par un francophone (Jules d’Haberville) et un anglophone d’origine écossaise (Archibald de Locheill dit « Arché »), compagnons d’études au séminaire de Québec. Leur amitié sera mise à mal par la Conquête, les deux jeunes hommes se retrouvant dans des camps opposés.

Les sorciers de l’île d’Orléans : une histoire de « cyciclopes »

Publié d’abord sous forme fragmentaire dans la revue des Soirées Canadiennes, le conte s’étendra sur les chapitres III « une nuit avec les sorciers » et IV « La Corriveau » lors de la parution des Anciens canadiens. Ces deux chapitres voient Jules et Arché quitter le séminaire de Québec pour rentrer au domaine d’Haberville en compagnie de José Dubé, « l’homme de confiance de la famille » (AC, p. 32). Ce voyage est un prétexte qui permet à Philippe Aubert de Gaspé d’insérer un conte de José Dubé – quatre occurrences du verbe « conter » précèdent en effet ce passage – dans lequel on apprend comment son père aurait rencontré les sorciers légendaires de l’île d’Orléans et la Corriveau6.
Tout ce qui précède le conte tend à montrer le décalage culturel entre les nobles et le censitaire : les jeunes gens se lancent des épigrammes en latin, que José ne saisit pas ou comprend de travers. Ainsi, il commence à raconter l’aventure qu’a vécue son « défunt père, qui est mort » (AC, p. 57), et signale que ce dernier « aimait un peu la goutte, le brave et honnête homme ! à telle fin qu’il portait toujours, quand il voyageait, un flacon d’eau-de-vie dans son sac de loup marin ; il disait que c’était le lait des vieillards » (AC, p. 57-58). Arché ne peut s’empêcher de souligner « sentencieusement » (AC, p. 58) les dernières paroles de José par un « Lac dulce » (AC, p. 58), ce qui provoque l’ire du conteur : « Sous le respect que je vous dois, monsieur Arché, reprit José, avec un peu d’humeur, ce n’était pas de l’eau douce, ni de l’eau de lac, mais bien de la bonne et franche eau-de-vie que mon défunt père portait dans son sac » (AC, p. 58).
Le latin est donc une source de quiproquo entre nobles et censitaires, et Rainier Grutman en fait un sociolecte permettant à la classe nobiliaire de conserver une distance avec le peuple7. De fait, au fil de la discussion, la différence culturelle se creuse entre José, l’homme du peuple, et Jules et Arché, les nobles formés au séminaire de Québec. Les nobles maîtrisent le discours – la langue française comme la langue latine – ce qui n’est pas le cas de José.
Fortunat Charron, qui étudie la langue populaire dans Les anciens Canadiens, explique « qu'il [était] bien permis d'attribuer cette corruption des mots à l'inadvertance, l'ignorance, et surtout à la paresse d'une langue qui obéit sans cesse à la loi du moindre effort8 », mais que « nos habitants […] « […] ne se nourrissent pas de racines grecques », selon l'expression du Père Potier9, mais bien de soupe au pois nationale, il est clair qu'ils se manifestent au moyen des images et des comparaisons que leur fournit la nature canadienne10 ». Rien n’est moins sûr : paradoxalement, la référence classique, que les critiques des Anciens Canadiens ont jusqu’ici cru être l’apanage des aristocrates, nourrit ce récit d’un homme du peuple – José Dubé, qui pourtant ne comprend pas le latin.
José raconte comment son père, pris par « l’endormitoire » (AC, p. 59), s’apprêtait à dormir près de l’île d’Orléans, quand « il lui sembla tout à coup que l’île d’Orléans était en feu » (AC, p. 60). Stupéfait, il voit apparaître des êtres d’une « curieuse engeance » (AC, p. 60) dont certains « n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile » (AC, p. 60 à 61). Le narrateur s’abstient d’apporter ici une correction entre parenthèses, car le lecteur est capable de saisir la référence tronquée à l’Énéide, dans lequel les cyclopes apparaissent à deux reprises. Le livre III constitue avec certitude l’intertexte du conte des sorciers de l’île d’Orléans. Mentionnons tout de même qu’au livre VIII, les cyclopes forgent les foudres de Jupiter sur l’île de Volcania, où le feu est l’élément dominant11 – exactement comme sur l’île d’Orléans qui semble en feu, parce que « de tous ces yeux [des sorciers] sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour » (AC, p. 61).
Au livre III, les Troyens abordent leurs rivages et rencontrent Achéménide, tremblant de peur, qui leur raconte comment il a été oublié sur cette île par les Grecs. Et c’est précisément le récit d’Achéménide, et en particulier sa description de Polyphème, qui servira d’intertexte à la description des effrayants sorciers de l’île d’Orléans. Il s’agira ici de relever les éléments que Philippe Aubert de Gaspé a empruntés à Virgile mais surtout de procéder à une comparaison différentielle12 afin de voir comment le conteur se démarque de l’intertexte pour créer un conte à saveur canadienne.
Quand José commence à décrire le chef des sorciers de l’île d’Orléans, il le qualifie de « diable géant » (AC, p. 63), « un grand diable bâti comme les autres, mais aussi long que le clocher de Saint-Michel, que nous avons passé tout à l’heure » (AC, p. 62). Cette taille hors du commun rappelle celle de Polyphème, qui « lui-même est un géant, sa tête touche les étoiles13 ». Si Philippe Aubert de Gaspé récupère l’une des caractéristiques principales du géant virgilien, on notera toutefois une différence majeure entre les deux textes : l’auteur des Anciens Canadiens adapte la référence latine en christianisant la comparaison, et continue cette adaptation dans la suite de la description. Le sorcier tient « d’une main, une marmite deux fois aussi grosse que nos chaudrons à sucre, qui tiennent vingt gallons » (AC, p. 62) et « de l’autre un battant de cloche qu’il avait volé, je crois, le chien d’hérétique, à quelque église avant la cérémonie du baptême ». (AC, p. 62). Le battant de cloche – à nouveau un élément chrétien – évoque le tronc de pin14 à l’aide duquel Polyphème se déplace quand il est devenu aveugle, et la marmite, le cannibalisme du géant virgilien, tare que partagent les sorciers de l’île d’Orléans : le père de José s’était écrié en les voyant « Ah ! les misérables carnibales (cannibales) […] » (AC, p. 61) alors que ceux-ci chantaient « Des chrétiens, des chrétiens, j’en fr’ons un bon festin » (AC, p. 61). La marmite indique que les sorciers comptent faire cuire « les chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes ! » (AC, p. 61), différence notoire par rapport à Polyphème qui mangeait cru : Achéménide témoigne ainsi l’avoir vu « lorsqu'il broyait leurs membres ruisselants d'un sang noir et que, tièdes encore, leurs chairs tremblaient sous sa mâchoire »15. L’usage de la marmite atténue la sauvagerie du modèle antique et humanise les cyciclopes, puisque seules « les bêtes mangent cru16 ».
Mais le rapprochement entre l’Énéide et les Anciens Canadiens ne s’arrête pas là : comme les sorciers se conduisent « comme s’ils […] invitaient [le père de José] à venir se divertir avec eux » (AC, p. 62), celui-ci leur répond : « Vous attendrez longtemps, mes brebis, […] vous attendrez longtemps, mes doux agneaux » (AC, p. 63). Or Virgile insiste à plusieurs reprises : Polyphème est un berger, « qui au creux de son antre garde enfermés des troupeaux de brebis, pour presser leurs mamelles17 ». À la fin du récit d’Achéménide, les Troyens aperçoivent « là-haut sur la montagne, le berger Polyphème en personne, parmi ses troupeaux18 », et le narrateur note que « ses brebis laineuses l'escortent ; c'est son seul agrément, une consolation dans son malheur19 ». Dans le récit de José, le chef des sorciers apparaît donc clairement comme une réplique de Polyphème, « monstre effrayant, difforme, gigantesque20 », entouré de ses brebis, les sorciers de l’île.
José interrompt alors le conte pour fumer, et Jules et Arché en profitent pour se nourrir et discuter de ce qu’ils viennent d’entendre. Quand ils terminent leur « discussion scientifique » (AC, p. 70), Arché dit à Jules : « Écoutons [..] : Conticuere omnes, intentique ora tenebant. » Et Jules de s’écrier : « Conticuere… […] Incorrigible pédant ! » (AC, p. 70) Sans surprise, José ne comprend pas cette référence au livre II de l’Énéide, lorsque tout le monde se tait pour écouter Énée qui, à la demande de la reine Didon, s’apprête à raconter les aventures vécues par les Énéades ; et sa remarque témoigne d’un nouveau quiproquo : « Ce n’est pas un conte de curé, reprit vivement José ; mais c’est aussi vrai que quand il nous parle dans la chaire de vérité : car mon défunt père ne mentait jamais. » (AC, p. 70) L’emploi de la référence latine a un effet comique d’abord, mais elle permet également de souligner un même procédé narratif dans les deux textes : dans les deux cas, nous avons un récit enchâssé dans un autre récit, lui même intégré à l’histoire, raconté à la demande d’un roi et d’une reine (Énéide : Achéménide raconte son histoire à Enée qui lui même la raconte à Didon) ou de nobles (Anciens Canadiens : le père de José raconte son histoire à son fils qui lui même la raconte à Jules et Arché).
José reprend alors son conte : tout occupé par les sorciers de l’île, le père Dubé ne s’aperçoit pas que la Corriveau est juste derrière lui. Elle lui demande de lui faire traverser le Saint-Laurent afin d’aller danser avec ses amis, et comme il refuse de l’emmener sur l’île d’Orléans,

« Tous les sorciers s’arrêtent et poussent trois cris, trois hurlements comme font les sauvages quand ils ont chanté et dansé « la guerre », cette danse et cette chanson par lesquelles ils préludent toujours à une expédition guerrière. L’île en est ébranlée jusque dans ses fondements. Les loups, les ours, toutes les bêtes féroces, les sorciers des montagnes du nord s’en saisissent, et les échos les répètent jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans les forêts qui bordent la rivière Saguenay. » (AC, p. 73).

Cette scène du cri se retrouve au livre III de l’Énéide, et marque la fin du récit d’Achéménide, tout comme elle annonce la fin du conte de José Dubé. C’est un seul cri d’une force extraordinaire que pousse Polyphème en s’apercevant que la flotte troyenne est en train de lui échapper : « il pousse une immense clameur, qui fait trembler la mer et toutes les ondes, épouvante la terre loin à l'intérieur de l'Italie, et fait gronder l'Etna au creux de ses cavernes. Alors la race des Cyclopes alertée, sort précipitamment des forêts et des montagnes vers le port et emplit le rivage21. » Dans les deux cas, le cri donne l’impression d’un tremblement de terre et permet d’alerter les semblables : dans le récit de José, ce sont « les sorciers des montagnes du nord [qui] s’en saisissent » (AC, p. 73), et chez Virgile, le cri faisait sortir les cyclopes des forêts. Aubert de Gaspé, en évoquant les forêts et les montagnes, deux éléments naturels que l’on trouve au Canada, fait à nouveau un clin d’œil au livre III de l’Énéide.
Jules et Arché reparleront de ce conte plus loin dans Les anciens Canadiens. Arché constate alors que « l’ami José a toujours une légende prête à raconter à propos » (AC, p. 126), ce que Jules confirme en soulignant que José est « un faiseur de contes inépuisable » et qu’il « est aussi un poète beaucoup plus estimé que [son] oncle le chevalier, qui s’en pique pourtant. Il ne manque jamais de sacrifier aux muses, soit pour les jours gras, soit pour le jour de l’an. » (AC, p. 126). Arché déplore que « José n’ait pas fait d’études : [car] le Canada possèderait un grand poète de plus. » (AC, p. 128). Comme les deux jeunes gens s’interrogent sur la véracité des aventures du père Dubé, Jules conclue que tout cela n’est que pure invention. José « met tout à profit : les belles images de ton histoire surnaturelle, et les cyriclopes du Vigile de mon oncle le chevalier, dont son cher défunt père n’a jamais entendu parler. » (AC, p. 129). Ajoutons à cela que le père Dubé était pris par « l’endormitoire », qu’il avait bu ce soir là et qu’il se réveille « couché de tout son long dans un fossé où il y avait heureusement plus de vase que d’eau » (AC, p. 75), la flasque d’alcool vide : même si José insiste sur la véracité de cette histoire, cette précision pousse le lecteur comme les deux auditeurs à douter de la véracité de ce conte, doute que l’on n’avait pas chez Virgile, puisque le récit d’Achéménide était vérifié par l’arrivée de Polyphème. Cette hésitation « éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel22 » est couplée à une « hésitation du lecteur [qui] est […] la première condition du fantastique23 ». Aubert de Gaspé effectue donc une modification générique par rapport au modèle ; il transforme en effet le merveilleux virgilien pour en faire un conte fantastique, genre particulièrement populaire au XIXe siècle.

Conclusion

Cet extrait permet de montrer comment Philippe Aubert de Gaspé s’approprie un morceau célèbre de l’Énéide et l’actualise à plusieurs niveaux pour en faire un conte proprement canadien-français. Si la rencontre avec une créature hors du commun est une reprise d’un élément épique traditionnel, le ton du conte de José est fondamentalement différent de celui du récit d’Achéménide. En effet, le récit du guerrier grec était en style noble et ne marquait pas de différence linguistique avec le reste de l’Énéide, alors que les auditeurs du conte de José se moquent à l’occasion du conteur. De plus, nous ne lisons plus les hauts faits de guerriers fondateurs d’une cité promise à un brillant avenir, mais les déboires alcoolisés d’un homme du peuple. Par ailleurs, José christianise les cyriclopes et mêle la légende canadienne de la Corriveau à l’histoire ; enfin, il introduit la notion de doute, s’inscrivant ainsi dans la lignée des écrivains de contes fantastiques comme Théophile Gautier.
La référence latine occupe différentes fonctions dans l’économie du texte. Le latin constitue d’abord un sociolecte entre Jules et Arché, et l’incompréhension de José permet d’en faire un élément comique. Ces deux fonctions disparassent pourtant dès que José commence à conter : les emprunts à L’Énéide sont ensuite disséminés au fil du récit de cet homme du peuple, qui n’a pourtant ni « la belle accent ni la belle orogane du cher défunt » (AC, p. 57) : au lecteur de les retrouver, de saisir ce dialogue intertextuel que Philippe Aubert de Gaspé construit avec l’Énéide. Pour Maurice Lemire, l’ensemble de ce passage – l’incompréhension de José, puis son conte – tendait à montrer qu’ « au cours du voyage, qui a toujours été le cadre privilégié pour la narration, la culture populaire l’emporte sur la culture savante24 ». L’analyse du conte des sorciers de l’île d’Orléans montre pourtant que la distinction entre culture populaire et culture savante n’a pas lieu d’être ici puisque toutes deux s’interpénètrent pour créer un véritable conte.
C’est en fait ici tout un projet littéraire qui transparaît, dans lequel mémoire personnelle et mémoire de la littérature sont étroitement liées : José se remémore ce que son père lui avait raconté et est l’un des meilleurs conteurs de sa région car il est capable de fabriquer des contes à saveur canadienne à l’aide de textes anciens. De même, Philippe Aubert de Gaspé et les auteurs des années 186025 vont puiser dans leur mémoire et se servent d’œuvres latines pour créer une littérature canadienne.
Cette analyse de l’un des contes populaires les plus connus des Anciens Canadiens invite à repenser la fameuse formule de l’abbé Casgrain, selon laquelle « n’y a presque pas une ligne de cet ouvrage qui n’ait sa réalité dans la vie de notre peuple26 ». Certes, Philippe Aubert de Gaspé transcrit un conte populaire au sein des Anciens Canadiens, mais si « dans un premier coup d'œil, un tel conte paraît tout devoir à l'oral […] Méfions-nous cependant, les choses ne sont pas si simples. L'oralité est feinte, puisqu'elle passe par récriture27. » À cette première récriture s’ajoute celle du livre III de l’Énéide que rien, dans la présentation qui nous était donnée de José Dubé, ne laissait présager. Le recours à l’intertexte virgilien par un homme du peuple ne semble pourtant pas avoir choqué le lectorat de l’époque, pour qui la référence était limpide : Virgile était en effet très étudié dans les collèges classiques, ce qui permet à la plupart des auteurs actifs dans les années 1860 de jouer avec ce modèle pour créer une littérature canadienne-française.

1 On comptera entre autres H-R. Casgrain, A. Gérin-Lajoie, O. Crémazie et J-C. Taché.

2 ROBIDOUX Réjean, Fonder une littérature nationale, Notes d'histoire littéraire, Ottawa : Éditions David, 1994, p. 123. On retrouve la même idée chez LEMIRE Maurice, « L’autonomisation de la littérature nationale au XIXe siècle », Études littéraires, vol. 20, no 1, 1987, p. 75-98.

3 J’emprunte cette notion à HEIDMANN Ute, « Comparatisme et analyse de discours. La comparaison différentielle comme méthode », in Sciences du texte et analyse de discours, enjeux d’une interdisciplinité, ADAM Jean-Michel, HEIDMANN Ute (dir.), Genève : Slatkine, 2005, p. 99 à 118.

4 À propos de ce texte, on se référera à l’article à paraître : TRUJIC Irena, « Jacques et Marie, souvenir d’un peuple dispersé : le modèle virgilien de Napoléon Bourassa », in Tangence. À la recherche d’un signe oublié : Le patrimoine latin du Québec et sa culture classique, COTTIER Jean-François, no 93.

5 J’emploie ici le terme de roman, bien que la catégorisation générique pose problème pour l’époque qui nous occupe. En effet, comme le roman est accusé de corrompre les mœurs, les auteurs se défendent d’en écrire. Philippe Aubert de Gaspé écrira, pour sa part, « Que les puristes, les littérateurs émérites, choqués de ces défauts, appellent [Les anciens Canadiens] roman, mémoire, chronique, salmigondis, pot-pourri : peu importe ! ». AUBERT DE GASPÉ Philippe, Les anciens Canadiens, texte intégral conforme à l’édition de 1864, introduction de LEMIRE Maurice, Montréal : BQ, 1994, p. 27. Dorénavant, les références à cette œuvre se trouveront dans le corps du texte, signalées par l’abréviation « AC », suivi du numéro de page.

6 Marie-Josephte Corriveau a été condamnée à mort au XVIIe siècle pour avoir tué son second mari, puis à être exposée dans une cage de fer. Ce châtiment a si durablement marqué les esprits que la Corriveau est devenue, au fil des années, une sorcière dans le folklore québécois.

7 GRUTMAN Rainer, Formes et fonctions de l’hétérolinguisme dans la littérature québécoise entre 1837 et 1899, Montréal : Université de Montréal, 1993, p. 210.

8 CHARRON Fortunat, « Notre langue populaire dans Les anciens Canadiens », Bulletin du parler populaire français au Canada, vol. XII, 1913, p. 372.

9 Jésuite belge missionnaire en Amérique du Nord au XVIIIe, le Père Potier a tenu un cahier de notes « dans lequel [il] consignait au jour le jour, des remarques d’ordre linguistique sur le parler de son entourage. […] Ce cahier constitue, à l’heure actuelle, le seul témoignage sur la langue parlée par les colons venus de France aux XVIIe et XVIIIe siècles pour jeter sur les bords du Saint-Laurent les bases de l’empire colonial français d’Amérique. » LAPIERRE André, « Préface », HALFORD Peter Wallace, Le français des Canadiens à la veille de la Conquête : témoignage du père Pierre Philippe Potier, Ottawa : Presses de l'Université d'Ottawa, 1994, p. IX.

10 CHARRON Fortunat, « Notre langue populaire dans Les anciens Canadiens », Ibid., p. 372-373.

11 VIRGILE, Énéide, texte établi par René Durand et traduit par André Bellessort, Paris : Belles Lettres, 1967, t. II, livre VIII, vers 416 et suivants.

12 HEIDMANN Ute, « Comparatisme et analyse de discours. La comparaison différentielle comme méthode », op. cit.

13 VIRGILE, Énéide, texte établi par Henri Goelzer et traduit par André Bellessort, Paris : Belles Lettres, 1948, t. I, livre III, vers 618-619 : « ipse arduus, altaque pulsat sidera ».

14 VIRGILE, Énéide, op. cit., vers 658 : « Un tronc de pin guide sa main et assure ses pas » « Trunca manu pinus regit et uestigia firmat ».

15 Ibid., Vers 625-626 : « uidi atro cum membra fluentia tabo / manderet, et tepidi tremerent sub dentibus artus. » « Je l'ai vu, lorsqu'il broyait leurs membres ruisselants d'un sang noir et que, tièdes encore, leurs chairs tremblaient sous sa mâchoire. »

16 DUPONT Florence, Homère et Dallas : introduction à une critique anthropologique, Paris : Kimé, 2005, p. 20.

17 VIRGILE, Énéide, op. cit., vers 640 à 643 : « Polyphemus in antro lanigeras claudit pecudes atque ubera pressat ».

18 Ibid., vers 655-658 : « ipsum inter pecudes uasta se mole mouentem pastorem Polyphemum ».

19 Ibid., vers 660 : « lanigeras comitantur oues ea sola uoluptas / solamenque mali ».

20 Ibid., vers 658 : « monstrum horrendum, informe, ingens ».

21 Ibid., vers 672 à 676 : « clamorem immesum tollit, quo pontus et omnes / contremuere undae, penitusque exterrita tellus / Italiae, curuisque inmugiit Aetna cauernis / At genus e siluis Cyclopum et montibus altis /excitum ruit ad portus et litora complent. ».

22 TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris : Éditions du Seuil, 1970, p. 29.

23 Ibid., p. 36.

24 LEMIRE Maurice, « Savoir et pouvoir. Le cas du Bas-Canada », in Cette culture que l’on appelle savante, questions de culture, DUMONT Fernand (dir.), Québec : Leméac, 1981, p. 73.

25 Je pense particulièrement à Napoléon Bourassa, Antoine Gérin-Lajoie et à Paul Stevens, qui font un usage important de la référence classique.

26 CASGRAIN Henri-Raymond, Philippe Aubert de Gaspé, Québec : Brousseau, 1871, p. 73.

27 DEMERS Jeanne et GAUVIN Lise, «  Le conte écrit, une forme savante », Études françaises, vol. 12, n0 1-2, 1976, p. 18.


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- Auteur : Irena Trujic, Université de Montréal
- Titre : Faire du neuf avec du vieux dans les premières Å“uvres québécoises : des cyclopes virgiliens aux sorciers de l'île d'Orléans
- Date de publication : 14-09-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=83
- ISSN 2105-2816